Communication scientifique
Séance du 13 mars 2001

Prosopagnosie

MOTS-CLÉS : cognition.. prosopagnosie. reconnaissance visuelle configuration
Prosopagnosia
KEY-WORDS : cognition.. pattern recognition, visual. prosopagnosia

G. Assal

Résumé

La prosopagnosie dans les cas purs laisse intacte la perception des visages qui cependant ne peuvent être identifiés, malgré l’existence d’une reconnaissance implicite souvent conservée. Si l’examen est suffisamment détaillé, il apparaît que le trouble de la reconnaissance visuelle peut concerner l’individualisation d’éléments appartenant à d’autres catégories, en particulier celles des lieux, paysages et constructions d’une part, celle des animaux d’autre part. L’observation d’un paysan transitoirement prosopagnosique et incapable de reconnaître ses vaches est rapportée. Les données en faveur d’une dominance hémisphérique droite pour cette aptitude sont discutées.

Summary

True prosopagnosy preserves the perception of human faces. However, the latter faces cannot be identified even by patients who have kept an intact implicit recognition. After a thorough examination of the visual recognition disorder, other kinds of information may be involved like, on one hand, those of places, landscapes and building constructions or, on the other hand, those of animals. We observed that a transitorily prosopagnosic farmer was definitively unable to recognize his cows. Arguments for a right hemisphere dominance are discussed.

En 1947, Bodamer [1], neuropsychiatre qui bientôt s’orientera vers des recherches de nature spirituelle, décrit trois patients souffrant de troubles de la reconnaissance des
visages. Avant lui, dès le XIXe siècle, la littérature comporte quelques descriptions qui restent anecdotiques. Bodamer a le grand mérite, en proposant le terme même de prosopagnosie, d’affirmer la spécificité du trouble et de postuler, sans les préciser, des bases anatomo-physiologiques spécifiques. A son époque, le visage fait l’objet d’études conduites par des psychiatres d’orientation psychanalytique auprès d’enfants nouveau-nés, les travaux de Spitz sont restés célèbres. Quelques décennies plus tard, l’attention des neuropsychologues et des psychologues se porte sur l’éventualité d’un traitement asymétrique, avec une supériorité de l’hémisphère droit pour la reconnaissance du visage. Les études neuropsychologiques sur l’animal apportent des données fascinantes, à savoir l’existence de réseaux de neurones réagissant avec une nette sélectivité à la présentation de la face d’un congénère ; ces réseaux sont mis en évidence chez les singes et même chez les très jeunes animaux [2].

La prosopagnosie rejoint la psychiatrie avec le syndrome de Capgras, ou délire des sosies, qui connaît une nouvelle actualité ; le caractère organique du trouble, écarté par Capgras, doit aujourd’hui être retenu dans la plupart des observations. Cette brève esquisse permet de souligner que les études neurologiques de la prosopagnosie, dont quelques aspects vont être rappelés, se situent au cœur des intérêts et des approches de multiples disciplines qui traitent du comportement et du cerveau, comme en témoignent des travaux devenus classiques [3-5].

LE TABLEAU CLINIQUE

Pour le prosopagnosique le monde est soudain peuplé de visages anonymes : ceux qui étaient familiers ont perdu cette qualité et les nouveaux visages sont incapables de l’acquérir. A quelques exceptions près, le champ visuel est amputé, parfois l’hémianopsie est bilatérale ; dans l’immense majorité des cas une quadranopsie supérieure gauche est retrouvée. L’atteinte du champ visuel chez quelques malades peut régresser sans échapper cependant à un examen approfondi.

L’achromatopsie -perte de la vision colorée- est fréquente. Des troubles de la lecture sont rapportés dans quelques observations. Alors qu’elle est conservée, l’identification des écritures familières peut être insuffisante, cette dissociation a été notée chez quatre des six prosopagnosiques examinés par nous.

Les prosopagnosiques tirent parti des informations visuelles, telles que la coiffure, les bijoux, les vêtements, les attitudes, la démarche, etc. En cours d’évolution, ils parviennent ainsi à identifier l’entourage, à tel point que certains perdent la notion du rôle essentiel qui revient au visage dans le processus de l’identification.

