Communiqué
Séance du 12 février 2013

TESTS DE DEPISTAGE GRATUITS ET ECOLES SEMI-PRIVEES D’AUDIOPROTHESE : la dérive marchande d’un secteur paramédical

Patrice TRAN BA HUY *

Position du problème

Avec une prévalence de près de 10%, la surdité affecte en France environ 6 millions de personnes (Enquête décennale de l’INSEE et de la TNS Healthcare pour le compte du Syndicat National des Audioprothésistes, Enquête Euro Trak 2012). Elle constitue donc un réel problème de santé publique en raison de son retentissement sur la qualité de vie et de son impact socio-économique.

Mais elle représente également un marché commercial considérable et en expansion compte tenu du vieillissement de la population et des conséquences à terme de son exposition de plus en plus marquée aux nuisances sonores de la vie moderne. D’autant qu’avec un peu plus de 500 000 appareils auditifs vendus en 2012, le taux dit de pénétration de l’appareillage auditif dans la population malentendante n’est que de 30 à 40% en France.

De telles perspectives de croissance expliquent une dérive marchande dont attestent la pratique de plus en plus répandue de tests de dépistage gratuits proposés par de grandes chaîne d’audioprothèse et de…lunetterie, la profusion des campagnes publicitaires pour les aides auditives, et la demande officielle auprès des tutelles universitaires de création d’écoles d’audioprothèse semi-privées !

C’est sur le risque majeur de « dé-médicalisation » du handicap auditif que l’Académie Nationale de Médecine souhaite attirer l’attention du ministère des Affaires sociales et de la Santé et de celui de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.

 

 

Les tests de dépistage gratuits

 

Les grandes chaines d’audioprothèse et…d’optique ne cessent de faire diffuser sur les ondes radiophoniques et télévisuelles ou dans les pages géantes de grands quotidiens de la presse des spots publicitaires proposant une évaluation gratuite de l’audition. Elles ne manquent pas au passage de souligner la solidité de leur cotation en bourse !

 

Il convient de rappeler que l’article 2 de l’arrêté du 6 janvier 1962 modifié par l’arrêté du 2 mai 1973 stipule que le diagnostic de surdité impliquant par définition une audiométrie tonale et vocale ne peut être pratiquée que par des docteurs en médecine conformément à l’article L.372 du code de santé publique « à l’exclusion des mesures pratiquées pour l’appareillage des déficients de l’ouïe ». Par ailleurs la convention CRAM/Audioprothésistes considère dans son article 3 comme un moyen de pression sur les assurés le fait de « se substituer aux médecins par la pratique illégale de l’audiométrie clinique ». Plus précisément, une lettre du 2 juin 2003 signée par le ministère de la Santé lui-même souligne que : « L’audioprothésiste ne peut intervenir qu’à la suite d’une prescription  médicale… (Il) ne peut en aucun cas prendre part au diagnostic conduisant à la prescription d’une prothèse auditive… (il) doit respecter…lorsqu’il est signataire de la convention… l’article 3 de cette convention. »

 

C’est en précisant qu’il s’agit d’un test « non médical » et en ne signant pas la convention CRAM/Audioprothésistes que les chaînes à l’origine de ces campagnes contournent la loi et peuvent diffuser largement leur offre sur les ondes radio-télévisuelles (il est important d’observer que si « l’agrément » auprès de l’Agence Régionale de Santé est obligatoire pour exercer la profession d’audioprothésiste, la signature de la convention, elle, ne l’est pas).

 

Les conséquences de ces dépistages gratuits sont double : mercantile et médicale.

 

Mercantile, car derrière des arguments parfaitement recevables – gratuité de l’examen,  vulgarisation de l’information et du dépistage, dédramatisation de l’annonce d’un éventuel handicap – il est plus qu’à craindre que la découverte d’un éventuel déficit se verra immédiatement accompagnée d’une proposition d’aides auditives ou plus précisément d’ « assistants d’écoute » encore appelés « assistants auditifs pré-réglés », vendus sans ordonnance, d’un prix certes bien inférieur à celui d’une prothèse conventionnelle mais sans le « service après vente » qu’assure l’achat d’un appareillage testé, réglé et délivré par l’audioprothésiste (le coût de ce dernier restant toutefois indubitablement trop élevé pour certains malentendants). Or, comme vient de le rappeler l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des Produits de Santé, « la correction d’une déficience auditive est une finalité médicale ». A ce titre, la prescription d’une prothèse auditive relève donc de la seule autorité médicale (article L. 510.1 du code de santé publique).

