Résumé
On sait que Babinski a apporté de très nombreuses contributions fondamentales en neurologie et en psychiatrie. Mais c’est le travail de démembrement de l’hystérie qui marque son apport essentiel à la psychiatrie. Après la mort du maître, alors que Freud et Janet développent une psychologie de l’hystérie, Babinski dénonce les dérives théâtrales de la clinique de Charcot et distingue avec subtilité la persuasion de la suggestion pour différencier et opposer le pithiatisme à l’hystérie. Notre communication résume les conceptions de Charcot et met l’accent sur le rôle éminent joué par Babinski pour clarifier les points de vue multiples développés par son maître, et proposer de renoncer au concept d’hystérie jugé trop vague et dangereux au profit d’un concept plus précis et restreint, malheureusement actuellement presque oublié, à savoir le pithiatisme.
Summary
Babinski made important contributions to both psychiatry and neurology. He disagreed with Charcot’s theatrical interpretation of hysteria and made a subtle distinction between Suggestion and Persuasion, thereby differentiating Hysteria from Pithiatism. This paper examines Charcot’s concepts and the way in which Babinski refined and honed his master’s theories.
Comme il le dira lui-même dans ses travaux sur le démembrement de l’hystérie traditionnelle, Babinski a fait ses premiers pas dans la carrière neurologique à l’École de la Salpêtrière où il eut l’honneur d’être de 1885 à 1887 le chef de clinique de Charcot.
Il a été dès ses débuts imprégné des idées enseignées par Charcot sur l’hystérie. C’est à lui que reviendra la lourde tâche d’éliminer après la mort de son maître les aspects les plus sulfureux que Charcot aura créés de toute pièce avec la trouble dramaturgie des présentations de malades exhibés après dressage par l’entourage du maître à son insu.
On ne peut douter de la place éminente que Joseph Babinski a occupé dans l’entourage de Charcot et parmi ses élèves les plus proches tout témoigne le célèbre tableau intitulé « une leçon clinique à la Salpêtrière » que le peintre André Brouillet présenta au salon de 1887.
Chacun se souvient de l’état de léthargie dans lequel se trouve Blanche Wittman, véritable diva au corps arquebouté, érotisé, corset dégrafé, haut de robe abaissé, soutenue par les bras du jeune chef de clinique Joseph Babinski.
Elle est représentée comme presque évanouie mais ses mains contracturées contredisent le calme de son visage et la détente de son corps apaisé.
L’auditoire, médecins ou curieux, est captivé par la leçon de Charcot.
Tout au fond de la scène, sur le mur, le tableau d’une hystérique « en arc » dans une grande attaque, rappelle la gravité de la maladie. Charcot, l’œil mi clos, scrute avec une attitude d’hypnotiseur. On s’amusait à jouer dans son service à qui fascine l’autre, tout ce qui émane de la malade et peut être décelé par le maître. L’assistance retient sa respiration. L’opisthotonos succède à la camptocormie. L’hypnose est utilisée ici comme un véritable dispositif expérimental, à l’instar de la méthode du même nom proposée en médecine par Claude Bernard.
Charcot semble tout comprendre des enjeux de l’hystérie : il décrit une pathologie neurologique flexible qui se réalise sous la conscience, mais malgré la conscience, et en des profondeurs inexplorées.
Il ancre sa démonstration sur une argumentation neurologique, logiquement, lentement, et scientifiquement déroulée devant un auditoire en haleine constamment pris pour interlocuteur.
Tous les collaborateurs, élèves, étudiants sont présents et attentifs, mais c’est Joseph Babinski qui assiste le maître comme un véritable aide-opératoire dont l’action est indispensable au bon déroulement de l’expérience et de la démonstration.
Babinski dans son rôle de chef de clinique, soutient le corps subjugué par le regard de Charcot jusqu’au dénouement de la crise et la résolution des symptômes.
Des témoins raconteront de nombreuses scènes semblables au cours desquelles Charcot investit la conscience de la malade en transe après que les gestes hypnotiques aient été pratiqués au préalable, souvent par un assistant.
Babinski avouera dans le no 1 de la Semaine Médicale du 6 Janvier 1909 qu’il acceptait alors sans réserve les idées sur l’hystérie enseignées par Charcot, idées dont il était imprégné comme les autres participants que ce soit Joffroy, Ribot, Bourne- ville, Brissaud, Pierre Marie, Gilles de la Tourette, Ferré, ou Paul Richer qui figurent sur le tableau de Brouillet.
