Résumé
Le tabagisme est la principale cause évitable de décès dans le monde. Alors qu’en 2000 les cinq millions de décès liés au tabagisme se répartissaient de façon équivalente entre pays développés et pays en développement, il est prévu qu’en 2030 le tabagisme sera responsable sur l’ensemble de la planète de huit et dix millions de mort par an dont 70 à 80 % concerneront les pays en développement. À ce lourd fardeau sanitaire, s’ajoute le fardeau économique. Le tabagisme constitue un facteur d’appauvrissement des individus et des familles. Dans les pays à faible revenu, de nombreux ménages consacrent une partie trop importante de leurs revenus pour le tabac au détriment des besoins essentiels comme l’alimentation, l’éducation et les soins de santé. Les femmes et les enfants en sont les premières victimes. Se déplaçant des pays riches vers les pays en développement, la consommation de tabac constitue également un obstacle au développement des États. Elle accroît les coûts des soins et un détournement des terres cultivables vers la culture du tabac. Elle constitue un frein au développement économique et social. Les pays en développement demeurent vulnérables en raison de la pénétration accrue de l’industrie du tabac par le biais des réductions de prix, la contrebande, la publicité à grande échelle et la promotion d’images positives des fumeurs qui encouragent les achats de cigarettes et l’expansion du tabagisme. Comme dans les autres pays, le contrôle du tabac a pour objectifs d’éviter que les jeunes commencent à fumer, d’aider les fumeurs actuels à cesser de fumer et de protéger les non-fumeurs du tabagisme passif. Les pays en développement ont particulièrement intérêt à s’appuyer sur la Convention-Cadre pour la Lutte Antitabac (CCLAT), premier traité international de santé publique sous l’égide de l’OMS, adopté en 2003 et ratifié par plus de cent soixante-dix pays, et qui joue non seulement un rôle majeur de politique sanitaire, mais constitue aussi un puissant instrument de politique de développement et de lutte contre les manipulations de l’industrie du tabac.
Summary
Smoking is the leading preventable cause of death worldwide. In 2000, smoking-related deaths (approximately 5 million) were evenly divided between industrialized and developing countries, whereas by 2030 it is expected that some 70-80 % of the predicted 8-10 million smoking-related deaths will occur in developing countries. This heavy health burden is compounded by the economic burden of smoking at both the individual and national levels. Smoking aggravates poverty for both smokers and their families, diverting meager financial resources away from essentials such as food, education and healthcare. Women and children are the first victims. And, as tobacco consumption shifts increasingly from rich countries to poor countries, smoking represents a further obstacle to development, notably by increasing national healthcare costs and absorbing valuable arable land for tobacco cultivation. The tobacco industry is exploiting markets in developing countries through price cuts, smuggling, widespread advertising, and promotion of positive images of smokers. As in other countries, prevention campaigns must encourage young people not to start the habit, help current users to quit, and protect non-smokers from second-hand smoke. Developing countries have a special incentive to build on the Framework Convention on Tobacco Control (FCTC), the first international public health treaty signed under the auspices of WHO, adopted in 2003 and ratified by over 170 countries. This treaty not only plays a major role in health policy, but also constitutes a powerful instrument for economic development and resistance to manipulation by the tobacco industry. « Le fait que la prévalence du tabagisme et la mortalité qui s’y rapporte augmentent beaucoup plus rapidement dans les pays pauvres que dans les sociétés les plus riches rend d’autant plus sérieuse la situation difficile à laquelle le monde est confronté. Cela impose d’envisager une utilisation accrue des politiques anti-tabac, d’autant qu’il y a eu jusqu’à présent assez peu d’efforts pour enrayer le tabagisme dans les pays pauvres. C’est même le contraire qui s’est produit, en raison de l’activisme des compagnies de tabac envers ces populations les plus pauvres, et de l’appétit des gouvernements de beaucoup de ces pays à gagner de l’argent rapide sous forme de taxes et d’autres recettes liées à la vente du tabac. À l’évidence, il y a là nécessité d’une action urgente. » Professeur Amartya Sen, Prix Nobel d’économie [1].
Une épidémie mondiale majeure, redoutable, évolutive et inégalitaire
Le tabagisme est la première cause de mortalité évitable dans le monde d’aujourd’hui. En 2000, il était responsable de cinq millions de décès par an, soit davantage que la tuberculose, le sida et le paludisme réunis et la moitié de ces décès surviennent prématurément chez des sujets encore en activité. En l’absence de mesures impor- tantes et immédiates, le tabagisme pourrait faire un milliard de morts au cours du xxie siècle, soit dix fois plus que pendant l’ensemble du xxe siècle [2].
