Résumé
Le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les moins de vingt-cinq ans. En France, chaque année, 550 adolescents se donnent la mort et au moins 40 000 tentent de le faire. Un sujet sur trois récidive dans l’année qui suit, sans compter les prises de risque inconsidérées auxquelles un grand nombre d’entre eux s’expose, notamment sur la route (première cause de mortalité). Les décès par suicide concernent trois garçons pour une fille, du fait des moyens employés (pendaison ou arme à feu, sept fois sur dix). Les tentatives de suicide concernent, elles, trois filles pour un garçon, et résultent d’intoxications médicamenteuses volontaires dans neuf cas sur dix. Face à ce triste constat, un meilleur dépistage des jeunes en situation de mal-être et une prise en charge mieux adaptée de ceux qui sont passés à l’acte sont des priorités de santé publique. Du côté du repérage, l’auteur a effectué avec Marie Choquet, épidémiologiste et directrice de recherche à l’Inserm, une étude en milieu scolaire qui dégage un certain nombre de facteurs de risque aisément identifiables mais qui ne sont pas encore toujours reconnus comme tels par les professionnels de santé et du champ médico-social. L’auteur se propose de passer en revue ces facteurs. Du côté de la prise en charge, l’auteur indique à travers l’expérience de son équipe datant de vingt ans, qu’entre l’évaluation initiale d’un jeune en détresse et le choix de l’orientation thérapeutique la plus adaptée, une période intermédiaire d’observation suffisante devrait être proposée afin de déterminer les raisons de la crise suicidaire. L’auteur se propose d’en décrire les moyens et les modalités.
Summary
In France, suicide is the second cause of death among young people. Each year, 550 people under 25 years of age take their own lives, and at least 40 000 attempt suicide. One in three young people who attempt suicide relapse during the following year. A related concern is at-risk behavior, particular on the roads (vehicle accidents are the leading cause of death among young people). Death by suicide is three times more frequent among boys than girls, because of differences in the methods used (hanging or gunshot, in seven out of ten cases), whereas attempted suicide is three times more frequent among girls than boys and involves drug overdose in nine out of ten cases. Better screening of young people at risk is urgently required. The author proposes easily recognizable risk factors that he and Marie Choquet (Inserm) identified through a study conducted in schools. These factors are not always recognized by professionals who deal with adolescents. Regarding hospital management, the author advocates a well-defined assessment period to determine the reasons for the crisis, interposed between the initial evaluation and the choice of the most appropriate therapeutic option.
INTRODUCTION
Lorsqu’ils rapportent l’information d’un nouveau cas de suicide d’enfant ou d’adolescent en France, les médias se font régulièrement l’écho d’une augmentation jugée inquiétante du taux de suicides chez les jeunes. Et ils se perdent en conjectures, arguant de telle ou telle influence sociétale nocive ou conséquence directe d’une situation de harcèlement. Or, comme nous le verrons ci-après, si l’on s’en tient aux données officielles fournies par l’Inserm, les derniers chiffres disponibles (année 2009) font état d’une relative stabilité du taux de suicides depuis quelques années.
Même si l’Inserm-CépiDc admet une sous-estimation de ces chiffres d’environ 20 à 25 % en raison de biais statistiques, on est loin d’une situation abusivement qualifiée par certains médias d’ épidémique .
En revanche, ces dernières années, les urgentistes hospitaliers signalent une forte augmentation des admissions concernant des adolescents de plus en plus jeunes (moins de 16 ans) pour intoxication médicamenteuse volontaire, abus de psychotropes licites ou illicites, ivresse aiguë massive (alcoolémie J 2 gr/l) et automutilation.
Et l’on constate également que les accidents de la circulation et de la vie courante représentent chez les jeunes un risque souvent corrélé à la prise d’alcool ou de stupéfiants.
On sait évidemment qu’à l’adolescence, la plupart des jeunes veulent expérimenter des conduites d’essais qui les exposent à des prises de risque plus ou moins avouées.