C’est plus tard que, frappé par certaines constatations avec lesquelles ses propres idées sur l’hystérie lui parurent difficiles à concilier, il fut amené à douter de leur exactitude et qu’il révisa radicalement sa démarche clinique devant des faits exigeant de l’observateur de se dépouiller de toute idée préconçue suivant l’expression même de Babinski.
Il ajoute à cette même époque que si les résultats de ses recherches l’avaient conduit à abandonner la doctrine de son illustre maître, il n’en conservait pas moins une admiration profonde pour le grand neurologue qu’était Charcot et que malgré les erreurs qui s’étaient glissées dans ses travaux sur l’hystérie, ce n’était tout compte fait qu’une faible partie de cette œuvre imposante. Ce point est central pour cette communication.
C’est devant la Société de Neurologie, huit ans après la mort de Charcot, que Babinski commence à soutenir l’idée puis la thèse selon laquelle on a rangé indû- ment dans l’hystérie des troubles qui ne lui appartiennent pas, et qu’il est temps d’indiquer les limites qu’il convient d’assigner à cette névrose.
Pour comprendre le point de vue de Babinski, il faut se rappeler les étapes successives de la pensée de Charcot jusqu’à sa mort, puis la position critique de Babinski avec ses huit années d’incubation avant qu’il ose s’opposer à la pensée du maître.
Il faut d’abord souligner qu’il n’y a pas une théorie de Charcot sur l’hystérie, mais, une succession de points de vue qui ont changé avec le temps. Ajoutons qu’il serait erroné de croire que ces théories successives se sont toutes effondrées à sa mort.
Au départ, Charcot aborde l’hystérie en neurologue et tente d’en faire la description clinique minutieuse, pour en définir l’étiopathogénie et en déduire la thérapeutique, conformément à la méthode qui lui avait parfaitement réussi jusque là.
Pour cela il se désintéresse des contributions récentes de Lasègue (1816-1883) qui s’efforçait de définir les manifestations les plus solides, les « points fixes » de la maladie connus sous le nom d’hystérie locale telles que la toux hystérique (1854), ou encore l’anesthésie et l’ataxie hystérique (1864). Le même Lasègue affirmait que l’hystérie n’avait jamais été définie et qu’elle ne le serait jamais. Par contre, Charcot reconnaît dès 1865 en Briquet (1796-1881) un véritable précurseur avec son « traité de l’hystérie » de 1859. Ce dernier considère que les crises ou attaques d’hystérie convulsive sont accessibles à l’étude et se trouvent au centre de la connaissance de la maladie. Il fait de l’hystérie une maladie du système nerveux, un trouble héréditaire à prédominance féminine, mais qui n’est pas lié au système génital.
C’est sur ses lectures de la littérature anglaise comme les leçons de Brodie sur l’hystérie locale de 1837, que Charcot s’appuiera dans ses leçons du mardi consacrées à l’hystérie en juin 1870, en mai 1872, puis au cours de quatre conférences ultérieures.
À ce moment, c’est l’épilepsie plutôt que l’hystéro-épilepsie qui l’intéresse depuis qu’il a hérité en 1870 d’une salle fermée d’épileptiques du service de Delasiauve, la salle Sainte-Laure avec son élève Bourneville pour la faire « tourner » et la nécessité de distinguer les hystériques des épileptiques.
Deux malades, Justine Etchevery et Rosalie Leroux permettront alors à Charcot de centrer son étude sur la grande crise d’hystéro-épilepsie.
À partir de ces cas, il s’attache à mettre la description de « la grande névrose » en conformité avec la pathologie générale et propose avec Paul Richer en 1879, puis en 1885, le concept de la grande hystérie avec son déroulement en quatre phases : la période épileptoïde, avec ses crises toniques souvent précédées d’une aura ; la période des contorsions, gesticulations et postures « clownesques » telles que celle de l’arc de cercle où seuls la tête et les pieds touchent le sol ; la période des attitudes passionnelles avec ses mimiques émotionnelles et ses verbalisations ; enfin la période terminale avec délire et hallucinations.
La clinique montre le plus souvent des formes frustes, partielles, ou masquées mais la grande hystérie reste le modèle et constitue la forme typique de description.
