Rapport
Séance du 27 novembre 2001

Sur le risque sanitaire lié à la présence d’arsenic dans l’eau minérale naturelle alimentant les établissements thermaux selon la concentration en arsenic de l’eau et l’orientation thérapeutique pratiquée

MOTS-CLÉS : absorption cutanée. apoptose.. arsenic. balnéologie. cancérogènes, toxicité. eau minéralisée. évaluation risque. hormesis. leucémie lymphocytaire chronique. modèle linéaire. relation dose-effet médicament
KEY-WORDS : apoptosis.. arsenic. balneology. carcinogens, toxicité. dose-response relationship, drug. hormesis. leukemia, lymphocytic, chronic. linear models. mineral waters. risk assessment. skin absorption

Cl. Boudène

RAPPORT au nom de la Commission XI (Climatisme — Thermalisme — Eaux minérales) sur le risque sanitaire lié à la présence d’arsenic dans l’eau minérale naturelle alimentant les établissements thermaux selon la concentration en arsenic de l’eau et l’orientation thérapeutique pratiquée

Claude BOUDÈNE Par lettre en date du 2 novembre 2000, la Direction Générale de la Santé, sous-direction de la gestion des risques du milieu, a sollicité l’avis de l’Acadé- mie sur le risque sanitaire lié à la présence d’arsenic dans l’eau minérale naturelle alimentant les établissements thermaux selon la concentration en arsenic de l’eau et l’orientation thérapeutique pratiquée.

Cette étude, qui ne peut être, dans le cadre de ce rapport, qu’un bref résumé des données connues sur ce sujet envisagera les points successifs suivants :

• proposition par l’OMS, d’une valeur-guide d’arsenic dans l’eau potable et conséquences de ses retombées sur les décisions successives du Codex Alimentarius et sur la fixation de normes européenne (Directive) et nationale (avis de l’AFSSA) ;

• concentrations en arsenic des eaux thermales françaises ;

• estimation de l’exposition globale d’un individu lors de son séjour en cure ;

• acceptabilité d’un risque toxicologique contrôlé au regard d’un bénéfice pharmacologique prouvé.

PROPOSITION D’UNE VALEUR GUIDE

Le principal trait qui domine actuellement la toxicologie de l’arsenic inorganique Asi trivalent (qui est la principale forme sous laquelle on le retrouve dans les eaux minérales), est son potentiel cancérogène humain qui l’a fait classer par IARC dans le groupe I (cancérogène pour l’homme). En effet, l’arsenic minéral est connu depuis le e XIX siècle pour son action cancérogène sur la peau et
des données épidémiologiques plus récentes permettent de l’impliquer dans certains cancers du poumon, du foie et surtout de la vessie, son effet cancérogène sur d’autres organes étant plus controversé.

En 1994, la 2ème édition des Directives de qualité pour l’eau de l’OMS [1], reprenant une évaluation de l’EPA sur le pouvoir cancérogène de l’arsenic dans l’eau, à l’aide d’un modèle mathématique multistage linéaire, a estimé que la concentration associée à un risque additionnel de cancer cutané de 10-5 pour la vie entière pouvait être évaluée à 0,17 µg d’As/l d’eau ! Elle a admis, toutefois, que cette façon de procéder surestime peut être le risque de cancer cutané car d’autres facteurs peuvent contribuer à l’incidence de la maladie dans la population, et que d’éventuelles différences de métabolisme en fonction de la dose n’ont pas été prises en compte. Elle a alors proposé, en vue de réduire la concentration de ce contaminant dans l’eau de boisson, une valeur-guide de 10 µg/l correspondant à un risque additionnel de cancer cutané pour la vie entière de 6 × 10-4.

