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Séance du 27 mars 2007

Professeur Joseph Grancher (1843-1907). Centième anniversaire de la mort d’un pasteurien convaincu

Pierre Vayre

Résumé

Fils d’une modeste famille du Tiers-État limousin, Joseph Grancher réussit à Paris une brillante carrière médicale à la jonction du e e XIX et XX siècle. Interne des hôpitaux de Paris, Professeur de la chaire des « Maladies de l’enfance », membre de l’Académie de médecine, grand officier de la Légion d’honneur, il réalise une magnifique œuvre de lutte contre les maladies infectieuses dans l’ombre de Louis Pasteur. Il s’intéresse notamment au croup, à la rage et à la tuberculose. Après avoir pratiqué la première vaccination antirabique chez l’homme (en 1885), il met en œuvre une action de santé publique contre la tuberculose. Pionnier actif en microbiologie, il devient président de l’Institut Pasteur qu’il a contribué à fonder. Il démontre l’unicité d’évolution des lésions tuberculeuses et l’efficacité d’une prophylaxie à grande échelle en créant, avec son patrimoine personnel, « l’Oeuvre de préservation de l’enfance contre la tuberculose ». Il meurt de tuberculose à l’âge de 64 ans. Adepte de l’application pratique de la science en médecine, médecin averti et mécène distingué, il mérite un devoir de mémoire pour le centième anniversaire de son décès.

D’après l’acte d’état civil, Jacques Joseph Grancher est né le 29 septembre 1843 à Felletin département de la Creuse en Limousin, célèbre par ses ateliers de tapisserie. Sa famille est modeste, composée d’artisans : le grand-père tailleur de pierres, le père tailleur d’habits, la mère modiste. Ils habitent une petite maison de un étage, rue Sainte Espérance… peut-être signe prémonitoire d’un destin fabuleux. Le père meurt et la mère, de haute taille regard vif, au sens marqué d’organisation affiche, allègrement, un grand espoir pour le destin de son fils unique qu’elle pousse, avec succès, vers l’avant-scène, au sommet de la hiérarchie hospitalière et universitaire.

* Membre de l’Académie nationale de médecine 669
Bull. Acad. Natle Méd. , 2007, 191 , no 3, 669-680, séance du 13 mars 2007

UNE BRILLANTE CARRIÈRE

Menant prestement les études secondaires chez les frères puis au collège de Felletin, Joseph Grancher, travailleur acharné, naturellement distingué affirme la volonté d’être « le premier ». S’intéressant aussi bien aux matières littéraires que scientifiques il a en outre des aptitudes artistiques : aimant le dessin, jouant du violon non sans grâce, et participant avec succès à des réalisations théâtrales en compagnie de ses condisciples. Il participe rarement avec ses camarades aux activités physiques, bien qu’il soit habile et manifeste une active passion ludique intermittente, sans doute en raison d’une santé précaire qui le handicape toute sa vie. Paradoxalement, il échoue en 1860 à la première session du baccalauréat mais il est reçu à la deuxième session.

Accompagné de sa mère veuve, il vient à Paris en 1861 pour amorcer à dix-huit ans une carrière médicale dont la rapidité, l’éclat et la qualité n’ont d’égale que l’importance d’une œuvre considérable de pionnier en microbiologie dans la mouvance de Louis Pasteur.

Les complexes études médicales découragent un peu le jeune étudiant, mais le soutien inconditionnel de sa mère, constamment à ses côtés, surmonte toutes les difficultés. Il est nommé externe en 1865 (32/2002) puis il est reçu au Concours d’Internat des hôpitaux de Paris, à vingt-quatre ans, au troisième rang, en 1867. Il fait ses stages successivement à l’Hôtel-Dieu chez Cusco, aux Enfants-malades chez Bouchut, à la Charité chez Bernutz, puis à la Pitié en gynécologie chez Gallard, compatriote limousin. Sa thèse inaugurale de faculté en 1873 est consacrée au concept d’unicité des lésions pulmonaires d’origine tuberculeuse. Il est chef de clinique chez Boulland. Après deux ans d’initiation dans le laboratoire de Ranvier et Cornil, installé rue Christine, il devient en 1868 chef du laboratoire d’anatomie normale et pathologique des hôpitaux créé pour lui, par Tillaux, directeur de l’amphithéâtre dit de Clamart, rue du Fer à Moulin. Il étudie méticuleusement les pleurésies, les brides pleurales, la pneumonie massive dont la spleno-pneumonie dénommée « maladie de Grancher ». Enseignant averti et patient, dans cet amphithéâtre pendant dix ans, il instruit les étudiants en connaissance histologique.

