Communication scientifique
Séance du 25 novembre 2004

Les conduites à risque des jeunes : des violences sur soi à celles sur les autres

MOTS-CLÉS : adolescent. anthropologie.. corps humain. douleur. prise risque
Risk-taking behaviors among young people
KEY-WORDS : adolescent. anthropology.. human body. pain. risk-taking

David Le Breton *

Résumé

Les conduites à risque sont des manières ambivalentes de lancer un appel aux plus proches, à ceux qui comptent. Manière ultime de fabriquer du sens et de la valeur, elles témoignent de la résistance active du jeune et de ses tentatives de se remettre au monde. Elles s’opposent au risque plus incisif de la dépression ou de l’effondrement radical du sens. En dépit des souffrances qu’elles entraînent, elles possèdent un versant malgré tout positif, elles favorisent la prise d’autonomie du jeune, la recherche de ses marques, elles sont un moyen de se construire une identité. Elles n’en sont pas moins douloureuses dans leurs conséquences à travers les blessures ou les morts qu’elles entraînent, les dépendances. Les turbulences provoquées par les conduites à risque illustrent une volonté de se défaire de la souffrance, de se débattre pour exister enfin.

Summary

Risk-taking behaviors are often an ambivalent way of calling for help from close friends or family – those who count. It is an ultimate means of finding meaning and a system of values ; it is a sign of an adolescent’s active resistance and attempts to re-establish his or her place in the world. It contrasts with the far more incisive risk of depression and the radical collapse of meaning. In spite of the suffering it engenders, risk-taking nevertheless has a positive side, fostering independence in adolescents and a search for reference points. It leads to a better self-image and is a means of developing one’s identity. It is nonetheless painful in terms of its repercussions in terms of injuries, death or addiction. The turbulence caused by risktaking behaviors illustrates a determination to be rid of one’s suffering and to fight on so that life can, at last, be lived.

Souffrances adolescentes

Le terme de conduites à risque, appliqué aux jeunes générations, désigne une série de conduites disparates dont le trait commun consiste dans l’exposition de soi à une probabilité non négligeable de se blesser ou de mourir, de léser son avenir personnel, ou de mettre sa santé en péril : toxicomanie, alcoolisme, vitesse sur la route, tentatives de suicide, troubles alimentaires, fugues, etc. Elles se font parfois dans la discrétion, le silence (errances, troubles alimentaires, refus de soin, automutilations, scarifications, etc.). Elles mettent en danger les potentialités du jeune, altèrent en profondeur ses possibilités d’intégration sociale. La déscolarisation en est parfois une conséquence. Empruntant des formes variées, les conduites à risque relèvent de l’intention, mais aussi de motivations inconscientes. Certaines, longuement délibé- rées, inscrites dans la durée, s’instaurent en mode de vie, d’autres marquent un passage à l’acte, ou une tentative unique liée aux circonstances. Toute conduite à risque a son histoire propre et engage des significations multiples parfois difficiles à démêler [1].

Lors de cet entre-deux mondes qui succède à l’enfance et prélude à l’âge d’homme, le jeune est simultanément en quête d’indépendance et de réassurance à l’égard des autres cherchant à la fois leur tutelle et l’autonomie, il expérimente pour le meilleur et pour le pire son statut de sujet, la frontière entre le dehors et le dedans de lui même, joue avec les interdits sociaux, teste sa place au sein d’un monde où il ne se reconnaît pas encore tout à fait. Insaisissable pour les autres mais aussi pour lui-même, il inscrit son expérience dans l’ambivalence. Les enseignants ou les parents sont souvent en grande difficulté ne sachant plus à quoi se raccrocher. Pour le jeune, la confrontation à soi et aux autres est une mise à l’épreuve dans la quête de soi.

Pour beaucoup la loi n’est pas vécue comme une nécessité de protection personnelle et collective pour assurer un fonctionnement propice du lien social, mais comme un obstacle à une volonté personnelle toute puissante. Sa transgression soulève moins la culpabilité que la bonne conscience d’avoir été plus malin. L’idéologie porteuse de la technique : ce qui est possible doit être réalisé, s’impose comme un mot d’ordre dans la vie quotidienne : l’essentiel étant de s’en sortir au mieux. Tous les moyens sont bons à condition de ne pas se faire prendre ou de tirer son épingle du jeu. La question fondatrice est celle des limites, c’est-à-dire du sens partagé qui permet d’exister et de se situer comme acteur au sein d’un collectif. Nous passons d’une société régie par des interdits, donc par une responsabilité envers l’autre, à une société structurée par le possible et l’impossible.

