Résumé
Chez les transplantés d’organes, les perturbations de l’immunité cellulaire induites par le traitement immunosuppresseur facilitent l’éclosion de la tuberculose. La tuberculose peut, quoique rarement, être transmise par l’organe du donneur. La contamination exogène par une personne souffrant de tuberculose peut aussi survenir, mais, dans l’immense majorité des cas, la tuberculose des transplantés provient d’une réinfection endogène, à partir d’un foyer tuberculeux quiescent (infection tuberculeuse latente, persistant après une contamination initiale). L’incidence de la tuberculose des transplantés varie avec la provenance géographique des enquêtes épidémiologiques, allant de 0,5 à 1 % en Amérique du Nord, de 7 à 11,8 % en Inde, et de 0,36 à 5,5 % en Europe. Chez ces patients, elle est bien plus élevée que dans la population générale. Le diabète, l’insuffisance rénale, le lupus érythémateux disséminé, les maladies chroniques du foie et le sida augmentent le risque de tuberculose après transplantation. Chez ces patients, la tuberculose est souvent disséminée ou extrapulmonaire. Le diagnostic est souvent difficile et retardé, ainsi que le traitement. Le pronostic vital est en jeu. Le traitement est particulièrement délicat parce que la rifampicine, inducteur du cytochrome-P450, réduit le taux sanguin de cyclosporine, et parce que l’hépatotoxicité de l’isoniazide, de la rifampicine et du pyrazinamide est fréquente et redoutable chez ces patients. Le traitement d’une tuberculose latente, avant la transplantation, réduit considé- rablement le risque de tuberculose active après transplantation.
Summary
In transplant recipients, immunosuppressive treatment affects cell-mediated immunity and increases the risk of tuberculosis. Tuberculosis may be transmitted by the donor organ or occur de novo, but such cases are rare. The vast majority of cases of active tuberculosis in transplant recipients result from reactivation of latent Mycobacterium tuberculosis infection. The incidence varies from one region of the globe to another, from 0,5-1,0 % in North America, to 0,36-5,5 % in Europe and 7,0-11,8 % in India. The incidence of tuberculosis among transplant recipients is much higher than in the general population. Diabetes mellitus, renal impairment, systemic lupus erythematosus, chronic liver disease and AIDS all increase the risk of post-transplant tuberculosis. Extrapulmonary and disseminated forms are frequent in this setting. The diagnosis of tuberculosis in transplant recipients is often difficult, and treatment is frequently delayed. Tuberculosis can be life-threatening in such cases. Treatment is difficult because rifampicin is a cytochrome P450 inducer (leading to reduced levels of cyclosporine), and because the hepatotoxicity of isoniazid, rifampin and pyrazinamide is frequently increased in transplant recipients. Treatment of latent tuberculosis before transplantation markedly reduces the risk of developing active tuberculosis after transplantation.
La tuberculose est une infection opportuniste que l’on sait depuis longtemps [1, 2] pouvoir survenir chez les patients traités par immunosuppresseurs pour transplantation d’organe. Les perturbations de l’immunité cellulaire induites par les corticoï- des et les autres immuno-suppresseurs facilitent l’éclosion de la tuberculose [3]. Il s’agit le plus souvent d’une réinfection endogène par reviviscence d’une tuberculose ancienne ou d’une simple primo-infection. Plus rarement, c’est une contamination récente exogène, qui peut être nosocomiale, parfois par le transplant lui-même. Quoi qu’il en soit, les tuberculoses qui surviennent chez les transplantés sont graves et entraînent une mortalité de l’ordre de 30 % [4].
MÉTHODOLOGIE
En ce qui concerne les données de notre recherche, nous avons interrogé « medline », en avril 2005, avec les mots-clés suivants : « tuberculosis in organ transplant recipients » ou bien « after organ transplantation ». Les documents en anglais, en français, ou dans toute autre langue (allemand, espagnol, japonais), mais comportant un résumé substantiel en anglais, ont été sélectionnés. Seuls les articles qui mentionnaient à la fois le nombre de tuberculoses et celui de transplantations ont été retenus.
