Résumé
La première allogreffe des deux mains a été réalisée à Lyon en janvier 2000 chez un sujet de 33 ans amputé au niveau des poignets à la suite d’une explosion. Deux ans après la transplantation, le résultat global et fonctionnel est très satisfaisant. Trois aspects sont particulièrement évoqués dans cet article : le traitement immunosuppresseur est efficace et bien supporté. Deux épisodes de rejet cutané survenus au 53e et 82e jour postopératoire ont été facilement contrôlés ; les IRM fonctionnelles successives ont mis en évidence une plasticité cérébrale caractérisée par un remaniement global des représentations sensitives et motrices des membres supérieurs qui vont dans le sens d’une réversibilité des réorganisations cérébrales induites par l’amputation ; sur le plan psychologique, l’appropriation des mains a progressé avec leur récupération fonctionnelle. Les greffons, en permanence sous le regard du patient et des autres, ont induit un système de défense particulier : le déni.
Summary
The first double hand transplantation was performed in Lyon in a 33 year-old recipient with bilateral amputation following an explosive handling accident. At 2 years, the global and the functional results were considered as very satisfactory. Three aspects are presented in this article : (1) immunosuppressive protocol was efficient and well tolerated. Only 2 skin rejection episodes on post operative days 53 and 82 were easily reversed with an increase in Prednisone doses and local applications of steroid cream ; (2) successive functional magnetic resonance imaging demonstrated a global remodelling of the limb cortical map and a reversal of the functional reorganisation induced by amputation ; (3) the psychological appropriation of « alien » hands improved with time. These grafts, permanently visible by the patient and others, induced a psychic defence mechanism : « denial », a lack of perception of some features of reality or a perception of reality that is immediately neglected or rejected. Denial tended to lessen as the new grafted hands gained in sensitivity and motricity.
Neuronal plasticity. Psychology. Magnetic resonance imaging.
INTRODUCTION
La transplantation de mains est un exemple d’allogreffe composite de tissus vascularisés. Elle annonce une nouvelle ère de la transplantation, celle de parties non vitales du corps humain dont les indications se dessinent en chirurgie réparatrice, reconstructive et plastique [1]. Notre équipe, qui a tenu un rôle de pionnier dans ce domaine [2-10], résume dans cet article l’évolution, au cours des deux premières années, de la première greffe des deux mains. Trois aspects sont plus particulièrement évoqués :
• l’efficacité du traitement immunosuppresseur dans la prévention et le traitement du rejet cutané. Une constatation rassurante tant les difficultés à faire survivre les allogreffes de peau chez l’animal et chez l’homme ont été le principal obstacle au développement des allogreffes composites de tissus vascularisés ;
• la plasticité cérébrale caractérisée par un remaniement global des représentations sensitives et motrices des membres supérieurs au niveau du cortex. Ce remaniement va dans le sens d’une réversibilité des réorganisations cérébrales induites par l’amputation et suggère la possibilité d’une intégration rapide des mains greffées dans le schéma corporel ;
• l’appropriation des greffons sous l’angle psychologique. Il s’agit d’une greffe visible, en permanence sous le regard du patient et des autres. À la différence des greffes d’organes, le bénéfice fonctionnel n’est pas immédiat.
PATIENT ET MÉTHODES
Le receveur, âgé de 33 ans, avait été amputé en 1996 des deux mains, 3 cm au-dessus des poignets, à la suite de l’explosion d’une fusée artisanale. Peu satisfait des prothèses myoélectriques dont il était muni, il prit contact avec notre équipe. Au cours d’un premier séjour à Lyon, le patient rencontra les psychiatres de l’équipe et s’entretint avec le receveur de la première greffe de la main. Un bilan effectué en avril 1999 ne décelait aucune contre-indication à une éventuelle transplantation.
D’autres examens précisaient la morphologie et les capacités fonctionnelles des moignons. L’angiographie était normale ; l’IRM montrait la présence de tous les groupes musculaires et l’électromyographie mettait en évidence des potentiels évoqués dans les territoires des nerfs radial, ulnaire et médian au niveau de chaque coude. Après avoir obtenu les autorisations administratives (Comité d’Éthique de l’Université de Lyon, CCPPRB Lyon I, AFSSAPS, …) et avec l’appui de l’Établissement Français des Greffes, la double greffe fut réalisée le 13 janvier 2000. Le donneur, âgé de 18 ans, victime d’un traumatisme crânien, appartenait au groupe érythrocytaire A (receveur AB) et au groupe HLA A2, 26 ; B 44, 51 ; DR 15-13 ;
DQ1 présentant 5 incompatibilités HLA avec le receveur (A 3, 24 ; B 18,55 ; DR 15-14 ; DQ 5, 6). Le crossmatch T et B était négatif. Après avoir obtenu l’autorisation de la famille, l’amputation des membres supérieurs a été réalisée 3 centimètres au-dessus des coudes. La technique chirurgicale utilisée chez le donneur et chez le receveur est détaillée dans des revues plus spécialisées [9,10] . Les greffons, après avoir été perfusés avec du liquide de préservation à 4° C par l’artère humérale, ont été placés dans un récipient contenant de la glace pilée. Après reconstitution soigneuse de l’extrémité des deux bras, des prothèses esthétiques ont redonné au corps du donneur un aspect normal, respectant ainsi sa dignité.
