Rapport
Séance du 16 novembre 2004

Prévention et dépistage de l’insuffisance rénale chronique

MOTS-CLÉS : dépistage visuel. épidémiologie.. insuffisance rénale chronique
Prevention and screening of chronic renal failure
KEY-WORDS : kidney failure, chronic. vision screening epidemiology.

Michel Bourel et Raymond Ardaillou (au nom de la Commission I)

Résumé

L’insuffisance rénale chronique représente un problème majeur de santé publique. L’incidence des patients arrivés au stade ultime de la maladie est en France de 126,4 / million d’habitants et le coût des soins correspond à 2 % du total des dépenses de l’assurance maladie. L’évolution de la maladie passe par 5 phases définies par le niveau de la clairance de la créatinine depuis la néphropathie sans insuffisance rénale (clairance>90 ml/min) jusqu’à l’insuffisance rénale au stade terminal (clairance<15 ml/min). La prévalence des malades à ce dernier stade est de 50.000 environ. La prévalence globale des maladies rénales serait de 2 à 3 millions. Les maladies rénales doivent être dépistées parce qu’elles sont silencieuses et qu’un traitement précoce retarde la mise en route des traitements substitutifs et diminue les risques d’accidents cardiovasculaires. Le dépistage doit cibler la population à risques, c’est-à-dire les malades atteints de diabète, hypertension artérielle, ischémie coronarienne, uropathies, maladies auto-immunes et ceux traités par des médicaments néphrotoxiques. Le dépistage de l’ensemble de la population serait d’un coût disproportionné par rapport au bénéfice attendu. La mise en place de réseaux de soins assure le meilleur dépistage en diffusant l’information et coordonnant l’activité des spécialistes et des généralistes. Ce dépistage est basé essentiellement sur la recherche de la protéinurie, l’examen du sédiment urinaire et le dosage de la créatininémie, ce dernier permettant avec l’âge et le poids d’évaluer la filtration glomérulaire en utilisant la formule de Cockcroft. Prévenir les maladies rénales réclame de l’ensemble de la population le style de vie déjà conseillé pour prévenir les maladies cardiovasculaires. Chez les sujets à risque, il faut particulièrement contrôler la pression artérielle, la glycémie et la cholestérolémie. Chez les malades déjà dépistés, il faut pour freiner l’évolution, bloquer le système rénine-angiotensine par des inhibiteurs de l’enzyme de conversion, utiliser les statines pour contrôler la cholestérolémie et restreindre le régime en protéines. Au vu de ces éléments, l’Académie Nationale de Médecine propose les mesures suivantes : 1 — dans le domaine de la santé publique, étendre à toute la France les registres regroupant les malades en phase ultime, encourager la création de réseaux de dépistage et soins, vacciner les malades contre l’hépatite B, la grippe et les affections à pneumocoque et vérifier si les sujets hypotrophiques à la naissance sont plus particulièrement atteints ; 2 — dans le domaine de l’enseignement et de la recherche, enrayer la diminution du nombre de néphrologues, encourager les études génétiques, évaluer l’efficacité des médicaments antifibrosants et les effets toxiques possibles des nouveaux médicaments.

