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Séance du 21 février 2006

Chronique imaginaire de la santé du Roi Louis XIV et des malades de son siècle

MOTS-CLÉS : histoire du xviie siècle. microchirurgie
Imaginary chronicle of Louis XIV’s ailments and contemporary illnesses
KEY-WORDS : history, 17th century. microsurgery

Benoît Lengelé

Résumé

En parcourant le journal de la santé du roi Louis XIV, la présente lecture dresse le relevé étonnant de ses nombreuses maladies et de l’état rudimentaire de l’art de guérir en un temps où l’empirisme médical était souverain et où la résistance des patients à des traitements aussi saugrenus que pénibles retient surtout l’admiration. Cette balade historique est également le prétexte à mettre en perspective avec les thérapeutiques d’autrefois, les progrès aujourd’hui mis en œuvre par la maîtrise des techniques microchirurgicales pour contrôler quantité de pathologies jusqu’il y a peu considérées hors d’atteinte de toute possibilité de réhabilitation morphologique ou fonctionnelle.

Summary

Based on contemporary medical journals, the author examines the numerous ailments that afflicted Louis XIV, and underlines the impoverishment of the medical art at a time when physicians’ power was sovereign and when treatments were as bizarre as they were painful. This historical journey also serves as a pretext to examine current developments in the field of microsurgery, which can cure health disorders that were considered inaccessible to anatomical and functional amelioration.

Louis-Dieudonné, quatorzième du nom, Roy de France et de Navarre, vécut 77 ans ce qui, pour son temps, était un grand âge. L’Histoire a retenu de lui le nom de ses
batailles, le prénom de ses conquêtes et l’éclat de ses bâtiments. Mais elle se révèle dans les esprits moins prolixe sur ce que fut le calvaire de santé de celui qui, exerçant sur ses sujets une autorité sans partage, vécut chaque jour de son existence sous l’impérieuse contrainte de ses médecins. Dans les rayonnages de la Bibliothèque Nationale de France, un livre toutefois sommeille qui, sous une somptueuse reliure aux grandes armes du roi, renferme le relevé quotidien des avatars médicochirurgicaux de la vie du Roy très chrétien [11]. C’est à parcourir ce journal, écrit par les sieurs Vallot, Daquin et Fagon, qu’invite cette lecture qui évoquera, certes, le souvenir des malades et des traitements du passé, mais aussi, en contrepoint, la prise en charge que leur aurait proposé, dans des situations analogues, le microchirurgien d’aujourd’hui.

Sous Louis XIV, la maison médicale du roi comprenait un Premier Médecin du Roy, un Médecin Ordinaire et huit médecins à brevet servant par quartier [9]. Chaque jour, au grand lever, le Premier Médecin rendait visite au souverain, prenait son pouls, examinait ses selles et ses urines, puis, après avoir fait quelques commentaires sur ses humeurs, prescrivait ce que, pour son régime, le roi devait manger [2].

Lorsque la santé du monarque soulevait quelques inquiétudes, l’archiatre réunissait autour de lui l’ensemble du Conseil de Santé qui, prescrivant d’étranges médications purgatives ou des emplâtres curieux, lui ordonnait enfin force saignées ou lavements qui avaient une place de premier choix dans l’arsenal thérapeutique du temps [3].

D’ordinaire, les chirurgiens étaient tenus éloignés du chevet du roi et n’y étaient appelés que lorsqu’une circonstance exceptionnelle requérait l’habileté de leur main et leur connaissance approfondie de l’anatomie. La saignée était leur tâche habituelle. Ils la pratiquaient à l’aide d’une lancette afin de recueillir dans une palette les mauvaises humeurs mélancoliques, lymphatiques ou bilieuses supposées causer les fièvres, les céphalées et les autres troubles viscéraux dont le roi souffrait chroniquement [3]. Il leur revenait aussi, par tradition, de panser les plaies. Répondant à une logique animiste, leurs pansements avaient toutefois un caractère pour le moins saugrenu. Ainsi, monsieur Boucher, Premier Chirurgien de la Reine Anne, mère de Louis, pansait-il chaque jour le sein cancéreux de sa patiente qu’il découpait en lambeaux, à l’aide d’une escalope fraîche de longe de chevreuil, en nourrissant l’espoir que la tumeur mangerait la bonne viande qu’on lui présentait plutôt que de poursuivre sa course térébrante au travers de la paroi thoracique [2].