L’opération du receveur s’est effectuée sous anesthésie générale associée à un bloc axillaire bilatéral. Après installation de garrots pneumatiques, deux équipes dissé- quaient simultanément les moignons du receveur pendant que, dans une autre salle d’opération, deux équipes préparaient les greffons. Toutes les structures vasculaires, nerveuses et tendineuses identifiables étaient individualisées. De chaque côté, la transplantation proprement dite a comporté les temps successifs d’ostéosynthèses, d’anastomoses artérielles termino-terminales entre artères ulnaire et radiale du greffon et celles du receveur, d’anastomoses veineuses en tenant compte du petit calibre des veines des moignons, de suture épipérineurale des nerfs médian et cubital, de connexion des tendons individuellement ou par groupes fonctionnels et de suture cutanée. Les garrots, relâchés à intervalles réguliers, ont été dégonflés à la fin des sutures vasculaires après des durées d’ischémie de 9 H 20 à droite et 8 H 40 à gauche. Les greffons se sont immédiatement recolorés et réchauffés. Dans les suites opératoires, la prévention de la thrombose s’est appuyée sur des injections d’héparine sous-cutanée (5 000 UI le premier jour, puis de Fraxiparine 0,3 ml pendant 30 jours), la perfusion de 20 ml/heure de Dextran pendant les 6 premiers jours et la
prescription de 100 mg d’Aspirine par la suite. Le patient a reçu des antibiotiques à large spectre pendant 10 jours et du Sulfate d’oxyne-pyrémétamine (Fansidar®) pour éviter toute infection à Pneumocystis Carinii .
Pendant la phase d’induction, le traitement immunosuppresseur a associé :
• anticorps polyclonaux (Thymoglobuline ® 1,25 mg/kg/j) arrêtés après 6 jours à cause d’une maladie sérique et relayés par un anticorps monoclonal anti CD 25, (Simulect®) le 12e et le 20e jour, • Tacrolimus (Prograf ® : 0,2 mg/kg et par jour) pour maintenir des concentrations sériques entre 15 et 20 mg/l le premier mois, • Mycophénolate Mofétil (Cell Cept ®) 2g /jour, • Prednisolone sous forme de Solumedrol 250 mg le premier jour puis de Prednisone 1 mg/kg et par jour pendant 10 jours ramenés à 20 mg en un mois.
Le traitement immunosuppresseur a été rapidement réduit et, deux ans après la transplantation, il comporte des doses quotidiennes de 4 mg de Tacrolimus, pour maintenir les concentrations sériques entre 5 et 10 ng/ml, 2 g de Mycophénolate Mofetil et 10 mg de Prednisone. Le patient a été soumis à la surveillance clinique et biologique habituelle après toute transplantation d’organes avec étude des anticorps anti-HLA (ELISA), du microchimérisme (PCR-IAG) et des sous-populations lymphocytaires (FACS).
Dix-huit prélèvements pour biopsie cutanée séquentiels ont été réalisés sous anesthésie locale après la greffe (de J0 jusqu’au 24e mois). Les prélèvements cutanés, congelés ou fixés au formol et inclus en paraffine, ont été examinés après coloration de routine et après immunomarquage, pour identifier les différents types cellulaires cutanés.
La rééducation a comporté kinésithérapie, appareillage, électro-stimulation (pour renforcer les muscles extrinsèques et entretenir la contractilité des muscles intrinsè- ques) et ergothérapie pour stimuler la sensibilité profonde, suivre les progrès de la sensibilité superficielle et réhabiliter ou suppléer les gestes fonctionnels. Des tests de sensibilité, de motricité et fonctionnels ont permis de noter les progrès. Radiographies et scintigraphie osseuse, artériographie, Doppler ont été réalisés à intervalle régulier.
Quatre examens IRM fonctionnels (IRMf) identiques ont été réalisés sur une machine IRM Siemens Magnetom Expert 1 T : un premier examen 6 mois avant la greffe, puis 5 examens après la greffe, à 2 mois, 4 mois et 6 mois, 12 et 24 mois.
