Résumé
La connaissance de la délinquance a fait des progrès considérables depuis le début des années quatre-vingts grâce aux enquêtes de délinquance auto-déclarée. Elles nous apprennent que les déterminants des comportements délinquants des adolescents sont liés : à la facilité de réalisation du délit, à la motivation intérieure (frustration dans la famille et à l’école, apprentissage observationnel de l’usage de la violence dans les médias) et à la faiblesse de la réaction sociale.
Summary
Our knowledge of juvenile delinquency has progressed considerably since the early 1980s, thanks to self-reported delinquency surveys. They teach us that the determinants of delinquent behaviors among teenagers are dependent on the facility with which the offense is committed, the internal motivation (frustration in the family and school, observational learning of the use of violence in the media) and the weakness of social reactions.
La connaissance de la délinquance a fait des progrès considérables depuis 50 ans et particulièrement depuis le début des années quatre-vingts. Non seulement les techniques statistiques ont progressé, les chiffres officiels font l’objet de traitements approfondis (certes encore trop rares), mais surtout de nouveaux outils ont été constitués ou améliorés. Je pense notamment aux enquêtes de délinquance auto-
déclarée, en coupe synchronique ou avec suivi de cohortes. Elles permettent de vérifier, au niveau individuel, l’importance des facteurs de la délinquance, et de les hiérarchiser. Comme je vais largement m’appuyer sur les résultats issus de tels travaux, je vais commencer par présenter brièvement cet outil.
Les enquêtes de délinquance autodéclarée
Les « délinquance autodéclarée » sont utiles pour savoir quelle proportion de jeunes a commis au moins un délit et lequel (avec ou sans violence etc.), si le nombre de ces actes a changé dans le temps, s’il existe des variations suivant le milieu socioéconomique, le sexe, l’origine ethnique, à quel moment du cycle de vie les comportements apparaissent et à quel moment ils sont le plus fréquent. Elles le sont d’autant plus que les sociologues étudient les individus et les groupes dans leur milieu naturel et ont donc peu recours à l’expérimentation.
Principe et historique
Le principe de base repose sur l’invitation faite à un échantillon d’un segment de la population de déclarer, avec des garanties d’anonymat, les infractions dont ils sont les auteurs. L’hypothèse est qu’ils seront beaucoup plus sincères que devant un policier ou un magistrat : face à l’enquêteur, ils ne risquent rien à se comporter ainsi.
Et, effectivement, les taux de personnes auteurs d’une ou plusieurs infractions qu’on obtient par cette méthode est tout à fait spectaculaire. La très grande majorité déclarent n’avoir jamais été pris par les autorités (aux États-Unis [1, 2] ; en Suisse [3], en France [4]).
La méthodologie a été régulièrement testée et améliorée pour répondre aux critiques qui étaient faites *. Des échelles sur la propension à mentir des répondants ont été utilisées (1 % ont une forte propension à le faire d’après [5]), que les pairs ont été pris comme informateurs pour corroborer les déclarations (80 % des déclarations sont alors validées [6] ; voir aussi [7]). On a découvert que la dissimulation est un moins grand problème que l’exagération lorsque la période de référence porte sur plusieurs années [8]. Mais, on a également montré qu’en rendant les questionnaires plus sophistiqués, on réduisait très sensiblement ce biais [1].
Pour s’assurer de la cohérence des réponses, la même question est placée plusieurs fois dans le questionnaire ou, à quelques semaines d’intervalle, le même questionnaire est passé : dans ces cas, les réponses concordent largement bien que jamais totalement [9]. Les réponses des jeunes ont même été comparées individu par individu aux statistiques officielles de police et justice [10]. Marcello Aebi [3] a réalisé à la fin des années quatre-vingt dix en Suisse une comparaison de ce type. Il montre que parmi les majeurs toxicomanes qui ont été mis en cause par la police pour un autre délit que l’usage ou la revente de drogue, 89 % déclarent au cours du questionnaire autodéclaré avoir commis un délit comparable à celui qui leur est * Voir la synthèse de Laurent Bègue (2003 : 41-2) et aussi Gimenez (2003 : 27).
reproché par la police (et 11 % ont été mises en causes mais ne déclarent pas de délit comparable lors de la passation du questionnaire).