Si l’on traduisait le mot risque par « écueil », en référence à son origine latine supposée — resecare « enlever en coupant » [1] — on pourrait considérer que l’un des enjeux majeurs des relations adultes-adolescents est, pour les premiers, de devoir baliser et éclairer les écueils les plus dangereux, et pour les seconds, d’avoir envie d’aller s’y frotter. Toutefois, dans notre société, cette mise en tension se manifeste de plus en plus précocement, notamment à travers la consommation excessive de substances psychoactives, plus forte chez les garçons, mais qui concerne un nombre croissant de filles. Les mises en danger se terminent malheureusement de manière dramatique pour certains jeunes, puisque les deux premières causes de décès chez les moins de vingt-cinq ans sont les accidents de la circulation et les suicides, avec une surreprésentation statistique masculine très marquée.
Peut-on facilement déterminer si une conduite relève d’une aspiration suicidaire ?
La réponse semble évidente lorsqu’il s’agit d’une conduite caractérisée par l’intention consciente et volontaire de se donner la mort. Mais cette définition bute sur un postulat que notre expérience clinique ne cesse de vérifier : la plupart des conduites humaines ont une double intentionnalité, consciente et inconsciente [2], ce qui rend l’appréciation du « désir de mort » particulièrement difficile à cerner. On peut prétendre vouloir vivre intensément et se mettre en danger de mort, sans savoir que cette quête de sensations extrêmes est en réalité destinée à faire cesser une souffrance insupportable, oublier ses soucis, escamoter les problèmes, bref, rompre avec ses difficultés personnelles. D’autres abusent de psychotropes pour apaiser leurs tensions ou « dormir » d’une léthargie toxique qu’ils espèrent réparatrice, et trouvent la mort en guise de repos salvateur. Et ceux qui disent vouloir cesser de vivre ne savent pas qu’ils espèrent secrètement mettre fin à cette vie-là et à ses tourments, quitte à se défaire de leur corporéité… pour exister davantage morts que vivants en occupant à jamais la mémoire de leurs proches [3]. C’est le terrible paradoxe du suicide à l’adolescence : vouloir en finir , pour rompre avec le mal-être, mais rester omnipré- sent dans la tête des siens.
Dans tous les cas, c’est le désir de rupture qui doit être reconnu à temps par les témoins. Il ne s’agit plus de simples « incartades », mais de conduites destinées à trancher dans le vif de sa chair, de ses pensées ou de ses relations à autrui, ruptures qui concernent — les chiffres ci-après le confirment — 10 à 15 % des adolescents.
Tous les accidents ne doivent évidemment pas être pris pour des équivalents suicidaires, mais il est impératif d’apprécier, avant qu’il ne soit trop tard, la gravité de l’exposition aux conduites à risque, dès lors qu’au sens propre ou au figuré elles deviennent « tranchantes » pour se couper brutalement du mal-être. C’est cette différence entre écarts et ruptures qui permet de repérer les adolescents suicidaires, comme nous l’avons observé dans une étude en milieu scolaire [4]. Nous rappellerons les principales formes de ces conduites de rupture encore insuffisamment reconnues comme telles par certains professionnels de santé et du champ médicosocial. En présence de facteurs de gravité tels que la précocité d’apparition, le cumul, l’intensité, la répétition et la chronicité des mises en danger de soi, une période d’observation approfondie en milieu hospitalier, à distance de la famille et de l’école, devrait pouvoir être envisagée. Nous verrons avec quels moyens et selon quelles modalités, c’est ce que propose notre équipe au centre Abadie depuis vingt ans, en accueillant environ 350 jeunes suicidaires par an pour une durée de séjour de trois semaines en moyenne.
REPÈRES STATISTIQUES GÉNÉRAUX
En France métropolitaine, avec environ mille décès et près de vingt mille blessés par an, les accidents de la circulation représentent un risque majeur chez les moins de vingt-cinq ans, en cyclomoteur pour les plus jeunes, à partir de quinze ans, en voiture pour les plus âgés [5]. Huit fois sur dix, les victimes sont de sexe masculin. Plus de la moitié des décès se produit durant les week-ends et jours fériés. La nuit, la conduite en rase campagne, la vitesse excessive, l’absence de vigilance dans des véhicules surchargés, sont souvent associées aux sorties en discothèque. Et terrible constat, près de quatre jeunes tués sur dix ont été victimes d’un accident impliquant la prise d’alcool. Récemment présentée dans une note de travail par l’Observatoire Français des Drogues et Toxicomanies (OFDT), la septième enquête nationale ESCAPAD 1 menée en mars 2011 auprès de plus de trente mille jeunes gens âgés de dix-sept ans [6], indique que l’usage régulier d’alcool est orienté à la hausse (10,5 %), avec une augmentation notable des ivresses répétés et régulières. L’enquête ESPAD 2 qui concerne les élèves de seize ans [7] va dans le même sens : usage régulier d’alcool (13 %), ivresses répétées (3,5 %), consommation régulière de cannabis (3,4 %). À la lumière de tels chiffres, on peut penser que l’abus de substances psychoactives (médicaments psychotropes compris) est sans doute responsable d’une partie des accidents de la vie courante 3 survenant chez les moins de vingt-cinq ans, notamment par noyades et chutes, sachant que dans un cas sur cinq les circonstances restent non précisées [8].