La détection remarquable de détails contraste avec les difficultés à discriminer des modifications globales du visage. Ainsi devant des photos de visages d’une même personne mais plus ou moins empâtée, un de nos prosopagnosiques avait de grandes difficultés à interpréter cette différence. Le plus souvent, la race, l’âge, le sexe sont correctement appréciés. Il en va de même pour les expressions faciales qui, à l’inverse, peuvent ne plus être reconnues alors que l’identification du visage est
conservée. Chez certains prosopagnosiques, la lecture labiale est conservée [6]. Il est possible, en revanche, que la détection de l’orientation du regard puisse être déficiente [7]. L’imagerie interne est tantôt abolie, tantôt conservée. Il en va de même pour les images oniriques du visage.

Si le prosopagnosique est soumis à une tâche consistant à énoncer le nom d’une personne dont on lui fournit verbalement des informations (« Comment s’appelle l’ancien Président des États-Unis, qui… et qui… ? ») la réponse est délivrée sans difficulté. Il faut rappeler ici les exceptionnelles aphasies de caractère amnésique, où le trouble se limite à l’évocation des noms propres et parfois même des seuls noms de personnes [8]. Les aphasiques fournissent néanmoins des informations qui témoignent d’une reconnaissance correcte. Devant la photo de Charlie Chaplin, une de nos malades expliquait « il habitait près d’ici, au bord du lac, un très grand acteur ».

Cette distinction entre un trouble de la reconnaissance visuelle et un trouble du langage est parfois difficile à établir [9]. Chez certains malades débordant les limites de la prosopagnosie, la reconnaissance de la personne peut être compromise quelle que soit la nature des informations délivrées : images, informations verbales, etc.

[10].

La pertinence du contexte facilite la reconnaissance. Un exemple nous est fourni par l’une de nos malades qui, aux heures de visites, reconnaissait sans difficulté ses parents et ses amis mais ne les reconnaissait pas si elle les rencontrait par hasard dans d’autres parties de l’hôpital. Ainsi, croisant de manière inopinée un de ses proches, elle ne le reconnaît pas, mais elle s’arrête quelques pas plus loin pour explorer l’environnement comme si elle était à la recherche de quelqu’un. Chez cette malade, ses capacités à reconnaître au niveau conscient un visage révélait le rôle du contexte : sur cinquante photos de célébrités, la patiente en reconnaissait huit ;

lorsque ces huit personnes étaient présentées dans des contextes inadéquats aucune d’entre elles ne l’était plus.

Les prosopagnosiques reconnaissent facilement la voix de leurs interlocuteurs familiers, d’acteurs, etc. Un de nos prosopagnosiques avait d’ailleurs informé par lettre son entourage de la nature de son trouble et de l’importance de lui adresser la parole en insistant sur la conservation de son identification de la voix. Dans des travaux déjà anciens, nous avons étudié la discrimination et la reconnaissance des voix lors de lésions cérébrales [11]. D’autres études, consacrées à ce sujet, ont, si elles sont considérées dans leur ensemble, confirmé nos résultats, à savoir que le traitement des informations vocales est plus altéré lors des lésions hémisphériques droites que gauches, en particulier lors des atteintes temporales [12, 13].

LE VÉCU DU MALADE

Le prosopagnosique peut découvrir son trouble avec stupéfaction. Par exemple, l’une de nos malades sursaute quand elle croit qu’un intrus a pénétré dans le cabinet de toilette alors qu’elle s’apprête à se coiffer. Elle se corrige aussitôt, dévore des yeux
sa propre image où elle ne se retrouve plus et en éprouve un sentiment de malaise.

Rapidement convaincue de l’existence d’un trouble concernant l’identification des visages, elle se souvient que, lors de son transfert en urgence à l’hôpital, elle s’était aperçue avec étonnement que l’ambulancier qui l’avait accompagnée n’était plus le même à l’arrivée qu’au départ. Le caractère insolite du trouble s’associe volontiers à une tonalité dépressive, ou pseudo-dépressive. Certains malades frappent par leur désintérêt et leur détachement, mais lorsqu’ils sont interrogés avec précision, il peut apparaître que ce phénomène de retrait concerne le seul monde visuel. Ces divers éléments permettent de mieux comprendre comment certains prosopagnosiques peuvent, encore de nos jours, être pris pour des cas psychiatriques.