Au bout du compte, les enquêtes de délinquance autodéclarée font maintenant partie de la « boîte à outil » des universitaires et sont considérées comme fiables par les criminologues les plus respectés, tant en coupe synchronique que pour des études longitudinales. La conclusion générale tirée de ces recherches sur la validité et la fiabilité des enquêtes de délinquance autodéclarée est qu’elles se comparent favorablement avec les autres outils utilisés en science sociale [11].
Enquête dans deux métropoles françaises
En 1999, nous avons réalisé une étude de délinquance autodéclarée à partir du protocole de l’ISRD, qui fait partie des outils les plus sophistiqués. Entre avril et mai, 2.288 jeunes de 13 à 19 ans ont été interviewés. Il s’agit d’un sondage aléatoire au sein de chaque établissement avec un taux de sondage de 5 %, respect de l’anonymat du répondant et volontariat. L’entretien quantitatif a été mené en face à face et en privé par un enquêteur à partir d’un questionnaire (et de questions auto-administrées pour les actes les plus graves).
Les jeunes ont été enquêtés pour savoir s’ils étaient élèves et scolarisés dans les établissements scolaires publics ou privés sous contrat, collèges, lycées d’enseignement général et technologique, lycées professionnels ou polyvalents, classes de segpa et cippa, situés dans le périmètre d’étude. Les élèves en difficulté dans ces deux derniers types de structure ont été échantillonnés au même taux. Le choix d’échantillonner à partir des établissements se révèle meilleur que celui qui consiste à partir des familles comme l’a montré un travail du Max Planck Institut [12] : les taux de réponse sont meilleurs ainsi que la représentation des élèves suivant le milieu socio-économique des parents, et enfin les échantillons tirés dans les écoles repré- sentent mieux les enfants issus des minorités.
Analyser les facteurs de la délinquance des jeunes
La délinquance, comme nombre de comportement, repose sur la motivation. Les acteurs ne deviennent pas délinquants malgré eux : il faut qu’ils aient l’intention d’agir et qu’ils y investissent une somme d’efforts. Il est très important de percevoir que, sans nier le poids des origines et histoires personnelles et sociales, nous avons toujours en face de nous des acteurs dotés de capacités d’analyse. Le nier nous place dans l’incapacité de comprendre pourquoi tous les membres d’une catégorie donnée (mettons les jeunes gens issus de familles défavorisées) n’exécutent pas d’agressions, et inversement, pourquoi certains des membres d’une autre catégorie (par exemple, les jeunes gens issus de familles de commerçants ou de cadres) réalisent ces violences.
Ne pas le voir nous conduirait également à avoir une vision statique des comportements, et donc à ignorer que les jeunes peuvent être des délinquants et, plus tard, sortir de la délinquance. Il ne faut pas ignorer les possibilités de s’amender pour ceux qui ont volontairement commis des actes délinquants. Si l’individu peut se transfor-
mer, c’est bien parce qu’il n’est pas déterminé par ses caractéristiques, même s’il est indiscutable qu’elles pèsent sur ses actions.
Je propose une lecture de l’exécution des délits qui fait une place centrale à la construction des motivations prise comme le processus qui fait naître l’effort pour atteindre un objectif et le relance jusqu’à ce qu’il soit atteint [13]. La motivation n’est pas une qualité inscrite une fois pour toutes dans l’individu, mais un rapport qu’il entretient avec l’environnement matériel (les cibles, leur protection), en valeur (ce à quoi l’on croit, les modèles auxquels on s’identifie), humain (les liens sociaux) et la rétribution (les gains matériels, l’argent, ou symboliques, l’estime du groupe, et les risques encourus).
