Communication scientifique
Séance du 6 novembre 2001

Toxicité neuronale combinée de la bilirubine et de l’hypoxie. Étude sur des neurones de rat en culture

MOTS-CLÉS : anoxie. bilirubine. encéphalopathie métabolique. ictère nucléaire. neurone.. nouveau-né
Combined toxicity of bilirubin and hypoxia studied on rat neurons in culture
KEY-WORDS : anoxia.. bilirubin. brain diseases, metabolic. infant, newborn. kernicterus. neurons

P. Vert, S. Grojean, J-L. Daval

Résumé

Les observations cliniques montrent que l’encéphalopathie de la bilirubine se rencontre souvent chez des nouveau-nés présentant non seulement une hyperbilirubinémie mais aussi une anomalie du transport de l’oxygène, par exemple une anémie. La bilirubine et l’hypoxie étant délétères pour le système nerveux central, la présente étude a eu pour objectif de tester les effets additionnels de ces deux facteurs sur le devenir de neurones embryonnaires du cerveau antérieur de rat prélevés à 14 jours de gestation. Après 6 jours de culture, les neurones ont été exposés soit à la bilirubine (0,5 µ M), soit à la bilirubine et à l’hypoxie durant 6 heures. Les cellules ont alors été réoxygénées dans des conditions standard jusqu’à 96 heures. Les cellules témoins ont été maintenues en normoxie. La viabilité cellulaire a été évaluée par la méthode au méthyle-tétrazolium. La mort cellulaire (apoptose ou nécrose) a été observée par la coloration fluorescente des noyaux avec le DAPI. Les taux de synthèse protéique et du métabolisme énergétique des neurones ont été mesurés respectivement par incorporation de la leucine tritiée et du 2-désoxyglucose tritié. Les résultats sont donnés en pourcentages de variations par comparaison avec les témoins. Chaque protocole expérimental a comporté 5 à 10 boîtes de culture par temps de mesure, mesures répétées 2 à 4 fois. Résultats : la bilirubine a réduit la viabilité cellulaire de 24,5 % (p<0,001 vs témoins) à 96 h alors que 16 % des neurones présentaient des signes morphologiques d’apoptose (p<0,001). L’addition de l’hypoxie et de la bilirubine a induit une baisse de 34 % de la viabilité cellulaire (p<0,001) et le pourcentage de cellules apoptotiques était plus élevé qu’après exposition à l’hypoxie ou à la bilirubine seule. Le taux de synthèse protéique augmentait significativement dans toutes les conditions expérimentales dès la 1ère heure après le début de l’agression et jusqu’à la 48e heure après réoxygénation. Elle augmentait à nouveau après 72h dans les cellules exposées à la bilirubine avec ou sans hypoxie. Cette évolution séquentielle de la synthèse de protéines spécifiques pourrait être impliquée dans la mort neuronale retardée. La bilirubine a diminué de manière significative l’incorporation du désoxyglucose à 24h, alors qu’elle est augmentée lorsque les neurones sont exposés à la bilirubine avec hypoxie (+ 60 %, p<0,001) et qu’elle diminue ultérieurement. Ces résultats confirment l’effet délétère de la bilirubine sur la viabilité neuronale, sur la synthèse des protéines et le métabolisme énergétique. La combinaison de la bilirubine et de l’hypoxie provoque un effet délétère sur les neurones plus important que la bilirubine seule.