La conscience du déficit est souvent très nette au premier stade, puis s’estompe dans la mesure où des stratégies compensatoires se développent, dès lors les patients tendent à réinterpréter leurs troubles. Par exemple, une de nos malades affirme qu’elle reconnaît à nouveau parfaitement les gens, y compris leur visage, ce que ne confirment pas les tests. Elle commente qu’elle était très sensible à la beauté des visages, qui désormais la laissent indifférente, ce dont elle est affectée. Le prosopagnosique peut perdre même la notion que le visage offre le moyen le plus efficace d’identification qui soit. Ainsi, la patiente de Sergent et Villemure, après une hémisphérectomie droite, ne formulait aucune plainte spécifique ; son comportement n’avait attiré l’attention d’aucun des nombreux psychologues venus l’examiner jusqu’au moment où Justine Sergent mit en évidence, à l’aide de tests, une importante prosopagnosie [14].

LA SPÉCIFICITÉ DU VISAGE

Le visage humain représente la seule, ou exceptionnellement l’une des seules caté- gories riches d’innombrables éléments, où la reconnaissance doit aboutir à l’identification d’un individu unique, non pas un camarade de travail, un homme politique ou un acteur de cinéma, mais tel camarade, tel homme politique, tel acteur, qui sont situés dans leur contexte propre. Cette reconnaissance réclame l’extraction d’un invariant perceptif grâce auquel, au-delà des variations constantes et parfois importantes, modification de l’expression émotionnelle, présentation sous des orientations et avec des éclairages différents, présence de maquillage, effets du vieillissement, etc., nous pouvons le plus souvent reconnaître un visage au premier coup d’œil. En dehors des visages, une analyse relativement grossière suffit le plus souvent, elle permet par exemple de distinguer les différentes espèces de fruits, de poissons, de fleurs, de voitures, de pièces de monnaie, etc. Ces capacités sont souvent conservées chez les prosopagnosiques. Chez certains d’entre eux, des erreurs à ce niveau sont rapportées, et lorsque celles-ci sont importantes, la spécificité de la prosopagnosie peut être mise en question.

Quelques professions favorisent le développement d’une reconnaissance au niveau individuel. Tel est le cas des bergers qui parviennent à identifier avec précision une
centaine de bêtes et davantage. C’est la raison pour laquelle l’observation d’un paysan, qui a présenté une prosopagnosie transitoire et qui par la suite se plaignait de ne plus reconnaître individuellement ses vaches, mérite quelque intérêt [15].

Notre patient dirigeait une importante exploitation agricole, il était engagé dans le débat politique, il parlait à la radio et à la télévision en participant à des débats contradictoires, il écrivait des articles et même un livre. Il maintint d’ailleurs l’ensemble de ses activités à un haut niveau d’efficacité malgré les troubles de la reconnaissance visuelle, et ceci non sans angoisse car il était obsédé par l’idée qu’un adversaire ayant surpris ses difficultés, le ridiculiserait, il perdrait ainsi tout crédit, car comment faire confiance à un paysan qui ne reconnaissait plus ses vaches, tel était le trouble qui empoisonnait son existence depuis un traumatisme craniocérébral subi à l’âge de 61 ans.

A la suite d’un double hématome sous-dural chronique, évacué chirurgicalement, notre patient présenta une hémianopsie homonyme gauche et une quadranopsie supérieure droite. La vision des couleurs et la lecture étaient bien conservées, une prosopagnosie était mise en évidence. Lors d’un bilan détaillé pratiqué entre les 7ème et 8ème mois après l’intervention, le patient conservait ses troubles de la vision. Le scanner X montra deux aires hypodenses situées sur la face interne du lobe occipital et la jonction temporo-occipitale des deux hémisphères. La lésion droite était située plus haut, elle atteignait la sissure calcarine, elle débordait sur le précunéus, elle s’enfonçait dans le gyrus lingual et le gyrus fusiforme. La lésion gauche concernait le gyrus lingual et, plus en profondeur, le gyrus fusiforme, elle se prolongeait dans le gyrus parahippocampique. Ces aires hypodenses correspondaient très probablement à des infarctus dus à la compression réalisée par les hématomes sur les branches artérielles.