En 1875, à trente-deux ans, il est nommé professeur agrégé révélant ses capacités d’enseignant et d’organisateur. Comme médecin des hôpitaux, son premier poste est à l’Hôpital Tenon, puis il est chef d’un grand service de deux cents lits à l’Hôpital Necker. Il démontre la contagiosité du meurtrier Croup ! Le prix Lacaze couronne ses travaux en 1881 et en 1884 il siège au Conseil d’hygiène, partisan avéré de la prophylaxie. En 1885, à quarante-deux ans, il est élu professeur de clinique dans la célèbre chaire des maladies de l’enfance à l’hôpital des Enfants malades au départ du professeur Parrot.

En 1874, à Copenhague, lors du deuxième Congrès international de médecine, il rencontre Louis Pasteur exposant ses travaux sur le traitement de la rage chez le chien.

Dès lors se fait une nouvelle orientation professionnelle chez Joseph Grancher 670
Bull. Acad. Natle Méd. , 2007, 191 , no 3, 669-680, séance du 13 mars 2007

Grand escalier de l’Académie nationale de médecine (deuxième buste sur le premier pallier)
qui, quelques années plus tard, « patron titulaire de quarante et un ans » à l’aube de l’ascension du « mandarin en herbe », est séduit par Louis Pasteur (1822-1895), son aîné de vingt ans, savant découvreur, mais non médecin, ayant ouvert la « voie de recherche sur les microbes ».

L’ŒUVRE MÉDICALE

Séduit par le concept de Louis Pasteur, dont il comprend d’emblée l’intérêt pratique, Joseph Grancher s’implique ardemment dans la lutte contre deux fléaux de son temps : la rage et la tuberculose [5].

La vaccination antirabique

Il devient le conseiller médical du « savant » Louis Pasteur, né à Dole en 1822, mal perçu dans le milieu médical. Joseph Grancher exhorte Louis Pasteur, le poussant à vaincre ses scrupules et à réaliser la vaccination antirabique chez l’homme.

C’est en effet Joseph Grancher qui, en juillet 1885, pratique personnellement la première vaccination chez le jeune alsacien Joseph Meister. Alors que depuis cinq ans l’expérimentation animale est probante, aucun médecin n’ose l’appliquer chez l’homme. Ni Vulpian, membre de l’Académie de médecine et Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, ni le docteur Émile Roux, adjoint de Louis Pasteur, n’acceptent l’aventure ! Joseph Grancher, en pionnier d’envergure, a le mérite de l’audace qui sauve le jeune Joseph Meister, démontrant le premier, l’intérêt pratique de la microbiologie !

Il renouvelle le geste chez le jeune berger jurassien J.B. Jupille puis chez les multiples consultants de tous horizons au point de créer, rue Vauquelin, un centre de vaccination dans une annexe de l’École Normale Supérieure, en assurant la direction et la tenue des observations. Début 1886, après six mois de mise en œuvre par Joseph Grancher, Louis Pasteur, enthousiaste malgré lui, écrit « nous avons commencé les inoculations du trois cent-cinquantième malade ». Dès lors est créé par souscription nationale « l’Institut Pasteur » dans le XVe arrondissement de Paris sous l’autorité de l’Académie des sciences et avec la participation constamment active de Joseph Grancher qui ne néglige pas pour autant son service de l’Hôpital voisin des Enfants-malades. Fondé par décret du 4 juin 1887, l’Institut est une fondation privée à but non lucratif reconnue d’utilité publique. Il est inauguré, après discours d’ouverture de Joseph Grancher, le 14 novembre 1888 par Sadi Carnot, Président de la République, natif de Limoges, qui à cette occasion élève J. Grancher, son compatriote, au rang de Grand officier de la Légion d’honneur. Dès 1888, il anime les Annales de l’Institut Pasteur qui retiennent rapidement l’intérêt des chercheurs de tous ordres. La consécration et la reconnaissance de l’action médicale de Joseph Grancher est son élection à l’Académie de médecine en 1892. Directeur du service de la rage, il devient secrétaire puis vice-président et enfin président du Conseil d’admi-
nistration de l’Institut dont il rédige le règlement intérieur avec l’hommage de Louis Pasteur : « voilà donc et toujours par vos soins aussi diligents que dévoués, menée à bonne fin l’affaire des Statuts au Conseil d’État. » Il reste solidaire jusqu’au décès de Louis Pasteur en 1895. La réciprocité de l’excellence des relations entre l’homme du Jura et celui du Limousin se traduit par le fait que Joseph Grancher devient le parrain du jeune Louis Pasteur Vallery-Radot, le petit-fils, né à Paris en 1886.