Médecins et chirurgiens d’alors ignoraient tout du microscope, cet étrange instrument d’optique que Madame, la belle-sœur du roi, avait emporté dans ses bagages en arrivant à Versailles pour épouser le duc d’Orléans. Curieuse et excentrique, la princesse Palatine eut un jour l’idée saugrenue d’utiliser cet outil afin d’observer une lamproie qu’on allait lui servir à dîner. Le soir même, c’est avec enthousiasme qu’elle rapporta lors du grand couvert avoir vu sous la peau fine, translucide, de l’agnathe encore vivant, un extraordinaire réseau de fins ruisseaux dans lesquels couraient des petites particules qu’elle compara aux lentilles, flottant à la surface de son bouillon [4]. Son histoire fit sourire le roi ; Monsieur et ses mignons s’en moquèrent.

Ils avaient tort. Car ce faisant, Madame rapportait la première observation in vivo de

FIG. 1.

Madame Palatine, Duchesse d’Orléans et seconde épouse de Monsieur, le frère du Roi ( portrait par

Hyacinthe Rigaud, ancienne collection du comte de Paris ) rapporte dans ses mémoires la première observation scientifique de la circulation sanguine à l’étage capillaire ( extrait d’une planche du Traité d’Anatomie de Bourgery et Jacob, Paris, 1821 ). En réalité, c’est fortuitement qu’elle réalise cette découverte à l’aide d’un microscope inventé par A. van Leeuwenhoeck ( gravure hollandaise, Wellcome collection, Londres ).

la circulation capillaire (Fig. 1). Si, dès lors, les chirurgiens du roi avaient adjoint l’usage du microscope et la connaissance de la microvascularisation des tissus à l’habileté de leur lancette, le sort de leur souverain et des malades de sa cour en aurait été bouleversé.

Les principes chirurgicaux rudimentaires d’hier ne différaient somme toute pas tant de ceux qui opèrent dans le chef du microchirurgien d’aujourd’hui. La cruelle lancette de monsieur Boucher, traquant maladroitement le squirrhe mammaire, a en effet de nos jours fait place au bistouri qui résèque la tumeur avec de larges marges en traversant la paroi thoracique de part en part. Un muscle est ensuite prélevé, non pas sur du gibier, mais sur le propre tronc de la patiente, afin d’être transplanté dans la perte de substance ainsi engendrée. Le microscope, enfin, permet de mener à bien ce transfert en restaurant, par des microanastomoses artérielle et veineuse, le courant sanguin dans le transplant. La précision du geste ainsi réalisé permet la survie du lambeau tissulaire, qui, vivant, assure la réparation du dommage chirurgical initial [7]. Forts de ce constat, imaginons donc comment nos mains eussent pu porter secours aux souffrances du Roi-Soleil et de son entourage. Partant, établissons ainsi le bilan actuel de l’art de guérir dans le domaine de la microchirurgie réparatrice et démontrons combien, avec persévérance et inventivité, cette discipline

FIG. 2.

En 1674, Louis présente à l’apogée de son règne ( portrait par Cahrles Le Brun, collections du musée du

Château de Versailles ) un volumineux abcès de la région cervicale. Monsieur Georges

Mareschal, compagnon de Saint-Cosme ( portrait gravé par Daullé, collections de l’Académie de Chirurgie ), l’incise « de façon cruciale » et la plaie, laissée en cicatrisation dirigée, pansée au baume vert, met de nombreuses semaines à se fermer définitivement.

s’efforce d’exploiter au mieux les ressources du vivant pour restaurer à la fois la forme et la fonction des sites receveurs les plus complexes, dans des situations médicales jadis considérées chirurgicalement dépassées.