L’étude montre que, entre 13 et 19 ans, après avoir pris en considération le résultat de leurs infractions passées, les délinquants potentiels décident quels sont les comportements qui sont les plus profitables et ceux qui doivent être abandonnés. Ils laissent de côté ceux qui ne rapportent rien, les actes démonstratifs (dégradations, bagarres), et qui, de surcroît, attirent l’attention de la police si l’on fait partie des auteurs les plus actifs.
Cette lecture de la délinquance des jeunes combine trois blocs de facteurs. Il convient ainsi de distinguer la formation de l’intention, la réalisation de l’action, et la réaction au délit après sa commission. Tous trois contribuent à la motivation.
L’intention est une sorte de « motivation intérieure », la réalisation de l’action correspond à une stimulation « extérieure » (les tentations, la facilité), et la réaction prend en compte ce qui « rebondit » sur la motivation intérieure et extérieure, après coup (on peut aussi dire ce qui rétroagit) : les encouragements et les réprobations.
La motivation est comprise comme produit de l’interdépendance des trois notions.
Le modèle est donc à la fois simple et complexe. Simple, parce qu’on attend que les jeunes qui se placent au croisement des trois facteurs soient les plus actifs (ils peuvent agir, ils ont l’intention de le faire, la réaction est faible). Complexe, parce que l’analyse des intentions peut, par exemple, varier suivant l’âge, le sexe et le type d’acte, tandis que celle des réactions (des parents, de la police, etc.) peut fluctuer suivant le milieu social et l’âge.
Agir : le délit est commis parce qu’on anticipe sa réussite
Le premier facteur de la délinquance est celui qui permet l’action : la réalisation d’un acte dépend de l’existence de la matérialité d’une cible, de son accessibilité (qui se décompose en son existence, son exposition et sa vulnérabilité). On ne peut voler que les objets qui existent ; pour agresser quelqu’un, il faut disposer d’une proie (ou pour qu’il y ait une bagarre de groupe, il faut qu’existe un autre groupe) ; pour taguer, il faut une surface (un mur de taille suffisante, etc.). Ce qui nous intéresse ici est que, pour réaliser de très nombreux actes, il faut de très nombreuses cibles. En effet, la délinquance pose un problème politique et social en raison de la fréquence des comportements et non pas de l’existence en soi du comportement. Autrement dit, s’il ne fait pas de doute qu’un individu puisse toujours réussir à trouver une cible,
Schéma no 1 La production des motivations il n’en va pas de même pour que de nombreux individus réussissent à trouver de nombreuses cibles. Sans cibles vulnérables multiples, pas d’auteurs nombreux.
L’emploi du temps des adolescents est ici crucial : où passent-ils leur temps ? S’ils traînent souvent dans la rue avec une bande de copains, cela leur offre toute latitude pour commettre quelques délits. Voilà pourquoi la supervision parentale est tellement importante. De plus, il est avéré que la bonne entente familiale ne peut pas remplacer la veille des parents. La dimension relationnelle dans la fonction de parent doit être soulignée par opposition au statut de parent : pour l’enfant, ce qui fait sens, c’est probablement la relation nouée de personne à personne. Cela pose la question du savoir-faire des parents.
La réaction en situation est rare (nous la distinguons de la réaction a posteriori, traitée plus bas). Les témoins ne manquent pas, mais ils s’abstiennent d’agir le plus généralement. Le tiers protecteur s’efface : pourquoi prendre des risques pour un inconnu se dit-on. Tout le monde le sait, et le délinquant potentiel l’anticipe. Pour les dégradations, on a noté que les cibles qui sont les plus touchées sont également les plus facilement accessibles : les espaces « sans garant ».