Pour la vérité historique il convient de rappeler que Joseph Grancher est le véritable médecin promoteur de la microbiologie, dont Louis Pasteur est l’initiateur scientifique, encore qu’il soit avéré que Casimir Davaine dans une note lors de la séance de l’Académie de médecine du 3 décembre 1868 déclare sa constatation de « corpuscules » à l’origine des maladies charbonneuses dès 1848 !

Par décision volontaire Joseph Grancher sait engager avec courage sa responsabilité médicale. C’est avec une logique conscience qu’ultérieurement il s’applique à luimême, après inoculation accidentelle d’une moelle virulente, le traitement complet qu’il a initié. Avec modestie chevaleresque il sait rester dans l’ombre de Pasteur dont il dit « J’ai eu la bonne fortune de devenir l’élève, puis l’ami et le collaborateur du Maître. » Il faut dire aussi que son « courage de l’audace « était facilité par la chance d’exercer à une époque où la confiance populaire s’accordait avec la conscience du médecin avant l’ère du consumérisme et du « principe de précaution » du XXe siècle.

Le rôle de Joseph Grancher dans la lutte contre la tuberculose

Il comprend d’emblée l’orientation à prendre pour étudier la contagiosité et la transmissibilité de la tuberculose soutenue dès 1865 au Val de Grâce par JeanAntoine Villemin (1827-1892). Il accepte aussitôt la découverte du « mycobacterium tuberculosis » décrit le 24 mars 1882 à la société de physiologie de Berlin par Robert Koch (1843-1910).

Nonobstant sa position de « professeur et médecin des hôpitaux » il sait, dès 1876, demander à Louis Pasteur de réaliser, sous son autorité, un travail expérimental.

Louis Pasteur accepte mais « N’aimant pas les étrangers dans son laboratoire de la rue d’Ulm il l’installe dans une annexe de l’École normale supérieure rue Vauquelin ». Il travaille sur l’effet thermique pour le développement des micro-organismes étant, pour la pratique des étuves, obligatoirement en rapport étroit avec le célèbre physiologiste Charles Richet (Prix Nobel 1913) et Arsène d’Arsonval, initiateur de la biophysique (1851-1940), son compatriote de Haute-Vienne qui publie en 1877 le « calorimètre enregistreur », en 1884 le « calorimètre par rayonnement » puis étudie les troubles de la diffusion d’oxygène chez les tuberculeux pulmonaires sans oublier ses travaux sur les ondes électriques de haute fréquence publiés à l’Académie de médecine et à l’Académie des sciences.

La tuberculose atteint les êtres humains depuis la préhistoire comme le prouve l’étude des os fossiles. Jacques Chrétien [4] résume fort bien ces pages d’histoire.

Plaque tuberculose. A. Maillard Séance de vaccination à l’École Normale Supérieure. 1886. Dessin de Bayard

L’abomination de la tuberculose est de tout temps traduite par les artistes et les écrivains victimes de ses turpitudes [4]. Parmi les musiciens citons Nicolo Paganini (1782-1840), Frédéric Chopin (1818-1848) se réfugiant avec George Sand dans la chartreuse de Valldemosa, sans oublier Igor Stravinski (1882-1971).

Les peintres du XIXe n’échappent pas à la malédiction tels Gauguin, Modigliani, Picasso qui, dans sa première période, réalise en 1897 la célèbre toile « Science et charité ».

