Éloge
Séance du 13 janvier 2009

Éloge de d’Édouard Bonnefous (1907-2007)

André Vacheron *

Summary

Éloge d’Édouard Bonnefous (1907-2007)

André VACHERON *

C’est avec beaucoup d’émotion que je ressens le privilège d’évoquer la vie hors du commun du Chancelier Édouard Bonnefous.

Édouard Bonnefous est le descendant d’une famille de drapiers de Villefranche sur Rouergue. Plus porté sur les choses de l’esprit que sur la manufacture, son arrièregrand-père né à la fin du règne de Louis XV est bibliothécaire du Capitole de Toulouse. Son grand-père Virgile né en 1811, reprend la tradition familiale et crée une filature à Elbeuf en Normandie puis s’installe à Paris, rue Cortambert, à la fin du second Empire. C’est là que naissent ses deux enfants, Angèle et Georges.

Née en 1857, Angèle préside la Croix Rouge du XVIe arrondissement et soigne les blessés évacués du front, à l’Hôtel Astoria, transformé en hôpital pendant la guerre 1914-1918.

Son frère Georges, né en 1867, fait de brillantes études aux Lycées de Vanves et de Janson de Sailly, obtient une licence en droit et s’inscrit au barreau de Paris. Il s’intéresse très tôt à la politique, devient Chef adjoint du cabinet du ministre des colonies André Lebon, rédacteur de l’Année Politique et éditorialiste de la République Française qui avait été le quotidien de Gambetta. En 1899, il épouse Marie * de l’Académie nationale de médecine

Cuvillier dont le grand-père est l’un des fondateurs de la Bourse. De son mariage, il a deux enfants : Raymonde née en 1901 et Édouard né le 24 Août 1907.

Georges Bonnefous est élu député de Versailles en 1910 et sera constamment réélu jusqu’à son retrait volontaire en 1936. Pendant la grande guerre, il tient à s’engager en dépit de son âge. Lors de ses permissions, il reste en contact avec la Chambre et c’est sur son initiative qu’est créée la Croix de Guerre. Le 28 Juin 1919, il emmène son fils Édouard, alors âgé de 12 ans, assister à la signature du traité de Paix au Château de Versailles dans la galerie des glaces où avait été proclamé l’Empire Allemand le 18 Janvier 1871. En 1928, il devient Ministre du commerce et de l’industrie dans les gouvernements de Poincaré puis de Briand.

En 1936, ne voulant plus accepter de participer à une action politique désordonnée et à ses yeux sans issue, Georges Bonnefous se retire de la vie parlementaire et entreprend une histoire politique de la IIIe République dont il ne signera, seul, que les deux premiers tomes sur l’ avant guerre (1906-1914) et la grande guerre (1914- 1918). Son fils Édouard achèvera cette œuvre remarquable dont le septième tome est intitulé la course vers l’abîme . Comme l’a souligné André Siegfried dans la préface du second volume

La grande guerre , Georges Bonnefous fut à la fois un serviteur dévoué de la France et un serviteur convaincu de la République, consacrant à la Nation sa valeur professionnelle d’avocat, sa valeur littéraire d’écrivain et sa conscience de parlementaire averti et assidu.

Édouard, après un court passage au Lycée Janson de Sailly, est élève à l’Ecole Fontanes dirigée par Henri de Gaulle, le père du Général. Henri de Gaulle lui donne des leçons de latin, de grec, de français, de mathématiques. Il demande à Édouard de venir l’aider à servir la messe de huit heures du matin à l’Eglise voisine de Saint Thomas d’Aquin. Édouard est très heureux à l’école Fontanes. Très tôt, sa sœur Raymonde l’observe assis derrière une table prononcer des allocutions. Les deux enfants sont élevés dans une atmosphère privilégiée de vie intellectuelle, sociale et artistique et rencontrent dans le salon de leur mère les personnalités les plus marquantes de l’époque, notamment des écrivains Louis Madelin, Henri Bordeaux, Robert de Flers, des journalistes Paul Reynaud, Henri Robert. Madame Bonnefous reçoit le dimanche dans son Hôtel de la rue Cortambert. Édouard aura toujours une très grande affection et beaucoup d’admiration pour cette mère belle, grande, élégante et distinguée dont le buste sculpté par Michel servira de modèle pour l’une des quatre statues du pont Alexandre III. Madame Bonnefous meurt à quatre vingt-treize ans, en 1969, en pleine lucidité en disant avec humour « il n’y a plus d’huile dans la lampe ».