Summary

Chronic renal failure represents a major problem of public health. Incidence for patients arrived at the terminal stage of the disease is in France 126.4/million inhabitants and the cost of medical care reaches 2 % of the expenses of the National Health Insurance. The progression of the disease is divided into 5 stages that are defined by the level of creatinine clearance from the stage of renal diseases with a normal renal function (clearance>90 ml/min) to the terminal stage (clearance <15 ml/min). Prevalence of patients at this ultimate stage is around 50,000. Prevalence for the totality of patients with a renal disease is evaluated between 2 and 3 millions. Renal diseases must be screened because they are silent and because an early pre-dialysis nephrological care allows renal replacement therapy to be delayed and the number of cardiovascular accidents to be diminished. Screening must be performed in the high-risk populations, essentially patients with diabetes, hypertension, coronary ischemia, renal tract diseases and all subjects treated with drugs toxic for the kidneys. Screening in the total population seems inadequate because of a high cost to benefit ratio. Screening is based on testing for the presence of proteinuria, quantifying the number of formed elements and plasma creatinine determination, the latter allowing, together with age and weight, glomerular filtration rate to be evaluated according to Cockcroft’s formula. Prevention of renal diseases in the whole population necessitates the same life style as that recommended for prevention of cardiac and metabolic diseases. In the high-risk populations, one must control glycemia, blood pressure and cholesterol plasma level. In patients that have been already screened, renal function decay has to be slowed down by blocking the renin angiotensin system with converting enzyme inhibitors, controlling plasma cholesterol with statins and diminishing dietary proteins. In the light of these various data, the National Academy of medicine recommends : 1 — in the field of public health, to extend to the whole country the registries containing data on patients with terminal chronic renal failure, to support the creation of medical networks for the screening of renal diseases, to vaccine the patients against hepatitis B, flue and pneumococcal infections and to verify whether a low birth weight is associated with a greater risk of renal diseases in adulthood ; 2 — in the field of teaching and research, to stop the decrease in the number of nephrologists, to promote research in genetics, to evaluate the efficacy of antifibrosis drugs and the possible renal toxicity of all new drugs.

Les données épidémiologiques dont on dispose montrent que l’incidence de l’insuffisance rénale chronique (IRC) augmente régulièrement en France et dans l’ensemble des pays développés. L’incidence de la seule insuffisance rénale ultime (dernier stade de la maladie) a atteint dans notre pays 126,4 par million d’habitants en 2002 [1] entraînant des dépenses de santé que l’on évalue à 2 % du total [2]. Cela explique que le Parlement ait inscrit dans la loi relative à la politique de santé publique, sous le numéro 80, l’objectif de « stabiliser l’incidence de l’insuffisance rénale chronique terminale d’ici à 2008 » [3]. Cette préoccupation des pouvoirs publics fait suite à plusieurs rapports dont, en 1997, l’avis du Haut Comité de Santé Publique [4] basé sur une expertise collective de l’INSERM [5] et, en 2002, les recommandations de l’Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation en Santé (ANAES) [2] réactualisées en septembre 2004 [6]. L’Académie Nationale de Médecine s’est également intéressée à cette question en organisant en janvier 1999 une séance à thème intitulée : « Biologie de la fibrose rénale chronique — Mécanismes et espoir de prévention » [7]. Il en ressortait que le mécanisme du développement des lésions de fibrose rénale était de mieux en mieux connu avec, en conséquence, l’apparition de nouveaux traitements prometteurs. Pour cette raison, dépistage et prévention sont indissociables puisque l’un doit conduire à l’autre, empêchant ainsi les néphropathies débutantes de progresser vers l’IRC. Plus de cinq ans après cette séance, il nous est apparu qu’une nouvelle mise au point devait intervenir afin d’apporter notre contribution à la prise des mesures nécessaires pour atteindre l’objectif pluriannuel de la loi relative à la politique de santé publique adoptée par le Parlement en juillet 2004, et cela d’autant plus que l’Académie, à la demande des Pouvoirs Publics, a déjà en avril 2003 effectué une analyse sommaire du projet de loi sous la signature de Messieurs Tubiana , Milhaud et Dubois [8]. Ce rapport préliminaire regrettait que les objectifs énumérés dans le projet de loi ne reposent pas sur une analyse approfondie de la situation et ne s’accompagnent pas de l’exposé de la stratégie à suivre pour aboutir au résultat espéré. Le présent rapport a pour objet d’essayer de combler cette lacune dans le domaine de l’IRC.