Avant d’être commis, un délit fait l’objet d’anticipations. Et, ce qui motive énormé- ment est de savoir qu’on va réussir . C’est pourquoi les filles se battent beaucoup moins : on ne les laisse pas apprendre comment faire et elles sont moins puissantes physiquement. Celles qui se livrent « à la baston » y vont dans un groupe de garçons, et s’en prennent à d’autres filles : on n’est jamais trop prudente. C’est aussi pourquoi les filles volent autant que les garçons en magasin : pour elles, l’acte est aussi aisé à réaliser que pour eux.
Les vols simples sont la règle, et constituent le premier pas d’un itinéraire qui débouche sur des actes plus sérieux. La certitude du succès joue un rôle primordial.
Pourquoi vais-je voler en supermarché avant 11 ans ? Parce que j’estime que la réussite est au bout de l’acte. Je le fais parce que ça va marcher. Alors, plus la société rend le vol facile, plus il y a de voleurs, et particulièrement chez les adolescents qui sont en phase d’expérimentation et d’apprentissage. Si vous voulez motiver votre équipe pour atteindre un objectif, la première chose à faire est de les convaincre que, ensemble, vous allez y arriver. L’esprit de groupe a les mêmes vertus, au bureau ou lors d’un cambriolage.
Le jeune ne va passer à l’étape suivante que lorsqu’il aura acquis un peu de pratique, les connaissances et les gestes de base, les « fondamentaux ». D’où l’intérêt d’une pratique répétée des petits délits : c’est l’échauffement. Il commencera à estimer qu’il peut réussir : lors il va essayer le cambriolage ou le vol de voiture. Nous savons que, à 13 ans, les adolescents pensent que voler dans un magasin est grave (même si cela ne va pas durer). Mais, c’est tellement facile. Les valeurs sont surpassées par les cibles qui s’offrent. Parfois, c’est l’inverse : la difficulté attire. Le caïd doit montrer qu’il peut réaliser l’infaisable. Il y a toujours des personnalités : certains grimpent en haut du Mont Blanc par la face nord, d’autres tentent un vol de voiture à 12 ans. Ces personnes ont une influence sur les autres : elles sont des modèles. Mais, leur nombre est limité. La masse des trajectoires est guidée par la facilité de réalisation des délits.
Comme on sait que les auteurs d’actes graves ont commencé tôt leur itinéraire délinquant, on peut comprendre qu’une société qui facilite les petits délits récolte les infractions graves après quelque temps.
L’intention intérieure : la frustration
Le deuxième facteur qui permet qu’un acte soit réalisé est l’intention. Elle comprend le degré auquel la personne a l’intention de commettre un acte, l’évaluation interne que fait l’individu de l’acceptabilité du comportement, et les bénéfices attendus. On
ne réalise pas les actes malgré soi dans la très grande majorité des cas. Il peut cependant exister des actions sous contrainte, par exemple d’un caïd dans une bande. On a donc toujours affaire à l’intention d’un individu (ou de plusieurs) de dégrader, de voler, d’agresser. On observe des régularités sociales : les jeunes ont, par exemple, des préférences qui changent entre 13 et 19 ans. Autrement dit, le jeune va attribuer une valeur personnelle aux récompenses qui vont organiser ses actions.
Etant donnée la facilité avec laquelle on peut commettre un petit délit, il ne faut pas beaucoup de motivation intérieure pour s’y lancer. C’est pourquoi on trouve à peu près autant de voleurs en supermarché chez les filles et fils des cadres et des ouvriers.
Il en faut plus pour les infractions graves, et les clivages sociaux reprennent alors de l’importance. La variable de motivation intérieure joue d’autant plus que la facilité décroît.
A facilité de réalisation égale, on peut repérer des intentions d’intensité différente.