Dès 1670, Louis XIV, qui avait installé sa cour dans la région marécageuse de Versailles, commença à présenter de fréquents épisodes récurrents de fièvre tierce et quarte qui motivèrent une intensification des saignées prescrites par le docteur Daquin [3]. Celles-ci affaiblirent tant l’état général du roi, qu’en 1674, il développa un anthrax cervical fulgurant [11]. Messire Georges Mareschal de Bièvre, un compagnon de Saint-Cosme fut invité par la Faculté à le traiter. Proposant d’inciser l’abcès de « façon cruciale » , le chirurgien accomplit un geste habile et salvateur.

Toutefois, après avoir évacué la collection purulente, il dut se contenter de bourrer l’espace mort à l’aide d’étoupe, et la plaie opératoire mit plus de quatre mois à se refermer [8]. Aujourd’hui, la transposition dans une telle cavité d’un lambeau de comblement prélevé sur le muscle grand pectoral permet la cicatrisation complète et stable du site opératoire en moins de quatre semaines (Fig. 2).

Quelques années plus tard, Louis se plaignit d’une nouvelle induration inflammatoire située par-devers son périnée. Comme il revenait d’une harassante campagne militaire dans les Flandres, où il avait passé de nombreuses heures à dos de cheval, Fagon attribua cette lésion à « un excès de selle » et ordonna d’intensifier les clys-

FIG. 3.

En 1686, de retour d’une campagne militaire dans les Flandres ( portrait équestre par Houasse, collections du Château de Versailles ), le Roy présente une ulcération située par devers le périnée, liée à « un excès de selle » ( cire anatomique, collections UCL ) que son Premier Médecin,

Monsieur Fagon ( portrait gravé par Larmessin, Musée de Versailles ), recommande de traiter en touchant l’induration à l’aide de la pierre infernal et en intensifiant les lavements à l’eau vulnéraire. La fistule, finalement opérée par Monsieur Félix de Tassy, ne se ferme que plus de six mois après l’intervention.

tères [11]. Ce traitement malheureux eut pour conséquence fâcheuse d’ouvrir sur le siège une large fistule anale qui, irriguée à l’eau vulnéraire, puis touchée à la pierre infernale, ouvrit sur tout le périnée postérieur une vaste ulcération (Fig. 3). Trois années durant, cette plaie torpide fit souffrir le roi qui, à bout de force, décida finalement, contre l’avis de son Premier Médecin, de remettre son sort entre les mains d’un chirurgien courageux [1]. A cet effet, il convoqua dans son appartement messire Charles Félix de Tassy qui, au petit matin du 16 novembre 1686, lui incisa le trajet fistuleux de l’anus et mit à plat les anfractuosités de sa plaie périnéale [11].

Pendant six mois, celle-ci fut pansée à l’aide de linges humectés de vin de Bourgogne et, durant tout ce temps, Louis fut contraint de garder la chambre, alors que chaque jour à la messe, la cour priait pour son salut [2]. Sa guérison ne fut toutefois acquise que le premier avril de l’année 1687, date à laquelle madame de Maintenon fit chanter à Saint-Cyr une ode solennelle, intitulée « Dieu sauve le Roy », composée par Jean-Baptiste Lully en l’honneur du retour en santé de son époux morganatique.

Le roi Jacques II Stuart, en exil au château de Saint-Germain, assista en voisin à la
cérémonie. Il fut tellement ému par la beauté de l’air chanté par les demoiselles de Saint-Cyr, qu’il demanda à son cousin la permission de l’emprunter comme musique de sa Maison. Ainsi, par un singulier raccourci de l’histoire, l’aria composé par un maestro italien pour célébrer la guérison du séant du roi de France, devint-il — «

God save the King » — l’hymne de la famille royale d’Angleterre [10].