La littérature du XIXe est très marquée par les ravages de la tuberculose. Alexandre Dumas Fils évoque la « Dame aux Camélias ». Dans la « Case de l’Oncle Tom » le symbole de la tuberculose meurtrière est donné par Eva, protectrice des esclaves, après l’épidémie américaine de la guerre de Sécession. Il faut souligner le cas de Lamartine déplorant dans « Elvire » le destin de Julie Charles. Au début du XIXe siècle la gravité de la tuberculose est bien décrit par mon ancêtre Gabriel Andral :

elle est responsable de 20 % des décès en France surtout dans les grandes métropoles comme Paris et Marseille. Au temps de Joseph Grancher, la tuberculose décime les jeunes tranches d’âge d’une population défavorisée par la société industrielle mal contrôlée. Certes l’insalubrité des maisons et des ateliers, source de morbidité et de mortalité, a déjà été décrite par un autre limousin, François Mêlier, pionnier d’épidémiologie et d’hygiène.

Un siècle après Théophile-Ambroise Laënnec, inventeur du stéthoscope, lui-même victime de la phtisie, Joseph Grancher donne la preuve de l’unicité lésionnelle avec évolution d’un seul tenant du tubercule, décrit en premier par Delbove Sylvius (1614-1672), vers la masse caséeuse et la caverne par excavation. Joseph Grancher acquiert la certitude que la tuberculose n’est pas héréditaire, que le bacille de Koch est le microorganisme responsable, que la guérison est possible par dépistage précoce. Surtout, il clame l’importance de la prophylaxie des maladies infectieuses créant « le secteur des contagieux » et en 1888 le principe du « box d’isolement » avec développement de l’antisepsie dont son service des Enfants-malades est un modèle.

En 1887, il fonde avec son collègue Odilon Lannelongue le « Bulletin médical » pour concurrencer « La semaine médicale ».

Son laboratoire des Enfants-malades est adapté pour les travaux de recherche avec Hippolyte Martin et Ledoux-Lebard. Joseph Grancher étudie en particulier la reproduction chez l’animal des diverses variétés de tuberculose, la possibilité de vaccination du lapin à partir d’un bacille aviaire et la destruction du mycobacterium de Robert Koch. L’idée originale de Joseph Grancher est le dépistage de la tuberculose en milieu scolaire, évidemment limité à cette époque, au seul examen clinique.

Mais rapidement, après la découverte de Roentgen, l’utilisation des examens radiologiques est pratiquée à l’instigation de Antoine Beclère. En ce temps là les cliniciens s’intéressent au dépistage systématique de la tuberculose et au classement des diverses variétés de la maladie, notamment le Doyen Louis Landouzy, Chef de service à l’hôpital Laënnec.

Le but pratique de Joseph Grancher est de soustraire les enfants au milieu familial contaminant pour les placer à la campagne dans des « familles saines » [5-8] appliquant ainsi l’idée de Louis Pasteur en sériculture ! Les « paysans receveurs » sont choisis par les médecins locaux qui, en outre, soignent gratuitement ces « pupilles » aidés régulièrement par des infirmières visiteuses. Les enfants pour la plupart sont placés jusqu’à treize ans, puis, si la famille naturelle n’est pas capable de les reprendre, ils sont pris en charge par l’association qui assure la subsistance et un accès à une profession.

Ainsi est créé en 1903 par Joseph Grancher « l’œuvre de préservation de l’enfance contre la tuberculose » qui est reconnue d’utilité publique le 9 août 1905, soit deux ans avant le décès du fondateur. Le succès de « l’œuvre » est rapide, s’étendant à tous les départements français, puis en Afrique du Nord et Afrique occidentale au point que vingt ans plus tard, en 1923, on compte vingt-six filiales. En 1925, Rist proclame qu’elle a « sauvé plus de deux mille enfants voués à une mort certaine ». Poursuivant le même but, la « Mutuelle Autonome des Instituteurs de France » (MAIF) crée dès 1938 en Savoie le preventorium de Chanay et le sanatorium de Saint-Jean d’Aulps, ainsi que celui de Sainte-Feyre en Creuse. J’ai eu l’honneur d’être chirurgien de ces établissements de 1961 à 1971 sous la direction de mon maître et ami Max Merlier.

Longtemps après le décès de son fondateur, « L’œuvre » se transforme [5]. En 1971, soixante-quatre ans après le décès du fondateur elle devient « Association de préservation de l’enfance ». En 1992 la tuberculose étant en voie d’extinction, « l’Oeuvre » étend son intérêt aux enfants contaminés par le virus du SIDA et victimes de sévères difficultés psycho-sociales. En 2001, 94 ans après le décès de Joseph Grancher, « l’œuvre » persiste devenant « Fondation Grancher » gérant deux établissements employant cent-quatre-vingt-dix salariés, hébergeant deuxcent-trente enfants de la Région parisienne, sans oublier l’association « Parentèle » pour formation continue des personnels. Quelle belle réussite d’une généreuseœuvre de santé publique [3-5-7] !