Avec environ 550 décès par an, le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les jeunes [9]. On admet que ces chiffres sont sous-estimés de 20 à 25 % en raison de biais statistiques. Trois suicidés sur quatre sont de sexe masculin. Rare avant l’âge de quinze ans, le suicide surtout les quinze vingt-quatre ans (93 %). La surmortalité masculine s’explique par le fait que les garçons utilisent plus souvent des moyens violents et radicaux : 74 % se suicident par pendaison ou usage d’une arme à feu [10-12]. Au niveau européen, la France se situe en quatrième ou cinquième position des pays à fort taux de suicide — tous situés en Europe du Nord. Parmi eux, les diffé- rences observées d’un pays à l’autre sont peu significatives. Un tel constat conduit évidemment à dénoncer les effets délétères de la modernité dans les pays industrialisés où, notamment, l’individualisme et l’esprit de compétition peuvent menacer l’intégration des plus vulnérables dans le corps social et altérer les dynamiques familiales. Retenons que le contexte sociétal contribue à appauvrir les liens interhumains et à fragiliser ceux qui ont du mal à trouver leur place, en famille et en société.
Les études épidémiologiques ne permettent pas d’établir un « profil type » du jeune suicidé, mais on observe une surreprésentation d’individus issus de régions rurales 1. Enquête sur la Santé et les Consommations lors de l’Appel de Préparation à la Défense .
2.
European School Survey Project on Alcohol and Other Drugs .
3. Traumatismes non intentionnels excluant les accidents de la circulation et les accidents du travail.
et de sujets en situation de difficultés socio-familiales patentes. Les principaux facteurs de risque relevés sont les suivants : déscolarisation précoce, qualification professionnelle faible, absence d’emploi stable, famille perturbée par le chômage, la désunion, l’instabilité, la maladie. D’autres facteurs de risque, moins visibles socialement, sont fréquemment retrouvés : précarité des liens interpersonnels, troubles psychologiques et des conduites, famille plus exposée aux morts violentes et aux ruptures de tous ordres. Enfin, tous les jeunes suicidés sont loin d’être des malades mentaux, mais certains troubles psychiatriques augmentent fortement le risque de décès par suicide ; c’est en particulier le cas de la schizophrénie, de la dépression grave et de l’anorexie mentale [13, 14], affections qui multiplient le risque statistique par vingt ou trente.
Tandis que les morts violentes et blessures physiques graves dues à des actes délibérés ou à des prises de risque inconsidérées touchent principalement les jeunes hommes, les tentatives de suicide (TS) sont elles, surtout féminines. Selon les estimations officielles, le tiers des deux cent mille suicidants hospitalisés chaque année en France concerne des sujets de moins de vingt-cinq ans dans la proportion de trois femmes pour un homme [10]. Les enfants sont rarement impliqués, mais la part des jeunes adolescents (douze seize ans) a considérablement augmenté au cours des quinze dernières années, surtout chez les filles. Neuf fois sur dix, les jeunes suicidants ont effectué une intoxication volontaire aiguë, le plus souvent au moyen de médicaments psychotropes régulièrement prescrits. Près d’un tiers récidivent dans l’année qui suit la tentative, la gravité du geste augmente avec la répétition et toute TS expose son auteur à un risque ultérieur significatif de décès par suicide ou par autre mort violente [15].
