Communication scientifique
Séance du 13 mars 2001

Troubles de la reconnaissance des visages : reconnaissance implicite, sentiment de familiarité, rôle de chaque hémisphère

MOTS-CLÉS : cognition.. prosopagnosie. reconnaissance visuelle configuration. troubles mémoire
Impaired recognition of faces following right and left hemispheric lesions : covert recognition, feeling of knowing, and respective function of each hemisphere
KEY-WORDS : cognition.. memory disorders. pattern recognition, visual. prosopagnosia

P. Verstichel

Résumé

Nous rapportons trois patients présentant une incapacité à identifier les individus à partir de leur visage. Les deux premiers avaient un défaut de reconnaissance caractéristique d’une prosopagnosie. Ils ne ressentaient aucun sentiment de familiarité à l’égard de visages antérieurement connus, et ne pouvaient repérer les visages connus parmi ceux d’inconnus. Les lésions occipito-temporales étaient bilatérales dans un cas et unilatérales droites dans l’autre. Le troisième patient éprouvait normalement un sentiment de familiarité à l’égard des visages célèbres, pouvait distinguer leur visage parmi ceux d’inconnus, mais était incapable d’évoquer les informations biographiques relatives aux individus concernés. La lésion était occipito-temporale gauche. Les patients prosopagnosiques démontraient, dans une condition expérimentale d’apprentissage contrarié, des capacités de reconnaissance implicite. Nous estimons que ces capacités sont liées à l’activation des réseaux codant l’imagerie mentale, respectée dans nos deux cas. Des épreuves stimulant l’imagerie mentale chez le premier patient amélioraient en effet les possibilités de reconnaissance inconsciente. Ces observations mettent en lumière le rôle respectif de chaque hémisphère dans la reconnaissance et l’identification des individus. L’hémisphère droit a l’avantage dans l’analyse perceptive : il active, à partir des visages perçus, les réseaux mnésiques codant les visages déjà rencontrés ; il déclenche le sentiment de familiarité, probablement par des systèmes différents et complémentaires de ceux régissant la reconnaissance. L’hémisphère gauche est le plus compétent pour activer consciemment les informations sémantiques reliées spécifiquement à chaque individu. Sa contribution pourrait dépendre des informations transmises par l’hémisphère droit.

Summary

We report three observations of patients who suffered from impaired face recognition following cerebral lesions. Two had classical prosopagnosia, resulting from bilateral in one case and right unilateral occipito-temporal in the other. They could not differenciate famous face from unknown ones, and did not feel any familiarity. The third patient has a normal feeling of knowing, could distinguish between familiar and unfamiliar faces, but was unable to evoke any biographical information about the personalities. Prosopagnosic patients demonstrated, in an experimental condition of learning face-name pairs, implicit knowledge. We assume that these capacities were dependant of the activation of networks coding familiar faces in memory. Mental imagery of faces were normal in theses two cases. In addition, stimulation of mental imagery in the first patient improved implicit knowledge in forced choice tasks. These cases throws a light on the respective role of each hemisphere in face recognition. The right hemisphere is advantaged in perceptual analysis, and activates, from the perceived faces, mnestic systems which codes for previously encoutered faces. It generates feeling of familiarity, probably by the way of specific systems which differs from, and completes, thoses allowing identification. The left hemisphere enable access to semantic-biographic knowledge in a conscious, verbal and explicit way.

Le travail que nous présentons reprend et développe certains aspects du mémoire que nous avons soumis à l’Académie nationale de médecine, et qui a été honoré du Prix Victor et Clara Soriano 2000. Il se veut complémentaire de la revue générale sur la prosopagnosie présentée par Gil Assal. Trois patients atteints d’un trouble de la reconnaissance des visages humains ont été étudiés. Deux avaient une authentique prosopagnosie : la première en relation avec des lésions occipito-temporales bilaté- rales ; la seconde liée à une lésion unique occipito-temporale droite. Le troisième avait des difficultés à identifier les visages par déficit d’accès aux informations sémantiques se rapportant aux individus concernés. Il se distinguait d’un prosopagnosique classique par la conservation d’un sentiment de familiarité adapté.

La lésion cérébrale touchait les structures occipito-temporales internes gauches.

L’intérêt de ces cas réside dans la relation entre le type de trouble de reconnaissance des visages observés et le siège lésionnel (Fig. 1). Nous les décrirons brièvement, puis nous aborderons à travers eux trois thèmes relatifs à la reconnaissance des visages :

— la génération du sentiment de familiarité à l’égard d’un visage ;

— les phénomènes de reconnaissance implicite et le rôle joué par les représentations mentales ;

— le rôle de chacun des deux hémisphères dans la reconnaissance et l’identification faciale.