Dès sa parution, cette valeur-guide fut l’objet de nombreuses critiques :

sur le plan fondamental d’abord, car l’utilisation d’un tel modèle mathé- matique linéaire, qui exclut toute notion de seuil, ne s’applique qu’à des cancérogènes génotoxiques purs, responsables de mutations ponctuelles, ce qui n’est pas le cas de l’arsenic pour lequel il n’existe pas de modèle animal de la cancérogenèse observée chez l’homme. Quelques données expérimentales le font apparaître chez le hamster et la souris, comme un co-promoteur de cancérogenèse pulmonaire et hépatique, compatible avec la fixation d’un seuil ;

sur le plan épidémiologique ensuite, l’EPA s’est servie, pour établir une relation dose/effet en cancérogenèse, de 2 enquêtes épidémiologiques gouvernementales à Taiwan, réalisées d’abord par Tseng et coll. en 1968 [2] puis par Chen et coll. en 1985 [3] et en 1988 [4]. Les données obtenues par Chen qui s’est intéressé plus spécialement aux cancers des organes internes (vessie, foie, poumon), ont été ensuite re-analysées en 1992 par Smith et coll. [5] dans le cadre d’une étude plus générale sur les risques de cancer lié à la présence d’arsenic dans l’eau de boisson. Tous ces résultats, traités par diverses modélisations de type multistage linéarisé, ont conduit l’EPA à proposer une limite de concentration dans l’eau de boisson de 10 µg d’As/l pour un risque résiduel acceptable de 10-6. Toutefois, dans ses conclusions de 1997, son groupe d’experts sur la cancérogénicité de l’arsenic a conclu qu’ il y a consensus parmi les experts pour considérer que pour tous les modes d’action plausibles la relation dose/réponse est, soit limitée par un seuil, soit non-linéaire.

Enfin, ces enquêtes portant sur plus de 40 000 personnes vivant dans la région sud-ouest de Taiwan et consommant de l’eau de puits contaminée par l’arsenic (jusqu’à 600 µg/l), ont été effectuées à partir de données épidémiologiques très
discutées, sur un plan analytique d’abord, en ce qui concerne notamment la surestimation du risque hydrique proprement dit dans le calcul de l’apport journalier en arsenic, mais surtout sur le plan biologique. En effet, elles ont concerné des populations dans un état nutritionnel discutable et notamment carencées en méthionine, en vitamine A et en zinc, facteurs qui peuvent jouer un rôle important dans la détoxification de l’arsenic minéral. En outre, sur le plan clinique, les enquêteurs ont beaucoup insisté sur l’existence à l’état endémique, chez ces populations, d’une maladie vasculaire périphérique, le « black foot disease » , qu’ils ont attribuée à l’arsenic mais dans l’étiologie de laquelle certains auteurs ont également incriminé l’importante présence, dans ces eaux de puits, d’acides humiques à propriétés mutagènes.

À ce propos, il convient d’ailleurs de remarquer que des enquêtes épidémiologiques effectuées dans d’autres pays, sur des populations en nombre certes limité mais en meilleures conditions nutritionnelles et biologiques et en l’absence d’une fréquence de cas anormalement élevée de « black foot disease » , ont donné des résultats très différents.

On peut d’abord citer, à titre d’exemple, celles effectuées aux États-Unis :

— en 1992, à l’issue d’une enquête effectuée par questionnaire en Californie, Valentine et coll. [6] n’ont constaté aucun effet adverse chez des populations consommant une eau contenant entre 100 et 400 g d’As/l, confirmant ainsi des observations précédentes de Stohrer en 1991 [7] ;

— en 1998, Valbert et coll. [8] firent une analyse, à l’aide du modèle mathématique préconisé par l’EPA, à partir de données épidémiologiques obtenues lors de quatre enquêtes effectuées sur la prévalence des cancers de la peau dans différentes régions des États-Unis où les concentrations en arsenic de l’eau de boisson dépassaient 50 µg/l ; il s’agissait en fait d’un éventail de concentrations comprises entre 76 et 401 µg/l correspondant pour 90 % d’entre elles à une concentration égale ou supérieure à 100 µg/l.