Une forte personnalité « Il n’est qu’un luxe véritable, celui des relations humaines » (Saint-Éxupéry)

Rien ne prédisposait, apparemment, Joseph Grancher à réaliser avec éclat une réussite nationale et internationale, c’est-à-dire, sa brillante participation à l’avancée scientifique d’une « nouvelle médecine » notamment en matière de prophylaxie et de prévention des maladies infectieuses. S’engageant avec enthousiasme pour le concept de microbiologie de Louis Pasteur, il apporte sa puissance de travail, sa volonté de réussir au service d’un esprit lucide et organisateur. Il développe sa logique rigueur nuancée du don d’observation, en clinicien averti et en hygiéniste perspicace, pour la connaissance physiopathologique et anatomopathologique des deux fléaux majeurs en France à cette époque : la rage et la tuberculose . Son rôle de « médecin courageux » soutenant « le savant » Louis Pasteur est déterminant pour la pérennité de la microbiologie naissante dont les acquis annoncent une thérapeutique logique et contrôlée.

Inauguration de l’Institut Pasteur 14 novembre 1888 par Tinayre.

Cette action efficace est dûe au caractère tenace, à l’esprit curieux, à la rigueur d’analyse et à la capacité de synthèse d’un travailleur obstiné, désireux de comprendre l’enchaînement des faits pour établir l’imputabilité entre causes et conséquences.

Il est courageux dès l’adolescence pour, petit provincial sans appui, s’engager en milieu médical à Paris à la fin du XIXe siècle.

Victorieux , il l’est en 1823, reçu troisième au concours de l’internat des hôpitaux de Paris, puis gravissant les échelons successifs d’une belle carrière jusqu’au sommet. Audacieux , il l’est en juillet 1885, pratiquant la première vaccination antirabique chez l’enfant.

Entreprenant , il l’est toute sa vie, fils d’artisans creusois réussissant à créer l’œuvre qui porte encore son nom à l’aube du troisième millénaire. Son compatriote et contemporain, le Docteur Louis Queyrat [10] le décrit ainsi : « d’aspect très grand seigneur […] les joues creuses, le visage allongé, la barbe et les moustaches blondes coupées de près, la bouche quelque peu dédaigneuse et dans cette physionomie d’ascète au dessus d’un large front intelligent, les yeux gris bleus mettaient un regard scrutateur et froid, souvent ironique qu’on s’étonnait à certains moments, dans le sourire par exemple, de voir devenir extrêmement doux ». Horace Bianchon [2] décrit « une face exsangue presque et longue, avec des yeux profonds et pensifs, sans gaieté, rappelle les cires anciennes et les bois peints où l’art fervent des primitifs savait rendre le mélancolique ascétisme du Moyen-Âge. » La personnalité hors du commun impressionne les contemporains de Joseph Grancher. Ainsi Lion Murard et Patrick Zylberman dans leur livre « L’hygiène dans la

République » le décrivent : « un très grand seigneur maigre, avec des yeux graves, un visage pensif, osseux et macéré d’ascète, l’éminent Professeur Grancher ne saurait toutefois camper une tête despotique. » Dans son éloge à l’Académie de médecine le 11 décembre 1923, Charles Achard [1] explique « une impression d’autorité se dégageait de sa personne, sa haute stature, son visage mince aux traits peu mobiles, son abord réservé en imposant au premier contact mais sa parole cordiale, la séduisante distinction de ses manières, la simplicité de son accueil joint à la droiture de ses sentiments et de ses jugements rassuraient bien vite l’interlocuteur. » D’apparence aimable, il avait un caractère inflexible, ferme sur ses positions comme son ami Émile Combes, médecin, ancien séminariste, avant d’affronter la vie politique. D’après Lion Murard et Patrick Zylberman « l’aisance princière du familier d’Edmond Rostand, Poincaré, Lépine, Cheysson, et Leygues, l’écrasante fortune du tout Paris radical et lettré, offusquaient des moines pauvres. » La vie privée de Joseph Grancher commence en 1879 date à laquelle, âgé de trente-six ans, Professeur agrégé Médecin des hôpitaux il épouse une riche veuve Rosa Abreu, d’origine cubaine. Ne pouvant avoir de descendance directe ils adoptent leur nièce, Rosalia dite « Lilita » qui, séduisante et cultivée, inspire Jean Giraudoux (Lettre à Lilita), Leon-Paul Fargue (Lettres à la chère Lilita), Saint-John Perse (Lettre à l’étrangère).Son portrait est peint par Édouard Vaillard.