Contrairement à une opinion répandue, la corrélation entre idées de suicide et passage à l’acte est forte, ce qui doit inciter à prendre au sérieux les intentions autant que les menaces suicidaires. Dans les enquêtes en population générale, si 8 % des garçons et 13 % des filles âgés de onze à dix-neuf ans déclarent penser fréquemment au suicide, parmi eux 41 % reconnaissent avoir déjà fait une TS [12]. Malgré ces chiffres, les menaces suicidaires sont encore trop souvent perçues par l’entourage comme l’exercice d’un chantage auquel il ne faudrait pas accorder une importance excessive pour éviter la manipulation. Les mêmes personnes ont tendance à ne prendre en considération que les jeunes « qui se donnent les moyens d’en finir », interprétant les velléités et les actes bénins des autres comme de simples « gestes d’appel » ou de banales « manœuvres d’intimidation. » De telles positions de principe sont dangereuses ; elles ne retiennent que la pression intentionnelle qu’exercent les jeunes suicidaires sur autrui, et négligent l’intentionnalité inconsciente et l’ambivalence qui caractérisent leurs conduites.
On sait que les jeunes suicidants présentent des symptômes anxio-dépressifs dont la précocité d’apparition, l’intensité des manifestations et la comorbidité avec d’autres conduites pathologiques peuvent révéler de graves troubles évolutifs de l’humeur ou de la personnalité. Dans notre propre expérience [3], et en tenant compte de l’évolution des adolescents examinés au cours des deux années suivant leur TS, la proportion de jeunes suicidants atteints d’une pathologie mentale est d’environ un sujet sur cinq, le risque se révélant nettement plus élevé chez les garçons (un tiers) que chez les filles. Parmi ces jeunes, les diagnostics le plus souvent retenus sont ceux de maladie dépressive (15 %), de psychose (8 %) et d’état-limite ou personnalité borderline (10 %).
Les familles des jeunes suicidants sont marquées par les ruptures de tous ordres et les troubles graves des relations (violences physiques et sexuelles, abandons, rejets et reniements, etc.) majorés par l’alcoolisme ou la toxicomanie, la dépression, la maladie mentale ou le comportement suicidaire des parents et ascendants. Il n’est cependant pas rare que les adolescents concernés évoluent dans des familles apparemment « sans histoires » où les difficultés relationnelles sont liées au flou de la place et du rôle de chacun et à l’« incestualité » de la dynamique familiale. À travers ce mot évocateur, nous faisons référence aux modes de relations intrafamiliales se transformant en intolérables effets de rapproché lorsque la puberté sexualise tous les liens (exclusivité relationnelle avec l’un des parents excluant l’autre, attitudes parentales excessivement possessives et intrusives, etc.).
LES CONDUITES DE RUPTURE
Avec Marie Choquet, épidémiologiste de l’Inserm, nous avons publié il y a une dizaine d’années une étude portant sur le repérage du risque suicidaire chez les collégiens et lycéens fréquentant l’infirmerie scolaire [4]. Nous avons ainsi pu vérifier que ce lieu était un véritable observatoire du mal-être des adolescents, puisque les élèves les plus enclins à aller souvent à l’infirmerie constituent une population « à risque », quelle que soit la raison pour laquelle ils s’y rendent. Et si peu expriment spontanément des idées suicidaires ou de graves perturbations personnelles ou familiales, la plupart acceptent facilement de renseigner un auto-questionnaire précis et de répondre aux questions de l’infirmière, dès lors que celle-ci se sent suffisamment « à l’aise » pour les poser. Cet aspect est important, car ces élèves sont connus pour solliciter eux-mêmes les professionnels de santé hors du cadre scolaire (la moyenne des consultations de médecins de ville est le double de celle observée chez les adolescents de la population générale), ce qui n’en fait pas, contrairement à certaines idées reçues, une population réfractaire aux soins. Ils redoutent le jugement et le regard critique des adultes, mais espèrent être reconnus et aidés dans leur souffrance. Ce point positif nécessite que les professionnels consultés s’emploient à faciliter le dialogue avec les adolescents, en se montrant notamment respectueux mais assez directs dans leurs questions, car les adolescents détestent la « langue de bois » et les circonvolutions verbales.