Il n’en aurait certes pas été ainsi si, comme de nos jours, le parage large du périnée postérieur eût bénéficié d’une reconstruction immédiate à l’aide de deux lambeaux musculo-cutanés transposant dans la perte de substance centrale, les muscles graciles gauche et droit, recouverts de peau et vascularisés par les vaisseaux circonflexes médiaux de la cuisse. Les mêmes lambeaux musculo-cutanés eussent été aussi utiles pour traiter le squirrhe invasif périanal du cardinal Dubois [9] ou pour couvrir les plaies béantes laissées sur le siège de bon nombre de grands seigneurs de la cour par la célèbre opération de la taille que pratiqua monsieur Mareschal sur le comte de Toulouse, fils adultérin du Roi, sur les maréchaux de Gramont et de Villeroy, ainsi que sur les mémorialistes Dangeau et Saint-Simon [2, 10]. Le docteur Fagon lui-même dut s’y résoudre, bien qu’il fut, par principe, peu enclin à laisser son sort entre les mains ignorantes des chirurgiens. Il se trouva toutefois fort bien de l’ablation de sa pierre vésicale, même si à l’image de tous les autres malades, il dut endurer deux bons mois de douloureux pansements de siège réalisés à l’aide de baume vert agrémenté d’une décoction de pétales de roses de Provins [3].

Se consacrant tout entier au gouvernement de la France et à l’embellissement de Versailles, le Roi faisait vivre en outre sa cour au rythme fringant des parties de chasses et des campagnes militaires. Ces deux activités dangereuses où chacun maniait avec vaillance le fer et le feu, ne manquèrent point d’occasionner parmi les membres de son entourage, de vilaines blessures auxquelles Sa Majesté échappa par miracle. Ainsi évoquera-t-on la jambe du maréchal de Villars [12], arrachée par un boulet anglais, au soir de la bataille de Malplaquet ou encore le genou du jeune marquis de Fénelon, écrasé sous le poids de son cheval au terme d’un furieux combat de cavalerie [8]. Soigné à l’aide de pansements imbibés d’extraits de cuisses de grenouille, le maréchal garda sa vie durant un foyer d’ostéite tibiale et un membre raide et raccourci qui ne lui permit plus de remonter à cheval. Le jeune colonel des dragons de Bigorre fut, de son côté, d’abord confié aux bons soins d’un garçon, tambour aux Gardes Françaises, qui jouissait d’une grande réputation comme « suceur de plaies » [8]. Cette forme antique de vacuum-assisted closure ne fut guère efficace. L’articulation ouverte, coulant un pus abondant quelques jours plus tard, le chirurgien-major du régiment lui imposa sans transiger une amputation à mi-cuisse afin que sa vie soit sauve. De nos jours, les deux membres inférieurs eussent été sauvegardés : le premier à l’aide d’un transfert libre du muscle grand dorsal sur le foyer de fracture tibiale, le second, à l’aide d’un lambeau microchirurgical d’omentum dont les propriétés plastiques et détersives assèchent, comblent et couvrent parfaitement les cavités les plus anfractueuses et les plus infectées.

Dans la sphère des traumatismes cranio-faciaux, l’opiniâtreté et l’inventivité micro-chirurgicales n’auraient pas trouvé moins d’occasions d’apporter la
preuve de leur efficacité [5]. Ainsi, le front du duc d’Antin, enfoncé d’un coup de sabre au siège de Montmédy [10], eut-il en effet pu faire l’objet d’une cranioplastie multitissulaire, restaurant plan par plan, la méninge, la calvaria osseuse et les téguments, reconstruits à l’aide d’un lambeau transplanté sur les vaisseaux temporaux superficiels. De même, le cuir chevelu avulsé du comte de Guiche, Capitaine des Mousquetaires, scalpé par un carabinier autrichien [2], eut pu lui être réimplanté sur la tête au prix de multiples anastomoses-pontages réalisées sous microscope, entre les vaisseaux du scalp arraché et les pédicules artério-veineux des régions supraorbitaire, temporale et occipitale. Bien qu’il fut attaché à l’élégance de sa mise, Guiche toutefois, ne souffrit guère de devoir, suite à sa blessure, aller tête nue. La mode de l’époque recommandait, il est vrai, aux hommes de la cour de porter la perruque. Bien involontairement, le roi était à l’origine de cette coutume capillaire qui entra ensuite, comme une règle, dans le rituel de l’étiquette versaillaise. Alors qu’à 30 ans, Louis affichait encore son abondante chevelure comme un emblème de sa puissance et un atour de sa majesté, il fut en effet, quelques années plus tard, atteint d’une alopécie presque complète [3]. C’est à fin de dissimuler cette disgrâce qu’il fit requête à son barbier, monsieur Dubois, de lui confectionner, en cheveux naturels, une prothèse capillaire qui lui permette de garder à son chef, ampleur, volume et dignité. Sans mot dire, les courtisans lui emboîtèrent le pas, rivalisant entre eux d’ambition pour porter à la cour la chevelure postiche la plus haute et la plus distinguée.

