L’Académie nationale de médecine a attiré dès 1995 l’attention sur les risques sanitaires et sociaux que peut entraîner la consommation de cannabis [1]. Elle a émis par la suite plusieurs communiqués exprimant son inquiétude face à la banalisation croissante de cette consommation [2-7], banalisation favorisée par une comparaison, source de confusion, avec les effets de l’alcool et du tabac [8]. Plusieurs ouvrages récents ont, de leur côté, décrit l’ensemble des conséquences délétères que le cannabis est à même d’induire, particulièrement en cas d’usage régulier ou intensif [9-12].
Ces diverses actions n’ont cependant pas limité la diffusion de la consommation de cannabis en France [12, 13], qui suscite, par son ampleur et sa gravité, de nouvelles et très vives inquiétudes.
Cette toxicomanie concerne en effet un million deux cent mille Français qui sont devenus des usagers réguliers (plus de neuf fois par mois), tandis que cinq cent mille d’entre eux sont des consommateurs quotidiens, et souvent plusieurs fois par jour [12]. Parmi les vingt-sept États membres de l’Union Européenne, la France se situe en tête en ce qui concerne la consommation de cannabis [14].
Le développement de cette toxicomanie s’explique en partie par le fait que l’on trouve aisément sur l’Internet de nombreux sites commerciaux qui exercent une propagande scandaleuse en proposant des semences de cannabis, des conseils de culture avec milieux de culture, engrais et matériels divers, des recettes pour faire les « joints » avec du tabac et de la résine, des modèles de pipes pour fumer et notamment des pipes à eau.
Ce phénomène connaît, depuis peu, plusieurs facteurs de gravité supplé- mentaires :
La précocité des premières consommations , or la détérioration psychique est d’autant plus rapide que l’usage est plus précoce [15] ;
— la diffusion de la pipe à eau , nouveau mode d’absorption particulièrement redoutable, car délivrant au cerveau, en un bref délai, des quantités importantes de tétrahydrocannabinol (THC), principe actif majeur du cannabis, suscitant d’emblée délire et hallucinations [13] ;
— l’accroissement fréquent de la teneur en THC dans les produits en circulation (marijuana, haschich), qui a doublé entre 1993 et 2004 [11] et a été multipliée dans certains produits par cinq, voire plus, depuis quarante ans.
— Il convient de rappeler l’exceptionnelle lipophilie du THC qui fait que, de toutes les drogues, il est la seule à se stocker, pour des jours ou des semaines, dans le cerveau, organe particulièrement riche en lipides.
La dépendance psychique est forte , à la mesure du nombre de ceux qui, l’ayant expérimenté, lui sont devenus assujettis (environ 20 % d’entre eux).
La dépendance physique, longtemps niée, est désormais avérée , mais les troubles sont différés d’une à deux semaines, après l’arrêt de toute consommation, compte tenu de la longue rémanence du THC dans l’organisme [16, 17]. Elle peut être révélée, de façon intense et instantanée, par l’administration d’un agent bloquant (antagoniste) des récepteurs CB1 auxquels se lie le THC [18].
— D’autres dangers de cette drogue ont été récemment établis :
— Comme l’a démontré l’étude SAM (Stupéfiants et Accidents Mortels de la route) [19], le cannabis, par ses effets sédatifs (psycholeptiques) et enivrants, est à lui seul responsable de deux cent-cinquante morts par an ;
son association à l’alcool multiplie par quatorze le risque d’accident mortel, et pourtant ces chiffres inquiétants sont minimisés par le seuil élevé du THC sanguin retenu dans cette étude, alors même que l’on sait bien que, lorsque le THC a quitté le sang, il est encore à l’œuvre dans le cerveau.
— Il est maintenant confirmé qu’une consommation importante de cannabis exerce des effets anxiogènes [20], induit des troubles dépressifs [21] et parfois des effets désinhibiteurs [22], conduisant à des prises de risques ou à des comportements violents [23]. Un syndrome amotivationnel [24] peut survenir, d’oû résulte une perturbation des mécanismes éducatifs, encore aggravée par les troubles de la mémoire [25] et de l’attention .
—
La décompensation d’états pré-schizophréniques, la survenue de novo d’une psychose dite cannabique et la résistance aux traitements antipsychotiques sont désormais bien démontrées [26].
— Parmi les autres méfaits de ce produit, il faut énumérer :
• l’incitation fréquente à la consommation d’autres drogues (alcool, tabac, héroïne) [13, 27] ;
• les effets cancérogènes dans les domaines O.R.L. et broncho-pulmonaires, au moins égaux à ceux du tabac [28, 29], ainsi que l’action délétère sur l’appareil respiratoire conduisant à la bronchite chronique obstructive [30] ;
• les risques d’atteintes cardio-vasculaires et de décès par infarctus du myocarde [31, 32] ;
• la modification du statut endocrinien avec baisse de la libido et diminution de la fertilité [33] ;
• la perturbation du déroulement de la grossesse, ainsi que du développement physique et neuropsychique du nourrisson [6, 34, 35].
RECOMMANDATIONS
Compte tenu de ces constats inquiétants, l’Académie nationale de médecine :
— demande avec force que les politiques de prévention et de communication sur le cannabis soient renforcées, sans aucune concession aux défenseurs du cannabis ;
— s’émeut de la libre installation de magasins fournissant tous les outils de la culture domestique du chanvre indien, avec la libre acquisition sur l’Internet des semences de variétés à très haute teneur en THC, ainsi que de pipes à eau, livrées à domicile par la Poste et invite les Pouvoirs Publics à une particulière vigilance dans ce domaine ;
— demande que, dans de larges plages de l’emploi du temps de l’enseignement primaire, des collèges, lycées, I.U.F.M., I.U.T., universités, écoles d’ingénieurs, grandes écoles, soient dispensées, par des professionnels de la santé formés à cette communication, des informations scientifiques de qualité et des mises en garde sur les toxicomanies en général et le cannabis en particulier ;
— demande que les stages d’information sur les dangers des drogues, auxquels devront se soumettre les contrevenants à l’usage du cannabis, s’inscrivent dans une communication maîtrisée, soigneusement élaborée, contrôlée et évaluée ;
— affirme à nouveau la nécessité de mesures de dépistage précoce et de prévention au cours d’une visite pré-conceptionnelle et du premier trimestre de la grossesse ;
— préconise que, pour l’accès à certaines fonctions ou responsabilités « sensibles », on puisse, à l’exemple de ce qui est déjà le cas pour certaines professions, vérifier l’absence de cannabinoïdes dans l’urine, permettant ainsi de s’assurer que le candidat n’est pas dépendant du cannabis ;
— suggère la réalisation de contrôles sur les routes et dans les milieux professionnels où cela parait nécessaire, afin de s’assurer que les conduc- teurs ou certains professionnels ne sont pas sous l’emprise du cannabis ou d’autres stupéfiants susceptibles de les rendre dangereux pour autrui.
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L’Académie, saisie dans sa séance du mardi 18 mars 2008, a adopté le texte de ce communiqué à l’unanimité.
* Membre de l’Académie nationale de médecine. Président de la Commission « Addictions ».
Bull. Acad. Natle Méd., 2008, 192, no 3, 583-587, séance du 18 mars 2008