TABLEAU I. — Incidence de la tuberculose chez les transplantés 0rgane
Nombre de Nombre de Incidence (%) Extrêmes (%) transplanté transplantations tuberculoses 35 108 541 1,54 0,37 à 11,80 Rein Cœur 1 997 20 1 0,73 à 2,08 Cœur-poumon 284 3 1,06 0,77 à 4,35 Poumon 713 24 3,37 0,91 à 9,84 Foie 1 843 31 1,68 0,91 à 5,83 Moelle osseuse 7 590 36 0,47 0,09 à 5,46 RÉSULTATS
Sur les 47 535 transplantations que nous avons colligées dans la littérature [1, 2, 4-59], il y avait 655 tuberculoses, soit une incidence de 1,38 %. Et, si l’on exclue les transplantations de moelle osseuse [55-59] pour ne retenir que celles d’organes solides (tableau 1), sur 39 945 transplantations : 619 tuberculoses, soit 1,55 %.
C’est la transplantation pulmonaire [46-52] qui comporte l’incidence de tuberculose la plus élevée (3,37 %), suivie des transplantations hépatiques (1,68 %) [37-41], rénales (1,54 %) [1, 2, 5-36], cardio-pulmonaires (1,06 %) [53, 54], cardiaques (1 %) [42-45] et des transplantations de moelle osseuse (0,47 %) [55-59].
L’incidence de la tuberculose chez les transplantés est de 20 à 74 fois plus élevée que dans la population générale [4]. Elle est, naturellement, plus grande dans les pays de forte endémie tuberculeuse que dans les pays développés. Si l’on prend, par exemple, la transplantation rénale qui est la plus fréquente, l’incidence de la tuberculose est de l’ordre de 7,04 % [22] à 11,80 % [21], en Inde, contre 0,42 % [35] aux USA. En Europe, elle varie de 0,36 % en Belgique [31] à 1,59 % en Espagne [33]. Pour la France, on ne dispose que de données très anciennes où l’incidence varie de 5,77 % [2], à 1,91 % [5].
PRÉSENTATION CLINIQUE
Localisation
La tuberculose est extrapulmonaire dans 49 % des cas environ avec des extrêmes de 22 % [36] à 67 % [60]. Sur 15 870 transplantés de rein, M.M. Klote [35] a trouvé 38 % de localisations tuberculeuses extrapulmonaires. La tuberculose est disséminée dans 29 % des cas environ. Les localisations extrapulmonaires sont très diverses : céré- brales [61], ganglionnaires [12, 18, 19, 62], hépatiques [63], intestinales [18, 27, 60,
64], laryngées [16, 36, 65], méningées [13, 19, 25, 36, 66], oculaires [18], des organes hématopoïétiques [27], pancréatiques [67], péricardiques [12, 68], pleurales [12, 18, 60], rénales ou génito-urinaires [13, 15, 18, 19, 27, 32, 33, 36, 43], squelettiques et articulaires [18, 69] enfin. Les localisations pulmonaires sont caractérisées par des condensations dans 57 % des cas (infiltrats et/ou nodules), des images miliaires dans 26 % des cas, des cavités dans 17 % des cas environ [2, 19, 25].
Sémiologie clinique
Souvent pauvre, ou trompeuse, la sémiologie clinique est dominée par la fièvre (80 % des cas), la toux, la dyspnée, les douleurs thoraciques, ou une dysfonction de la greffe. Les réactions cutanées tuberculiniques sont habituellement négatives.
Date d’apparition de la tuberculose
La tuberculose survient, dans les suites de la transplantation, dans des délais extrêmement variables (de quinze jours à quinze ans pour les extrêmes), en moyenne 23 mois après la transplantation quand ces données sont précisées [2, 19, 31, 32, 36, 40, 42, 43, 46, 49, 57, 70].
Facteurs favorisants
Les facteurs favorisant la tuberculose chez les transplantés d’organes sont multiples.
Il peut s’agir, comme il a déjà été dit, d’une tuberculose ancienne chez le receveur ou chez le donneur, ou de l’origine géographique : régions à forte endémicité tuberculeuse. Les particularités du conditionnement immunosuppresseur jouent un rôle de premier plan : la posologie élevée de corticostéroïdes [2, 7, 16, 45, 71], certains médicaments tels que la ciclosporine [25, 72, 73], le mycophénolate mofétil [74], le tacrolimus [73]ont été incriminés. Certaines maladies préexistantes ou concomitantes favorisent la survenue de la tuberculose. C’est le cas des affections néoplasiques [3], de la coexistence d’une autre infection [72], du diabète sucré [72], de l’insuffisance rénale [3], des maladies systémiques et particulièrement du lupus [35], des maladies chroniques du foie [72] et naturellement de l’éthylisme chronique, de la dénutrition et du sida.