Plusieurs éléments les fabriquent. Autrement dit, l’insertion dans la famille et celle dans l’école sont des éléments clés de l’orientation des comportements. Prenons, les difficultés scolaires. Ce peut-être l’entrée dans une filière de « sélection par l’échec », ou les mauvais résultats scolaires. Ceci est plus souvent le cas pour les fils du bas de l’échelle sociale. Même les filles se lancent plus souvent dans la bagarre lorsqu’elles sont issues des milieux qui valorisent la force. Ce peut être le sentiment de ne pas être un bon élève : les enfants de familles aisées à qui les parents « mettent la pression » et qui ne se sentent pas à la hauteur sont plus souvent délinquants.
Voilà l’occasion de rappeler qu’une source importante de frustration est due à la trajectoire scolaire des enfants. Dans les sociétés industrielles, et à plus forte raison post-industrielles, la voie de la réussite est assimilée (à juste titre) à la réussite scolaire. Les deux piliers de la socialisation verticale sont la famille et l’école.
L’absentéisme est un des facteurs les mieux corrélés avec la délinquance : on trouve entre trois fois et huit fois plus de délits chez les élèves absents au moins cinq jours par rapport à ceux qui ne le sont jamais. On comprend que l’existence d’une « culture de la rue » est alors un élément qui doit favoriser les vocations délinquantes : c’est dans ce milieu, plus que chez les enseignants ou les parents, que les gratifications vont être trouvées. Il reste que la frustration ressentie ne joue pas mécaniquement puisqu’elle est essentiellement masculine. On voit que, pour comprendre comment fonctionne la frustration, il faut se pencher sur les caractéristiques de la personne. D’autres facteurs, comme la veille des parents, plus marquée pour les filles que pour les garçons, suffisent à interdire que la frustration naisse ou que le stigmate soit retourné.
La motivation vient aussi des relations avec les parents : si elles sont mauvaises, l’autorité des parents a tendance à s’affaisser : « on va leur montrer ». Le jeune est son propre maître, fait ce qu’il veut : il dénie à ses ascendants le droit de juger et disqualifie les remarques « il est dépassé le vieux ». La séparation ou le divorce fragilisent l’enfant : le divorce a un effet qui concerne davantage les familles de cadres ou professions intermédiaires. Mais, si l’on creuse, les résultats confirment
que ce n’est pas tant la structure familiale qui compte que les relations interpersonnelles au sein de la famille.
L’apprentissage des conduites depuis l’enfance dans la famille fabrique les intentions : les filles sont élevées avec une proscription plus intense de l’usage de la force (relayée plus tard par une meilleure détection des bagarres par la police) et s’en abstiennent nettement plus souvent. Les professions intermédiaires sont certainement le milieu socio-économique qui proscrit le plus l’usage de la violence physique : l’affirmation de soi passe essentiellement par un rapport médiat aux choses et aux autres. Le rapport immédiat et physique, la culture virile, se trouve davantage dans les couches populaires, ouvriers mais aussi artisans et commerçants. Ce n’est pas uniquement le niveau des revenus qui oriente la conduite, mais également les processus cognitifs et leur transmission.
L’intention intérieure : les médias, les valeurs
Les valeurs constituent également une source intérieure de motivation. Il y a une dimension morale dans la réalisation des actes de dégradation, de vol et d’agression.
Le fait que la société relativise la gravité et laisse chacun se faire juge de ses actes fragilise les interdictions : cela renvoie au phénomène de subjectivation des normes dans les sociétés individualistes. Les bonnes raisons ne manquent pas pour commettre un délit. Les valeurs portées par les individus jouent également un rôle. Les comportements humains sont affectés d’une valeur par ceux qui les mettent en œuvre, par ceux qui les constatent ou les subissent. Ce n’est pas à dire que l’explication de l’augmentation de leur nombre repose d’abord ou exclusivement sur un affaissement de la morale, mais qu’il y a un rapport entre le jugement que quelqu’un porte sur une action et le fait qu’il l’entreprenne. Les valeurs sont liées à la production des motivations parce qu’elles renvoient à la compréhension que les acteurs ont des tâches à accomplir. Dans l’enquête, il apparaît que l’estimation de la gravité des différents délits par les jeunes est liée à leur réalisation effective. D’abord, on constate que les actes les plus fréquents sont ceux qui sont les moins graves aux yeux des jeunes. Les enfants qui croient que ce n’est pas grave d’agresser le réalisent plus souvent. Et, plus ils le font, moins ils y voient de gravité, et plus ils anticipent qu’ils vont être couronnés de succès.
