Communication scientifique
Séance du 24 mai 2005

Une maladie cécitante orpheline : la myopie forte

MOTS-CLÉS : intervention chirurgicale ophtalmologique. myopie degenerative. sclerotique.
A blinding orphan disease : high myopia
KEY-WORDS : myopia, degenerative. ophtalmologic surgical procedures. sclera.

Dominique Chauvaud

Résumé

La myopie forte est la cinquième cause de cécité. La cécité myopique est cependant restée jusqu’à présent délaissée car mal comprise, et sans traitement. Le développement récent de l’imagerie a apporté de nouvelles connaissances sur les mécanismes de la perte visuelle, et ouvre la perspective d’options thérapeutiques.

Summary

High myopia is the fifth cause of legal blindness in France. Myopic blindness is somewhat neglected, however, because it is poorly understood and untreatable. Certain mechanisms of this visual handicap have been elucidated by the use of new imaging technologies, raising new therapeutic possibilities.

Présentation de la myopie forte

Pendant longtemps, la définition de la myopie forte était réfractive. Elle correspondait à une puissance égale ou supérieure à — 6 dioptries du verre nécessaire pour la corriger, les myopies en dessous de — 6 dioptries étant les faibles myopies. Le verre divergent refocalise l’image sur le plan de la rétine, condition de la vision nette. Cette refocalisation est nécessaire en raison de la plus grande taille du globe dont le diamètre antéro-postérieur est plus grand que la normale La myopie est donc
secondaire à une croissance excessive du globe. L’échographie peut mesurer le diamètre antéro-postérieur du globe. Ce diamètre est de 22 mm pour un œil normal.

La définition actuelle de la myopie forte est une longueur axiale égale ou supérieure à 26 mm.

Les myopes représentent 20 % de la population et les myopes forts 2 %. Pour la plupart des myopes, donc petits myopes, la myopie se résume à la nécessité d’une correction optique. Depuis que les lunettes existent, des progrès ont été réalisés :

lentilles de contact de mieux en mieux tolérées, ou chirurgie réfractive. Ces méthodes permettent d’obtenir de bons résultats en terme d’acuité visuelle.

Pour les myopes forts, la correction optique est déjà plus difficile. Les verres divergents de forte puissance déterminent une image rétinienne plus réduite que la normale, de telle sorte que, dès que la myopie devient très forte, la correction maximale ne permet pas une bonne acuité visuelle. Les lentilles de contact en abolissant la distance verre/œil réduisent moins la taille de l’image rétinienne comparativement au verre de lunette. Cependant, l’adaptation en lentille de contact est souvent difficile en raison de la protrusion de ces yeux distendus et d’un rayon de courbure cornéen plat. D’autre part, la chirurgie réfractive est limitée dans ses possibilités. Son principe étant d’amincir le centre de la cornée, elle ne peut guère corriger les myopies supérieures à — 10. En cas d’échec d’adaptation en lentille, une chirurgie intra-oculaire peut être prudemment proposée, implant myopique, voire extraction du cristallin.

La myopie maladie

Cependant, au cours de la vie, d’autres problèmes plus graves risquent de survenir, représentant déjà des complications de la myopie qui d’anomalie réfractive devient une maladie : cataracte précoce, glaucome chronique (20 % des myopes forts), décollement de rétine. Ces complications bénéficient de traitements efficaces. Indé- pendamment de ces complications évoquées, à partir de la deuxième décennie et le plus souvent vers 40 ans, la myopie forte détermine une baisse d’acuité visuelle progressive conduisant plus ou moins rapidement vers le handicap visuel. Ce handicap est souvent dramatique car bilatéral et concernant des patients encore en période d’activité professionnelle. Cette baisse visuelle traduit une atteinte de la rétine centrale. La myopie forte concerne 2 % de la population en France et est au 5ème rang des causes de cécité ; ceci souligne donc le pronostic sévère de la myopie maladie. Les atteintes de la rétine centrale ou maculopathies sont souvent jusqu’à présent considérées comme une sorte de « fatalité », le rôle de l’ophtalmologiste se limite alors à rédiger des certificats pour invalidité ou reclassement professionnel.