Figure 1. — Lésions des trois patients reconstituées à partir des coupes transversales de scanner X et d’IRM sur des schémas anatomiques horizontaux, d’après Damasio et Damasio [1] :

— cas 1 (MD) : à droite, hématome récent touchant le cortex du gyrus lingual et la berge inférieure de la scissure calcarine, et s’étendant en profondeur dans la substance blanche vers la corne temporale du ventricule latéral. Une partie de l’hématome lèse également la face supérieure et postérieure du gyrus parahippocamique. A gauche, la séquelle d’hématome touche le pôle occipital en arrière et en dehors de la scissure calacarine et se prolonge dans la substance blanche du lobe occipital et du lobe temporal vers la corne temporale du ventricule latéral ;

— cas 2 (DE) : l’hématome touche la partie postérieure du gyrus fusiforme et du gyrus lingual ;

— cas 3 (EY) : l’infarctus à gauche lèse le gyrus fusiforme et le gyrus lingual, du pôle occipital jusqu’à la partie postérieure de l’uncus de l’hippocampe. Il déborde légèrement sur la portion latérale de l’hippocampe. La berge inférieure de la scissure calcarine est lésée.

DESCRIPTION DES CAS

Patient no 1 (MD)

Il s’agissait d’un homme de 69 ans, droitier, cadre à la retraite d’une grande entreprise privée. Les symptômes étaient apparus après la constitution en deux
temps d’hématomes occipitaux. Le patient présentait une hémianopsie latérale homonyme gauche. Il ne pouvait plus reconnaître ses proches, et ne repérait pas les membres du personnel soignant. L’examen neuropsychologique ne révélait ni démence ni trouble du langage, à l’exception d’une alexie pure (ou « lettre à lettre »).

En revanche, il y avait une prosopagnosie associée à une agnosie visuelle pour les objets. Dans les deux cas, le patient percevait les informations visuelles de façon fragmentaire, reconstituant les formes « trait par trait ». La reconnaissance d’objets courants pouvait occasionnellement se produire si un détail caractéristique était repéré. Celle de figures non canoniques, comme des objets présentés sous des angles inhabituels, était impossible. L’identification d’individus célèbres à partir des photographies de leur visage était très altérée (1 visage reconnu sur 54 : 1,8 %). De plus, le patient ne ressentait à leur égard aucun sentiment de familiarité. Les épreuves de perception des visages — lecture labiale, appariement de photographies de visages de face et de profil, identification des expressions faciales — étaient perturbées à des degrés divers, reflétant la défaillance de l’analyse visuelle. Le patient avait, par ailleurs, une remarquable préservation de son imagerie mentale, comme ses descriptions verbales de visages en témoignaient.

En résumé, ce patient avait une agnosie et une prosopagnosie de mécanisme « aperceptif » [2, 3]. Pour décrire l’ensemble des déficits visuels liés à une vision fragmentaire, Riddoch et Humpreys [4] ont employé le terme d’agnosie « intégrative », mettant en avant la perturbation d’une étape de synthèse des différents traits dans la constitution d’une représentation de forme, et qui paraît mieux approprié dans le cas présent.

Patient no 2 (DE)

Cette femme de 71 ans, droitière, ancienne ouvrière, avait constitué spontanément un hématome occipital droit. Elle n’avait pas d’hémianopsie. Elle se plaignait de ne plus pouvoir reconnaître les visages de ses proches ni les personnages qu’elle voyait à la télévision. L’examen neuropsychologique ne démontrait ni démence ni trouble du langage. La reconnaissance d’objets et d’images était altérée (5 images identifiées sur 20 : 25 %), surtout si les objets étaient présentés sous un angle inhabituel.

L’analyse visuelle avait tendance à être fragmentaire. Le trouble de reconnaissance des visages était particulièrement sévère : la patiente ne put ainsi identifier que 8 individus célèbres sur 28 (28,6 %) à partir de leur visage. Elle n’éprouvait aucun sentiment de familiarité à l’endroit des personnes connues. Il n’y avait pas de déficit perceptif suffisant pour perturber la reconnaissance des objets ou des visages.

L’imagerie mentale des visages était préservée.

En résumé, il s’agissait d’une prosopagnosie associée à une agnosie visuelle modérée (particulièrement pour les formes non canoniques), en relation avec une lésion occipitale droite. Les troubles perceptifs étaient insuffisants pour que l’on puisse qualifier cette prosopagnosie d’aperceptive.

