Résumé
Les guerres ont toujours concerné les enfants. Mises à part les conséquences physiques (mort, blessures, handicap), le préjudice moral que subissent ces enfants laisse des séquelles importantes. Résultats d’une étude entreprise chez un groupe d’enfants de 6 à 10 ans ayant vécu la guerre au Liban, et chez un autre groupe d’enfants nés à Paris de parents migrants libanais.
Summary
Children are always concerned by wars. Physical consequences (death, severe wounds, disability) are surely important, but physiological trauma can also be grave. We studies the impact of war on two groups of children aged between 6 and 10 years. The first group consisted of children living in Lebanon during the war, and the second was composed of children born in Paris of Lebanese migrant parents.
INTRODUCTION
Les guerres ont existé depuis que le monde existe, et ont toujours concerné les enfants.
Il y a eu des civilisations de guerre, où l’enfant n’était considéré qu’en fonction de sa valeur combattante. Si l’exemple de la civilisation spartiate est le plus connu, il n’est
certes pas le seul, puisque partout dans le monde à cette même époque, de Carthage au Pérou des incas, la situation était identique allant jusqu’au sacrifice des enfants aux Dieux de la guerre. La première grande guerre mondiale a été souvent présentée comme une guerre pour les enfants sans pour autant les épargner.
Les déclarations et l’adoption des droits de l’enfant et les différents protocoles additionnels n’ont pas abouti à la protection réelle des enfants en cas de conflit, si bien que toutes les guerres aujourd’hui sont « contre les enfants » d’autant que de nos jours la guerre n’est plus aux frontières, mais au sein même de la société civile.
Nous comprenons dès lors que les enfants en soient les premières victimes. Alors que les medias, avides de sensationnel stigmatisent avec clichés à l’appui l’atteinte physique de l’enfant dans son corps, il est étonnant de constater que très peu d’auteurs se soient intéressés au préjudice moral que subissent les enfants en période de guerre.
La loi du silence observée à l’intérieur des familles et des communautés ayant vécu des événements traumatiques semble donc s’appliquer à la société entière et aux soignants.
Ayant vécu la guerre du Liban, nous avons voulu combler cette lacune, non seulement dans un but diagnostic, mais surtout pour mettre en place une prise en charge adéquate de ces enfants en vue de leur réinsertion sociale.
RAPPELS SUR LA GUERRE DU LIBAN
La guerre du Liban a duré de 1975 à 1991. Elle a fait de 1975 à 1990 environ 200.000 morts, et 300.000 blessés selon un rapport officiel du ministère des affaires sociales.
Le nombre de morts durant cette période équivaut à 7 % de la population estimée à l’époque et celui des blessés et invalides à 10 %. Par ailleurs, toujours selon les mêmes sources, 900.000 libanais ont quitté le pays, soit près d’un quart de la population.
Qu’il s’agisse de la situation de guerre ou de la migration, les enfants ont vécu en situation de crise qui a très probablement perturbé leur comportement psychoaffectif. Selon R Kaïs : « c’est sans doute par le vécu de la crise que la notion d’une rupture apparaît fondamentale et il s’agit d’une séparation et d’un arrachement ».
[3] La tragédie libanaise n’a donc pas épargné les enfants qui ont vécu dans une atmosphère de violence légitimée. Cette violence légitimée a été « un moyen d’action exceptionnel dans une situation elle-même exceptionnelle. Cependant, quand cet exceptionnel s’étale dans le temps, il se banalise et banale aussi devient la violence qui l’accompagne, de sorte qu’à terme la violence finit par prendre les apparences d’une normale familière … ». [4]
Il nous a semblé impératif de nous poser deux questions :
— les enfants libanais ayant vécu la guerre sont-ils tous perturbés ?
— les enfants libanais nés à Paris de parents libanais migrants sont-ils affectés par les traumatismes subis par leurs parents ?
Dans notre département à l’Hôtel-Dieu de France (Beyrouth), M. GANNAGE a réalisé une étude pour répondre à ces questions en 1991 et 1992. * [2] CHOIX DE LA POPULATION ETUDIEE — METHODE
Nous nous contenterons de l’étude de deux échantillons d’enfants :
— 30 enfants nés au Liban et ayant vécu la guerre au Liban : échantillon L.L — 14 enfants nés à Paris de parents libanais migrants : échantillon L.
La méthode a consisté en un entretien avec les enfants et leurs parents, entretien suivi de tests psychologiques (PM47, le Rorshach, le TAT, la figure de Rey).
L’échantillon L.L
Les enfants ont tous entre 6 et 10 ans et sont à égalité des deux sexes. L’échantillon comprend autant de chrétiens que de musulmans. Ils ont été sélectionnés au hasard dans les écoles.
L’échantillon L.