Comme Premier Opérateur des dents du Roy, monsieur Dubois s’avéra bien moins habile que comme facteur de perruques. En 1685 en effet, voulant extraire des dents cariées du maxillaire gauche de Sa Majesté, il lui arracha de concert une bonne moitié de la voûte palatine, créant ainsi une large communication oro-nasale telle que lorsque le roi buvait à table, tout le liquide qu’il prenait refluait par sa narine gauche [11]. A cette infirmité, qui provoqua un considérable affaissement de l’étage moyen du visage de Louis (Fig. 4), s’ajoutait le désagrément d’une ostéite maxillaire chronique causant une haleine fétide, stigmatisée par la favorite, Athénaïs de Montespan, qui, prétextant que son royal amant « puait comme les harengs en caque », lui refusa le privilège de ses baisers [10]. Afin de cautériser la gencive du roi et d’obtenir « sa régénération sur un bon fond », les médecins lui imposèrent à quatorze reprises, le supplice du « bouton de feu » , entendons du fer rouge appliqué sur les berges de la fistule dans l’espoir qu’en cicatrisant, les bords brûlés viendraient à se rétracter autour du béant orifice palatin [11]. Dans notre pratique contemporaine, le palais au contraire, est reconstruit à l’aide d’un transfert ostéo-musculaire prélevé sur l’angle inférieur de la scapula en raison de l’étonnante analogie morphologique qui existe entre celui-ci et le complexe osseux maxillo-palatin [5]. Enrobée d’une coiffe musculo-périostée, l’unité tissulaire est revascularisée sur les vaisseaux faciaux et, à terme, se couvre d’une néomuqueuse adhérente stable qui, à s’y méprendre, donne le change parfait pour un palais dont la réhabilitation est complétée par la mise en place, dans la crête scapulaire, d’implants dentaires ostéo-intégrés.

FIG. 4.

Le portrait en Majesté de Louis Le Grand, peint par Hyacinthe Rigaud ( collections du Musée du

Château de Verdailles ) masque à peine la décrépitude de la santé du Roi. Sous sa perruque, Louis dissimule en effet une alopécie qui l’a laissée presque chauve dès la trentaine. Son nez tombant et sa lèvre supérieure rétruse répondent en profondeur à une ostétite maxillaire, sévère ayant ouvert une large brèche oro-nasale au travers de son palais ( cire anatomique, collections UCL ).

A 14 reprises, Monsieur Mareschal de Bièvre, aidé de François Gigot de la Peyronie ( portrait par Hyacinthe Rigaud, collections de l’histoire de la médecine, Paris ) applique sur les berges de cette fistule, le bouton de feu, supplice pénible et inutile qui, à la dernière tentative, manque de coûter la vie au souverain.

Au soir du XVIIe siècle et à l’aube du suivant, le bouton de feu restait, en outre, le seul moyen opératoire pour traiter les cancers cutanés. François Gigot de la Peyronie l’utilisa avec succès pour éradiquer un petit squirrhe perlé qui érodait la narine d’une suivante de mademoiselle de Nantes, fille illégitime de Louis et de madame de Montespan. Bien que ce traitement vulnérant fut extrêmement douloureux, il fut toutefois efficace, mais laissa l’orifice narinaire de la jeune femme complètement sténosé. Il fut impuissant, par contre, à contrôler la « carie » de la joue du duc de

Berry, petit-fils du roi, et l’ulcus rodens térébrant que développa sur toute une hémiface, le malheureux amiral de Tourville [8]. Aujourd’hui, la maîtrise des transplants micro-chirurgicaux nous autorise à amputer, puis à reconstruire les lésions malignes faciales les plus avancées. L’analogie anatomique, ici encore, oriente le choix du site donneur en fonction des impératifs morphologiques et fonctionnels du site à reconstruire : la plus petite unité transférable étant l’anthélix auriculaire choisi pour reconstruire les pertes de substances de l’aile du nez, la plus grande étant le complexe scapulo-dorso-serratique qui s’impose pour reconstruire les amputations élargies de la face [5].