Dès l’âge de dix-huit ans, Édouard rédige des critiques de théâtre, de cinéma et même de music-hall. Il entre à l’Ecole libre des Sciences Politiques, en sort avec un diplôme de géographie économique, très marqué par l’enseignement d’André Siegfried qui restera pour lui un maître respecté et aimé et le fera entrer à l’Académie des Sciences Morales et Politiques. Il est également diplômé de l’Institut des Hautes Études Internationales de l’Université de Paris. Il fait partie du groupe des moins de trente ans avec Marcel Pagnol, Pierre Lazareff, Jean Fayard, jeune Prix Goncourt, Pierre Bost couronné par le Prix Interallié, Marcel Achard et Steve Passeur auxquels il restera très lié.

Dès 1926, Édouard Bonnefous s’approche de la vie politique et devient l’attaché parlementaire d’un collègue de son père, Louis Marin, Ministre des pensions et des anciens combattants. En 1928, il est chef du cabinet particulier de son père, alors Ministre du commerce et de l’industrie. Il va assister aux séances de la Chambre des députés. Il accompagne ses parents dans leurs voyages officiels : à Barcelone lors de l’exposition internationale, au Caire où ils sont reçus par le roi Fouad, au Canada pour le quatrième centenaire de Jacques Cartier. En 1936, il entreprend seul un long périple à travers l’Amérique Latine et publie à son retour de nombreux articles sur cette partie du monde. Il y reviendra plus tard en tant que Président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée Nationale et publiera une Encyclopédie de l’Amérique Latine qui fait toujours autorité. En 1937, il se rend seul au Proche Orient. Les voyages le passionnent. Il ira aux États-Unis, au Japon, en Inde, au Pakistan, au Kenya. Dans son ouvrage : « Regards sur le monde » publié en 2004, il écrit « dès que j’ai pu entreprendre de longs voyages, j’ai compris que la découverte de pays nouveaux, loin d’apaiser ma curiosité, était au contraire une raison de partir plus loin encore ». Il rappelle aussi cette phrase de Montesquieu : « les voyages donnent une très grande étendue à l’esprit : on sort du cercle des préjugés de son pays et l’on n’est guère propre à se charger de ceux des étrangers ». Dans le même temps, il mène une vie sociale et mondaine très active, côtoie toute l’élite parisienne, sort le soir. Beau, de haute stature, au nez aquilin qui lui donne un profil hautain, toujours très élégant, il fait de nombreuses conquêtes ( photo : portrait de Vidal Quadras).

En 1938, la famille Bonnefous est douloureusement frappée par la mort brutale, lors d’un camp scout à St Tropez, du jeune Philippe, fils de Raymonde, la sœur d’Édouard. Ce dernier qui séjournait dans le midi sera le premier à voir l’enfant sur son lit de mort. Très affecté, il décide de ne pas se marier et envisage d’adopter son second neveu Patrice, ce qu’il réalisera plus tard.

La carrière politique d’Édouard Bonnefous commence à la fin de la seconde guerre mondiale. D’abord membre du comité de libération de Seine et Oise, et cofondateur de l’union démocratique et socialiste de la résistance (UDSR), Édouard Bonnefous est élu député de Seine et Oise en 1946 à trente-neuf ans. Ses compétences sur toutes les questions internationales le font accéder le 28 Janvier 1947 à la présidence de la prestigieuse commission des Affaires Étrangères de l’Assemblée Nationale où il défend l’idée d’un rapprochement franco-britannique. Il est délégué de la France aux Nations Unies de 1948 à 1951. Il sera pendant vingt-cinq ans un Professeur attentif et exigeant à l’Institut des Hautes Études Internationales et à l’Ecole libre des Sciences Politiques.