La prise de conscience des dangers de la consommation de tabac et les actions de santé publique ont fait globalement diminué la prévalence du tabagisme dans les pays développés au cours des dernières décennies [3]. L’industrie du tabac s’est depuis activement reporté vers les pays en développement où est constaté une augmentation régulière et préoccupante de la prévalence du tabagisme. Actuellement, autour de 80 % des fumeurs vivent dans des pays à revenu faible ou intermé- diaire [2]. Ainsi, entre 1970 et 2000, la consommation de cigarettes par habitant a chuté de 14 % dans les pays développés et a augmenté de 46 % dans les pays en développement [4]. Par exemple, pour l’Afrique, la consommation totale de cigarettes qui était de l’ordre de 91 milliards d’unités en 1970 a atteint 131 milliards d’unités en 1995 et 212 milliards en 2000, soit plus du double en trente ans et une augmentation de l’ordre de 60 % sur les cinq dernières années [4]. En Inde, le nombre de décès attribués au tabagisme est de l’ordre de un million par an, dont 70 % (600 000 hommes et 100 000 femmes) concernent des sujets de 30 à 69 ans, et devrait augmenter de 3 % par an [5]. En Chine, le nombre de décès attribués au tabagisme en 2005 a été évalué à 673 000 dont 20 % chez les femmes [6]. Sur un ensemble de 33 pays du Sud-Est asiatique et de l’Ouest-Pacifique, 30 % des décès cardiovasculaires seraient directement attribuables au tabagisme [7].
Ainsi, alors qu’en 2000 les cinq millions de décès liés au tabagisme se répartissaient de façon équivalente entre pays développés et pays en développement [8], en 2030 le tabagisme sera responsable sur l’ensemble de la planète de 8 à 10 millions de décès par an dont 70 à 80 % dans les pays en développement [3].
Un enjeu de santé publique prioritaire pour les pays en développement
Les populations de ces pays restent majoritairement ignorantes des méfaits du tabagisme. Une enquête réalisée il y a une dizaine d’années parmi des fumeurs chinois a montré que 69 % d’entre eux pensaient encore que fumer ne pouvait être à l’origine que de « peu ou pas de dommage pour leur santé » [9]. Dans une enquête plus récente, 23 % des Chinois ignoraient encore que le tabagisme favorise problè- mes cardiaques et cancers [10]. De façon universelle, cette méconnaissance est inversement corrélée au niveau d’instruction et dépend aussi du niveau d’information délivrée dans chaque pays (éducation, campagnes…).
Ces populations méconnaissent aussi très souvent le pouvoir addictif du tabac. Ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où cette notion, pourtant largement diffusée depuis plus de vingt ans [11], est aussi encore sous estimée dans les pays développés.
L’attention portée aux priorités de santé plus immédiates de ces pays, explique que les médecins omettent de souligner la dangerosité du tabac. Par ailleurs, ils ne sont pas spécifiquement formés à prendre en charge ce facteur de risque et l’accès aux méthodes efficaces d’aide au sevrage ou les moyens de leur diffusion sont souvent pratiquement inexistants.
Un autre impact pour ces pays est celui du tabagisme passif, en particulier pour les enfants. Ce problème touche beaucoup plus les pays en développement que les pays développés. Réalisé à partir de données épidémiologiques concernant 192 pays, un travail récent évalue à environ 600 000/an les décès attribuables au tabagisme passif, soit un pourcent de la mortalité totale mondiale, avec 379 000 décès d’origine coronaire, 165 000 décès liés à des affections respiratoires, 37 000 décès par asthme et 21 000 décès par cancer du poumon [12]. Le point intéressant est que 28 % de ces décès concernent des infections respiratoires basses chez des enfants de moins de cinq ans et presque exclusivement dans les pays en voie de développement, cette cause spécifique de mortalité infantile étant par contre pratiquement inexistante pour l’Europe de l’Ouest ou l’Amérique du Nord.
Si les priorités sanitaires de ces pays sont les maladies transmissibles endémiques comme le paludisme et autres maladies tropicales, la tuberculose et le sida, il a néanmoins été récemment souligné que le tabagisme multiplie par plus de deux fois et demie le risque de contracter la tuberculose. Plus de 20 % de l’incidence mondiale de la tuberculose pourrait être attribuée au tabagisme [13]. Ainsi le contrôle du tabac peut contribuer aussi à lutter contre la tuberculose.