Summary

Clinical observations suggest that bilirubin encephalopathy is often seen in newborn infants presenting not only with hyperbilirubinemia but also with alterations in oxygen transport like in severe anaemia. Since bilirubin and hypoxia have been shown to be detrimental to the central nervous system, the present study was designed to test the additional effects of the two insults on the outcome of cultured neurons from the forebrain of 14 day-old embryos. After 6 days in vitro, neurons were exposed either to bilirubin (0.5 µ M) or to bilirubin and hypoxia for 6 hours. Thereafter, cells were reoxygenated for 96 hours in standard conditions. Control cells were kept in normoxia. Cell viability was assessed by the methyltetrazolium method. Cell death (apoptosis or necrosis) was characterized by fluorescent nuclear staining with DAPI. Rates of protein synthesis and energy metabolism in neurons were measured by [3H]leucine and [3H]2-deoxyglucose incorporation, respectively. Data are reported as percentages of change as compared to controls. Each experiment involved 5 to 10 dishes per time point and was repeated 2 to 4 times. Results : bilirubin reduced cell viability by 24.5 % vs controls (p<0.001) at 96h while 16 % of the neurons exhibited morphological features of apoptosis (p<0.001). The combination of hypoxia with bilirubin induced a 34 % decrease in cell viability (p<0.001) and the percentage of apoptotic cells was higher than after the exposure to hypoxia or to bilirubin alone. The rate of protein synthesis increased significantly in all experimental conditions as early as 1h after the onset of the insult and at 48h post reoxygenation. It increased again at 72h in the cells exposed to bilirubin or to bilirubin and hypoxia. These sequential changes in synthesis of specific proteins seem to be involved in delayed neuronal death. Bilirubin decreased significantly [3H]2-deoxyglucose incorporation at 24h while it increased when the neurons were exposed to both bilirubin and hypoxia (+60 %, p<0.001) and decreased thereafter. These data confirm the deleterious effects of bilirubin on neuronal viability, on protein synthesis and metabolic rates. The combination of bilirubin with hypoxia resulted in stronger detrimental effects on neurons than bilirubin alone.

INTRODUCTION

L’ictère du nouveau-né, manifestation transitoire tantôt bénigne, tantôt inscrite dans un contexte de morbidité complexe, est l’objet d’observations et de recherches depuis la fin du XVIIIe siècle. Baumes en 1785, dans un mémoire primé par l’Université de Paris, constate que certains nouveau-nés ictériques pouvaient être anorexiques et somnolents [2]. Hervieux en 1847 [12], Orth en 1875 [20], Schmorl en 1904
[23] notaient dans leurs autopsies la coloration jaune du cerveau des nouveau-nés ictériques au moment de leur décès. Ces deux derniers auteurs remarquèrent la coloration accentuée des ganglions de la base et de l’hippocampe. C’est Schmorl qui, le premier, utilisa le terme de kernicterus ou ictère nucléaire. Il décrivit des altérations morphologiques plus marquées dans les neurones que dans les cellules gliales.

Dès lors que cette neurotoxicité de la bilirubine fut suggérée, on sut lui attribuer la symptomatologie nerveuse aiguë et séquellaire constatée chez les nouveau-nés atteints d’érythroblastose fœtale, l’actuelle maladie hémolytique du nouveau-né par immunisation maternelle Rhésus. La paralysie cérébrale athétoïde fut qualifiée d’ictère nucléaire et l’effet préventif de l’exsanguino-transfusion sur l’encéphalopathie de la bilirubine vint confirmer le bien-fondé de cette conception physiopathologique [4-7-15-24].

De multiples études sur animal entier, sur coupes de cerveaux et sur cultures de cellules nerveuses ont montré que la bilirubine altère le métabolisme oxydatif mitochondrial, appauvrissant les cellules en ATP et en AMP cyclique, et induit des processus de mort cellulaire [6-11-14-21-26]. Les perturbations observées sont très diverses, intéressant, entre autres, la synthèse et le transport des neurotransmetteurs, l’homéostasie des acides aminés excitateurs en particulier du glutamate, le fonctionnement des canaux ioniques [17-19].

L’observation clinique a montré que les lésions d’ictère nucléaire atteignent des enfants pour des taux variables de bilirubine libre plasmatique. Cette inégalité du risque, d’un enfant à l’autre, suggère que d’autres mécanismes peuvent interférer pour induire ou potentialiser la neurotoxicité de la bilirubine. Les enfants qui, avant la prévention, souffraient d’ictère nucléaire consécutif à la maladie hémolytique du nouveau-né par immunisation maternelle Rhésus, présentaient simultanément une hyperbilirubinémie élevée et une anémie hémolytique profonde, donc une altération du transport de l’oxygène. Mayor a, de plus, montré que l’hypoxie postnatale augmente le taux de bilirubine cérébrale chez le rat [16].

Ceci nous a suggéré d’étudier les effets toxiques combinés de l’hypoxie et de la bilirubine libre sur le système nerveux en développement, en prenant pour modèle des cultures de neurones embryonnaires de rat. Nous avions pour objectif de voir si l’addition de ces deux modes d’agression cellulaire avait un effet délétère supérieur à celui de la bilirubine seule ou de l’hypoxie seule, en particulier sur les phénomènes de nécrose et d’apoptose neuronale.