Patient no 3 (EY)

Il s’agissait d’un homme de 82 ans, agrégé de grammaire à la retraite, droitier. Il présenta brutalement une quadranopsie supérieure droite révélatrice d’un infarctus dans le territoire de l’artère cérébrale postérieure gauche affectant les structures temporales internes. L’examen neuropsychologique mettait en évidence une alexie « lettre à lettre », une dysorthographie, une anomie pour les images. Il n’y avait pas de démence. On ne constatait aucun trouble de reconnaissance visuelle, car même lorsque le patient ne pouvait nommer la cible, il était capable de fournir des indications précises sur la nature et la fonction des objets et sur l’habitus des animaux (93,2 %), ainsi que sur l’histoire et la localisation spatiale de sites parisiens célèbres (100 %). En revanche, il ne pouvait donner aucune information biographique sur un grand nombre d’individus dont les visages lui étaient proposés (identification : 11/38, 29 %). Il n’y avait aucun déficit visuel d’ordre perceptif. Contrairement aux deux précédents patients, même lorsque le patient ne pouvait identifier une personnalité par son visage, il conservait envers elle un fort sentiment de familiarité et exprimait clairement son impression de la connaître.

En résumé, ce patient avait un trouble sévère de l’identification des visages, dont le mécanisme était une impossibilité d’évoquer les informations sémantiques, « biographiques » adéquates, alors que le sentiment de familiarité était préservé. Ce trouble était en rapport avec une lésion cérébrale unilatérale gauche (Fig. 1).

SENTIMENT DE FAMILIARITÉ

Le sentiment de familiarité a une importance écologique. La dimension sociale qui régit les rapports humains rend indispensable pour chacun de savoir immédiatement si un autre individu est connu ou non. Le sentiment de familiarité peut être perçu même si la personne dont il s’agit n’est pas clairement identifiée. C’est une métaconnaissance : « je sais que je sais ». Comment naît ce sentiment ? A quel moment prend-on conscience de cette forme particulière de connaissance ? Chez les prosopagnosiques une caractéristique constante est l’absence de tout sentiment de familiarité à l’égard de visages autrefois bien connus [5-7] ; au pire, le propre visage du malade lui devient étranger. Dans un modèle cognitif classique [8, 9], le sentiment de familiarité est supposé naître lorsque le visage qui est perçu parvient à activer le modèle correspondant conservé en mémoire dans une « unité de reconnaissance des visages », assimilable à un répertoire des faces déjà rencontrées. Cette étape peut être explorée de façon simple en demandant aux patients de classer des photographies de visages de personnalités ou d’inconnus. Les résultats du classement de photographies chez nos trois patients sont tranchés (Fig. 2) : avec des lésions bilatérales ou unilatérale droite, les prosopagnosiques rangent au hasard les visages connus qu’ils n’identifient pas et n’éprouvent à leur endroit aucun sentiment de familiarité.

Inversement, avec une lésion unilatérale gauche, le patient classe presque parfaite-

FIG. 2. — Tâche de discrimination entre visages connus et inconnus. Les patients étaient invités à classer des photographies mêlant des visages de personnalités qui leur sont connues (cette connaissance est recherchée préalablement en leur citant les noms de ces personnalités, appartenant à différentes catégories professionnelles) et des visages d’inconnus. Les quantités de photographies étaient respectivement pour le patient no 1 (MD) de 54 et 23, pour le patient no 3 (DE) de 11 et 11, et pour le patient no 3 (EY) de 20 et 20. Les résultats sont exprimés en pourcentage de réussite pour la catégorisation des visages célèbres. La significativité statistique est exprimée par rapport à un choix au hasard.

ment les visages connus qu’il ne parvient pourtant pas à identifier et ressent un puissant sentiment de familiarité. Les conclusions qui peuvent être tirées sont les suivantes :

— il y a une corrélation étroite entre le fait de pouvoir explicitement distinguer des visages connus et le sentiment de familiarité ;

— le sentiment de familiarité ne dépend pas, comme le démontre notre patient no 3 de la possibilité de donner des informations biographiques. Il semble se dégager
lors de l’étape d’accès au répertoire mental des visages : si cette étape ne se produit pas, comme chez les prosopagnosiques, il ne survient pas ; si elle a lieu, il apparaît ;

— sentiment de familiarité et capacité de distinguer les visages connus et visages anonymes sont préservés lorsque l’hémisphère droit est intact, inexistants lorsqu’il est lésé. Nous avons recherché si, malgré l’absence de reconnaissance explicite et de sentiment de familiarité, il était possible de mettre en évidence chez nos 2 prosopagnosiques un phénomène de reconnaissance implicite.

RECONNAISSANCE IMPLICITE ET PROSOPAGNOSIE

Le terme d’implicite, par opposition à explicite, fait référence à un mode de reconnaissance non seulement involontaire, mais dont le sujet n’a pas conscience. Il s’agit en quelque sorte de l’absence de la métaconnaissance impliquée dans le sentiment de familiarité ; le patient ignore qu’il possède la capacité de reconnaître.