ÉPIDÉMIOLOGIE DE l’IRC

L’ANAES a défini quatre stades d’évolution des maladies rénales chroniques en fonction des valeurs du débit de filtration glomérulaire apprécié par la clairance de la créatinine : le stade 1 de maladie rénale chronique avec une clairance supérieure à 60 ml/min, le stade 2 d’insuffisance rénale modérée avec une clairance entre 59 et 30 ml/min, le stade 3 d’insuffisance rénale sévère avec une clairance entre 29 et 15 ml/min et le stade 4 d’insuffisance rénale terminale avec une clairance inférieure à 15 ml/min correspondant à des malades pour la plupart dialysés ou greffés ultérieurement [2]. Il nous semble
qu’une classification en cinq stades telle celle utilisée aux Etats-Unis [9] est préférable, le stade 1 étant scindé en maladies rénales sans insuffisance rénale (clairance supérieure à 90 ml/min) et insuffisance rénale débutante (clairance entre 89 et 60 ml/min). Cette deuxième classification a l’intérêt de souligner la nécessité de la surveillance à la période où la fonction rénale est encore normale. On ne dispose pas en France de documents permettant d’évaluer l’incidence et la prévalence de la maladie à tous ces stades. Seul, le stade ultime est bien documenté par le nombre connu des traitements de suppléance et correspond à l’incidence moyenne donnée plus haut de 126,4 par million d’habitants [1]. Cette incidence croit chaque année en Europe (4-6 %/an durant la période 1990-1999) [10], mais moins qu’aux Etats-Unis où elle a, cependant, tendance à se stabiliser [11]. La prévalence de la maladie à ses différents stades chez les sujets de plus de vingt ans a été déterminée aux Etats-Unis sur un échantillon représentatif de la population [12]. On aboutit à un chiffre de 11 % pour la prévalence globale. La prévalence aux cinq stades successifs de la maladie est de 5,9 millions (3,3 %), 5,3 millions (3 %), 7,6 millions (4,3 %), 400.000 (0,2 %) et 300.000 (0,2 %) individus, respectivement. Une telle étude n’a pas été réalisée en France où on connaît seulement le nombre de dialysés et de greffés (30.882 et 20.415 en juin 2003, respectivement, soit au total 51297) [13]. Si on fait l’hypothèse que le rapport du nombre de patients dialysés ou greffés sur le nombre total de patients en IRC est le même dans les deux pays (1,82 %), on peut suggérer un ordre de grandeur de 2, 8 millions de malades atteints d’IRC en France. La différence d’incidence de la maladie entre les deux pays (126,4 patients par million d’habitants en France et 336 aux Etats-Unis) vient principalement de la plus grande prévalence du diabète dans ce dernier pays. Une autre raison pour expliquer les chiffres élevés obtenus dans les deux pays pourrait être un mauvais calibrage du dosage de la créatinine surévaluant les concentrations réelles et augmentant ainsi le nombre de malades supposés. L’incidence de la maladie en France s’accroît avec l’âge et est plus élevée chez les hommes que chez les femmes. Elle varie également avec les régions et atteint son maximum dans les territoires et départements d’outre mer.

L’IRC succède toujours à une néphropathie dont les origines peuvent être multiples. En 2000, le diabète en représentait 25 %, les glomérulonéphrites chroniques 20 %, les néphropathies vasculaires 15 %, les néphropathies interstitielles 11 %, les maladies héréditaires avec au premier plan la polykystose rénale 7 %. Le reste englobait les maladies de système et les causes rares ou indéterminées [14]. L’accroissement de l’incidence ces dernières années a été plus rapide chez les diabétiques et les sujets atteints de maladies vasculaires.

POURQUOI FAUT-IL DÉPISTER LES MALADIES RÉNALES ?

De nombreuses raisons incitent à dépister les maladies rénales :

— Les maladies rénales et l’IRC sont, en général, des maladies silencieuses.

Il est rare que l’atteinte du rein se signale par des signes fonctionnels et il est fréquent d’examiner des patients pour la première fois à un stade déjà évolué.

— Des mesures simples, que nous détaillerons plus loin, mises en route après un dépistage précoce ralentissent la progression de l’IRC.

— La prise en charge de l’IRC à un stade précoce éloigne le moment où des traitements substitutifs seront nécessaires et diminue le risque de maladies cardiovasculaires et d’accidents vasculaires cérébraux. Ce risque est augmenté par rapport à la population générale dés que la clairance de la créatinine est inférieure à 90 ml / min. Il est maximum chez les patients traités par hémodialyse [15, 16].