MATÉRIEL ET MÉTHODES

Traitement des cultures cellulaires

Une culture primaire de neurones a été obtenue à partir du cerveau de rats embryonnaires, prélevé au 14e jour de gestation selon une méthode précédemment décrite
[3]. Les cellules ont été mises en culture à 37° C dans un milieu défini et renouvelé à trois reprises dans les 6 premiers jours, avec une atmosphère de 95 % d’air et de 5 % de CO . Le développement et la morphologie cellulaires ont été observés quotidien2 nement au microscope à contraste de phase. Au 6e jour, les cultures ont été partagées en 4 lots de 3 à 5 boîtes : un lot témoin, un lot exposé à l’hypoxie (95 % N et 5 % 2 CO ) pendant 6 heures, un lot exposé à 0,5 µM de bilirubine, un quatrième lot 2 exposé aux effets combinés de l’hypoxie et de la bilirubine. Le choix de la concentration de bilirubine dans le milieu de culture a fait l’objet d’une étude préalable mesurant la toxicité cellulaire pour des valeurs allant de 0,1 µM à 5 µM (Fig. 1).

Après 6 heures d’hypoxie, les cultures ont été replacées en normoxie, tandis que la bilirubine a été maintenue dans les milieux où elle avait été ajoutée. Les analyses ont été effectuées à différents temps allant jusqu’à 96 heures après réoxygénation.

FIG. 1. — Relation taux-effet de la bilirubine sur la viabilité des neurones en culture pour des concentratons de bilirubine de 0,5 µM à 5 µM. Observation 96 heures après l’introduction de la bilirubine.

Analyse de la viabilité

La viabilité des neurones a été évaluée par une méthode spectrophotométrique utilisant un sel de tétrazolium (MTT) dont la molécule est clivée au niveau des mitochondries des cellules vivantes conduisant à l’accumulation d’un sel de formazan [10].

Les caractéristiques morphologiques de l’apoptose et de la nécrose cellulaires étaient visualisées après fixation nucléaire d’un fluorochrome, le 4,6-diaminido-2
phényl-indole ou DAPI. Cette méthode permet de reconnaître les neurones normaux avec leur noyau arrondi à la fluorescence diffuse ; les cellules nécrotiques ont des noyaux plus petits, très réfringents avec une chromatine uniformément dispersée ; les neurones en apoptose se caractérisent par des noyaux très rétrécis à la chromatine fragmentée et très condensée [25]. Les comptages cellulaires étaient réalisés sur un minimum de 3 zones de 100 neurones par boîte de culture.

Synthèse protéique et activité fonctionnelle

Témoin de la vitalité cellulaire, mais aussi de l’expression de protéines pro- ou anti-apoptotiques, la synthèse protéique a été mesurée par spectrométrie à scintillation après incorporation de L-leucine marquée au tritium. L’activité fonctionnelle des neurones a été évaluée par l’incorporation cellulaire de 2D-désoxyglucose[3H] avec mesure de radioactivité par compteur à scintillation dans la fraction insoluble des cultures.

RÉSULTATS

Viabilité et morphologie cellulaire

Après 6 jours de culture, les neurones témoins ont un cytoplasme polygonal et sont interconnectés par un réseau fibrillaire dense. Un marquage immunohistochimique par anticorps anti-énolase spécifique (3-9) confirme que les cultures comportent 92,5 fi 2,8 % (DS) de neurones.

La diminution du pourcentage de cellules vivantes 48, 72 et 96 heures après les agressions cellulaires est présentée sur le Tableau 1. L’hypoxie et la bilirubine réduisent cette proportion de façon significative à 72 et 96 heures. L’effet conjugué de l’hypoxie et de la bilirubine est plus précoce, et aux trois temps de l’étude, significativement plus marqué que pour l’hypoxie ou la bilirubine seule.

TABLEAU 1. — Viabilité neuronale et morphologie cellulaire 96 heures après exposition à l’hypoxie, à la bilirubine ou à bilirubine et hypoxie (fi DS).

Viabilité (%) vs Nécrose p. 100 cel.