Non contente de restaurer les formes, la microchirurgie contemporaine ambitionne — et réussit — à rétablir des fonctions viscérales. Ainsi eut-elle été d’un secours certain pour le cardinal Mazarin. Le célèbre prélat, parrain du roi, fut en effet atteint dans les derniers mois de son existence d’une « gravelle cervicale » qui, progressivement, face à ses médecins impuissants, l’empêcha de s’alimenter, de parler et enfin de respirer [10]. Il y a quelques décennies seulement, le sort des patients atteints de tumeurs pharyngo-laryngées ne différait guère de celui qui lui fut réservé. De nos jours fort heureusement, le pharynx peut être reconstruit à l’aide d’un transplant libre de jéjunum permettant une déglutition parfaite. A son instar, le larynx peut voir ses parois largement effondrées puis resurfacées à l’aide de lambeaux fasciocutanés antibrachiaux minces incluant des cordes tendineuses vascularisées. Ingé- nieusement disposées et mises en tension dynamique dans la néolumière laryngée, celles-ci recréent une caisse de résonance supraglottique qui laisse la voix postopé- ratoire quasiment inchangée [5]. Il en va de même, à l’étage thoracique, pour la restauration de la fonction ventilatoire [6]. Angélique de Fontanges, Molière et Racine furent tous trois tuberculeux [3] . L’ouverture brutale d’une fistule bronchopleurale fut fatale à la maîtresse du roi et à son Premier Valet de Chambre. Lorsque monsieur Mareschal incisa l’empyème caséeux de l’Historiographe de Sa Majesté, il trouva enfin son diaphragme complètement lysé au-dessus du foie [9]. Chez chacun d’eux, la transposition intrathoracique d’un lambeau musculaire colmatant la fuite bronchique ou rétablissant la continuité mobile de la coupole diaphragmatique eut été aujourd’hui salutaire et salvatrice [6]. Ce que le chirurgien réparateur peut aujourd’hui, dépasse donc, ce que, par l’onction de la Sainte Ampoule, le Roi très Chrétien pouvait pour les malades de son temps. Si la Providence avait, en effet, doté Louis du pouvoir sacré de toucher et de tarir les écrouelles en disant avec cérémonie « Le Roy te touche, Dieu te guérit », avec quelque prétention, nous pourrions dire, près de trois siècles plus tard : « Le chirurgien te tranche, son lambeau te guérit ».

Quelle que fut son emprise sur son royaume et ses sujets, le Roi-Soleil n’en fut pas moins désemparé devant la maladie et la mort. Devenu goutteux et artéritique [11], il vit mourir Jean-Baptiste Lully d’une gangrène fulgurante partie de l’hallux droit, sans imaginer un instant que quelques années plus tard, sa fin se confondrait avec celle de son Premier Maître de Musique. L’orgueil avait tué Lully : c’est en manifestant sa colère, qu’avec sa canne, il avait percuté son orteil en dirigeant son dernier Te Deum pour le roi [2]. Le même orgueil allait coûter, indirectement, la vie à Louis. Le 15 août 1715 en effet, ayant échappé maintes fois aux épidémies et aux accidents de chasse qui avaient coûté la vie à presque toute sa descendance, et ayant toujours survécu aux mauvais traitements de ses médecins, il tint à rester longuement debout pour recevoir, avec faste, l’ambassade de Perse [1]. Le soir même, monsieur Bontemps trouva, en le déshabillant, une petite phlyctène sous son genou gauche, à l’endroit où sa jarretière avait probablement été un peu trop serrée. Le lendemain, Fagon nota sur la jambe, un placard noir qu’il fit panser au vin de Bourgogne [11].