La détection de cette reconnaissance inconsciente nécessite, chez les prosopagnosiques, des artifices d’exploration, neurophysiologiques [10-13] ou neuropsychologiques [10,14-17]. Nous avons appliqué une procédure d’apprentissage dit « contrarié » pour étudier la reconnaissance implicite chez nos deux patients prosopagnosiques (cas no 1 : MD, et no 2 : DE). Le principe est qu’il est plus difficile pour un prosopagnosique d’apprendre une association entre un visage et un nom (ou une profession) lorsque le nom et le visage ne sont pas concordants (par exemple le nom de Raymond Barre associé au visage de Laurent Fabius) que lorsqu’ils correspondent effectivement (nom de Jacques Chirac associé au visage de Jacques Chirac) [12].

Cette difficulté est due à l’interférence provoquée par une reconnaissance inconsciente. La méthode de ce test et leurs résultats chez nos deux patients sont résumés dans le Tableau 1. Les conclusions que l’on peut en tirer sont les suivantes :

— les possibilités d’apprentissage chez ces deux patients témoignent que les éventuels troubles de nature perceptive sont insuffisants pour empêcher une synthèse de l’image des visages, ce qui autorise à les considérer tous deux comme des prosopagnosiques « associatifs » ;

— la différence de résultat pour les couples bien et mal appariés signe une reconnaissance implicite. Celle-ci ne s’accompagne jamais d’un sentiment de familiarité : même en appariant correctement nom et visage, les patients avaient l’impression de le faire au hasard.

TABLEAU 1. — Apprentissage contrarié chez les patients MD et DE. L’apprentissage a concerné 6 couples nom/visage, tous appartenant à des célébrités que les patients connaissaient bien avant leur maladie. Trois étaient concordants (le nom correspondait bien au visage) et trois non concordants (le nom ne correspondait pas au visage). Aucun des visages n’était explicitement reconnu par les patients. On présentait chaque photographie avec le nom qui lui était attribué (par oral pour MD, par écrit pour DE), puis le patient devait, après mélange des photographies, retrouver le nom qui avait été attribué. Dix essais furent effectués, avec à chaque fois un renouvellement des instructions et une présentation des couples. Les résultats indiqués sont les appariements correctement effectués par les patients.

no de l’essai 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 Total

MD

Couples concordants 2 2 2 2 2 3 3 3 3 3 25 (83 %)

Couples non concordants 0 1 1 1 1*

3 3 3 3 3 19 (63 %)

DE

Couples concordants 2 3 3 2 2 2 3 2 3 2 24 (80 %)

Couples non concordants 0 0 3 1 0 2 1 0 1 1 9 (30 %) *

* = différence significative (p< 0,05) entre les restitutions pour les deux sortes de couples. Cette différence apparaît pour les 5 premiers essais chez MD, qui finit par parfaitement apprendre les associations, et pour l’ensemble du test chez DE.

RÔLE DE L’IMAGERIE MENTALE DANS LA RECONNAISSANCE IMPLICITE

Pour confirmer que la reconnaissance implicite fait bien appel, tout comme la reconnaissance explicite, à la confrontation entre le percept et les représentations mentales, nous avons sollicité de façon dirigée l’imagerie mentale des visages chez notre premier patient MD. On admet que dans la prosopagnosie, tout au moins dans sa forme associative, les visages perçus sont incapables d’activer les répertoires de faces, sortes de réseaux neuronaux codant les visages mémorisés, même si ceux-ci sont intacts. Ainsi, de l’absence de confrontation entre percept et souvenir résulte l’incapacité de reconnaître les visages. Si les images mentales ne peuvent être activées par le percept, elles peuvent l’être par d’autres voies d’activation, comme le nom de la personne [9, 18, 19]. On explique ainsi l’interférence dans la tâche d’apprentissage contrarié. Pour préciser cela, nous avons réalisé des épreuves complémentaires, au cours desquelles la stimulation de l’imagerie mentale permettait au patient d’effectuer presque parfaitement des jugements de concordance entre nom et visage (Fig. 3). Il s’agit, là encore, de la manifestation d’une reconnaissance implicite, car MD avait l’impression de réaliser les épreuves au hasard, sans jamais ressentir de sentiment de familiarité.

FIG. 3. — Résultats des trois épreuves au cours desquelles le patient (MD) devait juger si un nom et un visage correspondaient. La première consistait à présenter simultanément une photographie de visage célèbre, non reconnue, en association avec un nom (nom exact dans la moitié des cas).

La seconde consistait à proposer d’abord un nom de personnalité, à demander au patient d’imaginer mentalement le visage de l’individu, puis à présenter une photographie de visage.

Dans la troisième on donnait un nom de personnalité, on demandait au sujet d’imaginer son visage, puis on lui proposait deux visages, l’un correspondant, l’autre non.

* = différence significative par rapport au hasard (p<0,05).

Les conclusions que nous pouvons tirer de ces résultats sont les suivantes :

— la facilitation de l’imagerie mentale semble bien être à la base de la reconnaissance implicite ;

— cette reconnaissance implicite signifie que les patients parviennent à accéder à la « mémoire » des visages à partir de la perception de ces visages ;

— la possibilité de confronter visage perçu et représentation mentale des visages, qui constitue l’étape indispensable à toute reconnaissance, n’est pas obligatoirement associée à un sentiment de familiarité.