Egalement constituée d’enfants chrétiens et musulmans ayant entre 6 et 10 ans et comprenant autant de garçons que de filles. Il s’agit d’enfants choisis au hasard, fréquentant tous les mercredi et samedi après midi une école dirigée par des responsables libanais. L’objectif principal de cette école étant l’enseignement de la langue arabe aux enfants libanais.
Cette sélection des enfants entre 6 et 10 ans correspond à la période de latence, habituellement considérée comme une phase de renforcement du Moi, qui perçoit de mieux en mieux la réalité et contrôle de manière plus adaptée les conflits de l’enfant avec l’entourage ou à l’intérieur de lui-même.
* Docteur Myrna GANNAGE est docteur en psychologie clinique : Service de Pédiatrie — Hôtel-Dieu de France — Beyrouth — LIBAN.
ETUDE DE L’ENFANT
Entretien clinique
Plusieurs questions sont posées à l’enfant :
Comment l’enfant s’imagine-t-il à l’âge adulte ? Quels sont ses jeux et ses loisirs ?
Est-il en général un enfant gai ou triste ? Qu’est-ce qui le rend gai ? Qu’est-ce qui le rend triste ? A-t-il des peurs ? A-t-il des problèmes de sommeil ? Rêve-t-il ? Peut-il faire le récit d’un rêve ? Quels seraient les trois vœux qu’il demanderait à une fée de réaliser ?
L’examen psychologique
Permet alors de redécouvrir l’enfant à travers les tests, en approfondissant ce qui avait été survolé au cours de l’entretien clinique.
Les tests utilisés ont été : le PM 47, l’épreuve de vocabulaire du WISC-R, le Rorschah, le TAT, et la figure de Rey. De l’édition originale du TAT comprenant 31 planches ont été retenues les planches 1, 2, 3 BM, 5 proposées aux garçons et aux filles, 6 BM, 7 BM, 8 BM proposées aux garçons, 6 GF, 7 GF, 9 GF proposées aux filles, 11, 13 B, 19 et 16 proposées aux garçons et aux filles.
L’entretien avec les parents
Cherche à savoir leur comportement, ainsi que celui des enfants au moment où se déroulaient les événements traumatiques. Pour les parents migrants, les questions cherchent à se renseigner de plus sur le contexte et le motif de la migration. Quelles relations maintiennent-ils avec leur pays d’origine ? Peuvent-ils évoquer avec leurs enfants ce qu’ils ont vécu durant la guerre ?
SITUATION DE L’ECHANTILLON L.L
Les enfants qui « vont bien »
Il s’agit d’enfants qui donnent l’impression de n’avoir aucun problème. Ils n’ont fait l’objet d’aucune plainte ni du côté des parents ni du côté de l’école.
Ils représentent le tiers du groupe, en nombre égal entre filles et garçons. Ils sont surtout de niveau socio-culturel favorisé. Ce qui les caractérise surtout c’est la peur.
Certains ont peur des animaux, d’autres évoquent les peurs qu’ils avaient durant la guerre : peur des obus, des enlèvements, peur pour les gens qu’on aime et qui ne sont pas bien abrités, peur d’être seul.
Sylvie MANSOUR, retrouve la même situation dans son étude chez les enfants palestiniens [5]. Comme elle, nous pouvons penser que la peur se rattache à l’anticipation d’une séparation possible. Si on demande à ces enfants d’imaginer qu’une fée leur permet de réaliser un vœux, cinq d’entre eux formulent le vœux suivant :
« vivre longtemps avec la famille et n’avoir jamais à se séparer d’elle ».
Notons au passage que 9 enfants sur 10 de ce groupe jouent aussi bien à la guerre qu’à d’autres jeux.
Les enfants perturbés
Douze enfants sur vingt présentent un état dépressif avec la triade symptomatique :
douleur psychique, inhibition psychomotrice, perte de l’estime de soi. Ces enfants ont une inappétence pour les jeux et les activités, et plus encore pour le travail scolaire. Ils ont peur : peur d’être seul, peur des obus, peur avant de dormir, peur d’être tué.
Leurs rêves sont inanimés, faits de cadavres, et de mort de l’un des deux parents.
Mounir (10 ans) raconte : « un cadavre vient sur moi avec un couteau, il rentre par la fenêtre, il me tue … ».
Certains ne rêvent plus, et n’ont aucun vœu à formuler à la fée.
Neuf de ces enfants sont instables, agités ne pouvant tolérer quelques minutes d’absence de leur mère. Cette tyrannie vis-à-vis de la mère est liée à la nécessité qu’a l’enfant de se servir d’elle comme d’un Moi auxiliaire.
SITUATION DE L’ECHANTILLON L.P
Grandir entre deux cultures, tel est le sort des enfants libanais nés en France dans le pays d’accueil de leurs parents. Ces derniers ont émigré parce qu’ils avaient vécu des expériences effroyables durant la guerre.