Dès 1952, il fera partie de la quasi-totalité des gouvernements de la IVe République :

six fois ministre, ayant en charge successivement les portefeuilles du commerce et de l’industrie, des PTT, des travaux publics, des transports et du tourisme, il est

Ministre d’État dans le cabinet de René Mayer en 1953 et aimera toujours être appelé « Monsieur le Ministre ». Ministre des transports, il inaugure l’aéroport international de Nice le 1er décembre 1957. Président de l’UDSR, petite formation écartelée entre deux frères ennemis René Pleven et François Mitterrand, il est, au centre de l’échiquier politique un maillon indispensable pour la formation des équipes gouvernementales.

Édouard Bonnefous est l’un des pères fondateurs de l’Europe. Il participe au congrès de La Haye (7-10 Mai 1948) qui démontre l’existence d’un réel courant d’opinions en faveur de l’Unité Européenne. Il en sera l’une des personnalités les plus influentes et propose avec Paul Reynaud la création d’un Parlement Européen élu au suffrage universel qui ne verra le jour qu’en Juin 1979.

Le Conseil de l’Europe est créé le 5 Mai 1949. Sa première Assemblée Consultative se réunit à Strasbourg le 10 Août 1949 en présence des pères de l’Europe : Winston Churchill, Alcide de Gasperi, Paul Henri Spaak, Édouard Bonnefous, Édouard Herriot, Robert Schuman. Dès 1950, Édouard Bonnefous apporte un appui essentiel à la création de la CECA, première communauté européenne intégrée mais regrette qu’elle ne soit pas complétée par une union monétaire, seule compatible avec la libre circulation des marchandises. Dans l’avant propos de son ouvrage « la construction de l’Europe par l’un de ses initiateurs », paru en 2002, Édouard Bonnefous écrit « je n’ai pas attendu la tragédie de la seconde guerre mondiale pour être convaincu de la nécessité de fonder l’Europe… Le désastre de la guerre n’a fait que confirmer dans mon esprit la nécessité de rapprocher les pays européens pour mettre en commun l’énorme potentiel économique, culturel et scientifique dont ils disposent » et il ajoute encore : « tout au long de ma carrière, je n’ai cessé de me passionner pour la cause européenne qui reste le grand dessein politique du siècle qui commence ».

Quand le Général de Gaulle revient au pouvoir en 1958 et exprime sa méfiance à l’égard de l’Angleterre et des États-Unis, Édouard Bonnefous n’accepte pas de renier ses idées et s’éloigne du pouvoir.

En 1959, inscrit au groupe de la gauche démocratique, il est élu sénateur de Seine et Oise et sera réélu sénateur des Yvelines en 1968 et en 1977. Vice Président du groupe de la gauche démocratique, il accède à la présidence de la commission des finances du Sénat qu’il va occuper de 1972 à 1986. Il y sera secondé par Jean Cluzel. Sa compétence et son exigence sont autant redoutées que respectées. Sa rigueur et son efficacité ne sont jamais prises en défaut. Il défend résolument les droits du Parlement et la pérennité de la Haute Assemblée.

Au terme de quarante ans de vie parlementaire, il devient en 1986 Conseiller Régional d’Ile de France et ne se retire de la vie politique qu’à quatre vingt-cinq ans, en 1992, après avoir fondé et présidé l’Agence des Espaces Verts.

Acteur de la vie politique française, Édouard Bonnefous en est aussi un chroniqueur infatigable. En 1944, il reprend la publication de « l’année politique » dont son père avait été le principal rédacteur sous le pseudonyme d’André Daniel jusqu’en 1905.

Passionné par la presse écrite, il crée en 1946 un hebdomadaire

Toutes les nouvelles de Versailles qu’il développe activement et dont il confie la direction en 1954 à un brillant journaliste rencontré en Amérique Latine : Roland Faure qui deviendra Président de Radio France en 1986. Toutes les nouvelles de Versailles deviendront le premier hebdomadaire régional français dans les années quatre-vingts. Édouard Bonnefous règne en maître sur la politique départementale et suit attentivement toutes les élections, battant la campagne au pas de charge, imposant ses stratégies, ses alliances, ses candidats.