D’autre part, la transmission de la tuberculose par un transplant infecté a déjà été rapportée : six cas après transplantation pulmonaire [49, 5, 76, 77], dix cas après transplantation rénale [71, 78, 79, 80]. Enfin, dix cas de transmission nosocomiale ont été constatés par J.A. Jereb [81] dans une seule unité de transplantation rénale d’un hôpital américain.
Diagnostic
Le diagnostic de la tuberculose est souvent difficile et retardé chez ces malades. Les réactions cutanées tuberculiniques sont habituellement négativées par le condition-
nement immunosuppresseur [2,21]. Le diagnostic repose sur la mise en évidence du BK à l’examen direct ou à la culture [2,15,26,33,43,57]. Les techniques modernes de réaction de polymérisation en chaîne (PCR) et de culture sur milieu liquide (Bactec) peuvent rendre service [4,26,33]. Les biopsies sont souvent nécessaires [25,43,57].
On peut s’aider de la lymphocytose du liquide pleural ou péritonéal ou du liquide céphalo-rachidien. Dans une étude récente [82], l’activité adénosine-déaminase du liquide pleural était augmentée dans 91 % des cas de tuberculose pleurale chez les transplantés de rein. Quoi qu’il en soit, dans les cas difficiles, en cas de doute persistant en faveur de la tuberculose, une fois les prélèvements effectués, il est licite d’entreprendre le traitement anti-tuberculeux sans attendre les résultats des cultures.
Traitement
Le traitement est souvent délicat chez ces patients. D’une part, la rifampicine est un inducteur du cytochrome-P450, ce qui conduit à une diminution du taux sanguin de la cyclosporine et des corticoïdes [21, 24, 70, 83]. Si l’état clinique du patient ne permet pas de réduire l’immunosuppression, les taux sanguins de ciclosporine doivent être étroitement surveillés pour éviter un rejet aigu chez les malades sous rifampicine. La posologie de ciclosporine, dans ces conditions, peut devoir être doublée, triplée, parfois quintuplée [24, 83]. D’autre part, l’hépatotoxicité de l’isoniazide, de la rifampicine et du pyrazinamide est particulièrement importante et redoutable chez ces sujets fragilisés. L’hépatotoxicité de l’isoniazide se voit dans 2,5 % des transplantations rénales, 4,5 % des transplantations pulmonaires ou cardiaques, et 41 % des transplantations hépatiques [84]. Ceci impose donc une vigilance très étroite. En cas de toxicité hépatique des antituberculeux usuels, Meyers et coll . [38] ont utilisé avec succès l’association éthambutol ofloxacine chez des transplantés du foie.
Malgré ces réserves, le traitement est souvent le même que dans la population générale. C’est ainsi que plus de 90 % des transplantés du rein, traités par deux mois de quadrithérapie associant rifampicine, isoniazide, éthambutol et pyrazinamide, puis par quatre mois de bithérapie par isoniazide et rifampicine, guérissent bacté- riologiquement de leur tuberculose, sans récidive ultérieure [83].
Le traitement antituberculeux préventif est indiqué chez les candidats à la transplantation, lorsqu’ils sont à risque de tuberculose. C’est le cas chez ceux qui ont des réactions cutanées tuberculiniques positives (même s’ils ont été anciennement vaccinés par le BCG), chez les patients qui ont des antécédents de tuberculose insuffisamment traitée, chez ceux dont la radiographie thoracique évoque une tuberculose ancienne, même s’ils n’ont pas d’antécédents connus, enfin chez ceux qui ont été en contact étroit avec des tuberculeux contagieux.
Dans ce cas, on peut faire appel à l’isoniazide (300 mg/jour) donné quotidiennement pendant six à neuf mois. D’autres traitements préventifs reposent sur la rifampicine
seule pendant quatre mois ou l’association rifampicine pyrazinamide pendant deux mois [83].