Un commentaire complémentaire moins optimiste doit toutefois être ajouté : les deux tiers des élèves consultants sont des filles, ce qui confirme qu’en ville ou à l’école, celles-ci utilisent davantage les dispositifs d’aide et de soin que les garçons, pourtant à fort risque statistique. Eux se manifestent surtout à travers des conduites antisociales qui les confrontent plus souvent aux autorités administratives, voire dans les cas graves, à la police ou à la justice. Et leur éventuelle « médicalisation » est généralement plutôt subie que choisie, à travers la fréquentation des urgences hospitalières (ivresses, accidents). Il faudrait donc cesser de banaliser ces « passages aux urgences », et les assortir d’une évaluation médico-psychologique systématique — principe encore loin d’être retenu dans la plupart de nos hôpitaux, faute de moyens, face à l’afflux croissant des admissions, et en lien avec l’engorgement de ces services dû à l’absence d’un dispositif efficace de tri des « petites » et « grandes » urgences.
Quoi qu’il en soit, notre étude montre que les adolescents consultants qui sont en quête d’aide se caractérisent paradoxalement par diverses formes de ruptures destinées à « se couper » de leur mal-être ou d’une situation jugée insupportable. La rupture peut s’exprimer jusqu’à la déchirure à travers l’abus de substances psychoactives : comparée à la population générale du même âge, cette population prend davantage de médicaments pour dormir ou contre la nervosité ; elle consomme plus de tabac, d’alcool et de cannabis (deux à trois fois plus), et déclare une fréquence importante d’ivresses prononcées. Elle reconnaît plus d’antécédents de TS, généralement par intoxications médicamenteuses volontaires (une fille sur cinq et un garçon sur dix), mais aussi, dans notre expérience, des velléités de strangulation souvent passées inaperçues.
La rupture prend également la forme de l’absentéisme ou de la fugue caractérisée, autre manière de dire en acte : « Je me casse. » Quatre consultants sur dix déclarent ainsi « partir sans prévenir où ils vont », la fugue constituée et reconnue comme telle concernant un jeune sur sept, soit trois fois plus que les élèves de la population générale.
Les troubles du sommeil sont fréquents, sous la forme de difficultés d’endormissement avec envahissement de la conscience par les « idées noires ». La rupture peut se traduire par un sommeil haché, entrecoupé d’épisodes cauchemardesques et de phases d’éveil angoissé, ainsi que par le réveil matinal précoce caractéristique de la dépression.
La déchirure peut encore être cutanée, à travers les automutilations (un consultant sur quatre), phénomène qui n’a cessé de prendre de l’ampleur chez tous les adolescents en mal-être. Rarement reconnues comme suicidaires (à la différence des phlébotomies), il s’agit de scarifications superficielles, d’abrasions ou de brûlures de la peau effectuées typiquement sur l’avant-bras opposé à la main directrice, qui représentent, avec l’ivresse alcoolique, l’une des formes les plus précoces de rupture annonçant un risque suicidaire élevé. Comme l’a montré, depuis, le travail de notre équipe du centre Abadie, ce risque est encore plus important, avec une comorbidité marquée dans le registre des troubles graves de la personnalité, chez les adolescents qui s’infligent ces violences cutanées sur d’autres parties du corps, en particulier le ventre et les cuisses [16].
Au cours de la dernière décennie, nous avons également observé le développement des ruptures alimentaires, par excès (crises de boulimie suivies de vomissements provoqués) ou par défaut (restrictions anorexiques).
Nombre de ces violences agies sont corrélées à des antécédents de violences physiques ou sexuelles subies. Dans notre étude de 2001 [4], deux tiers des consultants disent avoir été victimes de moqueries, un quart de violence physique et 12 % des filles et 3 % des garçons de violences sexuelles. Enfin, les consultants déclarent plus d’antécédents d’accidents que les autres, et reconnaissent diverses prises de risque privilégiant les sensations fortes pour « oublier » les émotions douloureusement ressenties.
Toutes ces conduites de rupture accompagnent ou annoncent un risque suicidaire élevé, les antécédents de TS et la récurrence des idées de suicide aggravant évidemment ce risque. Cinq critères de gravité sont impérativement à prendre en compte : la précocité d’apparition des premières « déchirures » (avant l’âge de quinze ans), le cumul de différentes formes de rupture, leur intensité, la répétition de ces conduites, et la chronicité des modes de coupure d’avec la souffrance et/ou la réalité. Ajoutons un sixième critère : l’« inversion » des conduites en fonction du sexe, lorsqu’une jeune fille adopte des conduites de rupture typiquement masculines (violences contre autrui, déchirures aux drogues, attitudes de défi), ou qu’un jeune homme se scarifie, avale des médicaments en excès ou développe des crises de boulimie avec vomissements provoqués.
