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Réflexions éthiques autour de la réanimation néonatale
Denys PELLERIN Ce rapport rendu public le 14 septembre 2000, vient d’été publié dans le no 26 de janvier 2001 des Cahiers du CCNE . Il précise l’avis du comité sur les « arrêts de vie » du nouveau-né déjà évoqué dans le rapport no 63 que j’avais eu l’honneur de vous rapporter ici-même. Je vous l’avais signalé au passage, lorsque j’avais abordé, pour le condamner, l’acharnement thérapeutique dans l’évocation des cas extrêmes pour lesquels on ne pouvait éviter que soit posée la question de l’euthanasie.
Ce document répond à la saisine du CCNE par un groupe de pédiatres néonatologistes en décembre 1997. Ils sollicitaient l’avis du CCNE sur l’arrêt de vie d’un enfant né très prématurément, nécessitant une réanimation néonatale pour détresse vitale par insuffisance respiratoire et survivant avec un handicap neurologique sévère. Il fallut attendre qu’ait été achevée la réflexion qui aboutit au rapport no 63 pour que puisse enfin être élaborée une réponse.
Se refusant à faire de sa réponse un avis le CCNE a choisi d’en faire l‘expression de « réflexions » élargies à l’ensemble des questions éthiques soulevées par les conditions actuelles de la réanimation des nouveau-nés.
Il est heureux que ce document ait été achevé et rendu public quelques semaines seulement avant l’arrêt du 17 novembre 2000 de la Cour de cassation. Les réflexions du Comité ont pu être exprimées dans la sérénité qui convient et hors des réactions émotionnelles que suscite l’arrêt de la haute juridiction.
Données médicales et épidémiologiques
Je ne m’attarderai pas sur la première partie du document. On y trouve rapportées avec précision les données médicales et épidémiologiques qui soulignent l’importance du sujet, son actualité et la gravité du problème posé.
Elles vous ont été, pour l’essentiel, présentées dans la communication faite à cette Tribune le 9 janvier dernier par Geneviève Barrier sous le titre La médecine périnatale en l’ an 2000 vue par un anesthésiste réanimateur (1). Bien qu’elle n’ait pas même évoqué le rapport du CCNE à la rédaction duquel elle a effectivement activement contribué, elle a su vous convaincre par la brutalité des chiffres de l’évidence des faits. En dépit de l’amélioration des soins apportés, notamment aux prématurés, le nombre d’enfants handicapés par une infirmité motrice d’origine cérébrale n’a pas diminué alors que le nombre d’enfants survivants a beaucoup augmenté. La communication de Geneviève Barrier me dispense également d’insister sur les principaux facteurs de risques, maternités tardives, usage mal contrôlé des inducteurs de l’ovulation, fécondation in vitro qui selon l’enquête FIVNAT de 1988 comportent encore 26 % de grossesses gémellaires. Mais nous ne saurions non plus occulter le fait que lors de l’accouchement d’enfants à terme peuvent survenir de multiples problèmes que rien ne laissait prévoir, à commencer par une anoxie néonatale prolongée qui sera à l’origine de séquelles neurologiques, notamment une infirmité motrice cérébrale. Tous ces faits, ainsi que les mesures de prévention qu’ils imposent, sont amplement développés dans le rapport. Chacun pourra s’y rapporter.
Pratiques médicales, les opinions des soignants : données européennes
Longtemps toute maladie grave chez un nouveau-né conduisait inéluctablement à son décès et, faute de pouvoir modifier la situation, les médecins se résignaient devant l’inévitable. Mais aujourd’hui, on dispose d’un ensemble de moyens permettant de surmonter la détresse vitale initiale du nouveau-né. Cela conduit les équipes médicales et les parents à s’interroger sur le bien-fondé et les éventuelles limites de ces soins. Certains envisagent de tout tenter pour traiter un nouveau-né en état de détresse, tandis que d’autres craignent d’aller parfois trop loin. Les succès de la réanimation néonatale ont parfois conduit à un excès d’optimisme sur les performances possibles. Plusieurs enquêtes ont révélé qu’en raison de la crainte d’un risque important de séquelles sévères après la mise en œuvre d’une réanimation, plus de 50 % des décès dans les services de soins intensifs pour nouveau-nés suivaient la décision d’interrompre les soins ou d’arrêter la vie.