— L’IRC s’accompagne d’une baisse des défenses immunitaires, donc d’une sensibilité plus grande aux infections. Une prise en charge précoce permettra de conseiller les vaccinations appropriées, essentiellement contre la grippe et les infections à pneumocoque [9]. La vaccination précoce contre l’hépatite B est également conseillée à cause du risque de contamination chez les malades en dialyse.

— Les conséquences, souvent dramatiques, de l’IRC peuvent être mieux corrigées. Dés le stade 2, il existe des troubles du métabolisme phosphocalcique avec hyperparathyroïdie et dès le stade 3, l’anémie est présente chez 50 % des patients. L’acidose et l’hyperkaliémie surviennent habituellement à un stade plus tardif, mais nécessitent un traitement d’urgence.

— Enfin, il est toujours préférable de ne pas commencer un traitement substitutif en urgence, mais d’avoir le temps d’y préparer le malade ce qui augmente sa survie [17].

DANS QUELLE POPULATION LE DÉPISTAGE DOIT-IL ETRE EFFECTUÉ ?

Il s’agit essentiellement de la population à risques qui se partagent en risques cliniques et sociodémographiques [11]. La question reste posée pour l’ensemble de la population.

La population à risque

Elle inclut les patients atteints d’hypertension artérielle, de maladie coronarienne, de diabète de type II, d’uropathies, de malformations rénales congéni-
tales (hypoplasies rénales avec oligoméganéphronie, polykystose), de maladies autoimmunes (lupus, sclérodermie) et de dysglobulinémies monoclonales, ceux exposés à des médicaments toxiques pour les reins (lithium, anticalcineurines, antalgiques et anti-inflammatoires non stéroïdiens) et ceux présentant des antécédents familiaux de maladies rénales. Une estimation du débit de filtration glomérulaire est recommandée chez les patients présentant des anomalies rénales (protéinurie, hématurie, lithiase), dans certaines circonstances telles la prescription d’aminosides, les chimiothérapies et la radiothérapie anticancéreuses, l’injection de produits de contraste iodés où elle devra être réalisée avant et après l’administration, en présence d’anomalies biologiques ou cliniques extra-rénales comme une anémie, des troubles du métabolisme phosphocalcique, des troubles digestifs. Parmi les médicaments, une place particulière doit être faite au lithium vu la fréquence de son utilisation à long terme en psychiatrie. On sait aussi par l’expérimentation animale qu’un nombre réduit de néphrons à la naissance conduit à l’hypertension artérielle et à l’insuffisance rénale [18]. Chez l’homme, une corrélation a été établie entre le poids à la naissance chez les enfants nés à terme et la fréquence de l’hypertension artérielle et de la maladie coronarienne à l’âge adulte qui augmente en cas d’hypotrophie [19]. Il n’y a pas de documents disponibles concernant la fonction rénale. Il serait cependant prudent d’être vigilant dans le cas de ces sujets et de contrôler leur créatininémie. Enfin, il convient d’insister sur la nécessité d’une recherche systématique de maladies rénales au cours des examens médicaux obligatoires pendant la grossesse.

Les facteurs sociodémographiques comprennent l’âge (au dessus de 65 ans) avec une prédominance masculine, la sédentarité, l’ethnicité (populations d’origine africaine), l’appartenance aux catégories sociales défavorisées et les expositions environnementales ou professionnelles (métaux lourds).

Ces facteurs de risque n’ont pas tous le même poids [20]. Par rapport à la population normale le risque relatif est multiplié par 3 à 22 chez les hypertendus selon la sévérité de la maladie, par 9 chez les diabétiques, par 10 chez les consommateurs habituels d’analgésiques (phénacétine maintenant sortie de la pharmacopée, acétaminophène, pyrazolones en association ou non avec l’aspirine), par 3 chez les fumeurs et par 2 chez les obèses. Il importe aussi de distinguer les facteurs de risque sur lesquels on peut agir (pression artérielle, diabète, obésité, consommation de tabac) de ceux qui sont constitutionnels (âge, sexe, ethnicité, maladies génétiques).