La socialisation s’effectue donc davantage dans la rue au contact des pairs, dans un climat d’affrontements réels ou symboliques permanents. Les phénomènes de groupe y jouent un rôle essentiel, notamment d’incitation au passage à l’acte. C’est un leit motiv des travailleurs sociaux, des enseignants, des médecins de banlieue ou des équipes hospitalières : pris isolément ces jeunes les plus turbulents de leur
quartier sont souvent sympathiques mais en groupe leur comportement devient vite incontrôlable pouvant aller du simple chahut ou de conduites provocatrices à la violence de manière imprévisible. Souvent ils connaissent la crainte qu’ils suscitent et en jouent admirablement pour manipuler les adultes avec qui ils interagissent.

« On est tous pareils dans la bande, dit un jeune de Strasbourg. C’est quand on est en bande qu’on se la joue. Mais quand on est seul on commence à se calmer. En fait on a envie de frimer, de se montrer ».

Les groupes, souvent provisoires, sont de redoutables incitations à passer à l’acte.

Mais les relations internes sont loin d’être idylliques : « Dans l’ensemble les bandes sont mélangées, dit un jeune des Mureaux. Tu vas trouver des Arabes, des Noirs, même des Français qui vivent dans les cités, et ils vont être unis contre l’extérieur, les flics ou d’autres bandes. Mais la plupart du temps ils s’embrouillent entre eux, entre les Arabes et les Kabyles, entre les Noirs et les Arabes. Ils n’arrêtent pas de se balancer des trucs, comme un jeu pour savoir qui est le plus malin, qui est le plus fort.

En fait ils s’en foutent de savoir d’où vient leur victime. Blanche ou bronzée, riche ou pauvre, ça compte pour rien du moment qu’elle est plus faible qu’eux » ( Libération , 2/11/1998).

De même que les enseignants, les travailleurs sociaux, les chauffeurs de transport en commun, les médecins ou les infirmières, ou les policiers, le bureau du juge est désormais sollicité comme un lieu possible de restauration du sens et de recréation du lien social. Le débordement des institutions dans leur tâche d’intégration ou de régulation du lien social amène à une saturation, voire à une suffocation. Les anciennes compétences professionnelles deviennent souvent caduques face à des jeunes imprévisibles et désorientés, totalement privés de repères dans leur relation à autrui. Le travail social accompagne aujourd’hui de manière inéluctable les tâches d’enseignement ou de justice. La moindre faille est redoutable dans ses conséquences. Ainsi le conseil de discipline de certains collèges est parfois d’une indulgence coupable de peur de représailles, ou dans l’espoir naïf de calmer le jeu, se disqualifiant lui-même, perdant toute autorité aux yeux des fauteurs de trouble et des autres collégiens, procurant dans les locaux un sentiment d’impunité et de toute puissance à certains élèves. Paradoxe d’ailleurs que cette quête d’impunité de certains jeunes pourtant assoiffés de justice dès lors qu’ils sont eux-mêmes mis en question.

Le lien à l’autre est insuffisamment construit, souvent purement instrumental, unilatéral, articulé sur un Moi tout puissant où la place d’autrui n’a pas été vraiment intégrée. L’autre est un obstacle, un ennemi virtuel s’il réagit, il n’est pas perçu dans son épaisseur d’autre. Si l’école, la famille, le quartier, la police, ou n’importe quel autrui marqué d’autorité ne rappelle pas les impératifs symboliques du lien social, la surenchère conflictuelle est probable avec un croissant sentiment d’impunité, et même de légitimité, rendant plus difficile une intervention ultérieure.

Conduites à risque

Les limites symboliques dans la relation aux autres et au monde sont fondamentales.