Face à la diversité des situations de détresse, on constate différentes attitudes parmi les médecins confrontés à des choix d’autant plus difficiles et douloureux qu’ils doivent fréquemment agir dans l’urgence et que leurs choix ne peuvent jamais reposer sur des certitudes. Les difficultés de la décision médicale en matière de réanimation néonatale entraînent des attitudes diverses des équipes soignantes (médecins et infirmières) aussi bien sur le plan national qu’européen. L’enquête d’une action concertée européenne (Euronic) auprès de 122 équipes de services de soins intensifs néonatals dans huit pays (1) Bull. Acad. Natle Méd. , 2001, 185 , no 1.
européens a été réalisée afin de décrire de la façon la plus exhaustive possible les opinions et les pratiques d’un échantillon représentatif de soignants (médecins et infirmières) travaillant en réanimation néonatale. Un de ses objectifs était de décrire comment se prenaient les décisions de poursuite ou d’arrêt de la réanimation selon ces personnes. Dans tous les pays, la majorité des médecins (deux tiers ou plus) rapporte « qu’au moins une fois dans leur activité professionnelle, seul ou avec d’autres, ils ont décidé de limiter des interventions intensives et de laisser la nature poursuivre son cours, même si l’enfant pouvait en mourir » (cette étude figure en annexe 3 au rapport).
Cependant, il existe des différences d’attitudes devant les diverses stratégies de limitation des soins : ne plus entreprendre, arrêter la réanimation mécanique, et surtout administrer des substances médicamenteuses dans le but d’arrêter la vie. Cette étude montre que la décision de ne pas entreprendre des soins intensifs est prise plus fréquemment en Suède, aux Pays-bas, au Royaume Uni et en Espagne qu’en France et en Allemagne. Le tableau présentant les résultats français souligne en revanche que 73 % des médecins et 77 % des infirmières considèrent qu’il est acceptable, dans certaines situations, d’arrêter les soins intensifs et d’administrer des substances médicamenteuses afin de mettre un terme à la vie de l’enfant. Cette démarche est à peine envisagée dans tous les autres pays, à la seule exception des Pays-Bas. Il semble bien s’agir d’une particularité de l’attitude des réanimateurs français dans le contexte européen qui pose question ; ils semblent privilégier l’ouverture large à une réanimation systématique d’attente, en acceptant éventuellement d’arrêter secondairement la vie.
Les données du droit
Les données du droit français sont rappelées. La personnalité juridique s’acquiert à la naissance pour l’enfant vivant et viable et disparaît après la mort.
Les enfants mort-nés ne sont pas des personnes au sens juridique du terme.
Un enfant né vivant mais non viable est censé n’avoir jamais eu la personnalité juridique. La naissance de tout enfant vivant et viable doit faire l’objet d’une déclaration « dans les trois jours à l’officier d’état-civil du lieu ». La loi 93-22 du 8 janvier 1993 comporte un ajout à l’article 79-1 qui précise la situation de l’enfant décédé avant que sa naissance ait été déclarée et introduit la possibilité pour l’officier d’état civil d’établir un « acte d’enfant sans vie ».
Toute atteinte à l’intégrité physique et psychique de la personne est sanctionnée pénalement et l’arrêt de vie de tout enfant né vivant et viable constitue en droit pénal une infraction, qualifiée de meurtre ou assassinat. L’argument parfois évoqué par le médecin du risque de se voir accuser de non-assistance à personne en danger conduit à faire observer qu’au cours des années passées les plaintes liées à une décision d’arrêt de la réanimation d’un nouveau-né restent exceptionnelles. En revanche, il y a eu plusieurs poursui-
tes, dont certaines ont donné lieu à des condamnations à la suite d’une erreur ou d’une faute de diagnostic ayant entraîné des séquelles irréversibles.
Réflexions éthiques
Les données évoquées ci-dessus soulèvent des questions éthiques évidentes et particulièrement délicates. Elles s’inscrivent de plus, comme l’ont montré de récentes études dans un contexte où les idées sur la famille et l’enfant sont différentes de celles d’hier : la maîtrise de la fécondité et la baisse de la mortalité infantile ont eu pour conséquence une modification de l’investissement des parents, l’enfant est de plus en plus voulu et sa naissance souvent planifiée. De plus, aujourd’hui dans nos sociétés, la mort d’un enfant est ressentie d’autant plus douloureusement que certaines pratiques médicales, notamment l’échographie, lui confèrent une identité bien avant sa naissance et suscitent son intégration précoce dans sa famille. La survenue d’une menace pour la vie du nouveau-né met en relation plusieurs acteurs : l’enfant lui-même, ses parents et l’équipe médicale responsable des traitements et des soins. Le corps social, dont les valeurs, les lois et les institutions sont présentes à l’arrière-plan, est aussi un acteur important.