Chaque examen comportait 4 sessions. Un seul type de mouvement a été étudié par session, selon un ordre fixe : flexion-extension des 4 derniers doigts de la main droite, flexion-extension du coude droit, flexion-extension des 4 derniers doigts de la main gauche, flexion-extension du coude gauche. Les données ont été analysées avec le logiciel SPM99 (Wellcome Department of Cognitive Neurology, UK) et Matlab5.3 (Mathworks Inc, USA). Avant les tests statistiques, un réalignement des volumes cérébraux entre eux était réalisé, précédant une mise en concordance avec une IRM
anatomique T1 du sujet (résolution de 2×2×2 mm), et un lissage spécial (filtre Gaussien FWHM 3×3×6mm). Les statistiques utilisées étaient des t-tests comparant le signal IRM acquis lors des mouvements et lors des périodes de repos, pour obtenir des cartes d’activation cérébrale. Avant la greffe, la flexion-extension des doigts manquants a été contrôlée par la palpation de contractions franches des muscles extrinsèques fléchisseurs et extenseurs des doigts au sein des moignons. Afin de rendre compte des localisations obtenues au niveau du cortex moteur primaire (M1), une reconstitution tridimensionnelle du sillon central droit et gauche a été réalisée à partir de l’IRM anatomique du sujet. Les activations obtenues dans les régions corticales sensitives primaires, motrices primaires et prémotrices ont été segmentées à partir de cette reconstitution, de façon telle que les voxels situés en avant et à moins de 8mm de distance on été retenus comme appartenant à M1 [11].
Les psychiatres ont suivi le patient chaque jour pendant la période d’hospitalisation puis une fois par semaine et, après 6 mois, une fois tous les 3 mois. Leur évaluation s’est appuyée sur plusieurs tests répétés à intervalle régulier : le test de Rorschach, test projectif de personnalité donnant aussi une bonne idée de l’image que le patient a de son corps, le MMPI II, test de personnalité, ainsi que le Minimult, qui a l’avantage d’être facile à faire passer, et à répéter. Les entretiens cliniques sont apparus plus nuancés et précis quand ils étaient assurés par deux spécialistes qui confrontaient leurs impressions, car ils ont une vocation diagnostique surtout en pré-greffe, mais aussi thérapeutique, dans la mesure où ils contribuent à informer, à préciser et à faire évoluer le patient vers une meilleure connaissance et une meilleure adaptation psychologique aux greffons, qui sont spontanément perçus par le patient et l’entourage comme des mains de cadavre.
RÉSULTATS
Cicatrisation cutanée et osseuse se sont déroulées normalement pour les greffons dont la bonne revascularisation était confirmée par la pression partielle d’oxygène, la capillaroscopie et les scintigraphies osseuses. Sur le plan clinique, la couleur de la peau et sa température sont restées normales comme la croissance des poils et des ongles.
Au huitième jour, une maladie sérique s’est manifestée par de la fièvre et des arthralgies associées à une chute brutale des taux d’anticorps anti-Ig G de lapin. Des anticorps monoclonaux anti-CD 25 ont alors été prescrits pour maintenir une forte immunosuppression. Une hyperglycémie transitoire a nécessité une insulinothérapie entre le 7e et le 28e jour postopératoire suivie d’une normalisation de tous les tests glycémiques à partir du 35e jour.
Le nombre de lymphocytes T circulants, nul au 6e jour postopératoire, restait inférieur à la normale 3 mois après avec un rapport CD4-CD8 de 1-1. Le nombre de lymphocytes B était inférieur à la normale alors que la population NK était normale. Douze mois après la greffe, à la suite d’une diminution des doses de
Mycophénolate Mofétil secondaires à un épisode diarrhéique, le nombre de lymphocytes T et NK s’est élevé avec activation de cellules CD 25+, CD4+, CD8 et NK.
Cet épisode ne s’est accompagné d’aucun signe clinique anormal et les souspopulations lymphocytaires sont redevenues normales quand les doses de Mycophénolate Mofétil ont été augmentées à 2 g. À aucun moment, la présence d’anticorps anti-HLA n’a été détectée. De même, la présence de lymphocytes du donneur n’a pu être démontrée dans le sang périphérique du receveur nous empêchant d’évoquer la notion de microchimérisme. Aucun signe clinique de réaction du greffon contre l’hôte ne s’est manifesté.
Au 53e jour après la greffe, quelques lésions maculopapuleuses sont apparues sur l’avant-bras gauche. L’examen histologique a montré un infiltrat dermique dense, constitué de lymphocytes du receveur porteurs de l’antigène HLA-A24 présent sur les cellules du receveur mais pas du donneur. Cet infiltrat formait des manchons périvasculaires et venait par endroits au contact de l’épiderme de surface, donnant lieu à une discrète exocytose. Ces lésions, considérées comme typiques d’un rejet cutané, ont régressé cliniquement et histologiquement en une dizaine de jours sous l’effet d’un traitement local par dermocorticoïdes (clobétasol) et après augmentation transitoire des doses de Prednisone (à 40 mg/j). Histologiquement, l’infiltrat dermique est transitoirement réapparu au 82e jour, bien que de façon plus discrète et sans traduction clinique.