Le patient identifiait aisément les photos de ses familiers et celles de célébrités. Les expressions étaient bien reconnues. Aux tests d’appariement de visages, les scores étaient dans les normes. Mais il ne reconnaissait plus ses propres vaches, ni leur silhouette, ni leur tête. La vision de ses bêtes n’était pas déformée. Il s’efforçait de les identifier grâce à des indices (forme et longueur des cornes, caractéristiques du pelage) mais ces procédés étaient peu efficaces. Il se souvenait du nom de toutes ses bêtes. Il ne confondait pas les différentes races bovines, ni les veaux des vaches.

Devant des images, il retrouvait les vaches parmi des animaux de morphologie très voisine (bisons, zébus, etc.), et à plus forte raison parmi des espèces différentes. Sur des images, il ne retrouvait pas ses bêtes parmi d’autres, les photos de la tête de ses vaches étaient mal reconnues (2 réponses correctes sur 15 contre 10 et 14 réponses correctes réalisées par deux de ses collaborateurs). Lorsque l’animal était représenté en entier, la reconnaissance était correcte dans 3 cas sur 10 contre 8 bonnes réponses pour les mêmes collaborateurs.

La reconnaissance des objets personnels était bonne. Dans leur contexte habituel, l’appartenance des objets personnels (habits, souliers, lunettes, peigne, etc.) était excellente, il en allait de même pour les outils dont l’usage lui était réservé.

Des difficultés se manifestaient également pour la reconnaissance des lieux. Des endroits qu’il connaissait depuis des années avaient perdu leur caractère de familiarité. Devant une porte pourtant reconnue, il lui arrivait d’éprouver le sentiment pénible d’ignorer sur quoi elle ouvrait ; sur une série de photographies de maisons de son village et du voisinage il commettait plusieurs erreurs (6 sur 10), dans les mêmes conditions les maisons de son propre village étaient mal situées les unes par rapport aux autres alors que les contrôles ne rencontraient aucune difficulté à ces deux tâches. Il conservait la capacité de reconnaître des bâtiments de fonctions différentes : maisons villageoises, immeubles locatifs, banques, églises, etc.

Sue Carey [16] a étudié un groupe de personnes pour qui une catégorie d’animaux est parvenue à un haut degré de familiarité, permettant alors d’apprécier avec pertinence leurs moindres défauts, à savoir les juges de chiens. Ceux-ci possèdent leur pleine compétence au prix d’un entraînement qui s’étend sur une dizaine d’années. A ce stade, la reconnaissance des têtes de chiens manifeste l’effet d’inversion, ce qui est précisément une des caractéristiques des visages : si les stimuli sont présentés inversés par rapport à l’axe haut-bas, les capacités de reconnaissance sont proportionnellement plus affectées que pour d’autres classes de stimuli. Sue Carey, qui a étudié dans une perspective génétique la reconnaissance des visages chez l’enfant, souligne que cette capacité atteint son plus haut niveau à l’âge de dix ans.

Elle suggère ainsi que la reconnaissance des visages s’effectue à son meilleur niveau après des années d’expérience. L’importance du degré de familiarisation, d’expertise, semble donc jouer un rôle déterminant. Il est intéressant de relever que, chez des sujets qui ont acquis des capacités particulières dans la reconnaissance des voitures et des oiseaux, une activation des zones cérébrales impliquées précisément dans la reconnaissance des visages est observée [17].

Que la reconnaissance des visages puisse être sélectivement altérée se trouve confirmé par les distorsions perceptives, c’est-à-dire les métamorphopsies. Celles-ci peuvent se limiter aux visages. L’un des trois malades du travail princeps de Bodamer était affecté de ce trouble, baptisé par la suite prosométamorphopsie [18].

Une observation intéressante est celle d’un malade, qui durant quelques minutes éprouva la sensation que les passagers du tram où il se déplaçait avaient leurs visages transformés en têtes de chiens, semblables à celui que l’une d’entre eux tenait en son giron. Cette illusion était rigoureusement limitée aux visages [4]. Il faut préciser que la prosométamorphopsie n’est pas cliniquement associée à la prosopagnosie.