LES HÉMISPHÈRES CÉRÉBRAUX ET LES DIFFÉRENTES ÉTAPES DE L’IDENTIFICATION DES VISAGES

L’analyse de nos trois cas apporte un certain nombre d’informations sur les processus qui se déroulent normalement lors de la confrontation avec un visage : la perception, la reconnaissance, l’identification.

Perception des visages

Avec des lésions droites, la perception visuelle était fragmentaire. Elle s’effectuait plus laborieusement lorsqu’une lésion gauche était associée. Ce caractère fragmentaire de l’analyse visuelle n’était pas présent en cas de lésion unilatérale gauche. Ces observations sont conformes à la conception qui attribue un mode d’analyse global à l’hémisphère droit (HD) et focal à l’hémisphère gauche (HG) [7]. Chaque hémisphère dispose de capacités d’analyse des visages, comme l’ont démontré les études par hémichamp des commissurotomisés [20, 21]. Cependant, le droit a une supériorité dans l’analyse configurationnelle globale [22]. En tomographie d’émission de positons, des tâches de nature perceptive, comme déterminer le sexe d’un individu à partir de son visage [23] ou apparier des visages inconnus [24], activent les deux hémisphères chez les sujets sains, mais ce sont les systèmes droits qui sont principalement mis en jeu. Nous estimons que l’analyse fragmentaire chez nos patients 1 et 2 était essentiellement liée au fonctionnement hémisphérique gauche, la lésion droite inactivant les systèmes d’analyse holistique de l’HD. Dans le premier cas, l’hémianopsie gauche ne permettait à l’information visuelle de n’accéder qu’à l’HG.

Dans le second cas, il n’y avait pas d’hémianopsie, mais les performances étaient identiques à celles de la patiente de Landis et al. [25], qui avait une lésion droite avec hémianopsie latérale homonyme. L’étude de trois prosopagnosiques avec lésions droites réalisée par Christen et al . ([6] va également dans ce sens : en condition tachistoscopique, l’HG de ces patients effectuait une analyse temps-dépendante, suggérant un mécanisme de perception trait par trait. Quoi qu’il en soit, les anomalies de nature perceptive constatées dans ces cas ne peuvent être responsables de la prosopagnosie : l’analyse visuelle aboutissait à une synthèse suffisante pour permettre une reconnaissance implicite.

Reconnaissance et identification des visages

L’identification réclame non seulement que l’on puisse déterminer si un visage appartient bien à un individu connu (reconnaissance), mais aussi que l’on soit capable de se remémorer consciemment un certain nombre d’informations d’ordre biographique sur la personne en question (identification proprement dite). Nos deux premiers patients, comme tous les prosopagnosiques, étaient inaptes à distinguer consciemment les visages familiers et à éprouver un sentiment de familiarité. Le troisième, en revanche, était capable de repérer les visages connus et de ressentir un
sentiment de familiarité. Nos deux cas avec une lésion unilatérale sont sans doute particuliers. Il est très rare qu’une lésion limitée à l’HD occasionne une prosopagnosie [25, 27], et nous n’avons pas connaissance qu’un autre cas de trouble d’identification des visages ait été décrit après une lésion gauche. Néanmoins, ils apportent des renseignements précieux. Dans le cas no 2, la lésion unilatérale droite interdisait l’étape de confrontation entre visages vus et visages répertoriés. Dans le cas no 3, la lésion unilatérale gauche n’empêchait pas ce processus, donnant naissance au sentiment de familiarité, mais ne permettait pas d’accéder aux informations sémantiques. Ainsi, ces deux cas illustrent les différents rôles impartis à chaque hémisphère :

— l’HD opère la confrontation entre l’image perçue et les représentations mentales.

C’est grâce à lui que naît le sentiment de familiarité. Même lorsqu’elles ne compromettent que peu la synthèse de l’image, les lésions droites abolissent ce sentiment de familiarité. La possibilité de reconnaissance implicite sans sentiment de familiarité, de même que les observations de prosopagnosie associées à un sentiment de familiarité inadapté [28, 29 et cas personnel] montrent que reconnaissance et sentiment de familiarité ressortissent de systèmes distincts.