Apoptose p. 100 cel.

témoins Témoins 100 5,2 fi 1,4 2,4 fi 0,8 Hypoxie 77,3 fi 2,1**

9,2 fi 0,6**

13,4 fi 1,1**

Bilirubine 75,5 fi 1,9**

12,0 fi 1,3**

16,2 fi 1,5**

Hypoxie + bilirubine 66,0 fi 2,5**°° 16,9 fi 3,3**°° 22,6 fi 3,1**°° ** p. < 0,01 comparé aux témoins-test de Dunnett.

°° p. < 0,01 comparé à l’hypoxie seule.

Les signes de nécrose et d’apoptose neuronale sont, à 96 heures, significativement plus fréquents que dans la population témoin pour chacun des groupes cellulaires exposés soit à l’hypoxie soit à la bilirubine seule, et l’addition des deux modes pathogènes donne des résultats encore plus sévères.

L’étude de la synthèse protéique par incorporation de leucine[3H] (Fig. 2), comparée à celle des témoins, montre une évolution multiphasique : augmentation significative rapide une heure après l’exposition à la bilirubine et/ou à l’hypoxie avec un effet additif des deux modes toxiques (+53 % comparé à respectivement + 44 % pour l’hypoxie seule et +25 % pour la bilirubine seule). La synthèse protéique est diminuée de façon homogène à 6 et à 24 heures. Elle augmente à nouveau à 48 heures et sera marquée pour l’agression combinée jusqu’à 72 heures. À 96 heures, l’hypoxie avec ou sans bilirubine associée induit une réduction de synthèse protéique de l’ordre de 35 à 40 %.

FIG. 2. — Étude du taux de synthèse des protéines dans la fraction insoluble des neurones par incorporation de L-leucine tritiée, en fonction du temps après exposition à la bilirubine associée ou non à l’hypoxie.

L’étude fonctionnelle par l’incorporation du desoxyglucose[3H] (Fig. 3) montre initialement, 6 et 24 heures après l’agression hypoxique, une augmentation de la demande métabolique comparable, qu’il y ait ou pas de bilirubine dans le milieu. La bilirubine seule induit au contraire une diminution de l’incorporation du desoxyglucose.

À 48, 72 et 96 heures, la demande métabolique est réduite après hypoxie et bilirubine seules. L’addition des deux agressions maintient paradoxalement un accroissement métabolique modéré à 48 et 72 heures, et une diminution moins marquée à 96 heures.

FIG. 3. — Incorporation de désoxyglucose [3H] dans les neurones en cultures entre 6 et 96 heures après exposition à l’hypoxie et/ou à la bilirubine.

DISCUSSION

Les effets de l’hypoxie sur ce modèle de neurones en culture ont été décrits par notre groupe [3-9]. Ils sont retrouvés ici dans les cellules exposées à l’hypoxie seule. La viabilité cellulaire est réduite. Nécrose et apoptose se manifestent à partir de 48 heures après réoxygénation. Le profil de synthèse protéique correspond à celui d’une expression précoce de protéines anti-apoptotiques telles que Bcl et HSP70, puis à 2 partir de 48 heures de protéines pro-apoptotiques de type Bax [3].

L’augmentation de l’incorporation de 2-désoxyglucose à 6 et à 24 heures correspond à l’élévation du métabolisme glucosé observée dans d’autres modèles, en particulier in vivo . Elle traduit une épuisante tentative de maintenir le métabolisme oxydatif, malgré l’anaérobiose, au prix d’une sorte de gaspillage énergétique (deux molécules d’ATP pour une molécule de glucose au lieu de 38 en aérobiose) et d’une acidose lactique. Ce phénomène serait médié par une libération massive d’acides aminés excitateurs, en particulier le glutamate. Cette excito-toxicité est rendue possible par une expression accrue des récepteurs au glutamate (N-methyl-D-aspartate ou NMDA) commandant l’ouverture d’un canal ionique avec intrusion de calcium intracellulaire [13—18].

L’exposition des neurones à des concentrations relativement faibles de bilirubine, 40 à 105 fois inférieures à d’autres études [5-22], induit des troubles qui pourraient paraître comparables à ceux que provoque l’hypoxie. Cependant, il y a des différences. La mort par apoptose est plus précoce, doublée par rapport à l’hypoxie dans
l’examen à 48 heures (8 % vs 4 %). Cette différence n’est plus retrouvée ultérieurement. En revanche, à 96 heures, c’est la proportion de cellules nécrotiques qui devient plus importante sous l’effet de la bilirubine (14 % vs 9 %). Pour ce dernier phénomène, on peut invoquer l’inhibition par la bilirubine d’enzymes essentiels au fonctionnement cellulaire comme la protéine-kinase C ou la kinase II Ca2+- calmoduline dépendante [1-8-22].