Aussi une des tâches de la réflexion éthique consiste-t-elle à établir des modes de relations souhaitables entre les personnes et les institutions concernées par l’enfant en détresse en prenant en compte la complexité humaine de dilemmes souvent tragiques.
On insistera ici tout particulièrement sur les questions suivantes :
— faut-il tout mettre en œuvre pour réanimer un nouveau-né, quel que soit son état et les conséquences sur son développement à venir ?
— peut-on arrêter une réanimation, voire arrêter la vie d’un nouveau-né devenu autonome sur le plan respiratoire et porteur de graves lésions cérébrales ?
— qui évalue et décide en la matière ? En fonction de quelle autorité et selon quels critères ? Quelle est la place respective des parents et de l’équipe médicale et soignante ?
La perspective fondamentale à partir de laquelle ces questions récurrentes semblent pouvoir être abordées pourrait être la suivante : faire face au malheur qui survient et s’impose est une attitude à laquelle les morales de toutes les civilisations appellent et qui demande courage, dignité et solidarité. Mais qu’en est-il du malheur que le progrès technique lui-même induit, alors que sa visée objective réside en principe dans l’amélioration de situations menacées ? Et que les praticiens eux-mêmes en sont responsables ? Comment comprendre ici l’exercice de la responsabilité des praticiens ?
Les réflexions du CCNE tentent de clarifier les termes de ces interrogations et leurs enjeux éthiques en proposant des manières de penser les situations et d’agir, sinon au mieux — ce qui est souvent impossible — du moins le plus humainement possible.
La réflexion est centrée sur les implications éthiques d’un double impératif qui prescrit de prévenir autant que possible les détresses vitales à la naissance, et de faire face avec compassion et humanité si elles surviennent malgré tout.
Ces réflexions n’ont pas pour objet d’édicter des règles ou recommandations à l’usage des équipes médicales qui ont à affronter ces problèmes, mais de les aider dans la recherche de la solution en éclairant les aspects qu’ils doivent prendre en compte.
Prévenir
Le rapport souligne ici que la mise en place d’une politique de prévention visant à réduire le nombre aujourd’hui considérable de détresses vitales à la naissance est le premier impératif. Je vous renvoie à ce sujet à la communication de Geneviève Barrier.
Faire face
Dans un premier chapitre de « Considérations générales » il est souligné que « l’enfant est bien entendu à considérer comme toute autre personne humaine.
Peuvent et doivent s’y appliquer les réflexions de l’éthique de la personne ».
Mais aussi le dilemme éthique est ici particulièrement aigu, entre ce que nous considérons comme souhaitable, apporter un effet bénéfique dans le strict respect du droit de la personne et de sa dignité, et le devoir du médecin de la soigner, et ce que nous voulons éviter, l’apparition d’un handicap majeur qui remettrait en cause le principe de bienfaisance.
En outre on trouve ici une difficulté majeure : les handicaps sévères ne sont pas toujours le fruit de ce qu’imposerait la « nature » ou le « destin » mais parfois le revers d’actes délibérés de l’homme, fruits d’une médecine de plus en plus performante.
Le précepte éthique fondamental de « ne pas nuire » doit trouver ici sa première application dans le rejet de toute forme d’acharnement thérapeutique.
Le rapport no 63, qui traitait de « fins de vie », dénonçait clairement cette obstination déraisonnable qui, par un raisonnement buté, refuse de reconnaître qu’un homme, ici un nouveau-né, est voué à la mort et qu’il n’est pas curable.
Il soulignait aussi que « le refus de l’acharnement thérapeutique (…) peut aussi traduire le refus de situations inhumaines, par exemple, en cas de disproportion entre l’objectif visé par la thérapeutique et la situation réelle ».
Une difficulté supplémentaire, propre à la réanimation néonatale, est qu’à l’incertitude sur les séquelles neurologiques et cognitives, c’est-à-dire sur les
capacités futures de l’enfant à diriger son existence, s’ajoute la question d’une responsabilité des traitements entrepris devant l’apparition de lésions irréversibles. Par ailleurs, en médecine néonatale, le processus d’appréciation éthique revêt bien des singularités.