Une confrontation entre percept et image mentale est le préalable nécessaire au sentiment de familiarité. Cette confrontation, même réussie, ne permet cependant pas de dégager un sentiment de familiarité. Celui-ci semble dépendre d’opérations supplémentaires, effectuées par les structures préfrontales, essentiellement droites [30], qui auraient pour rôle d’effectuer une vérification d’identité et de rapporter le sentiment de familiarité à sa source exacte ;

— l’HG est capable d’une identification des visages. Il procède selon le mode de fonctionnement qui lui est propre. Il joue un rôle important dans l’accès aux informations sémantiques : dans les démences sémantiques, les informations biographiques rattachées aux individus ne peuvent être activées à partir de leur visage et de leur nom ; l’atrophie prédomine sur les régions internes et antérieures des lobes temporaux, surtout à gauche. Une lésion temporale interne gauche peut rendre impossible l’activation des données biographiques à partir des noms des personnes [18]. Les études du métabolisme cérébral chez des sujets sains démontrent l’implication de l’HG dans l’accès à la mémoire sémantique des visages [32, 33]. Les structures temporales internes gauches, principalement les gyri-hippocampique et parahippocampique, constituent des aires de convergence multimodale qui, par leurs connexions avec l’ensemble du néocortex, permettraient à partir des représentations de visages, l’accès explicite aux diverses variétés de renseignements sémantiques concernant les individus, ainsi qu’à leur nom. Dans nos cas 1 et 2, la possibilité d’une confrontation implicite entre image perçue et image mentale évoquée à partir du nom peut être attribuée au fonctionnement de l’HG. La lésion droite interdit à cette confrontation de se produire automatiquement, et ne suscite pas de sentiment de familiarité. Dans le cas 3, l’HG est dans la situation d’un « split-brain ». Le visage perçu n’est pas mis en correspondance avec les données sémantiques relatives à la personne.

L’étape hémisphérique droite de confrontation entre image perçue et représentations mentale a pu se produire : l’individu connu est distingué par son visage des personnes étrangères, et le sentiment de familiarité est préservé. Gross et Sergent [33] ont suggéré dans ce sens que la contribution de l’HG dépendrait des traitements effectués au préalable par l’HD. Nos patients 2 et 3 constituent des exemples extrêmes de la répartition des tâches entre les deux hémisphères. A l’HD revient l’exclusivité de l’analyse configurationnelle et la discrimination des visages ; à l’HG celle de l’activation des informations biographiques.

REMERCIEMENTS

Nous remercions vivement le professeur Jean Cambier qui nous a guidé de ses conseils et enrichi de ses critiques.

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[31] KAPUR N., FRISTON K.J., YOUNG A., FRITH C.D. FRACKOWIACK R.S.J. — Activation of human hippocampal formation during memory for faces : a PET study. Neuropsychologia , 1995, 33 , 99-108.

[32] ANDREASEN N.S., O’LEARY D.S., ARNDT S., CIZADIO T., HURTIG R., REAI K., WATKINS G.L., PONTO L.B., HICHEVO R.D. — Neural substrates of facial recognition. Journal of Neuropsychiatry and Clinical Neuroscience , 1996, 8 , 139-146.

[33] GROSS C.G., SERGENT J. — Face recognition.

Current Opinion in Neurobiology , 1992, 2 , 156-161.

DISCUSSION

M. Michel BOUREL

Est-il possible de distinguer une « syndromologie » en fonction d’un trouble isolé de la reconnaissance des visages et/ou d’un trouble associé à une anomalie de la reconnaissance des formes individuelles (attitude, démarche, posture, stature….) ? Si une telle « syndromologie » pouvait être dégagée, quelle serait la place des méthodes d’appréciation par imagerie fonctionnelle (caméra à positons, par exemple) ?

Le trouble de la reconnaissance des visages, ou prosopagnosie, est exceptionnellement isolé en raison de la taille importante des lésions en cause. Cela n’exclut pas, quoique ce point soit encore débattu, qu’il s’agisse en soi d’un authentique syndrome. De nombreux arguments cliniques lui accordent une spécificité : la perturbation peut en effet être limitée aux visages, et plus spécialement aux faces humaines, et non animales comme on a pu le démontrer dans certaines observations privilégiées (vachers, maîtres-chiens). Les enregistrements de neurones, essentiellement chez l’animal, apportent un argument supplémentaire : il existe dans le cortex des cellules qui répondent de façon spécifique aux visages de congénères, ou même à un visage particulier. La prosopagnosie altère une des capacités qui permet d’identifier un individu. Mais on peut reconnaître une personne autrement que par son visage. Les prosopagnosiques utilisent même toutes ces autres possibilités pour compenser leur déficit. Ils reconnaissent leurs proches par la voix, la silhouette, la démarche pour peu qu’elle soit caractéristique, ou bien en repérant un détail caractéristique de telle ou telle personne (grain de beauté…). Il me semble que François Lhermitte avait autrefois décrit un patient qui n’identifiait plus les silhouettes. Je ne crois pas que ce patient était prosopagnosique. Cela pourrait constituer un autre syndrome indépendant de la prosopagnosie, dont l’objet est toujours la personne humaine. Les études d’imagerie cérébrale sont difficiles à mener, pour ne parler que de la reconnaissance des visages. En effet, il faut comprendre qu’il s’agit d’un processus comportant plusieurs étapes — perceptives, d’accès à l’imagerie mentale, d’activation des informations biographiques puis du nom — et qu’il faut élaborer des procédures expérimentales complexes pour dégager spécifiquement telle ou telle opération en effectuant des soustractions d’activation. Certaines études ont néanmoins pu montrer que distinguer des visages connus de visages anonymes (il s’agit du point central qui est défaillant chez les prosopagnosiques) impliquait un réseau de neurones assez vaste, mais une région limitée du gyrus fusiforme droit réagissait sélectivement aux visages et non à d’autres stimulations, en l’occurrence à des sites connus. Ailleurs, accéder aux informations biographiques met en jeu en tomographie d’émission de positons les régions temporales hippocampo-parahippocampiques droites et gauches.