Aucun cas de cancer ne fut observé et les auteurs en conclurent que l’hypothèse d’un risque additionnel zéro de cancer cutané dû à l’arsenic était environ 2,2 fois plus élevé que le risque calculé suivant le modèle mathématique appliqué par l’EPA dans son expertise de Taiwan.

On doit encore signaler des enquêtes récentes effectuées en Amérique du Sud, dont les eaux sont plus ou moins fortement contaminées par l’arsenic d’origine tellurique, et qui furent à l’origine de la découverte du pouvoir cancérogène de l’arsenic sur la peau. Elles sont, en fait, doublement intéressantes car, en plus de leur intérêt historique, on peut a priori penser que ses populations rurales ont un état nutritionnel (et sans doute biologique) intermédiaire entre celles de Taiwan et des États-Unis.

Deux publications ont été effectuées, l’année dernière, par Smith et coll. sur des populations habitant la partie nord du Chili et supposées présenter une
résistance « naturelle » au cancer par suite de leur exposition ancestrale à l’arsenic :

— la première [9] porte sur une comparaison entre deux groupes de familles [11 et 7] ayant consommé, depuis plus de 20 ans, 2 à 5 litres par jour d’une eau contenant respectivement 750-800 et 12 µg d’As/l. Sur les 11 hommes du premier groupe, 4 présentaient des changements de pigmentation de la peau, dont 2, exposés depuis plus de 40 ans, étaient porteurs de lésions cutanées. En revanche, aucune observation analogue ne fut faite sur les 11 femmes du même groupe, ce qui serait en faveur d’une moindre sensibilité des femmes à la cancérisation cutanée par l’arsenic. Cette intéressante particularité, qui a été observée la même année dans la région ouest du Bengale par Guha Mazumder et coll. [11], sera également signalée l’année suivante, lors d’une autre enquête effectuée au Bangladesh par Tondel et coll. [12]. Une autre anomalie fut l’observation de lésions cutanées chez un sujet du second groupe qui n’avait jamais consommé d’eau contaminée. Il s’agissait, dans cette enquête, de populations qui vivaient de la production de légumes et de fruits, dont ils étaient de gros consommateurs ;

— la seconde [10], très différente par son ampleur et sa finalité, a concerné près de 400 000 personnes ayant consommé une eau dont la teneur en arsenic était initialement de 570 µg/l de 1955 à 1969, puis avait progressivement décru à moins de 100 µg/l en 1980. Cette enquête, surtout axée sur la mise en évidence d’un risque additionnel de cancer des organes internes par l’arsenic, confirma la matérialité de ce risque, d’abord pour la vessie puis, à un moindre degré pour le poumon, mais elle ne permit pas de préciser son importance, en relation avec la teneur en arsenic de l’eau consommée.

Une troisième enquête, issue du même laboratoire et contemporaine des deux précédentes, de Hopenhayn-Rich et coll. [13], fut effectuée dans 2 régions différentes situées au nord et au centre du Chili afin d’évaluer le risque de toxicité de l’arsenic sur la reproduction, lié à son facile transfert placentaire. Ses résultats suggèrent un risque de mortalité fœtale, néo- et postnatale, dans la région du nord pour des périodes qui correspondent à des concentrations d’arsenic plus importantes dans l’eau de boisson de cette région. Toutefois, en l’absence d’autres enquêtes analogues dans la littérature, ces données sont encore insuffisantes pour contribuer à fixer, par cette nouvelle approche, une norme pour l’arsenic dans l’eau de boisson.

Pour en terminer avec l’enquête de Taiwan, il faut ajouter que la meilleure relation exposition/effet qu’elle a permis de mettre en évidence concerne le cancer de la vessie. Or, un travail récent de Simeonova et coll. [14] effectué sur des cellules vésicales de souris C57BLJ6 exposées pendant 8 semaines à de l’eau de boisson surchargée en arsénite de sodium montre que la relation entre la concentration en arsenic de cette eau et la concentration dans ces cellules
d’un marqueur d’un état précancéreux [(AP)-1 DNA binding activity], n’est pas incompatible avec l’hypothèse selon laquelle l’induction d’un cancer par l’arsenic suit un modèle de dose/réponse non linéaire.