Les résultats fonctionnels à 18 mois ont été décrits en détail [10]. À deux ans, la mobilité passive des chaînes digitales permet l’enroulement presque complet des doigts bien que la mobilité active soit limitée par les tensions musculaires dues aux adhérences cicatricielles. Elle est transmise par l’action des muscles extrinsèques, qui ont retrouvé une fonction, en association avec la récupération motrice de muscles intrinsèques réanimés en grande partie par la régénération nerveuse des nerfs cubital et médian. La force de la pince « pouce-index » atteint 800 gr au niveau des deux mains. Parallèlement est apparue une sensibilité de protection, à la douleur, à la température, une sensibilité au contact léger d’un monofilament d’environ 4,5 g au niveau des zones spécifiques des nerfs médian et cubital et une discrimination entre deux points de 15 mm. Ce résultat à deux ans est satisfaisant si on le compare à celui des réimplantations autologues. Le gain en autonomie, par rapport à l’état préopératoire, est important pour l’ensemble des activités de la vie courante regroupant l’hygiène personnelle, l’habillage, les repas, les activités ménagères et occupationnelles. Il se traduit par l’acquisition de nombreuses activités manuelles jusqu’alors impossibles (écriture, utilisation de ciseaux, port de charges) ou qui nécessitaient des aides techniques (ouverture d’un bocal, manipulation d’une fermeture éclair, utilisation d’un téléphone portable). La persistance de certaines prises bi-manuelles pour des gestes simples est le reflet probable de la mémorisation séquellaire de l’utilisation des moignons. Mais la présence de gestes mono-manuels automatiques et rapides est très en faveur d’une intégration corticale des informations sensorimotrices. Le décours temporel des activations obtenues en IRMf dans le cortex moteur primaire a été analysé. Avant la greffe, les mouvements des doigts
de la main droite et de la main gauche entraînaient une activation de la partie la plus latérale de la région de la main, proche de la représentation de la face. Six mois après la greffe, la représentation des deux mains se déplace dans la partie de M1 pour occuper entièrement la région normalement dévolue à la main [11]. La main droite montre une expansion médiane plus rapide que la main gauche, avec une différence significative dès 2 mois après la greffe qui se poursuit au quatrième mois et semble se stabiliser au-delà. Pour la main gauche, une ébauche d’expansion médiane est aussi notée dès 2 mois, mais la majorité de l’expansion est perçue entre les 4e et 6e mois. Au cours des 4 examens, le centre de gravité des activations des mains s’est déplacé depuis la partie latérale vers sa partie médiane. La distance parcourue par le centre de gravité des activations de la main droite est de 10 mm et pour la main gauche de 6 mm. Les activations cérébrales de M1 produites par les mouvements des coudes ont une évolution temporelle et spatiale parallèle à celles observées pour les deux mains. Des deux côtés, l’évolution des activités M1 du coude et de la main apparaît fortement corrélée, avec une distance entre les centres de gravité des mains et des coudes qui demeure constante dans le temps.
Les tests psychologiques et l’évaluation clinique sont concordants : tout en décelant une relative fragilité de la personnalité, ils ont montré une bonne compliance probable à la poursuite prolongée de la rééducation, une compréhension des risques médicaux éventuels encourus, et un désir personnel de s’engager dans une telle démarche. Le patient était plus préoccupé des apports supposés de la greffe sur le plan d’une amélioration fonctionnelle et d’une modification dans sa vie relationnelle, que de la récupération d’une intégrité physique pure : cette prédominance de la dimension fonctionnelle et intersubjective par rapport à la dimension narcissique est un facteur positif quant à la poursuite effective et prolongée de la rééducation. Il n’a pas été possible d’évaluer l’implication et les réactions de l’entourage proche face aux modifications relationnelles entraînées par cette greffe, en raison de la distance géographique et de l’impossibilité pour la compagne de se déplacer.
DISCUSSION
La facilité de prévenir le rejet d’une telle greffe associant plusieurs tissus dont la peau et la moelle osseuse au cours des deux premières années est très encourageante [12].
Nous avons fait le choix d’une immunosuppression initiale puissante associant à des anticorps antilymphocytes polyclonaux pour obtenir une dépression de la population de lymphocytes [13], un inhibiteur de la Calcineurine (Tacrolimus), un inhibiteur de la synthèse purique (Mycophénolate Mofétil) et de la Prednisone. Dans le même esprit, nous avons jugé utile de relayer les anticorps polyclonaux par des anticorps monoclonaux anti-CD25 quand une maladie sérique a fait disparaître du sérum ces anticorps anti-lymphocytes. Par la suite, le traitement a été adapté et réduit progressivement comme pour toute transplantation d’organe afin de diminuer le risque de complications. À deux ans, les doses d’immunosuppresseurs sont celles utilisées dans le traitement des greffes de rein ou de pancréas non compliquées.