Si la res publica a constitué au cours de sa longue vie, l’intérêt majeur de son existence, Édouard Bonnefous n’en restera pas moins pour la postérité le mémorialiste du xxe siècle. Ce qu’avait écrit de Tacite en 1837 Charles Louis Panckoucke peut lui être appliqué : « tout l’avait favorisé dans sa grande entreprise : tradition antique, éducation des premiers temps, liaisons honorables, fonctions dans l’État qui lui donnaient les moyens de pénétrer les choses inconnues au vulgaire ».

Mémorialiste du xxe siècle, Édouard Bonnefous l’est par deux œuvres remarquables : L’histoire politique de la IIIe République et Avant l’oubli .

Initiée par Georges Bonnefous, complétée et achevée par son fils Édouard, l’histoire politique de la IIIe République couvre avec ses sept tomes la période 1906-1940. C’est le travail de deux historiens qui ont vécu et vu les évènements et les ont compris. Le père dans les deux premiers volumes puis le fils décrivent avec une parfaite homogénéité la nouvelle atmosphère du xxe siècle, les changements dans les mœurs, dans les conditions de vie avec l’auto qui entre rapidement dans la vie quotidienne, l’avion qui efface les distances, le sport qui fascine les jeunes. Ils brossent un remarquable tableau de la grande guerre, décrivent ses conséquences économiques désastreuses et l’instabilité politique chronique entre les deux guerres avec une République menacée par une droite qui ne l’accepte pas et par une gauche qui n’accepte pas l’ordre social, jusqu’à la course à l’abîme où la IIIe République va cesser d’exister après le vote de l’Assemblée Nationale réunie à Vichy qui remet tous les pouvoirs au gouvernement Pétain. Je citerai ce jugement d’Édouard Bonnefous sur la République du xxe siècle extrait de son dernier volume :

« On peut distinguer nettement deux périodes. Pendant la première, les chefs du gouvernement et les principaux leaders politiques sont passionnément attachés à des principes essentiels sur lesquels repose la république elle-même. La défense républicaine correspondait alors à une réalité dont le peuple lui-même avait convenu qu’il ne fallait pas y laisser toucher. Cette mystique inspirait, malgré les divergences d’opinion ou les nuances de leur pensée des hommes aussi différents que Jaurès, Poincaré, Clémenceau, Briand. Et le temps fit peu à peu son œuvre de lente érosion.

La seconde période commence après la victoire de 1918, victoire qui eut aussi pour conséquence de détendre les énergies, et, avec la vie facile de faire éclater une soif de jouissance trop longtemps contenue. La crise de l’Etat commença et rapidement apparurent ses premiers symptômes ».

Et ce fut après la halte de Munich, la marche vers la guerre et la course vers l’abîme qui se conclurent par l’agonie de la IIIe République.

Mais c’est Avant l’oubli l’œuvre magistrale d’Édouard Bonnefous, une œuvre riche et foisonnante de vie qui embrasse tout le xxe siècle. Dans la préface du premier tome, Jean Baptiste Duroselle répond à cette question : « De cette France, Édouard Bonnefous a-t-il tout vu ? Je dirais volontiers qu’il a regardé dans toutes les directions ». Effectivement, Édouard Bonnefous a regardé dans toutes les directions et rien de ce qui se passait en France et dans le monde ne lui est demeuré étranger.