Enfin, les populations travaillant dans la culture du tabac sont exposées à des risques sanitaires spécifiques avec, outre l’exposition aux pesticides, une pathologie liée à l’exposition à la nicotine, surnommée la « maladie du tabac vert ». Elle est causée par l’absorption massive de nicotine par voie cutanée au contact des feuilles de tabac humides. Les symptômes sont notamment nausées, vomissements, malaises, céphalées et vertiges, mais aussi crampes abdominales et difficultés respiratoires, tension artérielle labile et arythmie cardiaque [14].
Une vulnérabilité largement exploitée par l’industrie du tabac
Voyant son avenir compromis dans les pays développés, l’industrie du tabac a initié, depuis maintenant plusieurs décennies, des stratégies favorisant l’évolution du tabagisme dans les pays en développement. Les documents internes de cette industrie qui ont été produits lors des procès dans lesquels elle a été impliquée et qui révèlent ces stratégies sont disponibles en ligne [15, 16].
Les manœuvres de l’industrie du tabac pour résister aux politiques de santé publique sont maintenant clairement identifiées [17]. Concernant les pays en développement, cette industrie s’avère délibérément et effrontément cynique. Un patron de l’industrie du tabac à qui on demandait s’il jugeait moral de prendre pour cible les populations pauvres dans le monde disait déjà il y a plus de vingt ans : « Il serait stupide de dédaigner un marché en croissance. Pour ce qui est du dilemme moral, je ne peux rien dire. Nous sommes là pour satisfaire nos actionnaires…Tout ce que nous faisons, c’est de répondre à une demande. » [18]. L’industrie du tabac infiltre adroitement certaines instances gouvernementales de ces pays en proposant des programmes d’aide humanitaire dans le domaine de la santé, de l’éducation, de l’écologie ou du sport. Acquérant un semblant de virginité au travers de ces actions bienfaisantes « affichées », elle peut ensuite manœuvrer pour influencer à son profit les décisions et initiatives de santé publique et poursuivre impunément sous cette couverture la promotion et la vente de ses produits.
La publicité pour le tabac est encore possible dans beaucoup de ces pays. Fumer y est présenté comme un accès à un statut occidental envié, une référence à une situation privilégiée de qualité de vie, d’indépendance et d’accès à la richesse. Des débits de boisson sont entièrement « habillés » aux couleurs et ornés des logos de marques de cigarettes. Il en est de même sur les marchés avec des vêtements destinés à des enfants et des adolescents valorisant des marques de tabac. Le choix des noms de marque est ciblés sur les centres d’intérêt des jeunes, comme par exemple la marque de cigarettes « Visa », lancée par Philip Morris, qui fait manifestement référence à la préoccupation des jeunes d’obtenir un visa pour l’Europe. Plus grave, les manœuvres de British American Tobacco, invitant des jeunes à des soirées secrètes où ils sont directement incités à fumer [19]. Même si la prévalence du tabagisme reste dans les pays d’Afrique subsaharienne parmi les plus basses au monde pour la population adulte [20], l’évolution de la prévalence chez les jeunes est préoccupante. Ainsi, dans les pays africains, la prévalence du tabagisme parmi les jeunes varie actuellement selon les pays de 8 à 43 % chez les garçons et de 5 à 30 % chez les filles [21].
Les femmes représentent aussi une cible privilégiée et mal protégée. Encore relativement peu nombreuses à fumer à l’âge adulte, elles sont spécifiquement visées par la publicité qui met en avant les liens de la cigarette avec l’émancipation, l’égalité des sexes, la séduction, la minceur…facteurs auxquels sont plus sensibles les jeunes générations. La prévalence du tabagisme chez les femmes dans les pays en développement qui est actuellement de 8 % pourrait passer à 20 % en 2025. L’analyse de la prévalence du tabagisme chez les femmes de 74 pays a montré que celle-ci est proportionnelle au niveau d’ « autonomisation » des femmes [22]. Cette « autonomisation », qui incite les femmes à imiter les hommes, progresse dans ces pays et les manœuvres de l’industrie, déjà antérieurement utilisées dans les pays développés [23], sont méthodiquement appliquées pour gagner cette part de marché. Il importe donc d’interdire totalement toute publicité pour le tabac, cette mesure se révélant en particulier plus efficace dans les pays en développement que dans les pays développés [24].