La démonstration de la réversibilité du rejet cutané a été apportée pour la première fois chez l’homme. Deux épisodes de rejet aigu ont été facilement traités par la simple augmentation des doses de corticoïdes et l’application topique de crème aux corticoïdes. La peau, réputée comme le tissu le plus immunogénique, se voit et peut être facilement examinée par le patient et son médecin. Le diagnostic de la moindre anomalie est précoce conduisant à la biopsie qui infirmera ou affirmera le rejet et permettra la mise en route rapide du traitement. Aucun signe clinique ou biologique de rejet des autres tissus ne s’est manifesté (CPK, radiographies osseuses, scintigraphies) et nous n’avons pas jugé utile de faire des prélèvements pour biopsies profonds. Le traitement du rejet cutané pourrait prévenir ou traiter un éventuel rejet des autres tissus. Cette réversibilité du rejet cutané chez l’homme, confirmée par la suite [14] contraste avec les résultats expérimentaux chez le rat, le chien, le porc et les primates [15-17]. L’absence de microchimérisme détectable, même par les tests les plus sophistiqués, ne cadre pas avec une forme de tolérance qui aurait pu expliquer la qualité du résultat immunologique. Aux doses utilisées, le risque d’effets secondaires du traitement immunosuppresseur est réduit. L’incidence des cancers est certes multipliée par 3 ou 4 dans la population des transplantés concernant essentiellement la peau et le tissu lymphoïde [18, 19]. À terme, si les cancers cutanés représentent 66 % de l’ensemble, ils compromettent rarement le pronostic vital puisque seulement 5,8 % des patients décèderont de leur cancer [19]. Les lymphomes sont principalement observés la première année après la greffe ; leur incidence a été évaluée durant cette période de 0,2 % à 5,2 % en fonction de l’organe transplanté et du protocole d’immunosuppression. Si le risque de développer un lymphome dans une population de transplantés rénaux est 50 fois supérieur à celui de la population générale, l’incidence cumulée de survenue est à 5 ans de l’ordre de 0,5 % [20].
L’incidence du cancer du poumon et du cancer de l’utérus n’est pas augmentée chez les transplantés [18]. Ces chiffres sont applicables aux sujets ayant reçu une greffe composite de tissus vascularisés étant donné la similitude du protocole d’immunosuppression avec celui utilisé après transplantation rénale. Le patient a été informé complètement des risques de l’intervention comme de ceux de l’immunosuppression. L’équipe médicale s’est assurée que ces informations avaient été bien comprises. Sur le plan éthique c’est, selon nous, au patient correctement informé de prendre la décision en comparant les avantages potentiels et les inconvénients de la transplantation.
Les conséquences de l’atteinte de l’image corporelle, l’impact du handicap sur la qualité de vie — une amputation bilatérale impose une assistance dans la plupart des gestes de la vie courante — sont appréciés au mieux par le patient lui-même aussi si cette appréciation est forcément subjective. La question de la sensibilité, toujours absente avec des prothèses et retrouvée grâce à la greffe, est un point essentiel pour les patients.
L’amputation d’un segment de membre entraîne des réorganisations cérébrales, comportant une expansion des représentations des segments corporels adjacents qui s’accompagne d’une involution des représentations corticales motrices et sensi-
tives du segment amputé [21]. La greffe de mains pratiquée plusieurs années après l’amputation a montré la réversibilité de la réorganisation corticale induite par l’amputation, condition a priori nécessaire au bon résultat fonctionnel de la greffe.
Nos résultats montrent que les mains greffées sont rapidement reconnues et inté- grées par le cortex moteur primaire. Cette intégration s’accompagne d’un remodelage global des représentations des membres supérieurs, qui s’opère progressivement au cours de la récupération motrice. Les représentations motrices primaires des mains et des coudes tendent à retrouver une localisation en accord avec une organisation somatotopique normale. Plusieurs mécanismes peuvent expliquer cette réversibilité. D’une part, les motoneurones initialement dévolus au contrôle moteur des muscles amputés changent de cible musculaire après amputation [22] et préservent ainsi leur efficacité. D’autre part, il existe une plasticité des connections horizontales de M1 après lésion nerveuse périphérique [23]. De nouvelles afférences et efférences sont donc susceptibles de provoquer un remodelage rapide des repré- sentations de M1. Comment expliquer cette plasticité corticale ? Les modifications au sein de M1 pourraient résulter d’un changement dans l’équilibre des forces d’activation au sein des connexions existantes. L’activation de l’aire de la main déclenchée par les mouvements du coude dans la phase précédant la greffe serait la conséquence d’un changement dans le « poids » de ces connexions : autrement dit, la représentation du coude envahirait la région de la main amputée en raison de l’absence « d’input » périphériques ciblant cette région. La transplantation de main aurait restauré l’efficacité des connexions originelles aux dépens de la représentation du coude permettant ainsi aux caractéristiques normales de l’organisation corticale de réapparaître dans la cartographie cérébrale.