Dans l’avant-propos de son premier volume, Édouard Bonnefous rappelle que les quatre premières décennies du xxe siècle sont marquées par l’alternance de deux périodes heureuses : la belle époque puis les années folles séparées par une période tragique : la grande guerre de 1914-1918. Il démontre comment la France, malgré cette épreuve, a réussi à se redresser, à réparer ses ruines, à faire face à des charges financières très lourdes et à maintenir sa capitale comme le centre rayonnant d’une vie intellectuelle, artistique, théâtrale si exceptionnelle que l’élite du monde entier devait s’y retrouver. La société avec ses salons, le monde des chasses, des bals et des réceptions somptueuses brille de ses derniers feux. Édouard Bonnefous décrit avec un grand talent les derniers bals d’Étienne de Beaumont, la féerie du bal Besteigui à Venise au Palais Labia célèbre par ses fresques de Tiepolo, le bal Patino. Les médias prennent le relais, donnant comme l’écrit Édouard Bonnefous, aux succès et aux échecs, une nouvelle dimension à la mesure des phénomènes de masse et l’après guerre quarante connaîtra des mouvements aussi frénétiques que ceux des années trente : l’agitation sociale de la fin de 1947 avec des grèves atteignant les mines, les transports et la poste, l’explosion de mai 1968 en sont l’illustration. Les trois décennies de 1940 à 1970 sont marquées par le choc de la défaite de 1940, les tragiques et longues années d’occupation, l’affaiblissement de la France qui perdait ses illusions de grande puissance, l’instauration de la Ve République et la présidence du Général de Gaulle. Édouard Bonnefous rappelle que le Général de Gaulle est resté dix ans, neuf mois et vingt-huit jours à la tête de la France du 1er Juin 1958 au 28 Avril 1969. Je cite : « Il a eu le bénéfice de la continuité et de la durée… ».

Prudemment, il ajoute : « Il est trop tôt pour porter un jugement définitif que seule l’Histoire prononcera…

En se faisant élire au suffrage universel, Charles de Gaulle pensait ne pas seulement incarner la permanence de l’Etat et de ses institutions mais devenir le guide de la France, personnalisant à l’extrême le pouvoir… Indépendance, défense nationale furent les principes fondamentaux de sa politique extérieure auxquels tout le reste fut subordonné ». Édouard Bonnefous rappelle l’amertume du Général de Gaulle après l’échec du référendum du 27 Avril 1969 et cite cette phrase que le Général aurait prononcée : « les Français ne veulent plus de moi, ils renoncent à être la France, ils préfèrent être un petit peuple. Ils ont dit non à l’effort… ».

Dans le troisième et dernier tome d’ Avant l’Oubli , Édouard Bonnefous conclut :

« Ce siècle a été d’une richesse extraordinaire et dans le même temps d’une redoutable complexité. Les découvertes scientifiques ont constitué des avancées brusques, qui ont provoqué parfois de véritables révolutions. Entre les débuts de l’automobile et les avions supersoniques, la vie des hommes a été totalement bouleversée. Les progrès de la médecine et les réussites de la chirurgie ont heureusement permis de soigner, de guérir et d’allonger l’espérance de vie… Ils contraignent les pouvoirs publics dans les pays développés à faire face aux redoutables questions économiques et sociales soulevées par le vieillissement et, dans les pays du tiers monde, à tenter de résoudre les problèmes de l’explosion démographique…

Aucune comparaison n’est possible entre les conditions de la première guerre mondiale et les possibilités de destruction des armes modernes. La paix trouvera-telle une meilleure chance dans cet équilibre de la terreur ? On ne peut cependant ignorer les guerres civiles et tribales qui se multiplient, avec leurs hécatombes et leurs cortèges de réfugiés dont les médias retransmettent les horreurs… L’homme est un apprenti sorcier nous a-t-on longtemps répété. C’est seulement de nos jours que ce propos trouve sa pleine justification, nos contemporains disposant à la fois des moyens de se détruire et d’anéantir leur environnement… Nous mesurons désormais notre fragilité dans l’espace et dans le temps face à un Univers dont nous ne pouvons même pas concevoir les limites ».

Véritable guetteur du xxe siècle, Édouard Bonnefous aura été à la fois homme d’action et homme de pensée, auteur de quarante-cinq ouvrages, poursuivant le discours politique par le livre et par l’action sur le terrain, rappelant les combats qu’il a menés pour la construction de l’Europe, les dérives des gouvernements dépensiers analysées dans son livre « A la recherche des milliards perdus ».

Il dénoncera aussi les risques liés à la dégradation de l’environnement dans une série d’ouvrages dont les titres sont de véritables cris d’alarme : La terre et la faim des hommes (1960), L’homme ou la nature (1970), Sauver l’humain (1976), Le monde en danger (1982), Le monde est-il surpeuplé ? (1988), L’environnement en péril (2001).