NÉCESSITÉ D’UN « SAS DE DÉCOMPRESSION »
La Haute Autorité de Santé (HAS) a repris les recommandations professionnelles publiées par l’ANAES 4 en 1998 [17], considérant comme indispensable « la triple évaluation somatique, psychologique et sociale des jeunes suicidants admis en service hospitalier d’urgence ou de réanimation ». Ces recommandations sont aujourd’hui appliquées dans la plupart des hôpitaux français, mais les praticiens qui les mettent à l’œuvre manquent souvent de temps et de disponibilité pour effectuer une évaluation médico-psychologique approfondie. Le flux des admissions, l’absence de lits-portes, et plus généralement le manque de lits de pédiatrie ou de médecine à même d’assurer le relais, compliquent singulièrement leur tâche. La gravité somatique du passage à l’acte, la cohérence du discours, le niveau apparent de l’humeur, la nature du facteur déclenchant invoqué, la demande des parents, sont les principaux critères qui conditionnent le type d’orientation ultérieure, ambulatoire ou institutionnelle. À chaud, que disent les rescapés lorsqu’ils se réveillent ?
Certains regrettent de ne pas avoir trouvé une bonne fois la paix éternelle ; d’autres, les plus nombreux, nient avoir voulu mettre fin à leurs jours, parlant d’un besoin urgent de repos, non d’un désir de mort. La plupart déploient au décours de leur TS une surprenante vitalité, interrogeant les soignants des urgences pour savoir qui, de leur entourage, s’est manifesté depuis leur arrivée à l’hôpital, avant d’exiger leur sortie immédiate pour rejoindre leurs proches et reprendre leurs activités. Banalisation, dénégation et précipitation constituent une nouvelle « urgence » qui résonne 4. Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé.
comme un besoin d’annulation teinté de culpabilité et qui s’amplifie face à l’incompréhension ou aux attitudes de rejet plus ou moins marquées dont les jeunes suicidants sont l’objet. Ce besoin d’effacement fait évidemment écho à celui des soignants dont la rotation rapide des lits impose des sorties rapides dès la fin des soins somatiques, et à celui des proches tentés eux aussi de soustraire les adolescents d’une scène où pourrait se révéler au grand jour d’éventuels dysfonctionnements familiaux.
C’est ce contexte de « crise dans la crise » qui nous a amené à créer en 1992, au CHU de Bordeaux, une unité-relais spécialisée de quinze lits, dotée d’une équipe pluridisciplinaire formée — en ETP 5 — de deux psychiatres, un interne en psychiatrie, deux psychologues, deux assistantes sociales, douze soignants et deux agents d’entretien.
Cette unité nommée UMPAJA 6, la première du genre en France dans des indications aussi spécifiques, accueille environ 350 jeunes « suicidaires » par an — après une TS, en relais des Urgences, ou en prévention, compte tenu des conduites de rupture observées. La durée moyenne de séjour est de trois semaines. L’objectif est d’effectuer un bilan approfondi dans un cadre souple et tolérable, chargé de supports symboliques, afin de créer une mobilisation, une dynamique propice à la réflexion et au dialogue. En l’occurrence, ce que propose notre équipe, c’est un service hospitalier à l’intérieur duquel on ne distingue pas d’un côté les aspects hôteliers et, de l’autre, les outils « nobles » du soin. Il s’agit au contraire d’articuler les espaces et les temps pour fournir des métaphores véhiculant les principes-clés de contenance (non de détention ou de rétention), de protection et de différenciation (distinctions entre dedans/dehors, interne/externe, intime/collectif, individuel/groupe). L’expérience aidant, l’ensemble de l’équipe a, peu à peu, défini les divers composants de ce cadre en cherchant à les mettre en cohérence pour qu’ils produisent des figurations susceptibles d’être acceptées puis saisies par les jeunes en souffrance.
L’architecture du service distingue ainsi nettement les espaces publiques et privés.