L’ensemble de la population

La question se pose de savoir s’il convient d’effectuer un dépistage systématique dans toute la population et avec quelle fréquence. On a abandonné depuis longtemps la recherche systématique de la protéinurie avant vaccination chez l’enfant du fait des erreurs possibles dans l’appréciation du caractère
permanent de la protéinurie et, surtout, de l’absence de contre indication rénale aux préparations actuelles de vaccins. Chez l’adulte, il semble que le rapport coût/bénéfice du dépistage par le dosage annuel de la protéinurie soit défavorable. Il devient meilleur chez les sujets de plus de 60 ans et est très favorable chez les hypertendus et les diabétiques. Pour la population normale, seul un dépistage effectué à un intervalle de dix ans pourrait être envisagé [21].

L’organisation du dépistage

L’organisation du dépistage est facilitée par la création de réseaux de soins groupant les services de néphrologie, les médecins généralistes, les médecins du travail et les autres professionnels de santé, pharmaciens, biologistes, diététiciens. De tels réseaux existent déjà en Ile-de-France, Bourgogne, Lorraine et dans la région Rhône-Alpes et leur création est encouragée par le Ministère de la Santé dans le cadre des Schémas Régionaux d’Organisation de la Santé (SROS). Ces réseaux permettent la mise en place d’une formation adéquate des praticiens, l’information des malades à risque et la coordination des soins entre les différents acteurs. Ils nécessitent une organisation adé- quate avec un médecin coordonnateur et un secrétariat. Les médecins généralistes peuvent ainsi mieux dépister les insuffisances rénales débutantes, les orienter vers un service de néphrologie pour un diagnostic étiologique précis et la mise en route d’un traitement approprié. Leur rôle est également très important dans le suivi des malades. On sait que la dialyse, si elle est nécessaire, sera d’autant mieux supportée que le temps écoulé entre la découverte de la maladie et l’entrée en dialyse sera plus long.

LES MÉTHODES DE DÉPISTAGE DES MALADIES RÉNALES ET DE L’IRC

Les méthodes de dépistage utilisées en routine en association sont la mesure de la protéinurie, l’examen du sédiment urinaire et le dosage de la concentration plasmatique de créatinine.

La protéinurie

Pour des raisons de facilité, on a abandonné la mesure du débit de protéinurie dans les urines de 24h. Il est maintenant habituel de recueillir un échantillon d’urine au hasard et d’y mesurer les concentrations de protéines et de créatinine. Il existe une bonne corrélation entre le rapport protéinurie sur créatininurie et la mesure de la protéinurie dans les urines de 24h. Cette mesure se fait soit par dosage au laboratoire soit plus simplement par bandelette. La protéinurie est considérée comme pathologique au dessus de 300 mg / 24h ou pour un rapport protéinurie / créatininurie supérieur à
20 mg / mmol. La protéinurie a une double signification, d’abord de dépistage d’une maladie rénale, ensuite de marqueur de risque du fait de son rôle dans le développement de la fibrose rénale. La microalbuminurie est un signe d’alerte chez le diabétique, surtout de type I. Elle est caractérisée par des valeurs de protéinurie (essentiellement de l’albumine) entre 30 et 300mg / 24h ou un rapport albuminurie / créatininurie supérieur à 2 mg / mmol. La protéinurie et la microalbuminurie sont aussi des facteurs de risque cardiovasculaire [22].

Le sédiment urinaire

L’examen du sédiment urinaire a remplacé la mesure du débit minuté des leucocytes et des hématies. Cet examen est important, certaines néphropathies comme la glomérulonéphrite à IgA étant détectées souvent par une hématurie microscopique. On considère comme pathologiques les valeurs d’hématurie ou de leucocyturie supérieures à 10.000 / ml.