Dans son ouvrage

Sauver l’humain (1976), Édouard Bonnefous pose la question :

l’homme dirige-t-il encore son destin ? Il souligne l’action délétère des technocrates imbus d’une supériorité qu’ils s’attribuent, avides d’une puissance incontrôlable, il dénonce la course effrénée vers le progrès et les risques des désastres écologiques.

Dans l’introduction de Réconcilier l’homme et la nature , publié en 1990, Édouard

Bonnefous rappelle la déforestation massive de l’Amazonie, l’ampleur et la répétition des pollutions pétrolières, les contaminations nucléaires, le déchirement du voile d’ozone et constate que l’homme est devenu un agresseur qui ne connaît plus sa force, dilapidant autant qu’il salit. Édouard Bonnefous cite cette mise en garde lancée par Nietzsche il y a près d’un siècle : « nous sommes d’un temps dont la civilisation risque de périr par la civilisation ». Réconcilier l’humain et la nature est bien la tâche primordiale de cette fin de siècle et ne peut que reposer sur une coopération internationale.

C’est le 3 Mars 1958 qu’Édouard Bonnefous entre à l’Institut. Il est élu membre libre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques au fauteuil de Maxime Leroy. Agé de cinquante et un ans, il est alors le benjamin de la Compagnie. A sa mort, il en sera le doyen d’âge et d’élection. Il s’impose d’emblée par son assiduité aux séances, par la qualité de ses interventions, par sa participation aux travaux. Il devient membre titulaire dans la section générale le 4 Mai 1964 et préside l’Académie en 1968. Le 16 Mai 1978, il est élu à l’unanimité Chancelier de l’Institut de France, succédant dans cette fonction prestigieuse à Jacques Rueff. Il sait administrer, il sait convaincre et il sait décider. Il sera réélu régulièrement Chancelier pendant quinze ans, mettant volontairement un terme à son mandat à la fin de l’année 1993. Il sera alors élu Chancelier honoraire le 4 Janvier 1994, à l’unanimité, avec les remerciements de ses confrères pour son action.

En Octobre 2006, les Présidents et les Secrétaires perpétuels des cinq Académies choisissent unanimement pour thème de la séance solennelle de l’Institut, « L’homme et la nature » en hommage à Édouard Bonnefous, pionnier de l’environnement qui entre dans sa 100e année.

L’Académie nationale de médecine avait élu en 1980 Édouard Bonnefous en tant que membre libre non médecin dans sa section de médecine sociale et il fut heureux et fier d’appartenir à notre Compagnie. Passionné par tous les problèmes de santé publique, il participait régulièrement aux séances de l’Académie, n’hésitant jamais à donner son avis, toujours écouté avec respect et attention, heureux de retrouver dans notre Hôtel de la Rue Bonaparte son ami Cottet avec lequel il passait chaque année quelques semaines estivales de détente à Évian.

Édouard Bonnefous fut également membre étranger de l’Académie Royale de Belgique et membre étranger de l’Académie de Roumanie. Il fut l’un des piliers de l’Académie de Versailles avant d’en devenir le Président d’Honneur. Il fit don à cette Académie sous l’appellation de Fondation Édouard et Patrice Bonnefous, d’un appartement jouxtant sa propriété de Versailles où l’Académie put se réunir pour ses séances de travail.

Il présida le Conservatoire National des Arts et Métiers et créa le Musée des Arts et Techniques qui manquait à la France. Il présida aussi le Muséum d’histoire naturelle et surtout l’Institut océanographique de Monaco créé par le Prince Albert 1er en 1900. Il aimait se rendre sur la Côte d’Azur à la saison des mimosas. Le don d’un navire océanographique par la Fondation Singer Polignac permit la reprise des missions d’exploration.