En effet, l’étendue des lésions rétiniennes ne permet guère de rééducation basse vision.

Les maculopathies de la myopie forte

Les anomalies de la rétine centrale ne sont pas univoques. Cependant, elles partagent toutes en commun d’être de diagnostic clinique non évident à l’examen du simple fond d’œil (il n’y a pas de correspondance précise entre l’aspect de la macula et sa fonction) — d’option thérapeutique difficile, et enfin d’être corrélées à une anomalie spécifique et exclusive à la myopie forte, le staphylome postérieur.

Le staphylome postérieur

Le staphylome postérieur est une ectasie sclérale, véritable protrusion de la partie postérieure du globe. L’œil myope fort est plus grand que la normale mais cette distension est dysharmonieuse. Le globe a un aspect ovoïde.

Les mécanismes présidant à la constitution du staphylome postérieur commencent à être connus. Le métabolisme scléral est anormal chez le myope fort, conduisant aux stades initiaux de la maladie à un amincissement scléral. Cette sclère amincie est plus déformable que la sclère normale et, sous l’effet de la pression intra-oculaire, le globe se distend. Par ailleurs, la structure de la sclère antérieure et postérieure n’est pas identique. Les faisceaux de collagène ont une disposition circulaire autour du nerf optique et de l’aire maculaire. Au niveau de la sclère antérieure, la disposition des faisceaux de collagène est anarchique, conférant une plus grande rigidité à la sclère antérieure qu’à la sclère postérieure. Ainsi, la sclère postérieure est-elle plus déformable que la sclère antérieure et la forme annulaire des faisceaux de collagène délimite souvent la circonférence du staphylome postérieur. D’autre part, l’insertion postérieure des muscles obliques soumet également la sclère postérieure à un stress mécanique. Ainsi peut-on comprendre que le staphylome postérieur souvent peu marqué chez le sujet jeune va progresser continuement au cours de la vie [1, 2]. Le staphylome concerne 95 % des globes de longueur axiale supérieure à 27 mm [3].

Mais ce staphylome est rarement visible sur le simple examen du fond d’œil. Son diagnostic est établi par l’échographie B qui, en le visualisant, permet de préciser sa profondeur, l’aspect de ses pentes, douces ou abruptes, son étendue et sa localisation. Le staphylome concerne presque toujours l’aire maculaire. Il existe plus rarement des staphylomes décentrés par rapport à la macula. Celle-ci se trouve alors sur la pente du staphylome. Exceptionnellement, le staphylome est à distance de la macula, en nasal du nerf optique. Dans ce cas, la myopie est moindre, et surtout le handicap visuel n’est pas à craindre. En effet, les anomalies maculaires aboutissant au handicap visuel ne s’observent que si la macula est dans l’aire staphylomateuse.

Suivant Curtin, la prévalence de la cécité corrélée au staphylome est de 34,5 %, la fréquence de la cécité augmente avec l’âge suivant la progression du staphylome et concerne 53 % des patients après 60 ans [2].

Maculopathie corrélée au staphylome postérieur

Le staphylome postérieur est corrélé avec l’atrophie de la rétine, le rétinoschisis maculaire et les fractures de la membrane de Bruch.

L’atrophie choriorétinienne

Il s’agit d’une atrophie de la rétine et de la choriocapillaire soit diffuse, soit en plaques géographiques. C’est la condition la plus fréquente de la cécité myopique.

Après 40 ans, 60 % des yeux staphylomateux présentent des lésions atrophiques du pôle postérieur [4].