Enfin, l’accès au tabac est favorisé par des taxes très faibles et une contrebande extrêmement active. Une analyse récente montre que la raison essentielle la contrebande dans ces pays n’est pas le niveau de taxation différente entre pays voisins, mais une faible capacité des états à surveiller des frontières longues et poreuses, des niveaux de corruption élevés et l’intervention de groupes rebelles finançant ainsi leurs activités [25]. Ces différentes raisons expliquent pourquoi il y a des niveaux élevés de contrebande en dépit du faible prix des cigarettes. Seuls un contrôle global de l’offre et un renforcement de la législation appuyés sur une coopération au niveau national, régional et mondial permettraient de lutter contre ces pratiques frauduleuses.
Un facteur de régression économique et de pauvreté
Le tabagisme a un impact socio-économique globalement négatif [26-28]. Ceci est souvent mal identifié par les gouvernements des pays en développement, car l’industrie du tabac fait passer le tabac pour un élément essentiel de l’économie en arguant de la création d’emplois et d’une augmentation des recettes fiscales. Dans le contexte particulier d’austérité économique de ces pays, un tel discours suscite évidemment l’écoute de la population et l’intérêt des ministres des finances. Comme l’explique clairement un responsable de Philip Morris : « L’argument de la contribution économique est la pierre angulaire des affaires publiques de l’industrie du tabac. Les données concernant les revenus agricoles, les emplois, les taxes, la balance commerciale, etc.
sont le credo des groupes de pression de l’industrie » [17].
Ces arguments économiques de l’industrie ont pourtant été réfutés par la Banque mondiale qui a estimé que très peu de pays connaîtraient une augmentation du chômage à la suite d’une réduction du tabagisme. Quant à l’argent non dépensé pour le tabac, il peut être investi ailleurs pour la création d’emplois dans d’autres secteurs de l’économie [28]. En pratique, la partie « manufacture » de l’industrie du tabac, très mécanisée, génère peu d’emplois. Ainsi, dans la plupart de ces pays, les emplois liés à la fabrication de produits du tabac sont loin d’atteindre un pour cent du total de l’emploi manufacturier. D’autre part, mis à part quelques rares pays, la « culture » du tabac ne génère qu’un petit nombre d’emplois dans le secteur agricole [29].
Deux autres questions, ayant des répercussions sociales importantes, sont le travail sous contrainte et le travail des enfants. En 2010, des travailleurs migrants au Kazakhstan pour des travaux saisonniers ont été escroqués et exploités, et certains piégés dans des situations de travail forcé dans le secteur du tabac [30]. Le travail des enfants est un phénomène largement répandu dans la culture du tabac en violation des droits humains et des conventions sur le travail [31]. Pour lutter contre cette situation, la fondation ECLT ( Eliminating Child Labour in Tobacco growing ), créée en 2001 par un collectif de l’industrie du tabac, aide et finance des initiatives aux niveaux local et communautaire. En fait, moyennant un investissement mineur de leurs bénéfices, cette démarche permet aux compagnies d’améliorer leur réputation et sous couvert d’actions dites de « responsabilité sociale de l’entreprise », de masquer leur impact social et écologique négatif [32, 33]. Les documents internes de l’industrie montrent que l’objectif de cette démarche « vertueuse » est bien de fournir « un effort pour changer la perception que le public a de la multinationale et d’améliorer les attitudes du public envers la compagnie et ses employés … sur le long terme » [15, 16].
Par ailleurs, dans un certain nombre de pays, la culture du tabac est à l’origine de problèmes écologiques, le bois servant de combustible pour le séchage des feuilles de tabac et la construction des séchoirs. On estime que deux cent mille hectares de forêts et de terrains boisés sont détruits chaque année en conséquence de la culture du tabac [34]. Pour camoufler cet impact, l’industrie investit une maigre partie de ses bénéfices dans des programmes de reforestation inefficaces [35]. Ceci lui permet sous un vernis écologique de poursuivre ses activités dévastatrices [33].