Sous une forme ou une autre, la reconnaissance des lieux est très souvent perturbée [19-21]. Chez les prosopagnosiques où nous avons conduit un examen détaillé de la reconnaissance des lieux, le trouble se manifestait avec une intensité variable, d’un sentiment d’étrangeté à une complète désorientation. Les analogies entre les paysages et les bâtiments d’une part et les visages d’autre part sont nombreuses. Nous les reconnaissons malgré les modifications liées au temps qui passe, aux éclairages qui changent, aux différences d’orientation. Ils sont reconnus à différents niveaux, une catégorisation grossière suffit pour percevoir qu’il s’agit d’un verger, d’un bord de
lac, d’un bâtiment officiel ; bien évidemment, lorsqu’ils nous deviennent familiers, la reconnaissance s’établit à un niveau unique.

Enfin la prosopagnosie développementale apporte une autre évidence en faveur d’un déficit limité à la reconnaissance des visages [22]. Dans des observations, il est vrai encore exceptionnelles, cette agnosie de l’enfant peut être d’une pureté remarquable, bien que la reconnaissance des lieux n’ait pas été appréciée de manière approfondie.

DEUX FORMES CLINIQUES DE PROSOPAGNOSIE

Le désir de mieux quantifier les performances des prosopagnosiques a conduit à élaborer des tests, dont le modèle prototypique consiste à présenter une photo de visage qui doit être appariée à celle qui lui correspond parmi des distracteurs, et ceci malgré des modifications : adjonction d’accessoires (perruque, lunettes…), diffé- rence d’éclairage, d’orientation, d’âge, etc. Les pionniers dans ce domaine, espé- raient ainsi que les tests proposés mettraient en évidence des formes infra-cliniques de prosopagnosie, mais ceci n’allait pas se confirmer [23].

De façon convergente, les diverses recherches relèvent que les patients avec lésion hémisphérique droite fournissent des résultats inférieurs aux cérébrolésés gauches.

Les résultats les plus mauvais sont fournis par les sujets avec atteinte hémisphérique droite postérieure, viennent ensuite les résultats des patients avec aphasie de Wernicke.

Toutefois il n’existe pas de corrélation systématique entre des mauvaises performances aux tests et la présence d’une prosopagnosie. De nombreux malades sont certes déficients à ces tests mais quelques-uns ont des résultats normaux. Les données aboutissent à une subdivision de la prosopagnosie : dans la situation où les tests sont déficitaires, le tableau constitue une forme aperceptive, c’est-à-dire que la synthèse perceptive n’est pas réalisée ; dans le cas contraire, la prosopagnosie est de type associatif, la perception est alors privée de signification [24]. Cette conception est contestée par des auteurs, qui récusent l’existence d’agnosie indemne de tout déficit perceptif [25]. Pour ces derniers, les résultats de quelques prosopagnosiques que l’on prétendait normaux seraient en fait limites, en particulier si le temps de passation est pris en considération. Personnellement, il nous semble que le ralentissement des prosopagnosiques à ces tâches est largement tributaire du déficit du champ visuel.

Nous avons obtenu, chez les patients dont l’amputation de la vision était secondaire à une tumeur hypophysaire ou à un craniopharyngiome comprimant les voies optiques, un tel phénomène.

RECONNAISSANCE IMPLICITE

Des mesures physiologiques (réactions psychogalvaniques, mesure des potentiels évoqués, enregistrement des mouvements oculaires…) montrent que chez certains
prosopagnosiques des différences sont observées selon que des visages familiers ou inconnus leur sont présentés. Toutefois cette différence de traitement, témoignant d’une forme de reconnaissance, n’accède pas à la conscience. Ces données sont confirmées par des approches purement psychologiques : par exemple chez les sujets normaux, l’appariement de visages familiers est plus rapide que celui de visages inconnus, une différence dans le même sens peut être mise en évidence chez certains malades ; l’apprentissage d’un nom de visage est certes difficile chez les prosopagnosiques, il l’est surtout pour les paires congruentes -le nom d’un homme politique attribué à la photo d’une vedette du sport- [26, 27].

Lorsque les photos de visages concernent une catégorie restreinte d’individus, il n’est pas exceptionnel que le prosopagnosique, après la deuxième ou la troisième présentation d’images, ne suggère lui-même la catégorie incriminée et dans un second temps ne propose une identification. Voici par exemple un fragment de l’examen d’une de nos malades. Successivement une photo de Jean Gabin, de Philippe Noiret, d’Alain Delon, de Gérard Depardieu, de Jean-Paul Belmondo ne sont pas reconnues, vient ensuite la photo de Delon sous un autre éclairage, qui suscite ces commentaires : « Ah mais c’est une photo d’un acteur que j’aime, c’est la deuxième photo de lui, c’est Delon et puis un plus gros, très célèbre, Depardieu, il y avait aussi Belmondo et le premier, je crois, un acteur français ».