M. Pierre RONDOT

Vos patients étaient-ils capables de reconnaître les émotions sur les visages ? Les lésions ont des sièges différents, d’après des travaux récents, selon les émotions exprimées .

Les deux patients qui avaient une lésion unilatérale, droite dans un cas, gauche dans l’autre, n’avaient pas de difficulté à interpréter les émotions reflétées par les visages. Le patient qui avait des lésions occipito-temporales bilatérales était gêné dans cette tâche en
raison de ses difficultés perceptives visuelles. Ne pouvant appréhender l’ensemble d’un visage, il se focalisait sur un détail. Il pouvait ainsi commettre des erreurs dans l’appré- ciation de certaines expressions faciales : ne se fiant, comme il l’avouait, qu’à l’inclinaison des coins de la bouche, sans pouvoir dans le même temps percevoir l’expression des yeux ou le froncement du nez, il confondait la mimique du dégoût avec celle de la tristesse. En revanche, il distinguait la joie de la tristesse ou de la colère, car dans ce cas, il pouvait fonder sa déduction uniquement sur le détail de la bouche. L’interprétation des expressions faciales dépend de systèmes cérébraux qui traitent sélectivement ce type d’information. Les structures en cause sont différentes de celles qui permettent d’identifier le visage.

L’amygdale, l’insula, le striatum, le cortex temporal antérieur, le cortex préfrontal interviennent dans l’appréciation des diverses expressions faciales. Il semble y avoir une spécificité de certaines régions pour des expressions particulières (l’amygdale réagit surtout aux expressions de peur, un réseau insulaire-striatal à la mimique du dégoût…).

Les systèmes qui permettent la reconnaissance des visages sont plus postérieurs, impliquant les régions associatives occipito-temporales. On peut donc observer d’une part des prosopagnosies sans anomalie de la reconnaissance des expressions faciales, et d’autre part des troubles de l’interprétation des expressions faciales sans prosopagnosie. Bien entendu, des perturbations visuo-perceptives compromettent l’un et l’autre de ces processus puisqu’elles en affectent une étape initiale commune.

M. René MORNEX

Je suis surpris par l’étendue des lésions. Quelle était la cause anatomopathologique ? Y a t-il un rapport avec la latéralisation pouvant expliquer le même symptôme dépendant deux fois d’une topographie et une fois d’une lésion du lobe opposé ? Y a t-il une influence dans la capacité de reconnaissance d’un facteur émotionnel, attraction ou répulsion ?

Les lésions responsables d’un trouble de reconnaissance des visages sont toujours importantes. Cela s’explique par l’étendue du réseau qui permet d’identifier un visage : il inclut en effet les lobes occipitaux et les régions temporales inféro-interne, gyrus lingual et gyrus fusiforme, gyrus parahippocampique et gyrus hippocampique. Le volume lésionnel est souvent tel qu’il affecte également d’autres compétences, qui relèvent de réseaux parallèles distribués eux aussi au sein de ces structures : une agnosie visuelle pour les objets, une alexie, une achromatopsie, sont communément associées. Dans deux de nos cas, les lésions étaient dues à des hématomes, et dans le troisième à un infarctus dans le territoire de l’artère cérébrale postérieure. Ce sont les lésions les plus habituelles.