Il faut aussi prendre en compte le poids microéconomique du tabagisme, plus spécifiquement sur les populations pauvres, avec des conséquences directes et évolutives sur l’accès aux besoins les plus fondamentaux (alimentation, éducation, soins…). Malgré le faible prix du tabac dans ces pays, les dépenses individuelles engendrées par l’achat des cigarettes représentent une charge très importante pour les pauvres [36]. En Chine, une enquête réalisée sur 2 716 foyers avec un fumeur a montré qu’en moyenne 17 % des revenus étaient consacrés à l’achat de cigarettes [37]. Au Bangladesh la dépense consacrée par les hommes fumeurs à l’achat de tabac est deux fois et demie plus importante que celle consacrée aux vêtements, logement, santé et éducation, réunis. Les ménages les plus démunis dépensent presque dix fois plus pour le tabac que pour l’éducation. Dans ce pays, 10,5 millions de personnes souffrant actuellement de malnutrition pourraient avoir un régime alimentaire adéquat si l’argent dépensé pour le tabac était consacré à l’alimentation et la vie de 350 enfants pourrait être sauvée chaque jour [38].
Dans la plupart des pays africains où 60 % de la population vit avec moins d’un dollar par jour, le coût d’un paquet de vingt cigarettes est supérieur à une demijournée de travail. Au Niger, les fumeurs ayant peu de revenus consacrent jusqu’à la moitié du budget familial à l’achat de tabac et la dépense moyenne d’un consommateur de tabac au Burkina Faso permettrait d’acheter un sac de riz de 25 kilos pour nourrir quatre personnes pendant un mois [39]. Au Kenya, le temps de travail nécessaire pour acheter un paquet de Marlboro est une fois et demie supérieur à celui nécessaire à l’achat d’un kilo de riz [40].
Ainsi, au delà de l’impact immédiat sur la santé des plus pauvres, des mesures effectives de contrôle du tabac pourraient avoir un impact microéconomique positif en augmentant sensiblement leurs ressources. Ce lien étroit entre tabagisme et pauvreté place le contrôle du tabac parmi les priorités les plus élevées pour ces pays.
Le tabagisme a aussi des répercussions macroéconomiques importantes et croissantes sur les dépenses de santé qui constituent une charge financière considérable et évolutive pour ces pays aux moyens limités. Tous ces pays sont frappés de façon directe et indirecte, avec :
— d’une part un accroissement continu du coût des soins concernant les pathologies liées au tabagisme. Dans les pays à revenu élevé, le coût des soins de santé attribués au tabagisme se situe entre 6 et 15 % de l’ensemble des frais de soins de santé [26]. Ces dépenses directes restent dans l’immédiat inférieures pour les pays en développement mais risquent de peser de plus en plus lourd. En Chine, elles ont augmenté de 154 % de 2000 à 2008 [10] ;
— d’autre part une perte de productivité due à la maladie et aux décès prématurés des victimes du tabagisme. En 1998, environ 514 100 chinois sont morts prématurément de maladies liées au tabagisme, ce qui représente une perte de produc- tivité équivalant à 1,146 millions années-personnes [41]. Toujours pour la Chine la hausse pour les coûts indirects, a été de 376 % de 2000 à 2008 [10].
Ainsi, alors que les pays en voie de développement doivent déjà faire face à des problèmes sanitaires considérables, l’expansion du tabagisme ne fait qu’aggraver la pauvreté, amplifier les dépenses de santé et la mortalité.
La lutte contre le tabagisme doit être autant « politique » que médicale
La presque totalité des pays dans le monde (171 pays, dont 39 des 46 pays d’Afrique) [42] ont actuellement signé et ratifié la Convention-Cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT) [ Framework-Convention on Tobacco Control (FCTC)] [43]. Ce premier traité international de santé publique, élaboré en 2003 sous l’égide de l’OMS, suite à la mondialisation de l’épidémie de tabagisme, doit permettre d’endiguer la morbidité, la mortalité et les pertes économiques entraînées par le tabagisme au niveau mondial, grâce à une collaboration concertée des parties signataires sur un certain nombre d’articles initialement définis.