Le rétinoschisis maculaire

Non visible au fond d’œil, déterminant une baisse d’acuité visuelle variable, le rétinoschisis maculaire est une nouvelle entité décrite grâce à l’imagerie obtenue par l’O.C.T. (Optical Coherence Tomography). Cette échographie réalisée avec un fin rayon laser montre un clivage dans l’épaisseur du tissu rétinien. La baisse d’acuité visuelle est variable. Elle devient surtout majeure lorsque le rétinoschisis s’accompagne d’un décollement du neuro-épithélium ou d’un trou maculaire dans le toit du schisis. Le trou maculaire conduira ultérieurement à la constitution d’un décollement de rétine étendu de traitement particulièrement difficile. Une étude prospective comportant un O.C.T. systématique dans une population de myopes forts a montré que le rétinoschisis ne s’observait qu’en présence d’un staphylome postérieur [5].

Une nouvelle possibilité thérapeutique chirurgicale a vu le jour, comportant une vitrectomie, une ablation de la limitante interne de la rétine, et un tamponnement interne par les gaz. Cette chirurgie permet une amélioration de l’acuité visuelle dans 60 % des cas [6]. Le mécanisme précis du schisis reste pour l’instant hypothétique.

Les fractures de la membrane de Bruch

La membrane de Bruch est la membrane basale de l’épithélium pigmenté de la rétine. Ces fractures spontanées sont spécifiques de la myopie forte et leur incidence est liée au staphylome. La distension progressive de l’ectasie du pôle postérieur pourrait déterminer un stress mécanique conduisant à de telles ruptures. Leur survenue est toujours un événement grave. Elle témoigne d’une myopie progressive.

Lorsqu’elles se situent au centre de la macula, elles entraînent une baisse brutale de l’acuité visuelle. Lorsqu’elles sont distantes de la macula, elles peuvent à long terme compromettre la fonction maculaire. En effet, il a été démontré que, au cours du temps, ces fractures s’élargissaient avec la progression du staphylome et aboutissaient à des plaques atrophiques finissant par atteindre la macula [7]. Enfin, des néovaisseaux sont susceptibles de se développer au niveau de ces fractures et s’étendre par cette ouverture sous la rétine dévastant alors finalement l’aire maculaire. Des traitements récents sont proposés pour ces néovaisseaux de la myopie forte. La photothérapie dynamique permet de réduire le handicap visuel, comparativement à l’évolution spontanée. Dans certains cas favorables où les néovaisseaux
sont de petite taille, une chirurgie complexe, non dénuée de complications consiste à déplacer la macula et permet alors de récupérer d’excellentes acuités visuelles.

La prévention des maculopathies secondaires au staphylome postérieur : le renforcement scléral postérieur

L’atrophie rétinienne corrélée au staphylome postérieur est connue depuis fort longtemps. Aussi, l’idée de sangler le pôle postérieur pour prévenir l’extension du staphylome donc d’arrêter la progression de la myopie et de prévenir l’atrophie rétinienne n’est pas une idée nouvelle. Les anciennes techniques chirurgicales de sanglage ont été abandonnées en raison des complications graves observées. Ces anciennes techniques consistaient à fixer un explant en sclère ou en facia lata au pôle postérieur. Ces explants avaient une forme en X ou en Y enserrant la tête du nerf optique et déterminant une striction de ce dernier, source des complications postopératoires.

Le sanglage du pôle postérieur ou renforcement scléral postérieur a été réactualisé par Thompson [8] utilisant un explant ayant la forme d’une bande n’enserrant pas le nerf optique. Cette technique de réalisation relativement simple détermine de rares complications peu graves. L’idée de prévenir l’expansion du pôle postérieur et ses complications en l’absence d’alternative thérapeutique nous a paru séduisante.