Par ailleurs, une des motivations tient à l’hostilité vis-à-vis des représentants de l’autorité et notamment de la police. Mons l’autorité est reconnue, moins les normes affichées sont respectées : la perception des autorités est, toutes choses égales par ailleurs, un prédicteur de la délinquance des adolescents. Cela est particulièrement vrai pour les jeunes d’origine étrangère. Un cercle vicieux de défi mutuel s’est construit entre les forces de l’ordre et ces adolescents.
Il faut enfin faire une place au rôle des médias, généralement sous estimé dans nos sociétés, en dépit de leur omniprésence. Il est nécessaire de se tourner vers les résultats les plus indiscutables, les « hard facts ». Il ne s’agit pas de présenter des
convictions personnelles, mais des faits établis par des chercheurs qui ont consacré plusieurs années voire plusieurs dizaines d’années à ces sujets.
Retenons ce que nous disent les synthèses des études sur le sujet, les méta-analyses (système de quantification des centaines d’études sélectionnées en fonction de leur validité scientifique) et les études longitudinales qui permettent de répondre à la question des causalités. Il en ressort que ceux qui défendent l’effet cathartique (ou d’apaisement) sont des essayistes plus ou moins brillants, mais démentis par la quasi-totalité des études les plus précises.
D’après la recension d’Anderson et Bushman dans Science [14], il existe plus de 3.500 qui montrent une corrélation entre consommation d’images violentes et comportements agressifs, elle sont de 4 types : longitudinal (moyenne des corrélations : r=.18), sondages ou « cross sectional » (r=.19), expérimentation in vivo (psychologie sociale) (r=.20), expérience de laboratoire (r=.25). Des résultats similaires sont obtenus avec l’usage des jeux vidéos.
Les études longitudinales permettent d’aller plus loin dans l’analyse des causalités.
Citons en deux parmi les plus importantes. L’étude longitudinale de Johnson [15] porte sur 707 familles observées durant 17 ans, (1975 à 1991-1993), qui peut prendre en compte les effets de court terme d’exposition aux images et les effets de long terme (10 ans après ou plus).
Ses résultats montrent que la négligence vis-à-vis de l’enfant, les caractéristiques du quartier, la pauvreté, le niveau scolaire des parents sont corrélés avec le temps passé devant la TV. L’âge et le sexe sont aussi corrélés avec l’agressivité, mais pas avec la quantité de TV consommée à un âge donné (14 ans). Enfin, les chercheurs montrent que la consommation de TV à 14 ans explique les agressions subséquentes (agressions avec blessures, vols avec violence ou avec menace d’arme). Par exemple, si l’exposition à la TV est supérieure à 1h par jour à 14 ans, le taux d’auteurs d’actes agressifs ultérieur est de 5,7 %, et s’il est supérieur ou égal à 3h par jour, on atteint 25,3 %. La consommation de TV à 22 ans provoque des agressions subséquentes, même si on contrôle par l’agressivité à 14 ans (qui n’est pas liée à une plus grande consommation de TV après cet âge) et également la consommation de TV avant cet âge. Notons que les études montrent les variations des comportements en fonction de la durée d’exposition. Il ne s’agit pas d’un effet « tout ou rien » (TV ou pas TV) mais d’une relation avec la quantité d’images violentes absorbées.