Le couloir, le réfectoire, la buanderie, la salle de repos-bibliothèque, le balcon sécurisé, sont des espaces publiques de libre circulation. Par contre, les espaces dédiés aux échanges soignants-soignés, c’est-à-dire la salle réservée aux soins physiques et les pièces où se déroulent les entretiens, ont une situation d’entre-deux et sont préservés du bruit et du regard. Ces zones de rétablissement des limites — corporelles et psychiques — sont en quelque sorte « coupées » du monde des excitations et des connivences. Elles sont aussi spécialisées. Sauf impossibilité due à l’état de l’adolescent, les soins corporels ne sont jamais effectués dans les chambres.
Ils relèvent de la salle de soins, et se déroulent hors de la présence d’observateurs. De même, aucun entretien « psy » n’a lieu dans les chambres considérées comme des espaces privés de repos. La plupart de celles-ci sont individuelles et dotées de portes pleines dépourvues de « regard ». Il y a cependant une chambre médicalisée (lorsque l’état physique d’un jeune le nécessite) et deux chambres doubles (pour les jeunes patients ne pouvant pas supporter de rester seul, au moins au début du 5. Equivalent temps plein.
6. Unité médico-psychologique de l’adolescent et du jeune adulte.
séjour). Les soignants n’entrent jamais dans les chambres sans frapper avant d’entrer.
Aucun séjour ne peut avoir lieu sans le consentement de l’adolescent. Chaque jeune patient visite d’abord le service en compagnie d’un soignant qui lui en explique le fonctionnement. Il prend ensuite connaissance avec lui du règlement intérieur dont il doit lire et commenter les divers points spécifiés dans un livret d’accueil. L’adolescent peut alors demander au soignant des précisions supplémentaires, moment évidemment très révélateur de la manière dont il se représente les limites. Le séjour peut officiellement débuter lorsque le jeune déclare accepter de se conformer à ce règlement écrit qui débute par cette phrase : « Ici, chacun s’engage à se respecter lui-même et à respecter les autres ». La « ritualisation » protocolaire de l’accueil comporte une autre obligation non suspensive : celle de souscrire aux 48 heures d’isolement inaugural, figuration de la rupture à travers laquelle l’institution reprend la main (tant auprès de l’adolescent que de son entourage). Dans cet intervalle, les parents sont reçus par l’une des assistantes sociales du service, pour qu’ils puissent déposer leur propre souffrance, témoigner des difficultés rencontrées et être reconnus comme des interlocuteurs à part entière. Parents qui bénéficieront ensuite d’entretiens familiaux en présence de l’adolescent et du psy référent.
Au cours de son séjour, chaque adolescent doit s’impliquer dans les actes de la vie quotidienne (rangement de sa chambre, gestion de son linge en utilisant la laverie interne au service). Il doit aussi mettre son prénom sur un tableau pour participer à un « tour d’entretien » (auto-désignation de deux responsables journaliers de l’état du réfectoire et des parties communes). Mettre de l’ordre dans ses affaires, se gérer, laver son linge soi-même (et non plus en famille), s’inscrire volontairement dans un entretien visant à faire le ménage, sont ainsi des expressions permettant à chacun de naviguer du sens propre au sens figuré.
Les jeunes savent d’emblée que la durée d’hospitalisation n’excédera en aucun cas quatre semaines. Il est en effet important de leur proposer un temps tolérable, représentable, et de figurer une transition, un passage, en évitant l’enlisement dans la répétition qui ferait perdre leur valeur aux figurations proposées. En revanche, chaque adolescent peut avoir la possibilité d’effectuer plusieurs séjours entrecoupés d’intervalles libres, afin qu’il puisse apprécier lui-même ses possibilités d’engagement thérapeutique ambulatoire et voir s’il parvient à faire face aux exigences de la réalité.
Les journées sont rythmées par un programme d’activités qui comprend des rencontres formelles obligatoires (entretiens individuels, groupes de parole), des ateliers d’expression et des plages de temps libre. L’« expression » fait évidemment appel à divers types de médiation (expression corporelle, « boxe éducative », atelier d’écriture, contes et légendes, etc.), de même que la « projection » (punching-ball, mur d’expression libre, arts plastiques). Les trois registres du langage (expression, inscription, communication) sont déclinés aux sens propre et figuré. L’ensemble contribue à définir un cadre dense, mobilisateur, assorti de « prises d’air », propre à constituer un espace de soins intensifs pouvant figurer la « réanimation psychique ».