Elles lui permettent de se situer en tant que partenaire actif au sein du lien social, sachant ce qu’il peut attendre des autres et ce que les autres peuvent attendre de lui dans une mutuelle reconnaissance. Il éprouve le sentiment de sa nécessité personnelle, de la valeur et du sens de sa vie. Porté par ce sentiment de confiance envers le monde, soutenu par le goût de vivre, il est préservé de devoir mettre en jeu son existence pour savoir si la vie vaut ou non la peine d’être vécue. Une majorité de jeunes connaissent cette tranquillité d’exister et entrent sans dilemme majeur dans l’âge d’homme. Les jeunes impliqués dans les conduites à risque composent une forte minorité, insaisissable en terme de chiffre, mais qui témoigne d’un manque à être, d’une souffrance et de la nécessité intérieure de s’affronter au monde pour se dépouiller du mal de vivre et poser les limites nécessaires au déploiement de leur existence.

Les raisons de mettre son existence en danger sont multiples, elles ne se comprennent qu’à travers une histoire personnelle et l’ambivalence propre à un jeune dans sa relation avec les autres et le monde. Aucune régularité simple et rassurante ne permettent d’un trait de les identifier et aucune recette de les prévenir. Les conduites à risque ont leur origine dans l’abandon, l’indifférence familiale, le sentiment de ne pas compter, mais aussi à l’inverse dans la surprotection, notamment maternelle. Si la mère exerce un amour envahissant, elle impose à l’adolescent des épreuves personnelles comme l’anorexie, l’acte suicidaire ou la fugue pour rompre le cordon ombilical symbolique et accéder à sa propre existence. La disqualification de l’autorité paternelle revient couramment. Le père ou son tenant-lieu peut être un bon copain, s’il n’est tout à fait absent, mais il est incapable de se positionner en aîné et en éducateur. Parfois c’est la violence ou les abus sexuels qui exilent de soi, la mésentente du couple parental, l’hostilité d’un beau-père ou d’une belle-mère dans une famille recomposée. C’est toujours le manque d’orientation pour exister, le sentiment d’absence de limite à cause d’interdits parentaux jamais donnés ou insuffisamment étayés.

Dès lors les conduites à risque sont des sollicitations symboliques de la mort dans une quête de limites pour exister. Tentatives maladroites et douloureuses de se mettre au monde, de ritualiser le passage à l’âge d’homme, elles marquent le moment où l’agir l’emporte sur la dimension du sens. La mentalisation est mise en échec et la résolution de la tension implique le passage à l’acte ou les conduites addictives. Les émotions, la souffrance, débordent les mots. Il s’agit d’accoucher de soi dans un corps à corps avec le monde. La question du goût de vivre est essentielle, son manque ou son insuffisance ouvre en soi un abîme qui expose au pire.

Les conduites à risque ne relèvent absolument pas de la volonté de mourir, elles ne sont pas des formes maladroites de suicides, mais des détours symboliques pour s’assurer de la valeur de son existence, rejeter au plus loin la peur de son insignifiance
personnelle. Tentatives d’exister plutôt que de mourir. Ce sont des rites intimes de fabrication du sens qui ne trouvent souvent leur signification que dans l’après-coup de l’événement En manipulant l’hypothèse de sa mort, le jeune aiguise le sentiment de sa liberté, il brave la peur en allant au devant d’elle, en se convainquant qu’il possède à tout moment une porte de sortie si l’insoutenable s’imposait à lui. La mort entre ainsi dans le domaine de sa puissance propre et cesse d’être une force de destruction qui le dépasse.

Pour faire enfin corps avec soi, prendre chair dans le monde, il faut éprouver ses limites physiques, les mettre en jeu pour les sentir et les apprivoiser afin qu’elles puissent contenir le sentiment d’identité. L’engouement contemporain pour les marques corporelles (tatouages, piercings, etc.) peut aussi être analysé comme une volonté de chercher ses « marques » avec le monde, au plus proche de soi, avec son corps. Pour sauver sa peau, on fait peau neuve [2].