Sans épouser les conclusions de Guo et de Tseng [15] qui, dans un récent article de synthèse, conclurent de cette vaste enquête de Taiwan qu’il n’y a pas évidence d’un risque excessif au-dessous d’une concentration dans l’eau potable de 100 µg/l, il paraît raisonnable de retenir de toutes ces données l’existence d’une relation nettement non-linéaire dont l’extrapolation exclut un risque valablement mesurable pour des valeurs inférieures à 50 µg d’As/l d’eau. Cette conclusion remet en question l’utilisation de modèles mathématiques linéaires pour l’évaluation d’un risque chimique ; dès 1992, le « UK Committee on Carcinogenicity » mettait les hygiénistes en garde contre sa généralisation de la façon suivante : The present mathematical models are not validated, are often based on incomplete or inappropriate data, are derived more from mathematical assumptions than from a knowledge of biological mechanism and … demonstrate a disturbingly wide variation in risk estimates depending on the model adopted. The models are said to give an impression of precision which cannot be justified from the approximations and assumptions upon which they are based . Cette mise en garde [16], qui pose un véritable problème de santé publique en matière d’évaluation du risque, a été plus récemment reprise par Hrudey et Krewsky [17] qui affirment que cette utilisation de modèles linéaires est récusée par 4 toxicologues sur 5 !

Enfin, l’extrapolation linéaire sans seuil est en outre compliquée dans le cas de l’arsenic, par deux considérations sanitaires qu’il est difficile de passer sous silence :

— l’arsenic, qui est un constituant ubiquiste de notre environnement (c’est le vingtième constituant de la croûte terrestre par ordre d’importance décroissante !), est un oligo-élément dont le caractère essentiel a été démontré expérimentalement chez l’animal, et chez l’homme pour lequel Uthus [18] a suggéré une ESADDI (Estimated Safe and Adequate Daily Dietary Intake) comprise entre 12 et 40 mcg ;

— certaines modalités de son action à l’échelle moléculaire montrent qu’il a des propriétés anti-cancérogènes à des doses 100 fois inférieures, par exemple, à celles qui sont nécessaires au blocage des phosphatases spécifiques impliquées dans le processus de la cancérogenèse cutanée.

Par un mécanisme non identifié, l’arsenic restaure spécifiquement l’activité d’un facteur essentiel de contrôle de prolifération (PML) normalement localisé dans les corps nucléaires et impliqué dans les leucémies. Ce facteur est désorganisé et bloqué dans la leucémie promyélocytaire à la suite d’une translocation entre les chromosomes 15 et 17, responsable d’un gène chimère PML/RARα. Il en résulte la formation d’une protéine de fusion, avec blocage de la biosynthèse du suppresseur de croissance pour le
premier et de celle de l’acide rétinoïque pour le second. L’acide all trans – rétinoïque a été jusqu’alors très largement employé pour rétablir la diffé- renciation des cellules leucémiques et provoquer la dégradation du gène chimère, mais certains sujets présentent une résistance à ce traitement. Il apparut alors que l’arsenic, sous forme d’As 0 à la dose de 0,06 à 0,2 2 3 mg/kg/j, donne des résultats supérieurs à ceux de l’acide rétinoïque et présente de plus l’avantage de rétablir l’apoptose des cellules anormales [19]. Ce traitement a été inventé en Chine où la médecine traditionnelle utilisait depuis de nombreuses générations l’anhydride et le sulfure arsé- nieux pour lutter contre les leucémies mais il a démarré véritablement à Shanghai, à l’Institut d’Hématologie dirigé par le Pr Zhu J., en collaboration avec les Prs Degos L. et de Thé H. à l’hôpital Saint-Louis à Paris [20].