Les entretiens (avec un soignant ou un psy) ont également une durée calibrée en fonction de leur nature (20, 30 et 45 minutes), afin d’amener le jeune à se contenir et à ne plus se déverser sans limite, ce qui le prépare à pouvoir supporter les séances de psychothérapie qui lui seront ultérieurement proposées. Chaque patient est pris en charge par les soignants et par un psychiatre et un psychologue référents qui reverront l’adolescent après sa sortie, parallèlement au suivi ambulatoire assuré par un correspondant de ville ou, à défaut, par le département de consultations externes du centre Abadie.
CONCLUSION
Les adolescents suicidaires sont des jeunes en mal-être . Ils se disent mal dans leur peau, mal dans leur tête, dans l’incapacité de donner du sens à leur vie. Certains d’entre eux présentent de graves troubles de l’humeur ou de la personnalité. Mais la plupart ne sont pas malades. Ils sont en souffrance parce qu’ils ont l’impression douloureuse de ne pas parvenir à « se trouver » et à se vivre comme sujets à part entière, distincts et respectés comme tels par les autres. Les plus jeunes éprouvent un sentiment de « non-existence » à un moment critique où la puberté oblige chacun à une double reconnaissance : se reconnaître (soi-même) et être reconnu (par les autres) à la fois comme le même — toujours aussi unique et singulier, en continuité avec soi — et un individu dorénavant différent du fait de l’avènement du corps génital et de la sexualisation des liens. Ce double mouvement et l’inscription qui en résulte dans la différence des sexes et des générations fondent le sentiment d’identité, construction évolutive qui apparaît — chez ces adolescents en difficulté — barrée, bafouée, niée ou attaquée. Les raisons du mal-être peuvent évidemment être multiples. Elles appartiennent souvent à l’histoire personnelle et familiale de ces adolescents et se révèlent lors de la survenue d’événements de vie défavorables — généralement des situations de perte ou d’abandon. Le contexte sociétal en favorise l’émergence dans la mesure où notre société moderne individualiste reconnaît davantage l’identité objective (ADN, empreintes biologiques) et le positionnement spatial d’un objet en mouvement (GPS), que l’identité subjective et la situation du sujet dans le corps social.
Avoir le sentiment de « non-exister » mène à une logique de rupture , ce qui peut sembler paradoxal à première vue mais ne l’est pas. Il s’agit en effet, pour ces adolescents, de faire cesser une souffrance qui leur est intolérable ; ce faisant, ils s’emploient à rompre d’une manière active pour mieux se défaire d’une situation ou d’une position subie, jugée intenable ; en tranchant ainsi, ils espèrent secrètement se démarquer, se distinguer, et donc se faire reconnaître ; à leur insu, l’intensité de la rupture qu’ils expriment témoigne enfin d’une volonté plus ou moins affirmée de « marquer l’autre » pour davantage exister à ses yeux. Toutes ces intentions (dont certaines ne sont pas conscientes) se trouvent convoquées avec une acuité extrême dans l’acte suicidaire. Notre postulat est d’ailleurs qu’il ne peut pas y avoir de tentation du suicide sans, d’une part, une souffrance identitaire majeure et, d’autre part, une revendication d’existence et de reconnaissance, fut-ce à titre posthume.
Comment aider ces jeunes, dans nos pratiques ? En reconnaissant à temps toutes les conduites de rupture, en leur permettant d’exprimer leurs souffrances autrement qu’à travers des passages à l’acte, et en mesurant combien la fonction de tiers se révèle aujourd’hui centrale en matière de prise en charge des adolescents qui vont mal et de leurs familles. L’offre de médiations — ambulatoires ou institutionnelles — doit favoriser un travail de la crise , pour que chacun parvienne peu à peu à comprendre qu’une souffrance en cache souvent une autre. C’est également pourquoi la définition de cadres d’évolution pour « contenir sans détenir » se révèle indispensable. Il s’agit de proposer des temps et des espaces d’évolution permettant à l’adolescent et à ses proches de trouver une place singulière évitant la confusion, le mélange. L’enjeu est à la fois de proposer à chacun une prise en charge différenciée et d’établir des espaces de confrontation qui ne menacent ou n’excluent aucun des protagonistes.
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