Le jugement des parents, protecteurs naturels de leur enfant, est le seul élément qui permette de prendre en compte l’exigence éthique de consentement ; aussi les parents doivent-ils participer aux discussions et décisions même s’ils ne disposent pas de l’initiative de la décision médicale. Ils doivent aussi, toutes les fois que cela est possible, avoir le temps d’un cheminement personnel qui permette la maturation d’une décision toujours à la source d’un déchirement.
La décision de l’équipe médicale concernant le traitement à entreprendre ou à interrompre doit se faire sans tenir les parents à l’écart, mais sans leur faire supporter le poids du remords. Elle ne saurait non plus constituer une décharge d’une responsabilité professionnelle non assumée.
Il faut encore prendre en compte l’urgence et l’incertitude. Telle la nécessité de devoir prendre une décision, éventuellement lourde de conséquences, malgré la difficulté, voire l’impossibilité dans l’immédiat, d’établir un pronostic quant à l’évolution future de l’enfant, ou encore, même si l’on considère les différents scores de gravité disponibles, la difficile appréciation de critères objectifs permettant de conclure que la poursuite d’un traitement est vain ou d’évaluer la gravité des séquelles prévisibles.
Le questionnement moral surgit toujours, quelles que soient les attitudes envisagées. Certains insistent plutôt sur la préservation de la vie de l’enfant, d’autres sur les handicaps engendrés, entravant l’épanouissement autonome de l’enfant et pesant lourdement sur les liens familiaux. La tension éthique entre ces deux perspectives est exacerbée par le fait qu’il s’agit le plus souvent de choisir non pas entre la vie et la mort, mais entre la certitude de la mort et l’incertitude sur l’état futur de l’enfant.
En tout état de cause, l’action décidée doit pouvoir être justifiée et ses consé- quences futures envisagées dès la prise en charge initiale de l’enfant en détresse. Dans cette perspective, la tentation de la performance pour la performance qui ferait survivre des nouveau-nés de plus en plus prématurés en prenant le risque de séquelles sévères ultérieures pour l’enfant, est clairement non éthique.
Toutes les éventualités, y compris celle d’un acte extrême, doivent être prises en considération dès les discussions sur la mise en œuvre d’une réanimation initiale, malgré (et peut-être à cause de) l’incertitude sur les conséquences. La décision d’entreprendre une réanimation pour faire survivre un enfant entraîne l’acceptation du risque de laisser survenir le handicap. Si l’enfant acquiert une autonomie respiratoire tout en restant dépendant de soins intensifs lourds,
cette situation aura été souvent la conséquence directe de la décision initiale de tenter de le sauver à tout prix.
Peut-on envisager de ne pas réanimer tous les nouveau-nés en détresse vitale pour éviter d’avoir à décider ultérieurement un arrêt de vie ?
C’est donc bien à ce moment initial de la décision de réanimation que s’engagent toute la réflexion et la responsabilité éthique.
Associer les parents
L’implication des parents est essentielle. Respecter la dignité du nouveau-né implique de respecter son entourage. Ce qui, dans la médecine des adultes, relève du consentement libre et éclairé, revient ici à ceux qui ont conçu l’enfant.
Impliquer les parents, c’est en effet non seulement les respecter eux-mêmes, mais encore respecter l’enfant, l’enfant dans sa famille et sa famille, et préparer ou préserver au mieux l’avenir.
La manière de donner l’information doit permettre de favoriser le cheminement des parents lors de cette épreuve tragique en établissant un véritable partage qui ne les laisse pas seuls avec leurs questions et leurs hésitations. L’accompagnement débute dès le premier entretien de la prise en charge thérapeutique. Le discours médical initial doit anticiper une éventuelle issue défavorable.
L’information fournie doit être la plus complète possible, sans craindre de signaler les points encore non formellement établis. Elle sera intelligible, renouvelée, complétée et réévaluée en permanence en fonction de l’évolution de la situation médicale du nouveau-né au cours de son séjour en réanimation et indépendamment de toute considération de type économique.
Respecter les parents implique une recherche commune de la solution la plus humaine, engageant parents et soignants. Le dialogue tiendra compte des forces et des faiblesses des parents qui auront à assumer la charge de l’enfant après sa sortie des soins intensifs. Les données médicales prospectives, de même que leurs conséquences sur le plan des capacités de l’enfant à devenir autonome et à établir des relations avec son entourage et le monde qui l’entoure, devront être explorées, sans cacher toutes les incertitudes qui caractérisent le pronostic médical dans ces cas.