À ce stade et jusqu’en 1890, Charcot est convaincu qu’une lésion du système nerveux est responsable des composantes psychiques et somatiques de l’hystérie. Cette lésion doit se situer dans l’encéphale et plus précisément dans les centres supérieurs du cortex. La nature de la lésion demeure obscure. Elle n’est ni circonscrite, ni destructive. Mais Charcot compte que la méthode anatomo-clinique permettra un jour de déceler l’altération primordiale.
Parallèlement à la validation de cette théorie dominante, Charcot s’engage à partir de 1880 mais surtout entre 1882 et 1887 dans des recherches novatrices et controversées qui utilisent l’hypnotisme comme technique d’étude expérimentale de l’hystérie suivant la méthode de Claude Bernard.
Après avoir été brièvement intéressé par la métallothérapie de Burq qu’il avait découverte en 1876 lorsque la société de biologie l’avait chargé de diriger une commission d’enquête, il s’était tourné vers l’électricité médicale avec Vigouroux dans le but avoué d’introduire une dimension physiologique et expérimentale dans ce qui n’était jusque-là qu’une approche descriptive.
Charcot va dès la fin des années 70, commencer à se servir de l’hypnotisme non pas comme thérapeutique comme le font alors Liebault et Bernheim à Nancy, mais comme outil expérimental permettant d’explorer les mécanismes physiopathologiques sous jacents de l’hystérie.
Il cherche à reproduire par l’hypnose les symptômes présentés dans l’hystérie comme dans une sorte de névrose expérimentale. Il provoque artificiellement des grandes crises avec leurs quatre phases. Puis il cherche à définir les phases de l’hypnose comme il l’avait fait pour l’hystérie en étudiant les lois qui les régissent. De fait Charcot tient à montrer l’identité fondamentale de ces deux états en cherchant à mettre en lumière non seulement la dimension pathologique mais encore les bases physiologiques et même psychologiques (Charcot 1883).
C’est aussi à la même époque que Charcot aborde de nouveaux thèmes au sein de son vaste programme de recherche clinique sur l’hystérie, en élargissant à l’homme une pathologie considérée jusque-là comme strictement féminine. La première référence faite à l’hystérie masculine concerne un cas qui s’est présenté à sa consultation en 1882.
Charcot impose alors le concept d’hystérie masculine à partir de sa connaissance des névroses traumatiques, généralement non associées à l’hystérie, qu’il combine avec une idée empruntée au britannique Russel Reynolds qui avait décrit des paralysies post-traumatiques apparaissant après une période d’incubation chez des patients qui n’avaient pas eu immédiatement de troubles au moment du traumatisme, qualifiées de « Paralysis depending on idea ».
Cette nouvelle conception théorique fait passer Charcot du point de vue du neurologue à celui du psychologue : En effet, ce qui est alors proposé correspond à un lien direct entre les effets psychologiques de l’hypnose, l’hystéro traumatisme, et la théorie psychologique d’un véritable mécanisme de « paralysie par imagination » par lequel le patient méconnaît une fonction corporelle. La paralysie hystérique réalise en quelque sorte une manière d’oublier de marcher comme la cécité hystérique réalise une manière d’oublier de voir, ou encore l’aphonie comme une manière d’oublier de parler.
Charcot se réfère pour cela à la théorie psychologique défendue par Ribot à la suite de Spencer, suivant laquelle l’accomplissement d’une action n’est qu’une forme de représentation mentale : l’idée du mouvement d’un membre, c’est déjà le mouvement de ce membre en train de s’accomplir. Dans le symptôme hystérique, c’est l’idée de l’abolition motrice qui se substitue à l’idée du mouvement. Il s’agit d’un mécanisme d’auto-suggestion qui atteste du pouvoir de l’idée (la représentation motrice) sur l’accomplissement du geste lui même. La paralysie n’est pas imaginaire, mais c’est une paralysie par imagination .
Dans la névrose traumatique, la paralysie ou la crise doivent être considérées comme la conséquence d’une autosuggestion de la part du patient, sorte de réaction de protection retardée vis-à-vis de l’impact physique et émotionnel du traumatisme. La suggestion provoquée par l’hypnotiseur aboutit pour Charcot à des effets semblables en activant les mêmes voies nerveuses.