La créatininémie

La fonction rénale, elle-même, est habituellement appréciée par la créatininé- mie. Le simple dosage plasmatique est moins informatif, mais de réalisation plus simple que la mesure de la clairance. On a essayé cependant d’estimer la valeur de la clairance en introduisant la créatininémie dans des formules incluant l’âge, le poids et le sexe. La plus utilisée est celle de Cockcroft qui correspond à la clairance de la créatinine en valeur absolue : (140-âge en années) × (poids en kg / créatininémie en µmol/l) le tout affecté du facteur 1,23 chez l’homme et 1,04 chez la femme. La deuxième, moins utilisée, est celle de l’étude MDRD (Modification of the Diet in Renal Diseases) qui donne la valeur de la clairance rapportée à 1,73 m2 de surface corporelle : 186 × [créatininémie en mg /dl]-1,154 × [âge en années]-0,203 affectée d’un facteur de 0,742 chez la femme et de 1,2 chez les afroaméricains. L’ANAES a retenu la formule de Cockcroft qui, dans l’ensemble, est convenablement corrélée à la clairance, mais mieux aux stades évolués qu’au début de la maladie ou chez les sujets normaux. Ces deux formules, Cockcroft et MDRD, sont défectueuses chez l’obèse et chez l’enfant de moins de douze ans. Les laboratoires d’analyse médicale utilisent systématiquement en France la formule de Cockcroft. Le principal problème reste la dispersion des résultats du dosage de la créatinine d’un laboratoire à l’autre, surtout dans les valeurs normales ou subnormales pouvant conduire à des résultats erronés dans le calcul de la clairance. La Société Française de Biologie Clinique propose de pallier cet inconvénient en effectuant un étalonnage en plusieurs points que le dosage soit colorimétrique ou enzymatique. Comme ces deux types de méthode de dosage donnent des résultats différents (plus bas pour les techniques enzymatiques), elle propose
également une nouvelle écriture de la formule de Cockcroft avec l’introduction du type de dosage comme paramètre supplémentaire [23]. Il est important de répéter les dosages de créatininémie pour évaluer la pente de diminution de la fonction rénale avec le temps qui constitue un facteur pronostique. Un paramètre souvent utilisé est le temps de doublement de la créatininémie.

On ne connaît actuellement aucun autre marqueur endogène de la fonction rénale capable de supplanter la créatininémie et pouvant être utilisé aussi aisément dans le dépistage. A côté de méthodes de dépistage de la maladie déjà constituée, il serait également important de définir quels polymorphismes génétiques peuvent être prédictifs du risque de survenue et de progression de l’IRC.

PRÉVENTION DE l’IRC

Il faut distinguer trois types de prévention à mettre en œuvre selon la population qu’elle concerne : population entière, sujets à risque, sujets déjà dépistés.

Population entière

Pour la population entière, les conseils sont les mêmes que ceux déjà bien connus pour la prévention des maladies cardiovasculaires et métaboliques :

suppression du tabac, alimentation équilibrée selon les conseils du Programme National Nutrition Santé, exercice physique, régime pauvrement salé. Il faut y ajouter le maintien d’une diurèse abondante par l’ ingestion d’eau en quantité suffisante pour éviter la lithiase et diminuer le risque d’infection urinaire.

Sujets à risque

Chez les sujets à risque, il faut considérer les trois principales catégories que sont les hypertendus, les diabétiques et les sujets âgés. Les mesures indispensables pour prévenir l’IRC sont le contrôle de la pression artérielle, de l’hypercholestérolémie et du LDL cholestérol, celui de la glycémie chez les diabétiques, la lutte contre l’obésité et le maintien d’une activité physique, la suppression du tabac, la prévention des infections urinaires et des risques d’insuffisance rénale aiguë d’origine médicamenteuse (produits de contraste, gentamycine, anti-inflammatoires non stéroïdiens…). Il convient également de contrôler l’hyperuricémie, même si son rôle est moindre que celui des facteurs pré-cités. Quand un médicament anti-hypertenseur doit être utilisé, il faut privilégier le blocage du système rénine-angiotensine par un inhibiteur de l’enzyme de conversion ou un antagoniste des récepteurs de type I de l’angiotensine II.