L’étude de Huesman et all publiée en 2003 [16] est également très instructive. Il montre que, 15 ans après l’exposition aux images entre l’âge de 6 et 10 ans, les filles aussi bien que les garçons sont encore affectés. L’exposition aux médias est un prédicteur des comportements agressifs futurs, et cela reste vrai lorsqu’on contrôle les effets des variables socio-économiques, les capacités intellectuelles et divers dimensions de la parentalité. Parmi les explications avancées de cet effet, on trouve, la baisse de l’inhibition et de la culpabilité (une désensibilisation), l’acquisition de « solutions violentes » pour traiter les problèmes que l’on rencontre. L’imitation pure et simple (par exemple, reproduire une scène donnée) est un phénomène qui
existe mais est considéré comme la moins pertinente pour expliquer les comportements agressifs ou violents.
Au total, il existe à la fois des liens directs (immédiat) et indirects (des années après l’exposition) entre consommation d’images violentes et agressivité dans la vie, qui portent sur les enfants, mais également les jeunes adultes, quelque soit leur sexe. De ce fait, les explications usuelles (sans exposition aux images) ne peuvent plus être considérées comme suffisantes car il existe un effet net de la consommation des programmes TV violents, c’est à dire une fois toutes les autres variables prises en compte. Ces résultats sont également trouvés avec les jeux vidéo [17].
Rétribution immédiate et réaction
Le troisième ensemble nécessaire pour comprendre la délinquance est, quant à lui, constitué de la rétribution, ce qu’on obtient en échange du comportement délictueux. La manière dont les autres interprètent après coup les conduites doit être pris en considération. Le résultat de la transformation des intentions en actions dépend des rétributions : on ne va recommencer que si on est satisfait de ce qui est tiré de l’acte. Si l’infraction est valorisée par ceux qui comptent aux yeux de l’auteur, on peut attendre une récompense positive. S’il est dévalorisé, on peut attendre une récompense négative. L’évaluation du résultat des efforts dépend donc non seulement de l’accomplissement d’un acte (réussir à voler), mais aussi de la récompense dans les yeux des autres.
Dire qu’il faut une rétribution pour passer à l’action suppose de penser que la réalisation d’un acte (fut-il un délit) n’est pas motivante en elle-même, c’est-à-dire indépendamment d’un contexte humain et matériel. Ceci est assez important car certains actes apportent des gains (le vol) tandis que d’autres n’en apportent pas (la dégradation) : peuvent-ils avoir la même motivation ? Ce qui peut motiver à un moment donné peut perdre tout attrait un peu plus tard. Certains actes rapportent du prestige, un statut (ou une preuve qu’on n’a pas usurpé ce statut), un reconnaissance du succès dans un groupe ou face à un public plus large (le quartier, l’école).
Nous avons montré que « se faire voir pour rien » apporte beaucoup de satisfaction, mais pendant une brève période de la vie : de 13 à 19 ans, les délits deviennent de plus en plus souvent des vols. La rétribution détermine le mode opératoire : à 13 ans on dégrade en bande et à 19 ans on fait du trafic tout seul. Pourquoi ? Parce que, dans la dégradation la réalisation et le « bénéfice » sont confondus : la jouissance consiste à faire ensemble, et le plaisir augmente avec le nombre de participants. Pour le vol, être nombreux revient à se faire remarquer, et le butin est divisé par le nombre de voleurs.
Contrairement à ce qu’on entend partout, l’effet des réactions de la famille et des copains aux délits commis est plus fort que celui des travailleurs sociaux, de la police et de la justice. Mais, à mieux s’y pencher, voilà quelque chose de fort logique : ils sont plus souvent au courant des actes, et, souvent, ne donnent pas de leçon. En
avaler quand on estime ne pas en avoir à recevoir n’a pas nécessairement d’effet. Les proches font autorité plus que la loi. Les intentions ne vont se concrétiser en actions que sous les contraintes liées aux situations qui permettent d’agir et aux liens humains qui attachent la personne à d’autres personnes. La famille intervient à différents niveaux, c’est sans doute ce qui explique son caractère essentiel pour comprendre la délinquance des jeunes : socialisation dans l’enfance, aide scolaire, surveillance de l’emploi du temps et réaction aux délits.