Ayant contracté une tuberculose, Joseph Grancher, dès 1892, limite ses activités parisiennes et fait construire une maison à Cambo-les-Bains, ville dont il devient maire, attirant à sa suite Edmond Rostand, convalescent d’une infection pulmonaire après le triomphe de « l’Aiglon », résidant dans sa célèbre villa Arnaga. À l’âge de soixante-quatre ans, à la suite d’une sévère pneumonie, Grancher décède le 13 juillet 1907, sa veuve lui survivant pendant vingt ans. Selon sa volonté, ses obsèques sont purement civiles, sans discours, sans fleurs ni couronne. Dans son testament il dit :

« je lègue à « l’œuvre de la préservation de l’enfance contre la tuberculose » le capital nécessaire pour lui constituer une rente perpétuelle de 20 000 francs, laquelle devra être employée au fonctionnement et au développement de l’œuvre. » Sa gloire posthume a surpassé le triomphe de sa vie. Son nom figure dans de nombreux hôpitaux de l’Assistance publique de Paris (Necker Enfants-malades, Laennec, Bichat, Saint-Antoine, Trousseau, Brévannes) et dans les centres Héliomarins de Hendaye et de Saint-Salvadour. Son patronyme honore une rue et un collège à Felletin, son lieu de naissance en Creuse.

Quelque peu chétif dans l’enfance, ayant des douleurs abdominales inexpliquées, évitant la malédiction du père Goriot, mais tel Rastignac, avec l’encouragement frénétique de sa mère, puis à la grâce et à la fortune de son épouse, Joseph Grancher devient la gloire de son temps par sa position illustre de Professeur chef d’école innovant la médecine sociale [6, 7]. Il peut être fier des services rendus, mais il a, pour l’éternité, la simplicité de l’homme du terroir et, pour Horace Bianchon [2] :

« l’air maladif de tristesse discrète […] le mélancolique ascétisme du MoyenÂge. »

Organisateur de talent, diplomate charmeur, mécène distingué, Grancher est le prototype de l’homme de bien à la « Belle époque » [9]. Il sera suivi quelques années plus tard par son compatriote de Felletin, André Chaumeix, élu membre de l’Académie française en 1930.

Malgré sa moindre résistance physique il sait répartir harmonieusement ses qualités entre l’action médicale, l’enseignement et la vie privée. Louis Queyrat [10] raconte qu’il avait aménagé dans son laboratoire une bibliothèque pour réunir élèves et amis avec une élégante aisance et une chaleur naturelle, s’allongeant, malgré le déplaisir de Louis Pasteur, dans un rocking-chair en fumant une cigarette et en devisant en noble philosophe.

Obligé de réduire ses activités dès 1892 en raison d’une sévère tuberculose pulmonaire, il se consacre à l’enseignement. Il publie notamment chez Masson, avec Jules Comby et Antonin-Bernard Marfan, un volumineux « Traité des maladies de l’enfance » en deux éditions, l’une en 1897-1898 et l’autre en 1904-1905. Le 7 mars 1903 parait dans le Bulletin médical l’article sur « Tuberculose pulmonaire et sanatorium » dans lequel il résume son concept thérapeutique : « pour combattre efficacement la tuberculose il faut la devancer et non la suivre . »

Malgré le prestige de la gloire Joseph Grancher conserve toujours sa modestie naturelle qui explique sa position en retrait par rapport à Louis Pasteur. Il ne tire jamais vanité de son rôle capital dans l’ombre du savant, se réfugiant même au fond de la salle lors de la célèbre lecture de Pasteur concernant la vaccination antirabique à l’Académie des sciences.