Depuis, ce traitement est expérimenté avec succès dans d’autres pays, notamment par Soignet S.I. [21] aux Etats-Unis, où l’anhydride arsénieux est commercialisé pour cet usage comme médicament, depuis septembre 2000, sous le nom de TRISENOX.

En conclusion, l’examen de toutes ces données incite à penser que l’évaluation de risques de cancers imputables à la présence de traces d’arsenic, inévitablement présentes dans les eaux minérales, par extrapolation linéaire d’effets observés à fortes concentrations, n’est pas justifiable sur le plan épidémiologique. Paradoxalement, il pourrait même paraître scientifiquement justifié, compte tenu de la reconnaissance de l’arsenic comme facteur de croissance chez l’animal et de la découverte récente de son rôle de facteur de contrôle permettant, à faible concentration, l’élimination de cellules anormales potentiellement proliférantes, d’étudier le rôle bénéfique de sa présence dans ces eaux dans le cadre d’un effet d’hormésis actuellement revendiqué par un nombre croissant de scientifiques pour de faibles doses de radiations ionisantes.

Mais en attendant la réalisation de telles recherches, force est de tenir compte du fait que malgré toutes ces incertitudes qui ont amené l’EPA en avril 2001 à demander à l’Académie Nationale des Sciences américaine un avis sur la fixation définitive d’une norme pour l’arsenic dans l’eau potable, le Comité sur les eaux minérales naturelles du Codex Alimentarius a adopté, lors de sa 7ème session d’octobre 2000, la valeur limite de 10 µg d’As/l. Dans un avis publié le 21 mars 2001, l’AFSSA a approuvé cette décision qui correspond d’ailleurs à celle, antérieure, de la Directive 98/83/CEE relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine.

CONCENTRATIONS EN ARSENIC DES EAUX THERMALES FRANÇAISES

Lors d’une séance commune avec le CSHPF le 10/10/2000, l’AFSSA a publié une liste de sources d’eaux minérales embouteillées dont la teneur en arsenic
est supérieure à cette norme. En ce qui concerne les eaux thermales, dont la liste n’est pas superposable à la précédente, d’après des informations non officielles que nous avons pu recueillir, le nombre de stations concernées serait du même ordre de grandeur mais avec des différences considérables sur le plan qualitatif ; il faut rappeler notamment que bon nombre d’entre elles se trouvent dans le Massif Central et que, d’une manière générale, la richesse en arsenic d’une source va de pair avec la richesse en arsenic de son sol.

ESTIMATION DE L’EXPOSITION GLOBALE D’UN CURISTE

La façon la plus rationnelle de procéder à l’estimation globale à l’arsenic d’un curiste serait de recueillir chaque jour la totalité de ses urines de 24 heures et de faire procéder par un laboratoire compétent, sur chaque échantillon, à un dosage sélectif de la somme de l’arsenic inorganique et de ses deux métabolites méthylés (Asi + MMA + DMA), ce qui permet d’éliminer l’interférence de l’arsenic organique apporté par l’alimentation. Mais cette technique est très lourde, tant du point de vue de son coût que de celui de l’inconfort qu’elle impose au curiste. Dans ces conditions, la solution la plus acceptable consiste d’abord à bien préciser les conditions d’exposition du curiste à l’eau thermale, c’est-à-dire la voie de contact et sa durée dans le temps. La fourniture de ces informations relève de la responsabilité médicale de l’établissement. En revanche, il appartient au toxicologue d’évaluer à partir de ces dernières l’apport journalier d’arsenic au curiste ; pour cela il devra tenir compte de la concentration en arsenic de l’eau, de la quantité ingérée par jour et dans le cas d’une aérosolthérapie de la concentration de l’aérosol en arsenic et du temps d’exposition par jour ; dans le cas de douches, de bains ou de pédiluves, il devra s’efforcer, en fonction de la surface corporelle concernée et du temps d’exposition, d’évaluer l’apport cutané. Pour cela, il lui faudra également connaître les coefficients de pénétration du toxique par ces différentes voies.