Cette évolution de sa pensée et de ses travaux seront observés par Freud lors de son passage à la Salpêtrière en 1885-1886. Charcot affirme alors dans sa conférence d’Avril 1885 l’identité de la grande névrose dans les deux sexes d’une part, et d’autre part, la notion d’un mécanisme par imagination démontré par le fait que les paralysies psychiques sont à la fois reconnaissables cliniquement et peuvent être reproduites expérimentalement.
Plusieurs thèses de médecine dirigée par Charcot en particulier en 1887 et 1888 précisent cette conception.
Avant dernière évolution de son œuvre, Charcot accueille Pierre Janet dans son service à partir de 1890, et l’encourage à étudier son hystérie, il attend de celui-ci qu’il complète par un volet psychologique, le volet neurologique qu’il pense avoir bien établi.
Il faut dire qu’il attend beaucoup de ce laboratoire de psychologie après avoir affirmé vigoureusement dans sa leçon du 17 Janvier 1888 « ce que j’appelle la psychologie, c’est la physiologie rationnelle de l’écorce cérébrale » : par là, il veut relever le défi que représentaient pour les sciences médicales les maladies dites « de fonction » qui ne semblaient dues à aucune lésion organique.
Même s’il considère toujours que l’on finirait bien par découvrir des lésions il reste hanté par la préoccupation de trouver une explication physiologique aux phénomè- nes hystériques.
Il admet aussi le rôle des émotions fortes, des frayeurs et la reproduction expérimentale des manifestations par suggestion verbale et mieux sous hypnose.
Il écrira même dans sa préface à l’ouvrage de Pierre Janet de 1892 intitulé « l’état mental des hystériques », que les travaux de son élève viennent confirmer l’idée que l’hystérie est en grande partie une maladie mentale.
Volet ultime de ses théorisations, selon le témoignage de Georges Guinon recueilli par Laplane et Bonduelle (1999), Charcot préparait encore une dernière révision de ses conceptions lorsqu’il mourut en 1893 : En effet il avait eu le temps de prendre connaissance d’un article que Freud avait publié en 1893 et lui avait envoyé. Charcot avait écrit de sa main l’accusé de réception suivant : « Cher Docteur Freud, je reçois à l’instant votre étude comparative des paralysies hystériques et des paralysies organiques. J’y jette un coup d’œil et je trouve que cela doit être fort intéressant » (Gelfand 1988).
Or, Freud y affirme que « l’hystérique se comporte dans ses paralysies et autres comme si l’anatomie n’existait pas, ou comme s’il n’en avait nulle connaissance » autrement dit, pas une lésion fonctionnelle de l’aire motrice ou autre comme le maître le postulait.
Comment Charcot avait-il envisagé d’intégrer cette nouvelle donnée, on ne le saura pas.
Après la mort de Charcot, Janet se consacre à la recherche sur le fond mental et la psychodynamique de l’hystérie, de même que Freud futur créateur de la Psychanalyse. Tous ses élèves reconnaissent leur dette vis-à-vis de Charcot et admettent, quelles que soient leurs opinions sur l’hystérie, que c’est leur maître qui leur a donné sa dimension psychologique.
Si Joseph Babinski développe à partir de là une psychiatrie issue de la Neurologie, la polémique qui opposera l’aliéniste Gilbert Ballet à Déjerine atteste du choix par certains d’une conception neurologique de l’hystérie. Dans cette controverse le neurologue Déjerine qui défendra bientôt une conception de l’hystérie comme une maladie purement fonctionnelle.
De leur côté Pierre Marie et Babinski prennent leur distance à l’égard de Charcot, considérant que l’objectif de faire de l’hystérie une maladie neurologique comme les autres reste contestée.
Promoteur d’une nouvelle neurologie, il semble que ce soit assez vite après la mort de Charcot que Babinski s’attache à trancher définitivement les liens que Charcot avait postulés entre l’hystérie et des lésions du système nerveux.
S’il écrit que des « phénomènes hystériques sont de même essence que les phénomè- nes hypnotiques », ce à quoi Charcot ajoutait que l’hystérie est une hypnose naturelle et l’hypnose une hystérie artificielle car expérimentale, J. Babinski se sépare de son maître en affirmant que l’hystérie n’est pas une hypnose naturelle, et que tout est artificiel, l’hystérie comme l’hypnose.