Les enfants qui « vont bien »
Leur définition est la même que pour l’échantillon L.L.
Ils sont au nombre de quatre et donnent l’impression d’avoir intériorisé deux codes culturels : à la maison, celui du pays d’origine (le Liban), à l’école celui du pays d’accueil (la France).
Les enfants inhibés
L’inhibition de ces enfants se manifeste surtout au niveau relationnel : difficulté de contact avec autrui, attitude de retrait, non participation à l’échange verbal, alors même que la communication émotionnelle peut être intense.
Bien qu’aucun de ces enfants ne parle de peur, ils présentent tous un comportement anxieux. Aucun de ces enfants n’a rapporté de rêve. Deux de ces enfants ont des difficultés dans la sphère du langage.
Ces enfants présentent une inhibition à rêver et à imaginer. Ils jouent peu, à des jeux très conformistes.
Ils formulent tous un seul vœu à la fée : être premier en classe et tout le temps.
Les parents de ces enfants contrairement aux parents des enfants qui vont bien, refusent de conserver des liens avec les traditions libanaises et de les transmettre aux enfants.
R.Faure écrit : « la tradition est un argument de présence au monde, une force de présence, parce qu’elle est mémoire des mémoires … ». [1] Une vue d’ensemble de toutes ces situations nous permet de tirer les conclusions suivantes. Presque tous ces enfants ont présenté des troubles se manifestant par les symptômes classiques répertoriés dans les critères du diagnostic « d’Etat de stress post traumatique », symptômes de reviviscence : souvenirs répétitifs et envahissant de l’événement provoquant un sentiment de détresse. D’autres symptômes traduisent une activation neuro-végétative, comme les troubles du sommeil, l’irritabilité, les difficultés de concentration, les réactions de sursaut exagéré.
A ces symptômes s’ajoutent des plaintes somatiques, des conduites régressives, l’angoisse de séparation, des symptômes dépressifs ou anxieux et un blocage scolaire.
LA PRISE EN CHARGE THERAPEUTIQUE DES ENFANTS DE LA GUERRE
La création du centre médico-psychologique d’accueil de l’enfant de la guerre et de sa famille
Ce centre a été créé à la suite de la visite au Liban du Président Jacques Chirac en 1996, en partenariat entre le Ministère de la Santé au Liban et le Ministère des Affaires Etrangères en France. Il comprend une structure fixe à Beyrouth, avec une antenne sur Tyr et une autre sur Nabatieh.
M. Gannagé dirige une équipe pluridisciplinaire qui travaille au centre depuis décembre 1996. Celle-ci est composée de deux psychiatres, trois psychologues, une assistante sociale et une secrétaire.
Les jeunes patients y sont traités uniquement par consultations ambulatoires, avec soutien psychothérapique, et éventuellement appui médicamenteux. Les consultations sont gratuites.
Les professionnels exercent leur activité en relation avec les structures médicales et pédagogiques existantes.
Les pédiatres et les enseignants sensibilisés par des contacts préalables aident à la détection des troubles psycho-traumatiques chez les enfants.
L’action thérapeutique comporte essentiellement :
— Un soutien psychothérapique aux enfants et à leurs parents en séances individuelles :
l’enfant de la guerre est encore plus dépendant de ses parents que l’enfant qui vit dans un environnement sécurisant. L’attitude thérapeutique nécessite alors un respect de cette relation de dépendance avec toute sa complexité.
— La formation du personnel éducatif et scolaire :
Les couples famille/enfant et enseignant/enfant sont abordés. La psychologue scolaire de l’équipe se déplace dans les institutions et les écoles pour sensibiliser les enseignants et les éducateurs à la problématique de l’enfant. Les pédiatres sont sensibilisés par des conférences régulières.
— L’animation de groupes d’enfants à visée thérapeutique :
Deux groupes d’enfants à Tyr et un groupe à Nabatieh ont été créés pour permettre aux enfants ayant perdu un ou deux parents durant les événements de verbaliser leurs émotions. L’objectif de ces réunions avec les enfants en groupe est de favoriser à travers une activité (pâte à modeler, dessin, peinture …) le processus d’abréaction, d’atténuer les sentiments d’échec, d’impuissance et de culpabilité.
De même à travers ces rencontres, les enfants doivent prendre conscience de leur normalité en s’identifiant aux autres. Enfin, il est important qu’ils puissent se projeter dans l’avenir. Vingt et un enfants (3 groupes de 7 enfants chacun) participent à ces réunions.
Des rencontres avec la famille, individuellement ou en groupe, permettent à celle-ci de comprendre les symptômes des enfants et de pouvoir les aider à la maison.