A leur propos, tous les auteurs s’accordent pour reconnaître que les solutions de sels d’arsenic minéral, et notamment d’arsénite de sodium, qui est généralement pris comme exemple, sont très rapidement résorbées au niveau du tube digestif ; il en est de même de leurs aérosols au niveau du poumon. Dans ces deux cas on peut estimer que leur coefficient de pénétration dans l’organisme est de l’ordre de 90 %.

Dans le cas de solutions aqueuses d’arsenic minéral, très peu de travaux figurent dans la littérature. D’une manière générale, on estimait jusqu’alors que les ions minéraux n’étaient pas absorbés en solution aqueuse par une peau saine. Une recherche minutieuse dans la littérature toxicologique de ces trente dernières années nous a permis de ne retenir que deux travaux expérimentaux effectués sur le rat.

Le plus important a été rapporté en 1971 dans une publication de Danilova et Semenovitch [22] de l’Institut central de balnéologie et de physiothérapie de Moscou, qui avaient déjà démontré la pénétration par une peau saine de certains micro-éléments (aussi bien métalloïdiques que métalliques) des eaux minérales dans l’appréciation de leur valeur balnéothérapique.

Cette étude a concerné des rats mâles d’un poids de 160 à 200 g immergés verticalement jusqu’aux aisselles, pendant 3 heures, dans un bain d’eau minérale naturelle à 38° avec un ajout de radioisotope As76 (As 0 ), ayant une 2 3 demi-vie de 26,6 heures et une activité des rayonnements β et γ de 25 µCi pour 4 l d’eau minérale. Des précautions rigoureuses étaient prises pour immobiliser les rats de manière à exclure toute possibilité d’ingestion d’eau ainsi que de léchage. Après ce temps d’immersion, les rats ont été endormis à l’éther et leur peau disséquée en évitant toute pollution par le radioisotope. Du sang a été aspiré puis les cavités thoracique et abdominale ont été ouvertes pour prélever le cœur, le foie et les reins.

Ce protocole expérimental a été reproduit sur 3 séries de 15 rats correspondant chacune à des bains de degrés de minéralisation différents et de concentrations en arsenic variant de 4 à 110 mg/l. Une dernière étape a consisté à l’appliquer à d’autres séries de rats pour étudier l’influence d’un bain ou d’une série de bains sur l’absorption de l’arsenic.

Les principales conclusions de cette étude peuvent ainsi être résumées :

— la quantité d’arsenic ayant pénétré dans l’organisme est proportionnelle à sa concentration dans l’eau minérale et elle est favorisée par son taux de minéralisation, — la perméabilité de la peau à l’arsenic augmente après une série de bains, — la peau bloque, dans une première phase de l’exposition, une partie importante de l’arsenic que l’on y retrouve même après un lavage soigneux.

Malheureusement, cette méthode qui présente une sensibilité importante et une spécificité rigoureuse a l’inconvénient de n’exprimer les résultats qu’en nombre d’impulsions par seconde notamment au niveau de la charge sanguine qui, pour de courtes expositions, représente le meilleur reflet d’une pénétration percutanée.

C’est pourquoi nous avons retenu de notre recherche bibliographique un second travail de Dutkiewicz [23] pour essayer d’obtenir, au moins de façon quantitative, des conclusions plus précises.

Ce second travail de recherches plus récent (1977) a été effectué sur des rats femelles Wistar de 170 à 200 g, dont les queues ont été immergées pendant une heure dans des solutions d’arséniate de sodium marquées à As74 à des concentrations variant de 0,01 à 0,2 M. Malheureusement ce n’est que dans le résumé de cette publication que l’auteur indique que le taux de résorption
cutanée varie de 1,14 à 33,1 µg/cm2/h pour des concentrations en arsenic variant de 0,01 M à 0,2 M. Il précise, par ailleurs, mais sans donner plus de détails, que le taux de résorption cutanée de l’arsenic trivalent est sensiblement le même.