Les articles de cette Convention-Cadre les plus importants pour les pays en développement sont [43] :
— Article 5.3 : « …veiller à ce que ces politiques ne soient pas influencées par les intérêts commerciaux et autres de l’industrie du tabac, conformément à la législation nationale » ;
— Article 6 : Mesures financières et fiscales visant à réduire la demande de tabac ;
— Article 8 : « …prévoir une protection contre l’exposition à la fumée du tabac, dans les lieux de travail intérieurs, les transports publics, les lieux publics intérieurs et le cas échéant d’autres lieux publics. » ;
— Article 12 : « …promouvoir et renforcer la sensibilisation du public aux questions ayant trait à la lutte antitabac, en utilisant tous les moyens de communication disponibles » ;
— Article 13 : « …instaurer une interdiction globale de toute publicité en faveur du tabac et de toute promotion et de tout parrainage du tabac. » ;
— Article 15 : « …éliminer toutes les formes de commerce illicite des produits du tabac, y compris la contrebande, le commerce illicite et la contrefaçon… » ;
— Article 16 : « …interdire la vente de produits du tabac aux personnes n’ayant pas atteint l’âge prévu en droit interne… » ;
— Article 22 : « …fournir des compétences techniques, scientifiques et juridiques ou autres pour établir et renforcer les stratégies, les plans et les programmes nationaux de lutte contre le tabac ».
L’avantage de ce traité international est de définir des actions transversales identiques susceptibles de contrôler au mieux les offensives et manœuvres de l’industrie du tabac dans les différents pays. Cette mise en œuvre effective de la CCLAT nécessite que chaque pays vive cette lutte contre le tabagisme comme une priorité majeure de santé publique et s’engage à ne faire de concession sur aucun point à l’industrie du tabac. Ces pays participent activement aux Conférences des Parties (COP) de la CCLAT, dont la quatrième (COP4) s’est tenue en Uruguay en novembre 2010 [44].
Les Conférences Internationales Francophones (CIFCOT), dont la dernière (CIFCOT III) s’est tenue à Niamey en septembre 2010 [39], ont permis à de nombreux pays en développement de mener une réflexion approfondie commune et d’améliorer leur capacité de lutte contre le tabagisme dans le cadre de la CCLAT. Lors de cette dernière conférence, l’accent a été mis sur le fait qu’aux conséquences sanitaires s’ajoutent des conséquences économiques importantes et que le contrôle du tabac constitue dans ces pays un élément essentiel de lutte contre la pauvreté. Tous les gouvernements sont incités à inscrire le contrôle du tabac dans leurs stratégies de développement et de réduction de la pauvreté et d’intégrer le contrôle du tabac dans la lutte contre les maladies non transmissibles. L’Observatoire du Tabac en Afrique Francophone (OTAF), créé en 2002, sert également de lien entre les pays francophones d’Afrique pour traiter et diffuser les informations relatives à cette lutte contre le tabagisme sur le continent africain [45].
La « déclaration de Niamey » [Annexe 1], élaborée lors de CIFCOT III, résume la situation actuelle et les objectifs prioritaires de la lutte contre le tabagisme dans les pays en développement [39].
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Tob. Control, 2001, 10 , 212-217.
[39] Troisième Conférence internationale francophone sur le contrôle du tabac (CIFCOT III).
Tabac, Santé et Développement. http://www.cifcot.org/ [40] Guindon G.E., Tobin S., Yach D. — Trends and affordability of cigarette prices : ample room for tax increases and related health gains. Tob. Control, 2002, 11 , 35-43.
[41] Jiang Y., Jin S. — Social economic burden attributed to smoking in China, 1998, in HU TW., MAO Z. — Effects of cigarette tax on cigarette consumption and the Chinese economy. Tob.
Control, 2002, 11 , 105-108.
[42] Tobacco in Health Risk Factors. WHO, Regional Office for Africa. 2009 .
http://www.afro.who.int/en/clusters-a-programmes/hpr/health-risk-factors/tobacco.html [43] Convention-Cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT) [ Framework-Convention on
Tobacco Control (FCTC) ]. http://www.who.int/fctc/text_download/fr/index.html [44] Quatrième Conférence des Parties (COP4) de la CCLAT:
http://apps.who.int/gb/fctc/E/E_cop4.htm [45] Observatoire du Tabac en Afrique Francophone (OTAF) : http://www.otaf.org/ DISCUSSION
M. Roger NORDMANN
Vous paraît-il opportun de mener parallèlement dans les pays en développent des campagnes d’information et de prévention portant les unes sur le tabac, les autres sur l’alcool ou, d’associer ces deux facteurs de risque et de pauvreté, ce qui permettrait de mettre en exergue le danger de leur association et de réduire les dépenses liées à ces campagnes ?
Il existe dans ces pays une évolution préoccupante de consommation d’alcool, en particulier de bière, avec des modalités d’expansion peu différentes de celles du tabagisme et dans un environnement également naïf par rapport au danger du mésusage de l’alcool.