En neurologue précis et rigoureux, il montre que les signes neurologiques isolés par Charcot (les points fixes), signes qui permettaient à celui-ci de maintenir l’hystérie au sein des névroses ne sont en fait que des artéfacts. Cette position débouche sur l’affirmation selon laquelle l’hystérie n’appartient pas à la neurologie et qu’elle est le pur produit d’un phénomène psychologique, à savoir la suggestion.
Le 7 novembre 1901, Babinski lors d’une communication intitulée « Définition de l’hystérie », distingue et oppose la suggestion et la persuasion.
Pour lui, la suggestion est une insinuation mauvaise : c’est l’action pour laquelle on cherche à faire accepter à quelqu’un une idée déraisonnable ». La persuasion tout au contraire est définie comme l’introduction dans l’esprit d’un autre d’une idée « sensée ».
C’est pourquoi il propose de remplacer le mot « hystérie » désormais caduc par un autre qui est appelé à faire parler de lui : « pithiatisme ». Le terme désigne la classe des phénomènes morbides qui sont susceptibles d’être guéris par persuasion.
« Les mots grecs Peithos et Iatos signifient le premier persuasion et le deuxième guérissable. Le néologisme Pithiatique pourrait fort bien désigner l’état psychique qui se manifeste par des troubles guérissables par la persuasion et remplacerait avantageusement le mot hystérie. L’adjectif pithiatique serait substitué à hystérique ».
C’est à partir de cette lutte, entre la bonne et la mauvaise influence d’un sujet sur un autre, que Babinski peut clairement apporter sa définition de l’hystérie : les troubles hystériques sont ceux qu’il est possible de reproduire expérimentalement par suggestion et de faire aussi bien disparaître expérimentalement mais cette fois sous l’influence exclusive de la persuasion. De plus, Babinski pare aux critiques concernant certaines manifestations hystériques rebelles à la persuasion, en distinguant les aspects primitifs sensibles à la persuasion et les aspects secondaires organiques, conséquences des accidents primitifs qui eux ont un caractère irréversible.
Pour terminer, il affirme qu’il ne définit par le terme pithiatisme que les accidents hystériques et non l’hystérie elle-même pour laquelle il accepte la définition suivante : « l’hystérie est un état psychique rendant le sujet capable de s’autosuggestionner, ce dont découle par voie de conséquence que ses manifestations sont susceptibles d’être guéries par persuasion, sauf lorsque les symptômes primitifs ont généré des complications secondaires devenues irréversibles. »
Dès cette séance de 1901 Babinski expose une nouvelle conception de l’hystérie qui va ensuite s’affirmer en 1906 dans un article d’un ouvrage paru chez Masson intitulé « ma conception de l’hystérie et de l’hypnotisme » et se confirmer en 1909 dans un article paru dans la Semaine Médicale du 06 Janvier 1909 intitulé : « démembrement de l’hystérie traditionnelle, pithiatisme ».
Peut-on à partir de là dire que Babinski aura été le fossoyeur de l’hystérie de Charcot, celui qui aura démantelé la grande névrose et donné le coup de grâce à la conception neurologique ?
Il faut savoir que Babinski est loin d’avoir convaincu et qu’à la sortie de la séance historique de la Société de Neurologie de 1901 : Pierre Marie charge Ernest Dupré de préparer un rapport sur la question qui débouchera seulement six ans plus tard sur les notions de délire d’imagination et de mythomanie.
De plus, dès le départ, l’autosuggestion est critiquée comme on le reverra, par des neurologues comme Déjerine aussi bien que par des psychologues comme Binet.
Dans la séance du 9 avril 1908, à nouveau consacrée à l’hystérie puis dans celle du 14 mai, le successeur de Charcot, F. Raymond conteste la conception de Babinski avec dans une certaine mesure l’appui de Dejerine. C’est aussi le cas d’aliénistes tels que Gilbert Ballet ou encore Henri Claude qui ne critiquent pas pour autant le glissement sémantique auquel Babinski a soumis le terme suggestion en le « cantonnant », contrairement à Littré, à son aspect négatif (imposer à autrui une idée déraisonnable alors qu’il traite juste après du même phénomène sous le terme d’ auto-suggestion ). Lorsque Dejerine objecte qu’il est des cas où des troubles hystériques n’ont pas été suggérés, Babinski répond sans hésiter que « l’on ne peut jamais affirmer qu’un malade n’a pas été suggestionné ».