Sur le plan psychologique [24], le fantasme le plus important, quoique pas toujours exprimé de façon directe, est celui d’avoir les mains d’un cadavre au bout des bras et de les voir. Il induit un système de défense d’un type particulier : le déni avant, et surtout après la greffe. Le déni consiste à penser en même temps des choses contradictoires sans que cette contradiction pose problème au sujet, par exemple :
« Je sais que la main greffée est celle d’un cadavre « et : « Je ne veux pas le savoir ».
Le déni ne fonctionne que s’il y a un clivage du psychisme, une partie pensant une chose et l’autre partie pensant l’inverse. Ceci permet d’éviter la contradiction. Mais cette contradiction existe, et la réalité vient sans cesse la réveiller. Par exemple le personnel soignant parlera « DES » mains quand le patient dira « MES » mains.
Mais le fantasme du donneur en tant que cadavre est complexe : le fantasme de possession par le donneur de la personnalité du receveur est fréquent dans toutes les variétés de greffe mais il est plus proche de la conscience lorsqu’il s’agit de la main.
Il attaque la sensation continuelle et rassurante que nous avons tous de notre propre corps, et la défense également continue que nous exerçons vis-à-vis de l’autre, de l’étrange et de l’étranger, du non familier, qui nous menace et nous attire. Nous devons constamment défendre notre identité et c’est la raison de la nécessité du déni.
Ce déni nécessite pour son maintien une certaine énergie psychique. Il pourra céder sous la poussée de l’angoisse ou de désirs inconscients. Par exemple le patient se
demande quelle sera la réaction de sa femme quand une main de « l’autre » se posera sur elle, ou si les mains greffées ne sont pas celles d’une femme, ou si elles ne seraient pas les siennes qu’on lui a remises alors qu’il sait pertinemment que ce n’est pas le cas. Le déni peut aussi être attaqué de l’extérieur, par exemple par l’entourage familial ou social. Un patient qui tendait la main à quelqu’un s’est entendu dire : je ne touche pas la main d’un cadavre ! C’est particulièrement choquant lors des relations sexuelles ou amicales, et encore plus s’agissant du personnel soignant horrifié lorsque le patient se mit à se ronger les ongles ! Quand la greffe chirurgicale est terminée, commence la greffe psychique. Le patient doit apprivoiser la main comme une adolescente doit apprivoiser et découvrir son nouveau corps, une étape difficile d’autant qu’aucun signe de vie sensitive ou motrice ne se manifeste, et que la fonctionnalité est nulle. C’est à l’environnement psychologique d’être attentif et anticipateur. Toutes les réactions psychiques se manifestent plutôt de manière allusive, ou confuse. Souvent leur expression se fait au travers de symptômes, lapsus, dénégations, doutes, angoisse, dépression, et même hallucinations et idées délirantes, qu’il faut déceler et comprendre, plus pour les apaiser, voire les traiter, que pour les mettre vraiment à jour, ce qui serait leur donner corps. Puis vient le moment où les mains étrangères sont apprivoisées. Ainsi, notre premier patient nous dit un jour « je touche ma main, et c’est comme une vieille amie ». Quand le patient prend le contrôle de la main greffée, et commence à l’utiliser, la nécessité du déni est moins grande et la pensée de l’existence du donneur, devenue moins dangereuse, peut alors devenir consciente. La greffe de main est symbolique. La main est-elle organe ou outil du cerveau ? ou l’inverse ? Peu importe. L’IRM fonctionnelle montre la complicité qui existe entre les deux [11]. Sans cette complicité l’Homme ne serait pas.
Il n’y a qu’à constater l’importance des réactions, populaires et médiatiques, qui ont entouré la première greffe de main. Citons, pour conclure, la déclaration de notre premier patient aux journalistes : « Cette greffe ne sauve pas la vie, elle donne la vie ».
Ainsi le résultat fonctionnel de la première greffe de deux mains paraît aussi satisfaisant que celui d’une double réimplantation autologue. Les progrès fonctionnels, la bonne tolérance des greffons laissent l’espoir d’une survie à long terme qui devrait permettre à ce patient de retrouver une vie quotidienne tout à fait normale.