Malades déjà dépistés

Les maladies rénales aboutissent à la diminution du nombre de néphrons fonctionnels. Les néphrons restants s’hypertrophient et augmentent leur capacité de filtration afin de compenser la perte subie. Malheureusement ces modifications induisent sclérose glomérulaire et atrophie tubulaire et sont ainsi la source d’un cercle vicieux entraînant la destruction d’autres néphrons avec en conséquence apparition d’une insuffisance rénale. L’angiotensine II semble jouer le rôle principal dans ces événements. Cette hormone est responsable de l’augmentation de la pression dans les capillaires glomérulaires, de l’augmentation de la perméabilité des glomérules à l’albumine et de la production locale de facteurs pro-inflammatoires et pro-fibrotiques, le tout conduisant à la sclérose glomérulaire. Les tubes s’adaptent à la diminution du capital néphronique pour maintenir l’équilibre glomérulo-tubulaire. Ils se dilatent, réabsorbent plus de protéines et de lipoprotéines, puis dans un deuxième temps s’atrophient avec acquisition par les cellules épithéliales d’un phénotype de myofibroblastes. La synthèse de la matrice extra-cellulaire augmente, macrophages et lymphocytes infiltrent l’interstitium et sécrètent facteurs de croissance et cytokines conduisant ainsi à la fibrose interstitielle. Ce bref résumé indique déjà que la prévention de la progression de l’insuffisance rénale chez les malades déjà dépistés va reposer essentiellement sur les médicaments bloquant le système rénine-angiotensine, inhibiteurs de l’enzyme de conversion et antagonistes des récepteurs AT1 de l’angiotensine II, qui diminuent la pression artérielle systémique, agissent sur l’hémodynamique glomérulaire, diminuent la quantité de protéines filtrées et ont un effet anti-fibrosant spécifique en diminuant la synthèse et en augmentant la dégradation de la matrice extracellulaire [18, 22, 24]. Il s’y ajoutera la prévention de l’hyperfiltration glomérulaire par un régime restreint en protéines (0, 8 g/ Kg/ J), le contrôle de l’hyperlipidémie par des inhibiteurs de la 3-hydroxy-3-methylglutaryl-coenzyme A (HMGCoA) réductase et celui de l’hyperuricémie par les inhibiteurs de la xanthine oxydase [25]. Les mesures décrites dans la population générale et chez les sujets à risque s’appliquent évidemment aux sujets dépistés. La diminution de la pression artérielle moyenne de 98 à 92 mm Hg divise par deux la vitesse de progression de l’IRC [26]. L’exemple de la néphropathie diabétique est particulièrement frappant. On peut obtenir une diminution de la pente de décroissance de la clairance de la créatinine allant de 12 à 4 ml / min et / an et même une rémission en appliquant les méthodes citées plus haut.

RECOMMANDATIONS

En prenant en compte les éléments exposés ci-dessus, l’Académie recommande les actions suivantes dans les domaines de la santé publique, de l’enseignement et de la recherche :

Dans le domaine de la santé publique :

• Organiser des campagnes d’information de la population et des professionnels de santé (en plus du corps médical, les pharmaciens, biologistes, diététiciens…) et, tout particulièrement, développer les réseaux de dépistage et de surveillance des malades atteints d’IRC impliquant une collaboration étroite entre les services spécialisés de néphrologie, les médecins généralistes, les médecins du travail et les autres professionnels de santé. On pourra ainsi mieux informer les praticiens et la population à risque et coordonner les soins. Un carnet de surveillance pour les malades prenant régulièrement un analgésique ou un sel de lithium permettrait de dépister les altérations de la fonction rénale.

• Développer les outils épidémiologiques permettant d’apprécier les résultats de la politique menée. Pour cela, il faut connaître avec précision l’incidence annuelle des malades atteints d’insuffisance rénale terminale nécessitant un traitement de suppléance et, aussi, l’état des patients à l’entrée en dialyse. Le temps séparant le premier examen médical spécialisé de l’entrée en dialyse est un indicateur majeur à connaître. La mise en place progressive du registre français REIN dans les différentes régions doit se poursuivre avec l’aide de la Société de Néphrologie et de l’Etablissement Français des Greffes. La France doit également participer aux registres européens. Il convient chez les malades suivis régulièrement dans la période pré-dialytique de noter la pente de diminution avec le temps de la clairance de la créatinine.