Le même effet de facilitation s’observe devant des photos qui regroupent sur une seule image un groupe de personnalités. Devant une photo réunissant les sept plus hauts magistrats helvétiques, cette malade en reconnaissait cinq. Ces cinq politiciens reconnus ne l’étaient plus si, lors d’une séance ultérieure, leurs photos étaient proposées isolément parmi des visages d’inconnus, de vedettes du spectacle et de sportifs. La patiente, qui présentait des difficultés à la reconnaissance des lieux familiers, montrait en ce domaine un effet analogue. Toutefois cette facilitation par la découverte de la catégorie restreinte n’est pas un phénomène constant.

RECONNAISSANCE DES VISAGES ET DOMINANCE CÉRÉBRALE

De très nombreuses études de psychologie expérimentale sont en faveur d’une dominance de l’hémisphère droit, c’est-à-dire que les visages présentés en hémichamp visuel gauche, sont dans la règle mieux traités si les diverses tâches proposées n’impliquent pas une médiation verbale [4].

Comme on l’a rappelé, aux tests d’appariement des visages, les atteintes hémisphé- riques postérieures droites et gauches entraînent un déficit, mais il est plus marqué lors des lésions de l’hémisphère mineur. Une autre comparaison plaide en faveur d’une dominance relative de l’hémisphère droit. Si l’on compare en effet les performances de deux groupes de patients dont l’atteinte cérébrale est secondaire à une occlusion de l’artère cérébrale postérieure gauche ou droite, l’alexie est fréquente lors des atteintes gauches, la prosopagnosie beaucoup plus rare après les atteintes droites [4].

Une atteinte des deux hémisphères serait ainsi nécessaire pour que le trouble se manifeste. Dans ce sens plaide la clinique, qui comporte dans la grande majorité des cas une amputation bilatérale du champ visuel. Les observations anatomo-cliniques ont confirmé ces données à une seule exception où la lésion, un infarctus récent, est strictement temporo-occipitale droite. Toutefois des séquelles ischémiques de petite taille siègent au niveau frontal droit et occipito-pariétal gauche. Le patient n’a survécu que brièvement à son dernier accident vasculaire, il est possible que dans ces conditions sa prosopagnosie n’ait été que transitoire [4]. Le caractère bilatéral des lésions peut aussi être remis en cause sur la base des observations neurochirurgicales de prosopagnosies par atteinte strictement hémisphérique droite. Les observations neuroradiologiques permettent également de retenir la survenue d’une prosopagnosie par une lésion qui est limitée à cet hémisphère [28].

A l’opposé, la prosopagnosie n’est pas rapportée à la suite d’une lésion hémisphé- rique gauche, à l’exception de quelques cas où la dominance cérébrale est atypique [30].

Enfin rappelons les études au PET conduites chez les sujets normaux, qui montrent que la reconnaissance du visage active de manière bilatérale un vaste réseau centré sur la région pariéto-occipitale, avec une prédominance hémisphérique droite [29].

L’ensemble des données anatomiques et métaboliques aboutit à souligner le rôle du gyrus fusiforme, dont l’intégrité est essentielle pour les tâches d’individualisation visuelle [17]. Il se pourrait enfin que cette dominance hémisphérique droite se retrouve dans d’autres espèces animales [31].

Au terme de ces quelques remarques sur la prosopagnosie, nous voudrions souligner la question qui reste cruciale, à savoir l’existence d’un trouble qui se limiterait à la reconnaissance des seuls visages. La prosopagnosie est souvent associée à un déficit dans une autre catégorie d’objets ou d’entités uniques, en particulier les lieux familiers. Mais tous les prosopagnosiques n’ont pas un déficit pour les mêmes catégories, ni à chaque fois pour toutes les catégories d’entités uniques. Ainsi l’existence d’un déficit associé n’infirmerait pas la spécificité de la prosopagnosie à l’égard des visages.