L’évaluation en cours au sein de notre équipe et celle des résultats des autres centres devraient permettre des progrès dans la qualité de la rééducation et une meilleure compréhension de la situation immunologique de ces greffons. Les greffes de mains inaugurent une nouvelle ère de l’histoire de la transplantation, celle des greffes composites de tissus dont l’avenir pourrait beaucoup apporter à la chirurgie réparatrice, comme le laissent espérer les résultats des autres greffes composites de tissus vascularisées : greffes de larynx, thyroïde et parathyroïde, greffes d’articulation du genou, diaphyse fémorale [25].
REMERCIEMENTS
Les auteurs adressent leurs remerciements à tous ceux qui ont participé à cette intervention et au suivi du patient notamment Guillaume Herzberg, Earl Owen, Marco Lanzetta, Nadey Hakim, (chirurgie), P. Henry (médecin généraliste), B. Vallet, H. Parmentier, D. Vincent-Semard, D. Vial (rééducation), N. Lefrançois, J.P. Revillard (immunologie), D. Jullien (dermatologue), A. Sirigu et M. Jeannerod (Institut des Sciences Cognitives UMR 5015, CNRS), Marie-Claude Bonacci (surveillante bloc opératoire), Claire Manivet (assistante sociale), Marie-Pierre Auboyer.
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DISCUSSION
M. René KÜSS
Dans cet exploit d’une première greffe des deux mains, on est heureusement surpris par la qualité de la reconduction nerveuse des greffons si bien démontrée par la récupération d’une dextérité des mains et plus encore par sa projection corticale visible sur les clichés IRM présentés, qui permettent en plus d’individualiser celle de la main droite et celle de la main gauche. Devant l’effet très favorable obtenu par une immunothérapie cutanée dans une crise de rejet de la peau de ces greffons, pouvez-vous nous dire si cette voie d’abord percutanée pourrait être utilisée comme appoint de l’immunothérapie ?
L’application locale de crèmes immunosuppressives est effectivement un complément efficace à l’immunosuppression systémique. La peau est la cible principale du rejet de la greffe composite de tissus ; c’est un tissu facile à examiner par le patient et le médecin traitant dont les prélèvements pour biopsie sont anodins. L’expérience lyonnaise et celle d’autres centres confirment l’efficacité des deux substances utilisées : corticoïdes et
tacrolimus. Cependant, chez nos deux patients, les doses de Prednisone systémiques ont été augmentées, de 20 à 40 Mg, ce qui n’a rien de comparable avec les doses utilisées en cas de rejet d’organes comme le rein, le foie, le pancréas… Le traitement systémique du rejet cutané peut aussi prévenir ou traiter le rejet d’autres tissus moins « antigéniques » du greffon. La situation serait alors comparable à celle que nous avons décrite dans les doubles greffes rein-pancréas où les signes de rejet rénal se manifestent presque toujours avant ceux du rejet pancréatique.
M. Michel MERLE
La détresse physique et psychique de cet amputé bilatéral était tragique. Le résultat fonctionnel est impressionnant. Ce n’est pas pour des problèmes techniques que les chirurgiens de la main n’ont pas réalisé de greffes de la main (protocoles chirurgicaux mis au point il y a 25 ans), mais pour des questions immunologiques. Le risque de cancérisation pose un problème éthique qu’il n’est pas aisé de résoudre lorsqu’il s’agit de réhabiliter exclusivement une fonction sensitivomotrice. Deux questions : à la vue de la réamputation de votre premier greffé, modifieriez-vous vos critères de sélection des patients ? Considérez-vous que le mono amputé relève d’une greffe de main ?
Notre premier patient a été amputé 29 mois après la transplantation alors qu’il avait interrompu son traitement immunosuppresseur depuis plus de 6 mois. La peau du greffon a été rejetée très lentement, beaucoup plus lentement que ne le serait tout autre organe transplanté dans la même situation. Se pose la question du caractère extrêmement modéré du rejet cutané dans les greffes composites de tissus par rapport à ce que nous attendions après avoir lu les données expérimentales et les rares données cliniques de la littérature. L’interprétation de la faible intensité et de la lenteur du rejet est difficile. Il n’est pas possible de parler de « tolérance partielle » et nous n’avons pas mis en évidence de microchimérisme périphérique, même par les techniques les plus sophistiquées. C’est sur la base de la présence de cellules souches normalement vascularisées au sein de la moelle osseuse que j’ai pris la décision de tenter cette première transplantation en estimant qu’un microchimérisme pourrait s’installer comme c’est le cas après certaines greffes rénales ou hépatiques associées à une greffe de moelle du donneur. Quant au risque de cancer induit par l’immunosuppression, il est maintenant bien connu et ne correspond pas aux pourcentages que vous avez cités. Ce n’est pas parce que le premier patient a arrêté son traitement que nous devons considérer les amputés monolatéraux comme des contre-indications. En France, le PHRC qui nous a été attribué nous contraint à ne transplanter que les amputés bilatéraux. C’est une attitude logique quand on connaît les difficultés rencontrées par ces patients dans la vie de tous les jours. Cette attitude ne prend cependant pas en compte l’impact de l’amputation unilatérale sur l’image corporelle et ses conséquences psychologiques. Les Comités d’Éthique allemand, américain, autrichien, italien et belge autorisent les greffes unilatérales.