Le profil de la synthèse protéique dans les neurones exposés à la bilirubine seule n’est pas significativement différent de ce qu’il est après 6 heures d’hypoxie, dans les 48 premières heures, avec l’aspect multiphasique : synthèse augmentée à 1 heure et à 48 heures.

Au contraire de l’effet de l’hypoxie, l’exposition à la bilirubine n’induit pas d’augmentation de l’incorporation du 2-désoxyglucose après 6 et 24 heures ; cette incorporation est même diminuée de 55 à 65 % respectivement. Elle reste significativement diminuée aux autres temps de l’observation. On retrouve ici les effets délétères déjà décrits de la bilirubine sur le métabolisme énergétique [6-11-14-21-26]. Son effet inhibiteur sur l’hexokinase, responsable de la phosphorylation du glucose en glucose-6-phosphate, a été décrit mais avec des concentrations 60 fois supérieures (30 µM). L’excitotoxicité du glutamate induite par la bilirubine a été proposée par Churn [5]. McDonald, sur le rat Gunn atteint d’une hyperbilirubinémie par déficit génétique en glucuronyl-transférase, montre que les lésions cérébrales peuvent être en partie prévenues par administration d’un antagoniste (MK801) du récepteur au glutamate NMDA. Dans une autre étude, nous avons confirmé l’effet protecteur de cet antagoniste sur l’apoptose neuronale en présence de bilirubine.

L’association des effets de l’hypoxie et de l’hyperbilirubinémie constituait le point essentiel de notre hypothèse de travail. De fait, il est confirmé que 48, 72 et 96 heures après l’exposition des cultures à ces deux modes d’agression, la viabilité cellulaire est considérablement compromise et de façon significativement plus marquée que pour chacun de ces modes séparément. La synthèse protéique est plus marquée d’emblée, une heure après l’agression (+ 53 %) puis son rythme semble suivre celui que l’on obtient dans les autres groupes cellulaires. À 48 et 72 heures, cette synthèse redevient forte (+ 45 % et 80 %).

C’est à propos de l’effet de la combinaison hypoxie bilirubine sur l’incorporation du 2-désoxyglucose que les différences sont les plus remarquables. Tout se passe comme si l’effet de la bilirubine était annulé par l’hypoxie à 6 et à 24 heures. Bien plus, la présence de bilirubine après hypoxie maintient une élévation significative de cette incorporation du 2-désoxyglucose à 48 et 72 heures. Cet effet paraît paradoxal alors que tout semble par ailleurs montrer un effet délétère de la présence de bilirubine sur des neurones exposés à l’hypoxie. On ne peut manquer d’évoquer ici l’effet « scavenger » de la bilirubine supposé protéger les cellules des radicaux libres. Dans des travaux en cours sur les radicaux libres, cette hypothèse ne semble pas se confirmer sur notre modèle. À 96 heures, les trois groupes de cultures neuronales montrent une altération homogène de l’incorporation du désoxyglucose.

La conclusion de cette étude montrant l’effet toxique cumulatif de l’hypoxie et de la bilirubine sur la vitalité des neurones a une signification clinique d’une portée considérable, tant sont fréquentes les situations ou ces deux types d’agression sont, soit contemporains, soit séquentiels à court terme. L’hypoxie peut avoir précédé l’hyperbilirubinémie — c’est le cas de l’asphyxie intranatale — l’accompagner en cas d’anémie profonde ou d’apnées récidivantes. De même, cette fragilisation neuronale par l’hypoxie pourrait expliquer des observations de la littérature où un ictère nucléaire est apparu malgré des taux de bilirubine plasmatique en-deça des seuils considérés comme dangereux.

Ces constatations s’inscrivent dans un profond remaniement récent des conceptions physiopathologiques sur le métabolisme de la bilirubine. Que ce soit l’induction de l’hème-oxygénase, initiatrice du phénomène hémolytique, par l’infection et l’hypoxie, le passage de la barrière hémato-encéphalique aggravé par le déficit en glycoprotéine-P sous l’effet de l’hypoxie, enfin la destruction de la bilirubine intraneuronale ou intragliale par une bilirubine-oxydase dont la synthèse est, là encore, altérée par l’hypoxie.