Prestigieuse institution de mécénat créée en 1928, la Fondation Singer Polignac a bénéficié de l’impulsion d’Édouard Bonnefous qui en a été le 7e Président depuis Raymond Poincaré. Il y a exercé ce mandat pendant vingt-deux ans avec la minutie scrupuleuse et l’intelligence qu’il portait à toutes choses, mais aussi avec une fidélité affectueuse à Winnaretta Singer princesse de Polignac, organisant de merveilleux concerts consacrés aux œuvres de Debussy, de Fauré, de Chabrier, de Ravel, de Satine, de Poulenc, de Stravinsky, créées pour la plupart dans le salon de musique du magnifique Hôtel de l’avenue Georges Mandel, où Proust situe l’ultime soirée du temps retrouvé et où se pressait le tout Paris. Il veillait à ce que les programmes soient conformes à l’esprit et au goût de la princesse et puissent mettre en valeur le talent de jeunes musiciens de qualité. Mais il organisait aussi régulièrement des colloques de haute tenue consacrés aux arts, aux sciences, à la médecine (j’eus l’honneur d’en diriger personnellement deux), à l’histoire, aux problèmes de société dont il avait toujours étudié soigneusement le programme et dont il surveillait ensuite la publication. Comme l’a souligné notre confrère le Professeur Yves Pouliquen, son successeur, Édouard Bonnefous aura été un grand Président de la Fondation Singer Polignac. Il fut aussi Vice-Président de la Fondation Cino del Duca pendant vingt-quatre ans.

Je m’en voudrais de ne pas évoquer les cercles parisiens qu’il anima pendant plus d’un demi-siècle : le nouveau cercle de l’Union dont il fut Vice-Président, le Cercle Interallié dont il fut premier Vice-Président, où il aimait recevoir ses amis à déjeuner, et le Saint-Cloud Country Club. La vie mondaine de Paris n’avait pas de secret pour lui. Il fut de toutes les soirées et de tous les grands bals qui firent du Paris de l’entre deux-guerres la capitale de la fête. Mais il cultivait aussi l’art de la réception, aimait que sa table fut belle et son menu délicieux.

Personnalité puissante, passionnée et passionnante, aux multiples facettes, remarquable par son intelligence, par sa prodigieuse mémoire, par sa culture, par son humanisme, par sa curiosité d’esprit toujours en éveil, par son verbe clair et limpide mais parfois tranchant, Édouard Bonnefous aura parcouru le xxe siècle en occupant les fonctions les plus prestigieuses à l’Institut de France et dans la Société. S’il était profondément républicain, il n’aimait pas l’égalitarisme. Il avait un sens aigu des hiérarchies sociales et détestait qu’on lui manquât de respect.

Autoritaire, d’un caractère souvent difficile, exigeant et rugueux, c’était un homme de cœur, fidèle en amitié, généreux et attentif, qui dans l’intimité aimait rire parce qu’il était gai. Ses loisirs étaient toujours studieux : l’homme se repose en changeant de travail, répétait-il souvent.

Il m’avait confié son cœur en 1979 et pendant vingt-huit ans il m’a honoré de sa confiance. Une grande affection s’était développée entre nous. Durant ses dernières années, il ne se passait guère de jour où nous n’ayons un échange téléphonique, de semaine sans que je lui rendis visite. Sa belle activité intellectuelle était restée intacte.

Je le retrouvais assis majestueusement dans son grand fauteuil du bureau du premier étage de son bel hôtel de la rue de l’Elysée qu’il a légué à l’Institut, un sourire en demi-teinte, l’œil vif sous les sourcils broussailleux. Il me questionnait longuement sur la vie de l’Académie nationale de médecine, sur les programmes de ses réunions, sur ses travaux, me conseillait sur les liens qu’il convenait de tisser et me reprochait régulièrement sa température trop froide et son chauffage insuffisant.

Ses réflexions ouvraient toujours une fenêtre sur d’autres horizons. Il me demanda un soir si j’étais croyant. Je lui répondis affirmativement. Avec de la malice dans le regard, il me dit alors : « comment expliquez-vous la création de Mahomet par Dieu ? ». Je ne lui répondis pas mais je le devinais inquiet du devenir de l’homme après sa mort.

Il s’est éteint le 24 Février 2007 pendant son sommeil, dans sa maison comme il l’avait toujours souhaité, le visage empreint de sérénité comme j’ai pu le constater en arrivant auprès de lui à deux heures et demie du matin. Nous n’oublierons pas Édouard Bonnefous. Aujourd’hui, il est moins mort qu’il n’a simplement cessé de vivre.