Toutes les conduites à risque témoignent d’un jeu avec le vertige, elles sont une conjuration du vide. Nombre de jeunes éprouvent un sentiment d’insignifiance, l’impression de ne pas exister dans le regard des autres. Le chemin n’étant plus jalonné de significations et de valeurs le sol se dérobe sous les pas. D’où ce sentiment de vertige, de chute, de perte de tout contenant. Le jeune lutte alors contre la peur du vide en se jetant dans le vide. Il reprend un instant l’initiative. Recherche de griserie, de vertige, d’oubli de soi dans des formes plus ou moins contrôlées de transe à travers l’alcoolisation, la drogue, la fête, la vitesse sur la route, les tentatives de suicide. Une part de celles-ci sollicitent d’ailleurs le saut d’une hauteur : défenestration surtout, précipitation d’un escalier, d’une roche. Le fugueur loin de la sécurité de ses anciens repères se livre au hasard de la route dans une sorte de chute vers l’horizon. L’affrontement délibéré avec la police ou les vigiles donne un instant à l’individu le sentiment de s’appartenir, de conjurer enfin la confusion logée au cœur de la vie.

Dans ces moments où il se tient aux confins de la condition humaine, le jeune est dans une relation de maîtrise provisoire avec le vide qui met sa vie en porte-à-faux.

Il se tient sur le fil du rasoir mais il éprouve malgré tout le sentiment de prendre enfin possession de soi. Ces activités conjuguent vertige et contrôle, relâchement et toute puissance. Elles favorisent la reprise en main d’une existence instable. Elles sont des tentatives de guérison. Le réveil brutal ou les lendemains pénibles et nauséeux sont la rançon du rêve.

Les rites ordaliques

Ces conduites sont une manière de jouer son existence contre la mort pour donner sens et valeur à sa vie. Le jeune court le risque de son corps pour retrouver sa place dans le tissu du monde dans un échange symbolique avec la mort : il offre sa vie au risque de la mort, mais il attend aussi, s’il s’en sort, qu’elle lui donne en échange le sentiment d’assurance qui manque à son existence. Mais la mort à tout moment peut
réclamer son dû. Et dans l’addiction il y a souvent un moment où elle l’exige comme s’il y avait une lassitude de répondre en permanence à la demande d’un surcroît de sens qui permette de continuer son chemin.

À l’insu de celui qui la met en jeu la conduite à risque est un pari pour exister, l’ultime moyen de maintenir le contact. La mise en avant du corps est une manière de prendre chair dans un monde problématique, de s’assurer de sa valeur personnelle en n’interrogeant plus la société sous son angle symbolique, mais en investissant ce qu’elle dénie (la mort, l’intégrité du corps, la douleur) pour y inscrire sa propre nécessité intérieure. C’est parce que la sécurité est posée en valeur absolue que les conduites à risque sont à ce point fréquentes. Pour le jeune, la société a implicitement émis un jugement négatif à son encontre. Il ne se reconnaît pas ou mal dans ce qu’il en perçoit. Quant aux personnes affectivement importantes à ses yeux, elles ne le rassurent pas davantage sur la valeur de son existence. Puisque la société est disqualifiée, il interroge une autre instance, métaphysique, mais puissante : s’il réussit à échapper à la mort après avoir été un instant à son contact, une autre réponse lui est donnée, positive cette fois, celle malgré tout de sa valeur personnelle.

En ce sens l’ordalie est un rite oraculaire. Elle énonce une prédiction sur l’avenir en disant si l’existence mérite qu’on aille à son terme. La conduite n’est pas toujours lucide ou clairement pesée dans ses conséquences, l’inconscient y joue un rôle non négligeable.

Naître et grandir ne suffisent plus aujourd’hui à assurer une place de plein droit à l’intérieur du lien social, il faut conquérir son droit à exister. Et la société n’hésite plus à dire que pour réussir il faut se battre, être plus fort que les autres, sans cesse faire la preuve de ses mérites. Parfois, le climat relationnel des collèges ou des lycées, la santé des adolescents en pâtit. L’apprentissage de la compétition (et sa justification sociale) commence là. Souvent, le jeune découvre un sens et une valeur à sa vie à travers la résolution d’une crise personnelle et non plus en se reconnaissant d’emblée comme acteur à l’intérieur du lien social. Quand les autres modes de symbolisation ont échoué, échapper à la mort, s’infliger une épreuve personnelle et s’en sortir, donnent enfin la preuve qu’une garantie règne sur son existence. Le fait de survivre redéfinit en profondeur l’identité personnelle.