Babinski, semble alors l’emporter en affirmant que « la conception ancienne de l’hystérie, a subi une véritable transformation dans l’esprit de tous les neurologues ici présents, à l’exception de Monsieur Raymond ».
Raymond reviendra à la charge à la séance suivante avec la présentation d’un cas de contracture qui ne cède pas pendant le sommeil ni à l’injection de morphine, puis absorption de Chloral. Babinski emportera la discussion en affirmant que c’est en raison des complications organiques secondaires (la rétraction tendineuse) devenue indépendantes de la suggestion et de la persuasion comme aurait pu l’être le symptôme initial.
Que change à la position de Charcot cette révision de Babinski ?
On sait que cette révision va connaître chez les neurologues et au-delà un succès immédiat : il existait effectivement un besoin urgent dont avait eu conscience Charcot lui-même, de faire table rase de l’entité excessive édifiée entre 1880 et 1890 et des excentricités confinant à l’hystérie de cirque à laquelle elle avait donné lieu. La notoriété neurologique de Babinski était une excellente caution à ce retour au sérieux scientifique.
Et pourtant, si le mérite de Babinski est de proposer une description séméiologique précise des affections neurologiques, pour autant il paraît avéré aujourd’hui que la dénonciation de l’hystérie de Charcot et son remplacement par le pithiatisme peuvent être considérés globalement comme un échec.
On peut même dire que l’effet le plus durable de la prise de position de Babinski sera en fait de stigmatiser en France les études sur l’hystérie pendant près de trente ans et de rendre suspect aux yeux de nombreux médecins l’emploi du terme hystérie qui plus que l’état lui-même qu’il désignait suffisait à évoquer la simple simulation.
La discussion sur le rôle de l’émotion
Dejerine et Gilbert Ballet avaient souligné au cours de la discussion de 1901 l’importance du rôle des émotions et de l’hyperémotivité. Personne à ce stade n’envisageait alors le rôle d’un fond mental particulier spécifique de l’hystérique à l’exception d’Henri Claude qui avait demandé en fin de séance que la discussion s’engage sur les caractéristiques mentales des hystériques. Cette discussion ne sera jamais programmée par la Société de Neurologie.
Seul Dejerine continuera par la suite à s’opposer à la conception de Babinski, en particulier sur le rôle de l’émotion : pour lui tout se joue dans l’émotion, la confiance, bref la croyance en son médecin, et non dans la suggestion ou la persuasion. La crise n’est pour lui qu’une décharge émotive qui peut frapper n’importe qui sur le coup, ou bien avec un temps de latence après le choc émotif. Il se range à l’opinion de Pierre Janet qui considère que ce qui caractérise l’hystérie, c’est l’action « dissociante » de l’émotion qui isole et sépare les différents centres de représentation mentale des fonctions cérébrales. Pour Déjerine, c’est donc l’émotion et l’émotion seule qui est à l’origine des accidents hystériques sur un terrain constitutionnel émotif : « L’accident hystérique apparaît comme un résidu, un reliquat émotif » est une formule de Déjerine qui semble avoir été parmi les neurologues français, le plus proche de Freud (l’hystérique souffre de réminiscences).
Babinski, quant à lui, reste sur ses positions. Pour lui, l’émotion ne peut pas provoquer de manifestations hystériques. Et lorsqu’il fait une enquête auprès du garçon d’amphithéâtre qui n’a jamais été témoin d’aucune crise d’hystérie dans les familles à qui il présente le corps du défunt, et ce malgré la charge émotionnelle du cérémonial, Déjerine rétorque que c’est normal car ce qui compte, c’est le caractère soudain, imprévisible et inattendu du choc émotionnel.
Babinski ne peut contredire ce point et doit convenir que, ayant bien connu l’époque des leçons de Charcot, c’est un climat très particulier qui régnait alors : il admet que la thèse de la simulation ou la thèse de la suggestion n’était soutenable que dans une ambiance où l’émotion est omniprésente, véritable fond culturel entretenu dans le service de Charcot.