Dans l’enquête de délinquance autodéclarée, on a noté que la réaction des agences pénales aux actions des jeunes n’est pas fréquente. Dans la pratique, la justice est très loin de pouvoir envisager de répondre à tous les délits. En effet, si l’on regarde le pourcentage de jeunes qui ont été surpris au moins une fois par la police ou la justice au cours de leur vie, on oscille autour de 10 % des auteurs de délits, et les membres des noyaux sur-actifs, auteurs d’actes graves, ne sont pas particulièrement bien ciblés. Pour les majeurs, il est admis que le système pénal, bien qu’il soit loin d’être efficace et productif ou même juste, a probablement pour effet de toucher des délinquants parmi les plus actifs. Il contribue sans doute plus que proportionnellement à mettre dans l’incapacité d’agir des délinquants chevronnés. Mais, pour les jeunes mineurs, cela n’est pas confirmé. Peu de rétribution négative donc : des encouragements des copains d’un côté, une police et une justice bien incertaines de l’autre.
L’absence de réaction pénale a un effet négatif indirect supplémentaire : le fait qu’un acte ne soit pas réprouvé et sanctionné rebondit sur les valeurs de l’adolescent.
Autrement dit, s’il y a absence de réaction à son acte, le jeune estime que c’est un acte qui est, en valeur, peu grave aux yeux des autres. Cela facilite alors la réalisation de délits.
Enfin, la réaction tire une partie de sa faiblesse du fait qu’elle paraît injuste, et se voit donc refusée par son « bénéficiaire ». Si la sanction renforce le sentiment d’injustice ou la frustration, on comprend qu’elle agisse comme une stimulation. C’est aussi ce que suggère la théorie de l’engagement : la rétribution forte (ici la sanction) attache la personne à ses actes passés si elle n’est pas acceptée. Or, plus on commet d’actes, plus on a une mauvaise perception des organisations publiques et donc de l’autorité.
De même que, dans une entreprise, la motivation s’efface si la justification de l’effort disparaît (parce qu’on a le sentiment d’être injustement traité), dans une trajectoire délinquante la motivation se renforce si la sanction apparaît tardivement, parce qu’on a le sentiment d’être injustement traité.
Conclusion
Au total, on m’accordera, j’espère, que les facteurs de la délinquance sont nombreux. Dans tous les cas, les éléments qui contribuent à l’explication traversent les couches sociales. Cadres ou ouvriers : ce qui est vrai pour les uns l’est aussi pour les autres, par exemple la facilité de passer à l’acte ou l’investissement scolaire etc.
Cela n’empêche pas qu’il y ait des caractères plus ou moins accentués dans certains milieux (c’est une question de dosage des ingrédients), et que cela contribue à motiver pour réaliser un délit. Ainsi, la délinquance des enfants défavorisés repose sur une plus mauvaise scolarité, un cadre de vie propice à la constitution de bandes, l’influence des médias, et une veille des parents moins systématique. Celle des milieux favorisés prend appui sur la consommation de psychotropes, la flexibilité normative, le sentiment de ne pas être bon à l’école, la séparation des parents ou encore la fraude systématique dans les transports. Et également une détection des délits graves encore un peu moins bonne.
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* Directeur de recherche au CNRS, responsable du pôle « sécurité et société » Pacte — Institut d’Études Politiques, BP 348, 38040 Grenoble cedex 9. Tirés à part : M. Sébastien ROCHÉ, même adresse. Article reçu et accepté le 8 novembre 2004.
Bull. Acad. Natle Méd., 2004, 188, no 8, 1323-1335, séance du 25 novembre 2004