Les travaux scientifiques, l’organisation de son service hospitalier, les réunions du Conseil d’hygiène, le fondement de « l’Oeuvre », les obligations professionnelles et relationnelles de la vie parisienne au début du XXe siècle n’ont jamais supplanté, dans l’intimité de Joseph Grancher, l’affection pour son pays natal et ses compatriotes creusois [6-8-10]. Président honoraire de l’association des anciens élèves de Felletin, il fonde un Prix d’Histoire naturelle pour la classe de philosophie. En 1888, premier Président de « l’association amicale de la Creuse », créée par son ami Louis Queyrat, ancien chef de clinique à la Faculté de Paris et médecin de l’hôpital Cochin, Joseph Grancher offre son magnifique hôtel particulier pour réunir à Paris ses compatriotes creusois avec une élégante simplicité.

L’Académie de médecine célèbre la mémoire et la valeur de son œuvre scientifique en 1923 puis en 1943 pour le centième anniversaire de sa naissance. Le 15 janvier 2002, Gabriel Blancher, lui aussi Limousin, Président de l’Académie nationale de médecine, inaugure à la Mairie du 6ème arrondissement de Paris l’exposition « Grancher et Pasteur » [3]. En 2003 plusieurs cérémonies évoquent le centenaire de la création de « l’Oeuvre ». Le 27 septembre est posée une plaque sur la sépulture du cimetière Montmartre. Le monument funéraire de Montmartre est circulaire, en marbre rose avec deux bas reliefs du sculpteur Auguste Mallard : l’un représentant une vaccination en présence de Pasteur, l’autre évoquant « l’Oeuvre de protection de l’enfance ». Le 21 octobre 2003, lors d’un colloque à l’Hôtel de Ville de Paris, est
évoqué « le placement familial dans le siècle ». Rosa Abreu-Grancher a été le principal mécène de « l’Oeuvre » animant en outre une fondation qui porte son nom et faisant construire « la maison de Cuba » dans la Cité universitaire avant de décéder en 1926.

A l’aube du IIIe millénaire, la dangerosité de la tuberculose est manifestement endiguée en France grâce aux découvertes du XXe siècle : vaccin BCG et antibiothé- rapie, après les travaux de Selman-Abraham Waksman (1888-1973). Cependant, la tuberculose reste un fléau dans le tiers-monde auquel il convient d’appliquer à grande échelle la politique de santé publique de Joseph Grancher. Au prestige de Joseph Grancher au début du XXe siècle, succède au XXIe une certaine ignorance des générations non spécialisées. Il ne s’agit pas de négligence mais de l’oubli d’un passé effacé par les acquisitions scientifiques justement dûes à ce pionnier pasteurien. En devoir de mémoire pour ce grand ancien, rappelons avec Chateaubriand : « Il ne manque au présent que le passé ; c’est peu de chose ! Comme si les siècles ne se servaient pas de base les uns aux autres et que le dernier se pût tenir en l’air ».

BIBLIOGRAPHIE [1] ACHARD Charles — Joseph Grancher (1843-1907).

Bull. Acad. Natle Méd ., 1923, 42 , 533-546.

[2] BIANCHON Horace —

Nos grands médecins d’aujourd’hui . Société d’Editions scientifiques. Paris, 1891.

[3] BLANCHER Gabriel — Inauguration de l’exposition « Grancher et Pasteur » le 15/01/2002 à la mairie du VIe arrondissement de Paris.

[4] CHRÉTIEN Jacques. La tuberculose . Tome 1. Hauts de France Edit. 1995.

[5] COUVREUR Jean — Professeur J. Grancher (1843-1907), pionnier de la vaccination contre la rage et de la prophylaxie de la tuberculose. Bull. Soc. Hist. et arch. du XVe arrondissement de Paris , automne 2005, 26 .

[6] DELANGLE G. — A la fois célèbre et méconnu : le Professeur Joseph Grancher.

Bulletin des amis de la Creuse, 2002, 13 .

[7] DELANGLE G. — Hommage au Professeur Grancher.

Bulletin des amis de la Creuse , 2003, p. 1-6.

[8] RENAULT J. et BESANÇON F. — Le centenaire de Grancher.

Bull. Acad. Natle Méd ., 1943, 24-26, 401-414.

[9] ROUSSILAT Jean — Un patron des Hôpitaux de Paris à le Belle Époque. La vie de Joseph Grancher .

Société des sciences naturelles et archéologiques de la Creuse, 1989.

[10] QUEYRAT Louis — Grancher 1843-1907. Assemblée générale des amis de la Creuse, 30/11/1907.

Bull. Acad. Natle Méd., 2007, 191, no 3, 659-668, séance du 27 mars 2007