RISQUE TOXICOLOGIQUE VERSUS BÉNÉFICE THÉRAPEUTIQUE

Après avoir réuni les différents éléments permettant de calculer la charge en arsenic à laquelle a été soumise le curiste pendant son séjour dans l’établissement thermal et pouvoir en évaluer le risque, la démarche qui paraît être la plus rationnelle en toxicologie est de pouvoir la comparer à la valeur de la DHTP fixée par l’OMS pour l’arsenic.

Cette notion avait été définie pour la première fois par le 16ème rapport du Comité mixte FAO/OMS d’experts des additifs alimentaires en 1972 pour trois contaminants alimentaires minéraux : le plomb, le cadmium et le mercure [24].

Cette DHTP (Dose Hebdomadaire Tolérable Provisoire), diffère de la DJA (Dose Journalière Admissible) par le qualificatif « hebdomadaire » qui s’applique à des polluants pour lesquels une dose limite journalière risque d’être dépassée du fait des variations saisonnières dans la composition de l’alimentation ou pour tout autre raison. En fait, ce nouveau concept avait été, à l’origine, imaginé à l’intention des trois métaux lourds précités pour lesquels les toxicologues mettaient principalement l’accent sur leur pouvoir cumulatif, responsable d’une toxicité chronique insidieuse révélée notamment à propos du cadmium ; on pouvait estimer en pareil cas que des variations relativement importantes de leur prise journalière étaient d’une importance secondaire en regard de l’évaluation globale de cet apport par l’alimentation sur une ou même plusieurs semaines, à condition que la dose ingérée sur une ou même plusieurs semaines n’excède pas, en moyenne, la limite établie et que l’ingestion de quantités supérieures à la DHTP pendant quelques semaines ne laisse pas apparaître le moindre signe de toxicité aiguë.

En 1989, le même Comité a étendu la fixation d’une DHTP à d’autres contaminants [25] dont l’arsenic inorganique. Bien que son pouvoir cumulatif ait été remis en cause, quelques années auparavant, et ne soit pas comparable à celui du cadmium par exemple, une DHTP de 0,015 mg/kg de poids corporel lui a été attribuée, soit 0,9 mg pour un sujet adulte d’un poids moyen de 60 kg, tous sexes confondus.

Enfin, en ce qui concerne les avantages thérapeutiques d’une cure dans une station thermale dont les eaux contiennent un élément indésirable, voire considéré comme toxique, il paraît important de rappeler que dans le texte des Directives de l’OMS proposant, dès 1994, la valeur-guide de 10 µg/l d’As pour l’eau de boisson, il était bien précisé que les valeurs-guides recommandées s’appliquent à l’eau en bouteille et à la glace destinées à la consommation
humaine, mais non aux eaux minérales naturelles qui doivent être considérées comme des boissons plutôt que comme de l’eau potable au sens habituel du terme.

Cette distinction revêt, certes, moins d’intérêt depuis qu’un arrêt de la Cour de Luxembourg (première chambre) a été rendu le 17 juillet 1997, dont le dispositif est le suivant :

… les dispositions…. de la directive 80/777/CEE du Conseil du 15 juillet 1980, relative au rapprochement des législations des États membres concernant l’exploitation et la mise dans le commerce des eaux minérales naturelles, doivent être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à ce qu’un état membre exige qu’une eau ait des propriétés favorables pour la santé pour pouvoir être reconnue comme une eau minérale naturelle.