Cependant, si l’implication des parents est essentielle, ainsi que le dialogue avec l’équipe médicale, le médecin et les soignants, il faut toutefois souligner les limites de la communication dans une telle situation. Même si antérieurement des informations objectives liées aux risques ont été plusieurs fois communiquées, il faut rappeler qu’il est des moments dans la vie où l’on n’entend pas. Cela est vrai surtout dans une situation où peut exister un grand décalage de logiques et d’attentes entre les personnes concernées. Le dialogue et l’échange peuvent en partie y remédier ; mais il est des situations où la bonne volonté, l’information, le dialogue ne suffisent pas à combler des
perspectives inévitablement éloignées les unes des autres. Est ici fondamentale la notion d’un temps de maturation nécessaire, variable selon les situations toujours singulières et les familles au sein desquelles peut parfois surgir une discordance ; les comportements ambivalents et l’expression d’un sentiment de culpabilité si fréquent sont également à accueillir et à prendre en compte. Dans cette recherche de la solution la plus humaine, il est non seulement utile mais nécessaire d’associer plusieurs médecins et les collaborateurs paramédicaux, notamment le personnel soignant (infirmières, aides-soignants) et les psychologues. Ce sont elles et eux qui suivent l’évolution des parents, de leurs idées, de leurs craintes, de leurs espoirs, de leur cheminement particulier pendant le séjour de leur enfant en réanimation. Ce travail d’équipe, toujours essentiel, permet de rassembler les perceptions des différents acteurs sur les considé- rations médicales, et d’écouter l’expression des sentiments des parents et de l’entourage et leur capacité d’envisager un futur. L’extrême difficulté des décisions en réanimation néonatale explique l’intérêt souligné par certaines équipes d’ouvrir la discussion à d’autres personnes, médecin extérieur à l’équipe soignante, spécialiste ou non de la prise en charge d’enfants handicapés, associations de parents d’enfants inadaptés.
Les attitudes face à l’évolution de la situation de détresse
Le document s’achève par une réflexion éthique appropriée aux diverses situations observées en pratique.
Urgence
Agir et informer ne sont pas toujours conciliables. Le temps nécessaire pour satisfaire, à l‘exigence éthique d’informer les parents risque de retarder la mise en œuvre de la réanimation et des soins. Comme dans les autres cas d’urgence médicale, la décision du médecin sur le caractère raisonnable de la mise en route d’une réanimation repose sur son expérience . Il se doit, en tout cas, de s’efforcer le plus possible de ne pas décider seul, ce qui implique un fonctionnement en équipe, et d’informer le plus rapidement possible les parents des situations et des décisions en cours, leur permettant ainsi de les comprendre et de s’y associer. Le CCNE insiste sur l’importance d’une discussion collégiale a posteriori qui a l’avantage non seulement d’aider l’équipe soignante dégagée de l’impératif d’agir, à analyser la situation passée — en confrontant la solution décidée aux orientations éthiques déclarées — et ainsi affermir les repères éthiques pouvant guider les démarches lors de la survenue de nouvelles urgences. Le suivi des parents et leur accompagnement, notamment dans leur deuil, font partie de la démarche médicale et aident à surmonter un sentiment de culpabilité toujours présent.
Réanimer ou non, poursuivre ou arrêter la réanimation
Lorsque, à la naissance, les chances de survie sans séquelles sont nulles ou faibles, la mise en route d’une réanimation systématique, dite réanimation d’attente, amène à poser la question de l’acharnement thérapeutique. En ce sens, la réanimation d’attente n’est justifiée que si les chances de survie ne sont pas nulles ; malheureusement celles-ci ne peuvent encore être exactement appréciées au moment où est mise en œuvre cette réanimation. Il serait souhaitable que sur le modèle des conférences de consensus , les professionnels de plusieurs pays conviennent des critères explicites.
La réanimation d’attente est légitime si elle sait mettre un terme à l’obstination thérapeutique avant qu’elle ne devienne un acharnement. Dans cette situation, l’arrêt de la réanimation est ici assimilé à l’arrêt de l’acharnement thérapeutique.