Pronostic
La mortalité induite par la tuberculose est faible chez les transplantés du poumon [46, 49, 50, 52, 54]. Elle atteint 10 % chez les transplantés du cœur [42, 43]. Mais il y a eu 77 décès sur 330 cas de tuberculose après transplantation rénale, soit 23 % [2, 6, 9, 13, 18, 19, 21, 24, 26, 27, 32, 35, 36] et dix décès sur vingt-neuf cas de tuberculose après transplantation hépatique, soit 34 % [37, 38, 40, 41]. Les décès sont attribués soit à la tuberculose elle-même, dont les formes disséminées (miliaires) sont particulièrement redoutables, soit aux complications du traitement, hépatites médicamenteuses surtout.
DISCUSSION
Chez les transplantés d’organes, les perturbations de l’immunité cellulaire induites par les corticoïdes et les autres immunosuppresseurs facilitent l’éclosion de la tuberculose qui survient chez environ 1,5 % des patients. L’incidence de la tuberculose chez les transplantés est 20 à 74 fois plus élevée que dans la population générale.
Chez ces patients, elle est plus fréquente dans les pays à forte endémicité tuberculeuse, et favorisée par certaines affections préexistantes ou concomitantes telles que le diabète, l’insuffisance rénale, le lupus érythémateux disséminé, les maladies chroniques du foie, le sida et naturellement les antécédents tuberculeux du donneur ou du receveur.
Elle survient dans des délais très variables de quinze jours à quinze ans après la transplantation, en moyenne vingt-trois mois après. La présentation clinique, dominée par la fièvre, est souvent trompeuse. Les formes extra-pulmonaires (49 % des cas environ) et les formes disséminées (29 % des cas environ) sont bien plus fréquentes qu’habituellement, en sorte que le diagnostic est souvent difficile et retardé.
Le traitement est particulièrement délicat parce que la rifampicine réduit le taux sanguin de la cyclosporine qu’il faut surveiller attentivement et parce que l’hépatotoxicité de l’isoniazide, de la rifampicine et du pyrazinamide est particulièrement fréquente chez ces patients, atteignant 10 % en cas de transplantation cardiaque, 23 % en cas de transplantation rénale et 34 % après transplantation hépatique. C’est souligner l’intérêt du traitement antituberculeux préventif chez les candidats à la transplantation qui sont à risque de tuberculose.
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DISCUSSION
M. Claude-Pierre GIUDICELLI
Vous avez fait état des difficultés de la thérapeutique, des effets secondaires des unes sur les autres. Avez-vous la notion de perspectives favorables dans les années prochaines ?
Le traitement conventionnel des receveurs d’allogreffe d’organe, fondé sur l’utilisation chronique d’agents immunosuppresseurs, a pour inconvénient, en effet, la dépression prolongée des réponses immunitaires qui conduit à une fréquence accrue d’infections et de tumeurs. Un espoir réside dans le recours à l’induction d’un état de « tolérance immunitaire » que l’on peut définir comme l’inhibition spécifique de la réponse immunitaire vis-à-vis des alloantigènes du greffon, en l’absence d’immunosuppression généralisée. Deux types de protocoles se sont montrés efficaces chez les petits rongeurs et les primates ; l’un, combinant une greffe de moelle provenant du même donneur que la greffe d’organe, après irradiation thymique du receveur, l’autre fondé sur l’utilisation d’anticorps monoclonaux anti-lymphocytes T.
M. Jacques BAZEX
Ne pensez-vous pas que le risque de tuberculose sera plus élevé à la suite des traitements par anti-TNF alpha ?
En effet, des cas de tuberculoses évolutives ont été rapportés chez des patients traités par les anti-TNF alpha et ces médicaments ne doivent pas être administrés aux malades atteints de tuberculose active. A mon avis, il serait prudent de proposer le traitement antituberculeux préventif aux patients chez lesquels ces médicaments sont indispensables, lorsqu’ils sont à risque de tuberculose.
* Membre correspondant à l’Académie nationale de médecine. ** Service de Médecine interne, Hôtel-Dieu de Paris, 1, place du Parvis-Notre-Dame, 75181 Paris Cedex 04. Tirés à part : Professeur Charles HAAS, 97 bld Exelmans, 75016 Paris. Article reçu le 21 février 2006, accepté le 20 mars 2006.
Bull. Acad. Natle Méd., 2006, 190, no 8, 1711-1721, séance du 21 novembre 2006