Ce n’est pas le cas, par définition, d’une eau thermale et celle de La Bourboule, particulièrement riche en arsenic (6 à 7 mg/l), est réputée pour le traitement des affections respiratoires, notamment de l’asthme chez l’enfant et l’adulte, et reçoit à ce titre plus de 8 000 curistes par an. Il a été créé sur ce site un Institut d’Etudes et de Recherches, qui travaille en liaison avec le Service de Physiologie Respiratoire du CHU de Clermont-Ferrand, dans le but d’identifier le rôle apparemment bénéfique de l’arsenic dans ce traitement. À cette fin, Caillaud et coll.[26] ont mené des recherches in vitro sur des lignées de cellules bronchiques humaines (A549) cultivées en présence de différentes dilutions d’eau de la source thermale, sur lesquelles ont été effectuées, après incubation, des dosages de NO dans le milieu de culture. Parallèlement, des dosages de NF-κB intranucléaire ont été effectués sur ces cellules. Les résultats de cette expérimentation montrent que l’arsenic, tout en augmentant son passage intranucléaire et sa concentration dans le noyau, diminue sa fixation sur l’ADN du gène promoteur de la NO synthétase inductible, ce qui se traduit par une baisse de concentration de NO dans le milieu de culture. Plus récemment [27], ces auteurs ont confirmé ces résultats par des recherches in vivo effectuées sur des enfants asthmatiques, par des dosages de NO, pris comme témoin d’inflammation bronchique, dans l’air qu’ils expirent. Ces dosages réalisés sur des prélèvement d’air expiré, effectués avant et après la cure, ont montré une baisse significative du NO sous l’influence du traitement. Toutefois ces recherches n’ont pas été publiées dans leur détail, ce qui rend leur évaluation scientifique difficile ; elles paraissent cependant correspondre à une voie de recherche intéressante et méritent certainement d’être poursuivies. À l’appui de cette hypothèse d’une action de l’arsenic sur le NF-κB, il est intéressant de rappeler que de récentes publications [28, 29] laissent à penser que ce facteur nucléaire jouerait un rôle déterminant sur la régulation de l’apoptose par laquelle nous avons vu que l’arsenic est impliqué dans le traitement de la leucémie aiguë promyélocytaire.

En conclusion

Ce type de rapport est un bon exemple de la difficulté d’évaluer la nocivité d’un élément toxique, voire cancérogène, notamment lorsqu’il fait partie de la structure intime de notre environnement et que certains travaux lui prêtent même des propriétés favorables à la santé. Il attire également l’attention sur la prudente réserve avec laquelle l’hygiéniste doit envisager l’utilisation de modèles mathématiques linéaires pour calculer la toxicité de faibles doses par extrapolation à partir de valeurs obtenues expérimentalement pour de fortes doses. Cette extrapolation, toujours hasardeuse, conduit le plus souvent à une surestimation du risque, notamment lorsqu’elle a été faite, comme c’est le cas pour l’arsenic, à partir de données discutables sur le plan analytique, et sans tenir suffisamment compte de leur signification exacte sur le plan toxicologique.

Dans le cas d’une eau thermale renfermant à l’état naturel un élément potentiellement toxique, l’hygiéniste se doit, comme dans le cas d’une thérapeutique, de procéder à la détermination du rapport bénéfice/risque , en tenant compte de la conduite du traitement, qui doit se faire sous contrôle médical, de ses voies d’administration à l’organisme, de sa durée, et en respectant, bien entendu, une marge de sécurité indispensable.

C’est le rôle de l’Académie d’inciter au développement de nouvelles recherches dans une évaluation plus rigoureuse de ce rapport, mais, sur un plan plus général, c’est également le sien, comme l’a d’ailleurs proposé récemment son vice-président [30], d’établir une hiérarchisation des risques. On assiste en effet à une tendance à surenchérir certains risques dont la « diabolisation » vis-à-vis de l’opinion publique risquerait d’estomper l’importance d’autres objectifs de Santé Publique, combien plus prioritaires !

La Commission XI, réunie le mardi 23 octobre sous la présidence du Pr Claude Boudène, a examiné et approuvé le contenu de ce rapport qu’elle propose, pour adoption, à l’Académie.

*

* *

L’Académie, saisie dans sa séance du mardi 27 novembre 2001, a adopté ce rapport à l’unanimité.

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