Le 20 août, alors que l’état du roi empirait, il convoqua à son chevet la Faculté, et chacun, après avoir pris le pouls de Sa Majesté par ordre d’ancienneté, s’accorda à
considérer que la gangrène avait envahi son membre et que seul un chirurgien pouvait être d’un improbable secours. Appelé trop tard pour agir, monsieur Mareschal se contenta d’inciser, par trois endroits distincts, l’escarre qui s’étendait de la cheville à la cuisse. Il n’en coula pas de sang et le malade n’en éprouva point de douleur [8]. Sentant que sa fin était proche, Louis pria donc son Premier Chirurgien de lui épargner une opération qui n’allègerait pas ses souffrances. Il fit ses adieux à ses proches, ses recommandations au jeune duc d’Anjou, Dauphin de France, et enfin, se confessa [1]. Aux premiers rayons du soleil de l’aube du 1er septembre 1715, il s’éteignit finalement dans son sommeil, entouré par ses Garçons Bleus, qui l’avaient servi toute sa vie et qu’il voulut garder seuls près de lui dans le salon de l’œil-de-bœuf où il rendit son âme à Dieu et prit congé de son royaume.

Le lendemain, monsieur Mareschal fut chargé de faire l’autopsie du corps du Roi et de prélever ses entrailles [8]. Puis, chacun prit l’habit de deuil, coupé de drap noir et bordé d’argent. Et même s’il fut dans les libelles parisiens quelques esprits chagrins pour écrire que le corps du roi, inhumé à Saint-Denis, y était « comme à Versailles, sans cœur et sans entrailles » [10], chacun à la cour fut convaincu que Louis le quatorzième avait retrouvé dans l’éternité, la grâce de sa majesté et, à la droite de Dieu, une nouvelle royauté. Ainsi en allait-il dans la France du Grand Siècle où jamais, le Roi ne meurt et où son Royaume est éternel. Certes, Louis n’avait pas été un époux fidèle, ni même un monarque libéral et tolérant. Certes, il avait fait de sa cour un champ de pouvoir et d’intrigues, et de l’Europe, son champ de bataille.

Mais, dans la maladie, son propre corps s’était retrouvé devenu lui-même le champ de bataille d’un autre combat : celui de la lancette chirurgicale, pragmatique et inventive, contre une médecine arrogante, empirique et impérieuse. Comme un roi se doit de le faire, c’est sans jamais se plaindre et toujours avec majesté qu’il endura seize interventions chirurgicales menées sans anesthésie, plus d’une centaine de saignées et pas moins de 2 000 lavements. La Couronne et le Sceptre toutefois ne lui avaient donné aucun pouvoir contre la souffrance, l’incertitude et le doute. C’est donc en homme ordinaire qu’il fit face, avec la plus grande dignité, aux épreuves qui lui furent imposées. Et dès lors, sous cet aspect par trop souvent méconnu, voir occulté de son existence lumineuse, il est probablement justice que les livres aient retenu de lui le seul nom que, dans le secret de sa chair meurtrie par la maladie, son âme ait mérité de porter au fronton de l’Histoire : celui de Louis, Le Grand .

Bien plus modeste, le microchirurgien d’aujourd’hui se veut le simple héritier des compagnons de Saint-Cosme qui ont soigné le grand roi. Son devoir est de ne jamais s’avouer vaincu par la maladie et de tenter d’imaginer, face à toute situation à priori dépassée, une solution anatomique qui lui permette de rendre à son patient, avec l’intégrité de son image et de sa fonction, une part de sa dignité. Son honneur en outre, est de laisser agir ses mains avec l’humilité des victoires et la leçon des défaites, et, avec pour seul guide, son respect de l’humanité.

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* Laboratoire de Morphologie Expérimentale, Université catholique de Louvain. Avenue E. Mounier, 52, Tour Vésale 5251, 1200 Bruxelles. Tirés à part : Professeur Benoît LENGELÉ, même adresse. Article reçu le 17 mars 2005, accepté le 9 mai 2005.

Bull. Acad. Natle Méd., 2006, 190, no 2, 499-509, séance du 21 février 2006