C’est aussi Déjerine qui dira plus tard que les opinions de Babinski se rapportent en fait à la mythomanie et pas à l’hystérie dans la mesure où « tout accident qui n’a pas son origine dans un traumatisme affectif, qui ne se rapporte pas aux diverses modalités de l’émotion physique, ou qui n’est pas dû à l’inhibition émotive d’un certain nombre de représentations mentales, n’est pas un accident hystérique ».
En fait, si la définition décrite par Babinski de l’hystérie avait pu s’imposer en 1901, ce ne pouvait plus être le cas huit ans après en 1909. Il avait entre temps fini par se rendre compte de tout ce qu’il y avait d’artificiel, de fabriqué par la suggestion, dans les démonstrations de son maître Charcot.
Sa tentative de reconstruire la nouvelle hystérie en 1901 sur les ruines de celle de Charcot avait fait long feu en 1909-1910.
Il faudra attendre la guerre de 14-18, pour que le mot « pithiatisme » revienne en force dans le vocabulaire médical comme façon de parler de la simulation.
Devant le psycho-traumatisme de guerre et ses manifestations confuso-oniriques accompagnées ou plus souvent suivies de troubles pithiatiques, il était bien difficile de ne pas évoquer les cas d’hystérie traumatique décrits par Charcot.
Or pour Babinski, qui dit pithiatique dit guérison par persuasion, mais en pratique les efforts de persuasion restaient dans bien des cas sans effet.
C’est alors qu’il fallait compléter ces efforts en les associant à des méthodes plus énergiques mises au point par Clovis Vincent telle que la thérapeutique « du torpillage électrique » censé permettre de faire le tri entre le simulateur récalcitrant et le pithiatique qui manifeste son désir de guérir.
Tous les arguments que nous venons d’exposer expliquent que, après la mort de Charcot, alors que Pierre Janet et S. Freud se mettent ardemment à la recherche de la psychodynamique, Pierre Marie et Babinski prennent leur distance. Les efforts faits par Babinski dans les dix années qui suivent pour reconstruire une conception plus solide le conduisent de fait à rejeter le cadre conceptuel de Charcot et à débarrasser la neurologie des délires autour de l’hypnotisme et de l’énigme de l’hystérie sans parvenir à la résoudre. Les recherches cliniques non psychanalytiques sur la psychologie des hystériques seront de plus en plus rares après Janet, jusqu’en 1980, date de la suppression du terme même d’hystérie avec le DSM III. Seule brillante exception, on retiendra les travaux sur le fond mental des hystériques s’appuyant sur les analyses factorielles, de Thérèse Lempérière en 1965 et 1968. Ces travaux établiront que les accidents de conversion surviennent exceptionnellement sur les personnalités obsessionnelles mais bien plus souvent chez des personnalités dites histrioniques, ou encore chez des personnalités dites « orales » ou passivesdépendantes. C’est ce point de vue qui sera repris quasiment tel quel dans le système de classification du DSM.
Pour terminer, Chacun sait que c’est en dehors de la pathologie hystérique que Babinski laissera son nom à la postérité et devra sa renommée universelle.
CONCLUSION
Babinski a incontestablement eu raison de dénoncer les dérives des présentations théâtrales et artificielles faites par Charcot qui aboutissaient à créer de toute pièce une clinique artificielle. Cela permettait de se dégager de la supercherie de ce que l’école de Nancy mais aussi Pierre Janet avaient dénoncé en parlant d’hystérie de culture. Toutefois force est de constater qu’en réduisant l’hystérie au pithiatisme, il a évacué ce qu’ont peut appeler la régularité monotone observable en clinique de la crise hystérique bien décrite par Charcot. On peut regretter aujourd’hui qu’il n’ait pas aperçu la fécondité de l’aspect le plus original des conceptions de Charcot d’une lésion dynamique et fonctionnelle, liée à l’activité émotionnelle, réalisant une véritable trace matérielle de ce mode de pensée dominé par l’imagination.
On peut espérer que les travaux actuels de neurosciences cognitives explorant en imagerie les interactions entre cognition et émotion apporteront des lumières déterminantes sur cette question.