D’autres causes peuvent aussi entraîner une prosopagnosie : des traumatismes crâniens, des maladies dégénératives, comme la maladie d’Alzheimer, etc. Nos trois patients étaient droitiers. La dominance pour la reconnaissance des visages appartient à l’hémisphère droit. Cette dominance est généralement partielle, expliquant qu’il faille le plus souvent des lésions bilatérales pour rendre un sujet prosopagnosique. Chez certaines personnes, elle paraît quasiment exclusive ; une lésion unilatérale droite suffit alors pour provoquer une prosopagnosie. J’ai connaissance d’au moins deux cas (peut-être y en a-t-il d’autres) où une lésion unilatérale gauche avait entraîné une prosopagnosie. Les patients étant gauchers, il s’agissait alors d’un renversement de la dominance. Ce que nous avons cherché à montrer avec nos trois cas, c’est plutôt que le type de déficit variait selon l’hémisphère touché. Lorsqu’il y a une lésion droite, ce sont les aspects perceptifs et la discrimination entre visages connus et inconnus qui sont altérés ; il s’agit alors de prosopagnosies authentiques. Avec une lésion gauche, c’est une autre étape de l’identification des personnes, l’accès aux connaissances biographiques, qui est perturbée ; il ne
s’agit plus d’une prosopagnosie, mais d’un déficit d’activation des informations sémantiques spécifiques aux individus, et détenues en mémoire. Contrairement aux opérations précédentes, c’est l’hémisphère gauche qui est le plus compétent dans ce cas, sans doute parce que ces informations sont de nature explicite et qu’elles s’expriment dans le langage : « je sais que cet homme est un boulanger… ». Notre patient avec une lésion unilatérale gauche pouvait avoir développé de façon exclusive la dominance de son hémisphère gauche ; il est possible aussi que la lésion interdise le transfert d’informations sémantiques détenues par son hémisphère droit vers l’hémisphère gauche, de façon similaire aux « split-brain », ces patients au cerveau artificiellement dédoublé par section du corps calleux. L’influence des émotions des patients prosopagnosiques dans leurs performances en reconnaissance de visages ne me semble pas avoir été particulièrement étudiée. Les prosopagnosiques ont surtout des lésions droites, et tentent de compenser leur déficit en mettant à contribution des compétences de leur hémisphère gauche : ils scrutent le moindre détail du visage, ils se fient à un trait saillant de la physionomie, ils tentent d’effectuer des déductions, des raisonnements pour identifier les individus. Selon moi, les émotions ressenties par les prosopagnosiques pourraient plutôt aggraver le trouble, en activant l’hémisphère droit au détriment du gauche. Signalons que si les patients peuvent encore reconnaître les expressions faciales d’autrui, joie, tristesse, peur, colère, etc., ils sont généralement incapables de ressentir vis-à-vis du visage qu’ils ne peuvent identifier, de sentiment d’attraction ou de répulsion, de sympathie ou d’antipathie. Cela n’est pas sans poser de problèmes, en premier lieu conjugaux.

M. Maurice TUBIANA

Chez les sujets ne présentant pas de lésions spécifiques, a-t-on observé une diminution de la capacité de reconnaissance avec l’âge ?

Avec l’âge, il semble que les capacités d’apprentissage des nouveaux visages soient réduites. Les sujets âgés normaux ont davantage de mal à identifier des visages de personnalités récentes par rapport à des personnalités « anciennes », c’est-à-dire rencontrées ou vues autrefois. De plus, il y a davantage de fausses reconnaissances chez les sujets âgés : ils prétendront avoir déjà rencontré une personne qu’ils voient pour la première fois, ou bien ils auront tendance à considérer un visage non familier qui leur aura été montré une fois quelques jours auparavant comme celui d’une célébrité. Indépendamment de déficits perceptifs périphériques, liés à une mauvaise vision, il apparaît que les difficultés vis-à vis des visages suivent la loi commune du vieillissement : diminution de l’aptitude à enregistrer des nouvelles informations. En particulier, l’acquisition de l’information, ici le visage, ne se fait plus bien avec les éléments du contexte dans lequel s’est présentée cette information ; il s’agit d’un dysfonctionnement de la mémoire épisodique, d’origine hippocampique. A cela s’ajoute manifestement une détérioration de la capacité à attribuer le sentiment de familiarité à sa source exacte, qui traduit une altération des fonctions préfrontales.

M. Gabriel BLANCHER

Avez-vous eu l’occasion d’observer des prosopagnosies portant de manière sélective sur certaines catégories de visages, tels que les visages familiers ou ceux de personnages historiques ?

Je n’ai pas observé de tels cas, où le déficit de reconnaissance porte sur une variété seulement de visages connus. Je n’ai pas connaissance non plus que cela ait été décrit. Ce
qui est certain, c’est que les stratégies compensatrices employées par les prosopagnosiques ont toutes les chances d’être davantage efficaces avec leurs proches, dont ils vont apprendre à distinguer le moindre détail de la physionomie pour y repérer le trait saillant, qu’avec des personnalités célèbres, actuelles ou non. Après un certain temps d’évolution, ils pourront même prétendre reconnaître les visages parce qu’ils identifient leur entourage, mais ce n’est qu’une impression ; les performances aux tests (avec des visages de célébrités) seront toujours aussi mauvaises.


* Lauréat du Prix Victor et Clara Soriano 2000. Service de neurologie, Centre hospitalier intercommunal, 40, avenue de Verdun — 94010 Créteil cedex. Tirés-à-part : Docteur Patrick VERSTICHEL, à l’adresse ci-dessus. Article reçu le 15 janvier 2001, accepté le 5 février 2001.

Bull. Acad. Natle Méd., 2001, 185, no 3, 537-553, séance du 13 mars 2001