M. Jean-Daniel SRAER
Quels sont les enseignements tirés par les dermatologues de ces méthodes locales de traitement immunosuppresseur employées dans ces greffes d’une part au plan théorique et immunologique, d’autre part au plan pratique dans le traitement de certaines maladies dermatologiques ?
Camille Frances va me succéder à cette Tribune ; elle a été associée de très près aux greffes de mains lyonnaises. Elle vous répondra mieux que moi.
M. Georges SERRATRICE
Que devient l’exécution du dessin, de l’écriture et plus généralement des gestes symboliques après greffe de la main ? Vous avez laissé entendre que le contrôle « topocinétique », c’est-à-dire surtout visuel, corrigeait le comportement « morphocinétique » du geste.
Le patient écrit, dessine et exécute des gestes symboliques simples. Les yeux masqués, le patient est capable de localiser dans l’espace les pouces de ses mains. Celles-ci apparaissent ainsi bien intégrées dans le schéma corporel. En revanche, tout les ajustements fins dirigés vers les objets sont effectués sous contrôle visuel.
M. Patrice QUENEAU
Les sensations à type de membre fantôme, avec ou sans douleur (algo-hallucinoses ou hallucinoses indolores) sont très connues chez les malades amputés. Dans le contexte de la plasticité du cerveau dont vous avez, à juste titre, souligné l’importance, que sont devenues après transplantation ces hallucinoses chez votre premier malade puis chez ceux des malades transplantés ensuite par d’autres équipes ? Dans le cas où certains de ces amputés avaient présenté des algo-hallucinoses (douleurs des membres fantômes), ces algohallucinoses ont-elles disparu après transplantation ?
La sensation de membre fantôme, présente avant la transplantation chez les deux patients, a disparu d’emblée après celle-ci. Aucun des patients ne présentait d’algohallucinose.
M. Claude DREUX
Existe-t-il une incidence de la précocité de la greffe après amputation sur le succès de l’opération ?
Théoriquement oui, nous ont dit les spécialistes avant nos transplantations. Il s’agit cependant d’une hypothèse conduisant à considérer que plus le délai entre amputation et transplantation serait court, meilleur serait le résultat. Pratiquement cette hypothèse ne semble pas se vérifier. Notre premier patient, comme le premier patient américain, avait été amputé 13 ans avant la transplantation. Le premier patient italien l’avait été 25 ans auparavant sans qu’il n’y ait de conséquence évidente sur la récupération fonctionnelle.
M. Denys PELLERIN
Je souhaite, s’il en est encore besoin, souligner l’importance de cette communication. Je le fais d’autant plus que j’avais été de ceux qui, au sein du Comité Consultatif National d’Ethique, avaient émis des réserves sur la première allotransplantation unilatérale faite à Lyon en 1998. En réponse aux deux saisines dont il avait été l’objet sur cette question, le
Comité avait formulé plusieurs recommandations. La communication de ce jour apporte effectivement les premières réponses aux questions posées. Il me semble néanmoins qu’il ne convient pas d’étendre l’indication à une amputation unilatérale avant que des informations prolongées et sur plusieurs cas de transplantation bilatérale fassent l’objet du même protocole rigoureux. La prise d’un risque vital ou du raccourcissement de l’espérance de vie, au seul bénéfice d’un résultat fonctionnel, continue à poser une difficile interrogation éthique.
Une amputation uni ou bilatérale entraîne un handicap fonctionnel et une modification de l’image corporelle dont les conséquences psychologiques et sur la vie de tous les jours sont appréciées au mieux par le patient. Celui-ci est aussi le mieux à même d’établir la balance entre les avantages potentiels et les risques liés à l’acte chirurgical et à l’immunosuppression. C’est à lui que revient in fine la décision, à condition qu’il soit bien informé et qu’il ait bien compris les informations.
**** Service de Psychiatrie des Urgences — Hôpital Édouard Herriot — Lyon. ***** Service d’Urologie et de Chirurgie de la Transplantation — Hôpital Édouard Herriot — Lyon. Dipartemento Scienze chirurgiche e Trapianti d’organo — Università di Cagliari (Italie). ****** Service de Dermatologie — Hôpital Édouard Herriot — Lyon. Tirés-à-part : Professeur Jean-Michel Dubernard, à l’adresse ci-dessus. Article reçu le 8 mars 2002, accepté le 29 avril 2002.
Bull. Acad. Natle Méd., 2002, 186, no 6, 1051-1065, séance du 25 juin 2002