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DISCUSSION
M. Alain LARCAN
Je voudrais rappeler que le meilleur et longtemps le seul opposant à Charcot et son École fut le grand clinicien nancéien Hippolyte Bernheim. Il distinguait hypnose et hystérie ; il n’attachait aucune valeur à la distinction faite à la Salpêtrière entre grand et petit hypnotisme. Il n’avait jamais retrouvé la succession, léthargie, catalepsie, somnambulisme, si ce n’est chez les personnes ayant fréquenté la Salpêtrière… Il n’avait surtout jamais retrouvé de signes objectifs : zones hystérogènes, hyperexcitabilité neuromusculaire, anomalies du réflexe idio-musculaire, etc. Or, curieusement dans son combat en retraite, destiné à dédouaner son maître, Babinski aboutit aux conclusions de Bernheim, dix ans après lui, sans vouloir le reconnaître, et même en l’attaquant injustement et en n’hésitant pas à parler de sa « faculté de village »… De plus, il se fourvoie totalement en niant l’hystérie masculine parfaitement admise par Bernheim et surtout, en déniant tout rôle à l’émotion dans l’hystérie. S’il accepte et veut promouvoir le rôle de l’idée dans les manifestations hystériques, il veut ignorer le psycho-dynamisme bien décrit par Bernheim. Si ce dernier avait insisté sur le rôle majeur de la suggestion et de la « culture » dans les manifestations de l’hypnose et de l’hystérie qu’il n’assimilait d’ailleurs nullement, il faut reconnaître, me semble-t-il, que le terme de pithiatisme créé par Babinski, n’apporte rien de plus par rapport aux constatations de Bernheim et c’est un peu une logomachie que de le définir comme une symptomatologie créée par la suggestion et guérie (!) par la persuasion en y ajoutant une connotation morale de persuasion raisonnable… Enfin, je voudrais rappeler que dans le premier conflit mondial, Babinski et Froment, à la Pitié et au Lycée Buffon, ne sont pas les seuls à décrire des manifestations « hystériques », bien d’autres le font également (Roussy, Dumas, Porot, etc.) et dans leur classification, ils retrouvent l’hystérie, l’hystérotraumatisme et des désordres intermédiaires avec signes objectifs déclarés réflexes ou physiopathiques où il est difficile de faire la part du désordre initial et des conséquences de l’immobilisation. Il est exact que le désaccord entre la Salpêtrière, Nancy puis la polémique qui s’ensuivit reposaient sur des affirmations partiellement inexactes de part et d’autre. En fait Charcot voulait faire de l’hystérie une maladie neurologique et a échoué : Babinski s’est borné à en dresser le constat. Reste toutefois l’idée de Charcot d’une anomalie fonctionnelle cérébrale dont les recherches actuelles montrent la modernité. Il pourrait s’avérer que Charcot et Bernhein aient partiellement raison, au terme d’une épopée clinico-scientifique mémorable qui est encore à ce jour en attente de sa solution scientifique.
M. Pierre PICHOT
Charcot a associé l’hypnose et l’hystérie en considérant qu’elles relevaient du même mécanisme nerveux. Cet intérêt pour l’hypnose, qui avait été discréditée, a été suggéré à Charcot par un travail de son élève Richer. Sigmund Freund avait adopté l’idée de Charcot sur l’existence d’une hystérie masculine et il a fait une communication sur le sujet à Vienne :
communication qui a été très mal reçue par ses collègues autrichiens.
Effectivement Freud doit beaucoup à Charcot et a défendu des points de vue novateurs qui se sont heurtés à l’opinion de l’époque. Son mérite aura été de ne garder de Charcot que ce qui collait à sa pratique de psychothérapeute après avoir renoncé à spéculer sur les bases cérébrales du trouble.
M. Jacques-Louis BINET
Quelle est la valeur médicale des dessins de Richer, professeur à l’école des beaux-arts, ami de Charcot, membre de l’Académie de médecine, sur l’hystérie ?
Elle est à mes yeux immense, car ces dessins permettent, plus de cent ans après, de voir cette clinique aujourd’hui rarissime et de pouvoir la reconnaître. Toutefois il reste que la valeur de ces dessins est surtout historique et esthétique et qu’elle devrait être mieux valorisée.
* Membre correspondant de l’Académie nationale de médecine Tirés-à-part : Professeur Jean-François ALLILAIRE, Service de Psychiatrie, Hôpital de La Pitié Salpêtrière, 47, boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris. Article reçu le 9 juillet 2007, accepté le 1er octobre 2007.
Bull. Acad. Natle Méd., 2007, 191, no 7, 1329-1341, séance du 23 octobre 2007