Il s’agit d’un fléau majeur avec comme pour le tabac des répercussions sanitaires et socio-économiques considérables. Un rapport récent de l’OMS souligne qu’à l’échelle mondiale près de 4 % des décès sont liés à l’alcool et chez les jeunes âgés de 15 à 29 ans, ce taux va jusqu’à 9 %. Ce rapport fait clairement état d’une augmentation de l’alcoolisme en Afrique et en Asie, surtout chez les jeunes, et de l’absence fréquente de stratégie de lutte contre cette évolution dans la plupart des pays concernés. On peut bien sûr envisager une approche semblable et conjointe à celle adoptée pour lutter contre le tabagisme, ce qui permettrait d’avoir un effet potentiellement synergique avec des économies de moyens.
M. François DUBOIS
Croyez-vous à l’efficacité de l’information dans les pays en voie de développement, quand ont voit l’échec de cette même information dans un pays développé comme la France où l’on peut constater l’importance du tabagisme chez les jeunes et plus particulièrement à la sortie des lycées et facultés ?
On sait que l’information a ses propres limites en termes d’efficacité sur la diminution de la consommation et en particulier chez les jeunes pour lesquels les dangers pour la santé ne sont perçus que comme un risque très lointain et difficile à imaginer. C’est une des raisons de la persistance d’une initiation importante au tabagisme parmi nos adolescents : dans l’enquête « Jamais la première cigarette » réalisée annuellement depuis 1998 par la Fédération Française de Cardiologie sur la population des 10-15 ans, nous avons toujours entre 30 et 35 % des jeunes qui ont déjà expérimenté la cigarette et parmi ceux-ci la moitié sont restés fumeurs et la moitié de ces fumeurs fument quotidiennement, ce qui pour cette tranche d’âge représente près de 200 000 fumeurs quotidiens. Concernant les pays en développement, il est important d’apporter une information minimale sur les dangers du tabagisme, information souvent totalement inexistante ou insuffisante, alors que la publicité des multinationales du tabac valorisant le tabac est omniprésente.
Certes cela ne suffira pas à juguler l’« épidémie », mais fait partie des mesures complé- mentaires préconisées par la Convention-Cadre de l’OMS.
M. Gérard DUBOIS
N’est-il pas bon d’informer, que les Nations Unies ont décidé d’une réunion des chefs d’Etat à New York en septembre 2011 sur les maladies non transmissibles (maladies cardiovasculaires, cancers, maladies respiratoires et diabète) ? Il est établi que les causes évitables de décès par ces maladies sont dans l’ordre : le tabac, le sel et l’alcool qui sont des produits industriels d’où la dénomination de pandémies industrielles.
Le tabagisme est un facteur majeur de ces maladies non transmissibles, non seulement des maladies cardiovasculaires, des cancers et des maladies respiratoires, mais également du diabète car à l’origine d’une insulinorésistance. Il s’agit donc d’un élément commun d’une extrême importance si on envisage de lutter de façon plus incisive contre l’ensemble de ces maladies et il figure comme vous le soulignez en tête de liste des causes évitables de décès devant l’excès de sel et d’alcool. Espérons que cette réunion sur les maladies non transmissibles permettra d’en prendre un peu plus conscience et de lutter plus efficacement contre ces fléaux.
M. Bernard HILLEMAND
Tous les faits envisagés aujourd’hui sont des causes majeures de mortalité prématurée, en particulier le si fréquent couplé réuni dans l’alcoolo-tabagisme. Des enseignements élémentaires de santé sur ces différents thèmes dès le tout début de la scolarité ne devraient-il pas être développés idéalement dans l’ensemble du monde ? Notre Compagnie ne pourrait-elle pas s’impliquer dans une telle perspective ?
Même si de nombreuses études semblent ne pas avoir apporté la démonstration formelle que les programmes d’éducation scolaires sont efficaces sur la prévention du tabagisme chez les jeunes, il importe de poursuivre des actions dans ce sens en essayant de les améliorer à la lumière des expériences antérieures. Ce qui semble le plus efficace est l’intervention des éducateurs eux-mêmes (et non une intervention extérieure) associée à la participation des parents. Comme souligné toute à l’heure, il est pertinent d’y adjoindre également dès le plus jeune âge des éléments d’éducation sur l’alcool. Ceci est bien sûr à promouvoir de façon universelle, y compris dans les pays en développement.