Cependant, le conflit peut persister malgré tout entre la valeur sacrée accordée à la vie et un principe de bienfaisance qui invoquerait une évaluation au cas par cas du bénéfice attendu au regard des conséquences évitées. Le rapport no 63 du CCNE, évoquant des situations de fin de vie — donc assez éloignées des questions de néonatalogie — a reconnu la légitimité de tels questionnements et s’est efforcé de tracer quelques voies pour y répondre. Ainsi, après la mise en route d’une réanimation d’attente, la question peut se poser de l’opportunité de l’arrêter, lorsque les chances de survie à court et moyen termes sont estimées nulles ou devant l’extrême gravité des lésions et leurs très sévères conséquences lointaines. Le rapport no 63, déjà évoqué, faisait allusion à cette étape lorsqu’il affirmait notamment que « l’arrêt de toute assistance respiratoire ou cardiaque signifie seulement que l’on reconnaît la vanité de cette assistance, et par là-même l’imminence de la mort. Ces situations de limitation de soins s’inscrivent dans le cadre du refus de l’acharnement thérapeutique et ne sauraient être condamnées au plan de l’éthique ». Dans ces cas, toute poursuite de la réanimation du nouveau-né relèverait de l’acharnement thérapeutique qui, outre une apparence trompeuse de soins, pourrait laisser aux parents l’espoir illusoire que leur enfant pourrait guérir. Le cheminement le plus humain possible avec les parents passe plutôt par l’aveu explicite des limites des possibilités médicales. Si la situation incertaine et lourde de menaces est annoncée d’emblée et suivie pas à pas, elle sera mieux comprise et mieux suivie dans son évolution, jusqu’au terme de ses possibilités, ce qui atténuera la douleur du passage de l’espoir à l’acceptation de la réalité et facilitera le nécessaire deuil. Bien entendu, tant que le nouveau-né vit , le recours aux soins palliatifs s’impose vis-à-vis de lui comme à tout âge, ces soins doivent succéder aux gestes précédents, dont l’ambition était d’ordre curatif.
Au-delà de l’espoir…
Lorsque le nouveau-né a acquis une autonomie respiratoire, la constatation des lésions cérébrales qui entraîneront des handicaps sévères place les
équipes de réanimation devant des choix dramatiques. Ces situations sont un échec de la médecine et de ses interventions en amont et l’échec de prouesses techniques de la réanimation qui tente avec obstination de rétablir les situations de détresse.
L’échec est d’autant plus grave que les efforts importants faits par la société pour soutenir la procréation et la gestation n’ont pas été accompagnés de moyens humains et financiers suffisants pour la prise en charge des enfants handicapés. Mais, même si une prise de conscience de ces problèmes devait conduire à des préventions qui, dans l’avenir, réduiraient le nombre des situations dramatiques, de telles situations se présenteront toujours et il faudra y faire face.
L’enquête citée dans la première partie du rapport révèle que les néonatologistes français, à une majorité significative, considèrent que des gestes dont le but avéré est de mettre un terme à la vie du nouveau-né dans des situations qu’ils jugent particulièrement « insupportables », particulièrement désespé- rées, sont « acceptables » du point de vue de leur éthique professionnelle.
Cette banalisation de fait pose une question éthique majeure. N’incite-t-elle pas à négliger les facteurs à l’origine d’une telle situation et donc leur prévention ?
Or il y a une réelle exigence éthique à limiter au maximum la survenue de telles situations. Cette exigence s’impose à tous les niveaux d’intervention médicale autour de la procréation et pas seulement aux réanimateurs néonatologistes.
Le spécialiste de l’AMP et l’obstétricien ne sauraient se dégager sur le néonatologiste de la responsabilité de décision face à des situations qu’ils ont contribué à générer.
Le développement de la recherche (imagerie, neurosciences) est une exigence urgente pour réduire le nombre des situations où on ne sait pas si la réanimation est une obstination thérapeutique nécessaire ou un acharnement thérapeutique déraisonnable.
