AutrePrésentation par Jean Cambier
Séance du 24 mai 2011
MICHEL F.B. —
Proust et Beckett : deux Corps éloquents , Arles, Actes Sud, 2011, 186 p.
Samuel Beckett a 16 ans quand Marcel Proust meurt en 1922. Rien de commun, en apparence, entre le rugbyman, homme à femmes, extraverti, exilé volontaire, supportant mal la tutelle d’une mère dominatrice et le reclus au teint pâle, homosexuel réservé, prisonnier des lieux et des habitudes, en dévotion à l’égard de sa chère petite maman. Quand, à la fin des années vingt, le jeune Irlandais vint à Paris comme lecteur d’anglais à l’École normale supérieure, Proust était au premier plan du monde des lettres de telle sorte que ce fut un essai consacré à l’auteur de La Recherche qui marqua l’entrée dans la carrière du futur Prix Nobel de littérature.
Qu’il s’agisse ou non d’une réaction à cette laborieuse fréquentation, Samuel Beckett n’adopta pas le style du narrateur : à la floraison des métaphores qui meuble l’ample développement de la phrase proustienne, Samuel Beckett opposa un vocable lapidaire dépouillé à l’extrême ; face aux interminables diversions de la Recherche , il confia sa pensée au théâtre sous la forme d’un double monologue juxtaposant des acteurs en peine de communication.
Pour justifier un rapprochement auquel tout s’oppose, François-Bernard Michel invoque : « deux corps éloquents ». Abordant en médecin ces personnages surdoués, qui ont en commun d’être mal dans leur peau, assiégés par un asthme authentique pour le premier, par une névrose d’angoisse cardio-respiratoire pour le second, il éprouve l’empathie dont il a coutume de faire preuve à l’égard de ses patients. Sa curiosité d’humaniste le conduit à chercher dans l’histoire de leur maladie, mais aussi dans celle de leurs relations avec les médecins, la genèse d’une œuvre qui, sous des dehors opposés, a comme trait commun d’être sous-tendue par la quête des messages de l’inconscient.
Proust n’a pas connu l’analyse freudienne, mais l’interprétation de son asthme, suivant la mode du temps, comme étant la manifestation d’une psychonévrose, l’a conduit, peu après la mort de sa mère, dans la clinique du docteur Sollier auprès de qui il a conforté son intérêt pour les révélations de la mémoire involontaire et découvert l’existence de ce « Livre intérieur de signes inconnus » dont l’exploitation sera la trame de son œuvre et fera de lui un prophète de l’inconscient.
En 1933, Samuel Beckett qui vient de publier son essai sur Proust est de retour en Irlande. Douloureusement affecté par la mort de son père, se relevant péniblement d’un violent conflit avec sa mère, il débute une psychanalyse dont un des effets fut de pacifier ses relations familiales. Dès lors, il exorcisa un obstiné mal de vivre dans une œuvre qui se définit comme un théâtre de l’absurde.
De ce voyage à la rencontre de l’inconscient, les deux auteurs sont loin de tirer la même leçon. Proust se fonde sur la mémoire involontaire qui, ressuscitant des expériences tombées dans l’oubli, révèle au narrateur la constance de soi-même derrière l’extrême diversité des comportements et des états d’âme et en dépit des métamorphoses imposées par le temps. C’est la leçon du Temps retrouvé . Pour
Beckett, privés de leurs organes des sens, voire de l’usage de leurs membres, les personnages abdiquent la mémoire volontaire : « parce que les souvenirs, s’il en reste, ne font que raviver le mal. » Détachés du monde, dépouillés de leur passé, ils sont réduits à une vie végétative et émotionnelle, une conscience de soi primitive, aussi obstinée que désespérante : « vous êtes sur terre, c’est sans remède » ; « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer »
Aussi évidente que soit l’opposition de leurs œuvres, Marcel Proust et Samuel Becket ont trouvé, l’un et l’autre, dans l’écriture, le moyen d’exorciser leur mal de vivre. Pour ce faire, ils ont inventé, chacun à sa façon, un genre nouveau. Pour les tenants de la compétition des hémisphères, cette transgression de la norme au bénéfice des révélations de l’inconscient, est le secret de la création artistique.
Il n’est pas possible, dans une brève présentation, de rendre compte de la richesse d’un tel essai. Non content de nous faire partager une extraordinaire érudition, François-Bernard Michel nous associe à ses interrogations. De cette façon, il suscite l’envie de lire ou de relire des auteurs que nous croyions familiers et il nous apprend comment le faire. Qu’il en soit remercié.
Bull. Acad. Natle Méd., 2011, 195, nos 4 et 5, 1143-1153