M. Claude DREUX
L’Alliance contre le tabac, créée entre autres, par Maurice Tubiana, regroupe une trentaine d’associations de lutte contre le tabagisme. Elle insiste sur l’importance d’une lutte intense contre cette drogue. L’Académie nationale de médecine ne devrait-elle pas s’associer aux compagnies de cette Alliance, notamment pour l’augmentation significative des taxes sur le tabac, même la plus efficace pour la baisse de la consommation de tabac notamment chez les jeunes ?
Association loi 1901, elle regroupe une trentaine d’associations françaises menant une politique engagée dans la lutte contre le tabagisme en France et à l’international . Elle coordonne les efforts de ses associations membres afin de hiérarchiser les objectifs de lutte contre le tabagisme et les actions entreprises visant à dénormaliser l’image du tabac au sein de la population et infléchir sa consommation. Elle représente la communauté française du contrôle du tabac au sein de l’Union Européenne et à l’international, et plus particulièrement auprès de nos partenaires d’Afrique francophone et des instances de la Convention-Cadre de l’OMS. L’engagement important de l’Académie de médecine dans la lutte contre le tabagisme est en phase avec les objectifs statutaires de l’Alliance contre le tabac et des prises de position et des actions communes seraient naturelles et souhaitables.
ANNEXE 1
Déclaration de Niamey
Les 100 délégués représentant 26 pays, dont 22 pays francophones d’Afrique, d’Amérique et d’Europe réunis à Niamey à l’occasion de la troisième Conférence internationale francophone sur le contrôle du tabac (CIFCOT III) reconnaissent que :
Le tabac est la première cause de décès que l’on peut éviter. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le tabac sera responsable de maladies non transmissibles (MNT) notamment de nombreux cas de cancers, de maladies cardiovasculaires et pulmonaires et de diabète, provoquant 8 millions de décès par an en 2030. Et près de 80 % de ces morts concerneront alors les pays en développement, cibles dorénavant prioritaires des industries du tabac.
•
À ce lourd fardeau sanitaire, s’ajoute le fardeau économique. Le tabac constitue un facteur d’appauvrissement des individus et des familles. Dans les pays à faible revenu, de nombreux ménages consacrent une partie trop importante de leurs revenus pour le tabac au détriment des besoins essentiels comme l’alimentation, l’éducation et les soins de santé.
Les femmes et les enfants en sont les premières victimes.
•
Se déplaçant des pays riches vers les pays en développement, la consommation de tabac constitue également un obstacle au développement des États. Elle accroît les coûts des soins et un détournement des terres cultivables vers la culture du tabac. Elle constitue un frein au développement économique et social.
Dans cette perspective, la Convention-Cadre pour la lutte antitabac (CCLAT), premier traité international de santé publique sous l’égide de l’OMS, adopté en 2003, ratifié par plus 170 pays, ne joue pas seulement un rôle majeur de politique sanitaire, mais constitue aussi un puissant instrument de politique de développement.
C’est pourquoi, il importe que :
1) les Parties à ce traité, lors de leur quatrième rencontre (Conférence des parties : COP4) qui se tiendra en novembre 2010, se penchent sur le problème du financement notamment pour les pays en développement, afin de préparer la réunion de haut niveau de l’Assemblée générale des Nations Unies sur les maladies non transmissibles (Sommet MNT) ;
2) les Parties mandatent un groupe de travail afin de formuler des recommandations sur la fiscalité des produits du tabac pour en réduire la consommation ;
3) lors du Sommet MNT, qui devrait se tenir en septembre 2011, les Etats réaffirment leur volonté d’appliquer intégralement la CCLAT et de mobiliser les moyens nécessaires en :
— favorisant l’intégration du contrôle du tabac dans les programmes de réduction de la pauvreté ;
— intégrant le contrôle du tabac dans la lutte contre les maladies non transmissibles (MNT) ainsi que d’autres pathologies liées au tabac telles que la tuberculose.
Le Sommet devrait également explorer comment utiliser la fiscalité des produits du tabac pour financer les systèmes de santé et le contrôle du tabac dans le cadre des stratégies de mise en œuvre des Objectifs du millénaire pour le développement.
Une mise en œuvre rapide et rigoureuse de la CCLAT contribuera de manière significative à la réduction de l’épidémie tabagique dans le monde et à la réduction de la pauvreté.
Niamey, le 28 septembre 2010
Bull. Acad. Natle Méd., 2011, 195, no 6, 1255-1268, séance du 7 juin 2011