Les conduites à risque sont des manières ambivalentes de lancer un appel aux plus proches, à ceux qui comptent. Par la mise en danger de soi, le jeune provoque le groupe, il produit une douloureuse émotion, il resserre les liens autour de lui par les soins ou l’attention qu’on lui prodigue alors. Tout dépend de l’attitude à son égard de ceux qui importent affectivement à ses yeux. S’ils restent indifférents, la récidive est plus brutale ou bien le comportement à risque se transforme en addiction avec la possibilité non négligeable d’une issue fatale.. Au contraire s’ils réagissent avec force, se mobilisent, témoignent de leur affection, l’échange se recrée sur une base nouvelle, certains malentendus peuvent être dissipés. C’est le cas de nombre de tentatives de suicide qui permettent à l’adolescent de renouer un dialogue interrompu ou de montrer pour la première fois à ses proches qu’il existe dans sa singularité. En brisant les routines familiales, il retrouve une place significative. Même s’il était seul
dans la mise en danger, même si tous ignorent l’épreuve traversée, le jeune, en échappant à la mort, à travers les sensations éprouvées au contact du danger, découvre en lui même des ressources inattendues qui l’amène à reprendre le contrôle de son existence.

Les épreuves que les jeunes s’infligent foisonnent, mais elles n’incarnent plus la scansion du passage de l’adolescence à l’âge d’homme, elles marquent plutôt l’accès possible à une signification enfin touchée. Il s’agit de se révéler à travers une adversité créée de toutes pièces : recherche délibérée de l’épreuve, acting out , inattention ou maladresse dont la signification est loin d’être indifférente. Le degré de lucidité qui préside au heurt avec le monde est ici indifférent, l’inconscient joue un rôle essentiel dans l’événement. Une nécessité intérieure y domine. Si l’issue est favorable, cette approche symbolique ou réelle de la mort engendre une puissance de métamorphose personnelle. Elle régénère le narcissisme personnel, restaure le sens et la valeur lorsque la société échoue dans sa fonction anthropologique de dire pourquoi l’existence vaut d’être vécue, pourquoi l’être est préférable au néant. Dans l’après coup, le jeune a le sentiment d’une mise au monde. Il est prêt à entrer dans le lien social, à devenir partenaire de l’échange. Loin des rites de passage des sociétés traditionnelles, ces épreuves sont plutôt, si elles réussissent, des rites personnels de conjuration du mal de vivre, des rites intimes de contrebande, une manière d’aller braconner du sens hors des sentiers battus. Ce sont des rites privés, autoréférentiels, détachés de toutes croyances et tournant le dos à une société qui cherche à les prévenir mais qui ont parfois une dimension en effet initiatique.

L’accès à une nouvelle dimension du goût de vivre n’est pas socialement construit par une série d’étapes concourant à un rituel établi sous le regard unanime de la communauté sociale. Aucune progression ne jalonne ces épreuves en les rendant désirables et prévisibles. Elles sont profondément solitaires. Elles s’imposent dans un contexte de déliaison sociale réelle ou vécue comme telle, relevant d’actes impulsifs ou d’entreprises inconscientes de leur quête ultime. Elles puisent dans la souffrance d’échouer à trouver signification à son existence. La réponse apportée est souvent provisoire, insuffisante à assurer le sentiment de sa valeur personnelle.

Hostile, la société met en place des structures pour prévenir ces mises en danger de soi. Elles provoquent infiniment plus de souffrances, plus de blessures ou de drames que de jubilation. La réussite de l’épreuve n’est jamais assurée, elle se paie lourdement. Loin d’être attestée par la communauté sociale, la métamorphose de soi créée par l’épreuve, quand par chance elle apparaît, est strictement intime, elle n’est pas transmissible aux autres, mais elle rend la vie vivable.