• Vacciner les patients non immunisés contre l’hépatite B et l’ensemble des patients en IRC tous les ans contre le virus de la grippe et tous les cinq ans contre le pneumocoque.

• Entreprendre une étude épidémiologique afin de vérifier si les enfants hypotrophiques à la naissance développent plus facilement une maladie rénale à l’âge adulte et, dans le doute, ranger cette catégorie dans les sujets à risque chez lesquels un dépistage doit être effectué.

Dans le domaine de l’enseignement :

Enrayer la diminution du nombre de néphrologues dont l’âge moyen s’accroît.

En effet, le développement des réseaux ne peut compenser que partiellement la carence de ces spécialistes (moins de 1 000 néphrologues en activité pour 2 à 3 millions de patients atteints d’une maladie rénale). Il importe, en particulier, d’augmenter le nombre de places mises au choix dans cette discipline à l’examen national classant et validant pour compenser les départs en retraite qui seront particulièrement nombreux entre 2010 et 2020.

Dans le domaine de la recherche :

• Encourager les études génétiques afin de caractériser les polymorphismes associés à la survenue et à la progression de l’IRC et les études physiopathologiques permettant de mieux comprendre les mécanismes de progression de l’insuffisance rénale.

• Organiser des essais thérapeutiques multicentriques des nouveaux médicaments destinés à prévenir la fibrose rénale pour évaluer leur efficacité.

• Identifier parmi les nouveaux médicaments mis sur le marché ceux qui sont néphrotoxiques pour mieux prévenir d’éventuelles complications.

• Évaluer les éventuels effets toxiques pour les reins de facteurs environnementaux, essentiellement professionnels.

Experts consultés :

— Jean-Pierre Grunfeld, professeur de néphrologie à la Faculté de Médecine Necker-Enfants Malades et chef de service à l’Hôpital Necker (Paris).

— Pierre Ronco, professeur de néphrologie à la Faculté de Médecine St-Antoine et chef de service à l’Hôpital Tenon (Paris).

— Jérôme Rossert, professeur de néphrologie à la Faculté de Médecine St-Antoine et médecin à l’Hôpital Tenon (Paris).

— Gérard Friedlander, professeur de physiologie à la Faculté de Médecine Necker-Enfants Malades et chef de service à l’Hôpital Européen Georges Pompidou (Paris).

— Bénédicte Stengel, chargée de recherches à l’INSERM, Unité 258 (Villejuif).

— Martine Lelièvre-Pégorier, directeur de recherches à l’INSERM, Unité 356 (Institut des Cordeliers, Paris).

— Gérard Bréart, professeur de santé publique à la Faculté de Médecine St-Antoine et chef de service à l’Hôpital Tenon (Paris).

— Marie-Aline Charles, directeur de recherches à l’INSERM, Unité 258 (Villejuif).

BIBLIOGRAPHIE [1] REIN Rapport Annuel 2002. Réseau Epidémiologie et Information en Néphrologie. Registre français des traitements de suppléance de l’insuffisance rénale chronique. Etablissement Français des Greffes. En ligne dans : http : //www.efg.sante.fr [2] ANAES. Diagnostic de l’insuffisance rénale chronique chez l’adulte. Septembre 2002. En ligne dans http : //www.anaes.fr
[3] Projet de loi relatif à la santé publique. En ligne dans : http : //www.senat.fr [4] Haut Comité de Santé Publique. Avis sur la prévention de l’insuffisance rénale chronique et son diagnostic précoce. Ministère du Travail et des Affaires Sociales. Editions ENSP, Avril 1997.

[5] Insuffisance rénale chronique : étiologies, moyens de diagnostic précoce, prévention.

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L’Académie, saisie dans sa séance du mardi 16 novembre 2004, a adopté ce rapport à l’unanimité, moins une abstention.

* Membres de l’Académie nationale de médecine.

Bull. Acad. Natle Méd., 2004, 188, no 8, 1455-1468, séance du 16 novembre 2004