On ne saurait, sans artifice, transposer ces données expérimentales pour édicter de nouvelles règles thérapeutiques. Cependant, les médecins néonatologistes ou réanimateurs devraient tenir compte de l’hypoxie subie par l’enfant en abaissant les seuils décisionnels d’hyperbilirubinémie dans les indications de photothérapie ou d’exsanguino-transfusion.

Des études cliniques prospectives seraient à entreprendre pour tenter de discerner ce qui, dans l’aggravation de certains dommages neurologiques, peut revenir à cette funeste association pathogène, bilirubine-hypoxie.

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DISCUSSION

M. Alain LARCAN

La synergie hyperbilirubinémie-hypoxie est donc bien prouvée. Existe-t-il un phénomène comparable avec l’hyperoxie, l’hypercapnie et surtout l’acidose ? Qu’en est-il de l’effet « éboueur » de la bilirubine à l’égard des radicaux libres qui a conduit un moment à respecter des taux faibles de l’hyperbilirubinémie ? Existe-t-il des déductions thérapeutiques concernant les traitements classiques (exsanguino-transfusion, photothérapie-barbituriques) ou potentiels ?

Bien que le rôle possible de l’hyperoxie, de l’hypercapnie et de l’acidose n’ait pas fait l’objet d’études de notre part, des données de la littérature permettent de répondre que ces trois situations métaboliques ont un rôle défavorable, mais par des mécanismes différents. L’hyperoxie induisant la production de radicaux superoxyde peut endommager l’endothélium artériolaire cérébral, donc la barrière hémato-encéphalique. L’hypercapnie augmente le débit sanguin cérébral, donc la quantité de bilirubine libre offerte aux échanges avec le tissu nerveux. Ces deux mécanismes sont donc susceptibles d’aggraver l’exposition des cellules cérébrales à la bilirubine non conjuguée. Quant à l’acidose, il est connu qu’elle favorise le dépôt d’agrégats de bilirubine acide qui se lient aux phospholipides des membranes cellulaires.

M. Georges DAVID

Vous avez démontré par votre étude expérimentale que l’ictère nucléaire n’a pas un mécanisme univoque, l’hyperbilirubinémie, mais que l’hypoxie intervient également. N’y a t-il pas encore un autre facteur, l’immaturité neuronale ? Avez-vous appliqué votre protocole expérimental à des cellules de différents âges ? En ce qui concerne les conséquences cliniques de votre travail, vos constatations n’impliquent-elles pas une révision des règles de surveillance postnatale de l’hyperbilirubinémie en fonction en particulier de l’hypoxie, du degré de prématurité ?

Nous n’avons pas testé de neurones d’âge différent. Cependant, des travaux de TW Hansen ont montré que la quantité de bilirubine-oxydase, tant dans les neurones que dans les cellules gliales, augmente avec la maturité. Ceci confirme que l’immaturité neuronale joue un rôle. Il faut y ajouter la maturation de la barrière hématoencéphalique. Au sujet des conséquences cliniques, la notion de prématurité est déjà prise en compte pour les seuils décisionnels de photothérapie ou d’exsanguino-transfusion. En revanche, la notion d’hypoxie antérieure ou contemporaine de l’hyperbilirubinémie ne figure pas dans les protocoles. Nos résultats suggèrent que la majoration des risques d’encéphalopathie du fait de l’hypoxie intervient, au cas par cas, dans les choix thérapeutiques.

M. Jean-Jacques HAUW

Dans votre modèle de primoculture enrichie en neurones de rats, avez-vous cherché la durée d’hypoxie la plus courte entraînant une mort neuronale et l’effet du rétablissement d’une concentration normale en oxygène ? Avez-vous analysé les cellules neurogliales ?


* Université de Nancy 1, Faculté de Médecine, Service de Néonatologie, Maternité Régionale Universitaire — 54042 Nancy — France. Tirés-à-part : Professeur Paul VERT, à l’adresse ci-dessus. Article reçu le 26 avril 2001, accepté le 18 juin 2001.

Bull. Acad. Natle Méd., 2001, 185, no 8, 1417-1428, séance du 6 novembre 2001