Les conduites à risque forment une manière ultime de fabriquer du sens et de la valeur. Témoignant de la résistance active du jeune et de ses tentatives de se remettre au monde, elles s’opposent au risque bien plus incisif de la dépression ou de l’effondrement radical du sens. En dépit des souffrances qu’elles entraînent, elles possèdent donc un versant malgré tout positif : elles favorisent la prise d’autonomie, la recherche de marques ; elles sont un moyen de se construire une identité. Elles n’en sont pas moins douloureuses dans leurs conséquences à travers les dépendan-
ces, les blessures ou les morts qu’elles entraînent. Mais de toutes façons la souffrance est en amont, perpétuée par une conjonction complexe entre une société, une structure familiale, une histoire de vie. Pour certains jeunes, le danger est davantage qu’ils restent emmurés dans leur mal de vivre, avec peut-être un jour une issue radicale. Les conduites à risque sont une tentative paradoxale de reprendre le contrôle de son existence, de décider enfin de soi quel qu’en soit le prix. Il s’agit de porter un coup d’arrêt à la souffrance. Se faire mal pour avoir moins mal dans son existence [3].

Le corps comme espace transitionnel

La douleur, la blessure (et la marque cutanée), le choc avec le monde remplissent une fonction identitaire, ils sont une butée symbolique inscrite à même la chair. Par une sorte de sacrifice inconscient, ils offrent le paradoxe de protéger l’individu d’une menace terrifiante de destruction de soi, elles sont un paravent contre une souffrance intolérable. Elles tracent enfin un signe tangible de la distinction entre le dehors et le dedans et ouvre un espace transitionnel entre soi et le monde. Au moment de l’adolescence, quand les assises du sentiment d’identité demeurent encore fragiles, à vif, le corps est le champ de bataille de l’identité. Il est à la fois inéluctable, à soi, racine identitaire, mais simultanément il effraie par ses changements, les responsabilités qu’il implique envers les autres, la nécessité de la sexualisation, etc. Il est une menace pour le Moi. Pourtant, il est comme une attache au monde, seule permanence tangible de soi, seul moyen de reprendre possession de son existence.

L’ambivalence envers le corps en fait un objet transitionnel destiné à amortir les coups que le jeune pense ressentir de son intégration problématique dans le monde.

Il le couve et l’écorche, le soigne et le maltraite, il l’aime et le hait, selon les circonstances, et une intensité variable liée à son histoire personnelle, et la capacité de son entourage à faire office ou non de contenant. Quand les limites manquent, le jeune les cherche à la surface de son corps, il se jette symboliquement (et non moins réellement) contre le monde pour établir sa souveraineté personnelle, se différentier des autres, accoucher d’un soi enfoui sous la souffrance, trancher enfin entre le dehors et le dedans, établir une zone propice entre intérieur et extérieur. Le corps est une matière d’identité qui permet de trouver sa place dans le tissu du monde, mais non sans turbulence et non sans l’avoir malmené. La peau est parfois le détour chaotique qui mène à une insertion enfin propice dans le lien social.

BIBLIOGRAPHIE [1] POMMEREAU X. —

L’adolescent suicidaire , Paris, Dunod, 2001.

[2] Notre analyse du recours aux marques corporelles comme manière de ritualiser un passage difficile, cf. LE BRETON D. — Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles ,

Métailié, Paris, 2002 ou pour ce qui concerne les incisions, les scarifications, les atteintes délibérées au corps : La peau et la trace. Sur les blessures de soi , Paris, Métailié, 2003.

[3] LE BRETON D. —

Passions du risque , Métailié, Paris, 2000 — Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre , Paris, PUF, 2002.

DISCUSSION

M. Patrice QUENEAU

J’ai parfois vu en consultation, ou rencontré dans ma vie quotidienne, des « sportifs de l’extrême » prenant des risques personnels importants, y compris après avoir été victimes d’accidents graves lors de la pratique de ces sports (accidents de parapente, de deltaplane, de montagne…). J’ai noté à cet effet que plusieurs d’entre eux n’imaginaient pas un seul instant d’arrêter ces sports dès lors que leurs fractures étaient consolidées, même en cas de douleur persistantes : je pense notamment à un « mordu » du parapente, victime déjà trois fois de fractures vertébrales, qui ne pouvait pas vivre sans cette passion, quitte à risquer de nouveaux accidents et d’accentuer ses douleurs. Que pensez-vous des conduites de tels « sportifs de l’extrême » ? Leur prise de risques voire leurs douleurs physiques ne sont-elles pas, parfois, autant d’objets transactionnels et de repères dans leur volonté d’exister, peut-être au même titre que les scarifications ou d’autres formes de sacrifice dont vous avez parlé ?