Il n’en demeure pas moins que des situations imprévues, extrêmes, pourront toujours être observées. Il s’agit en particulier des enfants qui deviennent autonomes sur le plan respiratoire tout en étant porteurs de séquelles neurologiques extrêmes incurables. Si la question d’un arrêt de vie se pose alors, c’est parce que les décisions médicales prises plus tôt pour tenter de faire survivre l’enfant dans des conditions de vie acceptables ont échoué. La responsabilité médicale est ici directement engagée ; elle ajoute un poids déontologique supplémentaire au choix, en soi complexe, de la démarche la plus humaine, faire survivre un enfant porteur de graves handicaps ou provoquer sa mort. Dans sa réflexion sur les fins de vie (avis no 63), la démarche proposée par le CCNE fondée sur les notions de solidarité humaine et de compassion face à une fin de vie considérée par le patient comme insupportable, au-delà même de l’aide que peuvent apporter les soins palliatifs, ne peut être présentée ici avec les mêmes arguments. En effet, pour qui cette vie apparaît-elle
insupportable ? N’est-ce pas moins la souffrance de l’enfant qui est en cause, que le fait que cette vie végétative se prolonge et devient « insupportable » pour la famille qui en assumera seule la charge réelle, pour l’équipe soignante dont elle marque l’échec, ou pour la société qui doit engager des frais importants pour une vie qui ne se développera et ne s’épanouira jamais ?
Dans cette situation où l’enfant est évidemment incapable de consentir à quoi que ce soit — et le restera toujours — personne n’est alors plus directement impliqué dans son destin que ses parents. C’est la persistance d’une vie végétative, dépourvue de toute possibilité relationnelle, que les parents peuvent considérer comme insupportable, et non la fin de vie. Les parents ont de leur enfant une image singulière : sa naissance, les épreuves rencontrées et sa fragile survie ont laissé en eux une empreinte qui a une valeur dont il n’est pas possible de préjuger. L’approche humaine de ces situations toujours dramatiques exige que puisse se manifester le sentiment profond des parents en évitant qu’il ne soit totalement dénaturé par un sentiment de culpabilité insoutenable.
C’est en effet dans ces situations tragiques que l’éventualité d’un arrêt médicalisé de vie est parfois envisagée. Il s’agirait alors d’une transgression évidente de la loi qui interdit toute atteinte à la vie humaine. Peut-être faut-il comprendre une telle transgression face à ces drames pour lesquels il n’y a aucune solution satisfaisante ? Quelle que soit la solution retenue il convient de garantir que la décision prise est l’aboutissement d’une démarche transparente et progressive menée en conscience, avec humanité, dans le souci de respecter au mieux les parents de l’enfant, seuls à pouvoir prendre la mesure du poids de l’avenir qui s’ouvre devant eux.
La responsabilité est celle de l’équipe soignante qui a la lourde charge d’affronter chaque difficulté avec courage, de donner toutes ses chances à l’enfant tout en sachant qu’elle restera responsable de sa décision de réanimer, d’arrêter une réanimation ou de la prolonger. Vient enfin le cas où le résultat fonctionnel est mauvais mais où l’enfant continue de vivre ; il est ici difficile de comprendre qu’une décision d’arrêt de vie soit prise par la seule équipe soignante qui aurait ainsi, en quelque sorte, la possibilité de rattraper son échec. C’est donc bien à l’équipe soignante — élargie si possible à d’autres participants, notamment des représentants d’autres familles concernées — de faire que par l’évolution de son dialogue avec les parents, ils soient amenés en situation de se déterminer. Mais en quelque sens qu’elle se manifeste, il convient de faire en sorte que l’autonomie de la décision parentale soit déconnectée du sentiment de culpabilité. En dernier lieu, c’est le responsable de l’équipe médicale qui devra être l’exécutant de la décision, qui malgré tout restera une transgression de la loi imprescriptible du respect de la vie. Ses acteurs devront accepter les conséquences qui pourraient en résulter et avoir à justifier de la démarche collégiale de « responsabilité, discernement, humanité » qui aura pu, à leurs yeux, justifier leur action.
En conclusion
Les réflexions éthiques proposées par le CCNE dans cet important rapport en appellent à une prise de conscience qui devrait conduire à tout mette en œuvre pour que soient suffisamment dénoncées les insuffisances de la prévention des détresses vitales à la naissance, les attitudes d’acharnement thérapeutique initial, la quête de performances médicales. A brève échéance, ces nouvelles attitudes devraient rendre plus rares ces situations conduisant à des actes qui resteront toujours une transgression.
Ces efforts nécessaires ne doivent pas occulter la faiblesse de l’investissement social dans la prise en charge des enfants handicapés. Le CCNE en appelle à la responsabilité de la société dans la correction de cette carence.
Bull. Acad. Natle Méd., 2001, 185, no 2, 433-444, séance du 6 février 2001