Ce qui a été réalisé est certes très modeste par rapport à ce qui devrait être fait, faute de moyens financiers et logistiques, le Liban vivant encore une crise économique très sévère. Mais il s’agit d’un projet pilote et notre souhait est de le voir se développer non seulement au Liban, mais dans tous les pays où les enfants subissent la guerre des grands.
Au Liban comme ailleurs, nous avons vu des enfants jouer avec des fusils de bois et le passage se faire rapidement vers des fusils réels.
Au Liban comme ailleurs, nous avons vu des enfants qui vivaient ensemble et qui sont devenus des ennemis, parce que leurs parents sont devenus des ennemis.
Au Liban comme ailleurs, nous avons vu des enfants qui jouaient dans la même rue, devenir des ennemis, parce que leur rue est devenue une ligne de démarcation.
A l’heure où le monde est censé combattre le terrorisme, ne faut-il pas commencer par ne plus terroriser les enfants ?
… « Enfants de nos guerres au fond de ta poitrine j’ai mis un oiseau mort » Andrée CHÉDID Poétesse libanaise BIBLIOGRAPHIE [1] FAURE R. — Cité par J.Odougo dans nouvelle revue d’ethnopsychiatrie. 1987, 186.
[2] GANNAGE M. — L’enfant, les parents et la guerre. ESF éditeur. 1998.
[3] KAES R. Missenard et al. — Crise, rupture et dépassement. Paris Dumod. 1979, 11.
[4] MANSOUR S. — Des enfants et des pierres. Paris. Les livres de la revue d’études palestiniennes.
1989, 69.
[5] MAILA J. — Cruauté et société : réflexion sur la violence au Liban. Les conférences de l’ALDEC.
Université Saint-Joseph — Beyrouth. 1985, 41-55.
DISCUSSION
M. Géraud LASFARGUES
Quelles mesures de prévention sont à proposer chez les enfants dans les pays en guerre pour éviter les trauma affectifs et psychologiques ?
La prévention est très difficile à imaginer au moment même de la survenue des conflits, parce qu’il s’agit de situations d’urgence survenant dans des pays dont les structures sociales sont déjà défaites. Les priorités ne sont pas situées du côté de la prévention.
M. Pierre BÉGUÉ
Sur le plan de la méthodologie, pourquoi n’a-t-on pas prévu un groupe d’enfants nés après la guerre ? Les résultats actuels sont-ils exploités et peuvent-ils aider à développer cette prise en charge dans d’autres pays ?
Notre étude a concerné les enfants ayant vécu la guerre d’une manière ou d’une autre, il s’agissait d’étudier l’impact de la guerre sur eux. Concernant l’exploitation de nos résultats dans l’autre pays, je pense que l’impact de la guerre sur les enfants est le même partout dans le monde. Cependant, la prise en charge de ces enfants dépend des possibilités et des réalités de chaque pays.
M. Bernard SALLE
Actuellement vous avez dit que vous suiviez 600 enfants ayant subi les affres de la guerre. Y a-t-il une différence de pathologie et de troubles neuropsychiques entre les enfants chrétiens et chiites ?
Aucune différence n’a été constatée entre les enfants des différentes communautés.
M. Pierre GODEAU
Y a-t-il une différence dans la réaction des enfants au stress « à chaud » lors de la guerre et « à froid » à distance des évènements ?
Bien que notre étude ait été faite « à froid », je pense que les réactions à chaud peuvent présenter quelques différences. Il ne faut pas oublier que c’est surtout la répétition des situations traumatiques et leur reviviscence qui sont à l’origine des troubles psychoaffectifs des enfants.
M. Jean-Daniel SRAER
La situation est-elle la même pour les enfants ne vivant pas à Beyrouth ? Parmi les enfants nés vers 1980, combien sont devenus des « enfants combattants », comme en Afrique, en Amérique latine etc., et sont entrés ensuite dans un cycle de violence ou de trafic illicite ?
La situation était partout pareille, car très peu de régions ont été épargnées. Il y a eu très peu « d’enfants soldats » durant la guerre libanaise.
M. Pierre JUILLET
Parmi les enfants ayant vécu la guerre, avez-vous relevé des syndromes de répétition, classiques chez l’adulte, et quelle fut leur évolution éventuelle ?
Les syndromes de répétition ont été constatés chez presque tous les enfants ayant vécu la guerre du Liban. Quant à leur évolution une étude est actuellement entreprise.
* Chef du Département de Pédiatrie — Université Saint-Joseph — Hôtel-Dieu de France — Beyrouth — LIBAN. pedhdf@usj.edu.lb Tirés-à-part : Professeur Carlo AKATCHERIAN, à l’adresse ci-dessus. Article reçu le 20 novembre 2003, accepté le 25 février 2004.
Bull. Acad. Natle Méd., 2004, 188, no 6, 975-983, séance du 8 juin 2004