Nous avons entrepris la technique de Thompson en modifiant le matériau de l’explant. Thompson utilisait de la sclère conservée, ce qui n’est plus autorisé. Nous avons utilisé un explant en PTFe expansé, matériau bien toléré, éprouvé dans de nombreuses disciplines chirurgicales. Notre étude prospective a commencé en 1994 et se continue [9]. Pour juger les résultats de ce traitement chirurgical, un long recul est nécessaire. Nous avons revu tous les patients ayant été opérés depuis plus de cinq ans. Ceci correspond à 54 yeux pour 45 patients. 13 de ces patients étaient monophtalmes fonctionnels, un œil ayant perdu sa vision centrale en raison de la myopie forte. La moyenne d’âge était de 57 ans. L’acuité visuelle médiane était de 20/100 et la longueur axiale moyenne était de 31.6 mm (soit des myopies supérieures à — 15). Au terme du suivi, 72 % de patients avaient gardé leur acuité visuelle inchangée alors que tous présentaient en pré-opératoire une baisse progressive et évolutive de leur acuité. Vongphanit [10] a suivi de façon prospective pendant cinq ans des myopes ayant une réfraction moyenne de — 6 dioptries, donc moins myopes que notre série. 51 % de ces patients ont présenté une aggravation. Nos résultats actuels sont donc encourageants et c’est la raison pour laquelle notre étude continue. Cependant, nous déplorons l’âge élevé de nos patients. Le résultat de notre chirurgie préventive serait meilleur si les patients étaient opérés plus tôt, alors que le staphylome est encore modeste et l’acuité visuelle bonne. Mais, récemment, la diffusion dans la commauté ophtalmologique de la connaissance de cette technique réactualisée a permis de recruter des patients beaucoup plus jeunes. Il faudra cependant un plus grand recul pour juger définitivement l’efficacité de ce traitement chirurgical.

BIBLIOGRAPHIE [1] MC BRIEN N.A., GENTLE A. — Role of the sclera in the development and pathological complication of myopia. Progress in Retinal and Eye Research. , 2003, 22 , 307-338.

[2] CURTIN B.J. — The posterior staphyloma of pathologic myopia.

Trans. Am.Ophthalmol. Soc., 1977, 75, 67-86.

[3] PRUETT R.C, WEITER J.J., GOLDSTEIN R.B. — Myopic craks, angiod skeaks, and traumatic tears in Bruch membrane, Am. J. Ophthalmol., 1977, 103, 537-543.

[4] CURTIN B.J., KARLIN D.B. — Axial length measurements and fundus changes of the myopic eye.

Am. J. Ophthalmol., 1971, 1, 42-53.

[5] BABA T., OHNO-MATSUI K., FUTAGAMI S. — Prevalence and characteristics of foveal retinal detachment without macula hole in high myopia. Am. J. Ophthalmol., 2003, 135, 338-342.

[6] IKUNO Y., GOMI F., TANO Y. — Potent retinal arteriolar traction as a possible cause of myopic foveoschisis. Am. J. Ophthalmol., 2005, 139, 462-467.

[7] OHNO-MATSUI K., TOKORO T. — The progression of lacquer cracks in pathologic myopia.

Retina, 1996, 16, 29-37.

[8] THOMPSON F.B. — A simplified scleral reinforcement technique.

Am. J. Ophthalmol., 1978, 86, 782-90.

[9] CHAUVAUD D., ASSOULINE M., PERRENOUD F. — Renforcement scléral postérieur. J. Fr. Ophtal- mol., 1997, 20, 374-82.

[10] VONGPHANIT J., MITCHELL P., WANG J.J. — Prevalence and progression of myopic retinopathy in an older population. Ophthalmology, 2002, 109, 704-11.

DISCUSSION

M. Christian NEZELOF

La myopie forte est-elle une affection symétrique ? Les anomalies de la sclère sont-elles sporadiques ou font-elles partie d’un ensemble malformatif génétique touchant d’autres collègues ?

La myopie forte est bilatérale en général, avec cependant de petites différences dans le degré de la myopie entre les deux yeux, de telle sorte que la symétrie n’est pas forcément absolue. Il existe quelques rares syndromes généraux incluant une myopie forte. Le plus souvent, la myopie est isolée, sans contexte particulier.


* Membre correspodnant de l’Académie nationale de médecine. Unité de chirurgie vitréo-rétinienne — Hôtel-Dieu — 1, place du Parvis Notre-Dame — 75181 PARIS Cédex 04. Tirés à part : Madame le Professeur Dominique CHAUVAUD, même adresse. Article reçu et accepté le 16 mai 2005.

Bull. Acad. Natle Méd., 2005, 189, no 5, 867-872, séance des Membres Correspondants, 24 mai 2005