 

Médicale surtout, avec le risque majeur de voir appareillée une pathologie relevant d’un traitement réellement étiologique sans qu’un bilan otologique ni un diagnostic précis n’aient été entrepris et posé par un médecin spécialiste au fait des avancées otologiques les plus récentes. Il n’est malheureusement que trop courant de voir appareillés parfois depuis de nombreuses années des otites séro-muqueuses de l’enfant, des otites chroniques évolutives ou des otospongioses manifestement chirurgicales, ou – plus grave –  d’authentiques neurinomes de l’acoustique.

 

 

Les écoles semi-privées d’audioprothèse

 

Dans la droite ligne de cette dérive marchande, des demandes de création d’écoles d’audioprothèse soutenues par de grandes enseignes d’audioprothèse ou instituts d’optique sont actuellement soumises ou en voie de l’être aux tutelles universitaires. Avec deux buts affichés : pallier le «déficit » d’audioprothésistes face à l’explosion prévisible du marché et assurer l’embauche de dizaines voire de centaines de jeunes diplômés par an (une meilleure prise en charge de la malentendance étant naturellement soulignée au passage…).

 

Ces deux arguments méritent analyse.

 

En 2012, l’on compte en France près de 2 600 audioprothésistes, ce qui traduit une hausse de 85% par rapport aux effectifs de la profession de 2001. Par ailleurs, l’étude menée par le Syndicat National des Audioprothésistes montre que la progression démographique des audioprothésistes sortant des cinq écoles d’audioprothèse françaises (Fougère, Lyon, Montpellier, Nancy et Paris) suit très fidèlement celle du marché, lequel croît annuellement d’environ 6%.

Le volume d’appareils auditifs vendus par an (520 000 en 2011) rapporté au nombre d’audioprothésistes suggère qu’avec 200 prothèses par audioprothésiste il n’existe pas de déficit de l’offre professionnelle, même dans l’hypothèse d’une augmentation importante de la population malentendante et d’une demande accrue d’appareillage.

 

L’embauche promise des jeunes diplômés issus de ces écoles privées peut certes avoir un impact intéressant sur le marché de l’emploi. Mais leur augmentation inconsidérée risque en réalité de reproduire la très préoccupante situation du secteur de la lunetterie arrivé, lui, à totale saturation. Au 1° janvier 2012, il y avait 24 617 opticiens-lunettiers installés en France métropolitaine selon les statistiques dela DREES. Quantau nombre de jeunes diplômés d’optique annuels, il est impressionnant : 2 044 étudiants reçus au Brevet de Technicien Supérieur d’Optique-Lunetterie de 2012 !!! Conséquence de cette démographie impressionnante, nombre d’entre eux s’inscrivent ensuite en écoles d’audioprothèse (cette année plus de la moitié des candidats à l’admission au Centre de Préparation au Diplôme d’Audioprothésiste de Paris en étaient). En réalité, il est fort à craindre que les jeunes audioprothésistes formés dans ces écoles subventionnés par les grandes chaînes de distribution privées n’en deviennent les simples salariés.

 

La création de nouvelles écoles d’audioprothèse n’est donc nullement justifiée puisque la formation actuelle délivrée par les cinq écoles est apparemment satisfaisante, quoique naturellement perfectible, et que le nombre annuel de diplômés suffit à couvrir les besoins de la population. 

 

 

 

Recommandations

 

Au vu de cette analyse, l’Académie Nationale de Médecine souhaite attirer l’attention des pouvoirs publics sur la dérive marchande du secteur de l’audioprothèse, sur les dangers d’une privatisation de ce secteur paramédical, et sur les risques majeurs de dé-médicalisation de la prise en charge de la surdité et recommande :

 

  1. que soit rappelé à la population malentendante qu’une surdité dépistée à l’occasion d’un test gratuit doit être confirmée par un bilan audiométrique effectué par un médecin spécialiste et que la prescription d’un appareillage auditif, quel qu’en soit le type, relève de ce dernier,
  2. que la création d’écoles d’audioprothèse soutenues par les chaines d’audioprothèse ou d’optique ne soit pas autorisée,
  3. qu’un numerus clausus de diplômés en audioprothèse soit instauré et éventuellement adapté à l’évolution du marché.