Oui, pour ma part j’ai toujours vu une structure anthropologique commune dans la sollicitation symbolique de la mort entre les conduites à risque des jeunes générations et les pratiques physiques et sportives de l’extrême. Certes, il faut analyser les dimensions différentes mises en jeu, le fait que les jeunes sont dans un défaut d’intégration, les sportifs de l’extrême plutôt dans un excès d’intégration, ce ne sont pas les mêmes populations, les mêmes enjeux. Mais il y a ce trait commun de jouer le risque de mort pour pouvoir enfin vivre. Pour répondre encore à Monsieur Patrice Quéneau, la performance fonctionne en effet comme une sorte de butée identitaire, de la même façon que la scarification pour le jeune. Il s’agit d’une quête de limites, de faits physiques, là où celles du sens font défaut.

M. Jean-Didier VINCENT

Les agressions sur son propre corps sont une pratique aussi ancienne que l’humanité. N’y a-t-il pas une distinction à faire entre les rites de passage observés dans beaucoup de sociétés premières et l’auto-agression dirigée contre l’individu dont on peut s’interroger sur la recrudescence actuelle (est-elle une réalité ou un artefact lié à un effet de mode ?) et ses déterminants socio-culturels ?

Oui, il faut absolument distinguer ces formes d’inscriptions corporelles dont la tâche est d’intégrer à une communauté, des marques contemporaines qui visent plutôt l’individualisation. S’agissant des attaques corporelles comme les scarifications, nous en sommes encore plus éloignées, car ces attaques au corps viennent d’abord de la souffrance, de l’impossibilité de trouver sa place dans le monde. Il y a une prise d’ampleur aujourd’hui des scarifications du fait en effet de raisons sociales et culturelles, le surinvestissement
notamment de la peau, à travers ce culte des apparences qui touche de plein fouet les jeunes, d’où sur un même ludique l’importance aujourd’hui du tatouage ou du piercing, ou sur le versant de la souffrance, et sans doute d’une certaine résistance inconsciente à cette forme de tyrannie de l’apparence, les scarifications ou les autres attaques au corps.

M. André VACHERON

Y a-t-il des évolutions des comportements à risque sur les comportements agressifs ?

Oui, c’est courant puisque nous avons affaire à des jeunes mal dans leur peau, dans leur vie, qui témoignent d’une difficulté d’établir la bonne distance dans le lien à l’autre.

L’agressivité ou la violence touche davantage les garçons qui puisent là dans un vieux modèle de « virilité ».

M. Bernard HILLEMAND

Dans les conduites à risque du jeune, où s’inscrivent les conduites addictives ?

Elles en forment une part importante et la plus douloureuse sans doute, elles témoignent de l’incrustation dans la souffrance, elles engagent des formes d’existence souvent sur le fil du rasoir comme dans la toxicomanie par exemple. Un comportement addictif est une ordalie qui s’étire dans le temps, qui relance sans arrêt la quête d’un verdict sur la légitimité d’exister. Il devient un balancier pour pouvoir continuer à vivre, mais en acceptant d’en payer un prix susceptible de devenir un jour ou l’autre redoutable.

M. Roger HENRION

N’estimez-vous pas que les piercings et tatouages sont aussi des manifestations de provocation ?

Dans l’immense majorité des cas je ne crois pas, il s’agirait à l’inverse d’une volonté de se fondre dans une classe d’âge, de participer de l’ambiance sociale d’un moment. Les personnes les plus tatouées ou piercées sont rarement dans la provocation, elles souffrent même d’être perçu sur ce mode, elles souhaiteraient plutôt être respectées dans leur différence, j’ai souvent entendu ce genre de témoignage. Quand il y a volonté de provocation, je crois qu’elle reste plutôt cantonnée à la famille, une attitude frondeuse pour s’affirmer devant sa mère ou son père, une recherche de confrontation. Mais dans la rue ou les lieux publics, à mon avis c’est rare.


* Professeur de sociologie à l’université Marc Bloch de Strasbourg. Tirés à part : David LE BRETON, même adresse. Article reçu et accepté le 8 novembre 2004.

Bull. Acad. Natle Méd., 2004, 188, no 8, 1313-1322, séance du 25 novembre 2004