REMERCIEMENTS

Tout au long de mon activité en neurologie du comportement, j’ai croisé la prosopagnosie sur mon chemin. Tout d’abord chez mon maître, Henri Hécaen, puis avec les travaux de Pierre Rondot et de François Lhermitte, avec ceux de mes amis, feu Jean-Louis Signoret, François Michel et Michel Poncet, et enfin de mon si talentueux élève, le professeur T. Landis. A tous je dis ma gratitude.

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DISCUSSION

M. Pierre PICHOT

La prosopagnosie est un syndrome neurologique lié à des lésions cérébrales, alors que le syndrome de Capgras, comme les syndromes voisins, est un trouble mental de nature délirante dans lequel on ne met aucune lésion cérébrale circonscrite en évidence. Quels sont à votre avis les relations entre les deux ?

Les patients qui présentent un syndrome de Capgras fournissent souvent des résultats médiocres à un examen détaillé de la perception et de la reconnaissance des visages. Chez quelques malades avec syndrome de Capgras, les examens neuroradiologiques ont mis en évidence des signes d’atteinte cérébrale, dans la règle hémisphèrique droite ; cependant, une topographie systématique des lésions n’est pas réalisée. Les examens fonctionnels apporteront peut-être un complément de réponse. La question qui se pose à l’évidence est de savoir si l’on parvient à distinguer sur le plan sémiologique entre les Capgras classiques et ceux avec lésions cérébrales. Des groupes de neurologues, de psychiatres et de neuropsychologues travaillent à résoudre cette question qui demeure sans réponse précise.

M. Claude-Henri CHOUARD

Avez-vous étudié la reconnaissance des mélodies musicales chez vos patients ?

Nous n’avons pas étudié systématiquement la reconnaissance des mélodies chez nos patients prosopagnosiques. En revanche, parmi les malades chez qui nous avons examiné cette capacité musicale, ceux qui étaient insuffisants ne présentaient pas de trouble de la reconnaissance des visages.

M. Pierre RONDOT

Qu’en est-il de l’ontogenèse de la reconnaissance des visages ? Existe-t-il une prosopagnosie chez l’enfant et à quel âge ? Les prosopagnosiques reconnaissent-ils les visages dans leurs rêves ?

L’ontogenèse de la reconnaissance des visages s’établit sur de longues années. Chez certains enfants, une prosopagnosie développementale a été décrite, mais de telles observations sont rares notamment par rapport à la dyslexie. L’imagerie onirique des prosopagnosiques peut préserver ou non le visage. Lorsque les images oniriques sont absentes, le trouble de la reconnaissance évoque la perte des traces mnésiques normalement constituées ; dans le cas contraire, ces traces sont conservées mais elles ne reçoivent plus les informations perceptives.

M. Raymond HOUDART

Ne pensez-vous pas que la prosopagnosie évolue vers l’amélioration ?

Certaines prosopagnosies évoluent vers une complète restitution. Nous avons personnellement observé cette évolution lors d’hématomes intracérébraux postérieurs droits, mais chez un grand nombre de prosopagnosiques, le trouble est définitif. Toutefois les straté- gies de compensation deviennent si efficaces que les patients sont persuadés d’être améliorés. Un examen rigoureux est en désaccord avec cette impression.

M. Jean CAMBIER

Comme vous l’avez montré, l’identité des personnes et l’identité des lieux ont une parenté.

Une fois de plus, Marcel Proust s’est comporté en prophète : « Je ne me représentais pas alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus ou moins agréables, découpés çà et là dans une même matière, mais chacun d’eux comme un inconnu, essentiellement différent des autres, dont mon âme avait soif et qu’elle aurait profit à connaître, comme ils prennent quelque chose de plus individuel d’être désigné par des noms, comme en ont les personnes ».

La réflexion de Proust sur les analogies entre les visages et les paysages au sens large du terme est remarquable. Une lecture trop ancienne de Proust m’a conduit à cette regrettable ignorance.


* Professeur à l’université de Lausanne, médecin chef à la Clinique romande de réadaptation (Docteur Charles Gobelet), SUVA — CH 1951 Sion. Tirés à part : Professeur Gil ASSAL à l’adresse ci-dessus. Article reçu le 12 octobre 2000, accepté le 6 novembre 2000.

Bull. Acad. Natle Méd., 2001, 185, no 3, 525-536, séance du 13 mars 2001