Discours
Séance du 1 octobre 2002

Le devoir impérieux de santé publique en France et en Europe Éloge

MOTS-CLÉS : prévention. qualité, accès, évaluation soins.. santé publique
KEY-WORDS : health care quality, acces and evaluation.. primary prevention. public health

Discoursprévention, qualité, accès, évaluation soins., santé publiquehealth care quality, acces and evaluation., primary prevention, public health

Monsieur Jean-François MATTEI prononçant son discours.

(Photo APF Cachan).

 

Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire Perpétuel, Mes chers Collègues, C’est un grand honneur et un immense plaisir de m’adresser à vous aujourd’hui en tant que Ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées. C’est devant vous, pour la science et la sagesse que vous incarnez, que je tenais à exposer ma vision de la santé, des défis auxquels notre société est confrontée, des réformes de santé publique que j’entends conduire. C’est à vous que je le devais en retour de la confiance que vous m’avez témoignée en m’accueillant dans votre Assemblée il y a quelques années.

Comme cette date du 1er octobre marque l’entrée en vigueur de notre nouveau règlement, j’y vois un signe de renouveau dans les relations entre le ministère de la santé et l’Académie nationale de médecine.

Depuis mon arrivée à la tête de ce ministère, je suis concrètement confronté à une situation caractérisée par une série de contraintes qui sont souvent mal perçues. Je réalise à quel point nos outils de gestion sont complexes. Je m’étonne d’avoir à prendre des décisions sans nécessairement disposer de toutes les connaissances nécessaires pour en anticiper les conséquences possibles. Et je me rends compte que notre système de santé repose désormais sur des règles de fonctionnement inadaptées aux caractéristiques des problèmes qu’il faut prendre en charge.

C’est qu’au cours d’un demi siècle d’évolutions et de progrès continus, tout a changé. A commencer par ce que la santé représente dans notre société. Dès sa création en 1948, l’Organisation mondiale de la santé affirmait que la santé n’était pas que l’absence de maladie. Elle faisait du bien-être l’objectif suprême de l’action médicale et des politiques de santé. C’était déjà placer la barre très haut !

Il n’y a pas de limite à la notion de bien-être et cela correspond donc à des besoins de santé infinis. Ce cadre qui était déjà fort ambitieux s’est encore élargi. Aujourd’hui, la santé c’est l’énergie de la vie, c’est l’épanouissement personnel et interpersonnel, c’est la capacité d’entreprendre, de partager, d’échanger. C’est aussi le fait de vivre dans un environnement le moins menaçant possible, dans des sociétés qui savent limiter les phénomènes de violence, j’y reviendrai.

Le grand changement, la rupture que nous vivons, c’est que jusqu’ici, la santé était un moyen, ce n’était pas un but. La sécurité sociale était là pour compenser l’impact du travail, pour corriger ses effets délétères. Ou alors pour permettre d’accroître la force de travail dans le contexte de pénurie de l’après-Guerre. Et les soins médicaux ont été considérés comme le déterminant principal de l’état de santé. Ce faisant, nous avons oublié les leçons des hygiénistes du XIXe siècle.

Or que constate t-on désormais : que la santé est devenu un objectif à part entière, une exigence sociale. L’amélioration de la santé n’est plus seulement destinée à permettre à l’économie de fonctionner correctement. Au contraire, c’est à l’économie de fonctionner de manière telle que la santé s’améliore. C’est un renversement complet de perspective. Il y a cinquante ans, c’est l’axe travailleurs / maladie / soins médicaux qui structurait l’organisation du système de soins. Désormais, c’est l’axe population / santé / soins et prévention qui est devenu structurant. Comment ne pas se réjouir de cette évolution ? Protéger la santé dans toute sa globalité, c’est protéger l’homme. Chaque fois que les personnes sont mieux protégées, sont mieux défendues, sont mieux respectées, sont mieux soignées, le médecin que je suis et les médecins que nous sommes approuvent, j’en suis persuadé, cette évolution.

Mais les règles d’organisation du système de santé se sont-elles adaptées à cette évolution ? On peut en douter. Ce qui était valable lorsqu’il s’agissait de permettre aux travailleurs d’accéder aux soins curatifs ne peut plus l’être lorsque l’ensemble d’un pays aspire à une protection et à une promotion de la santé. C’est de ce décalage que naissent bon nombre des difficultés auxquelles nous sommes confrontés.

Deux phénomènes sont intriqués dans cette évolution sociale majeure. L’accroissement de l’espérance de vie d’une part, et les progrès scientifiques et médicaux d’autre part. Désormais toute atteinte prématurée, tout phénomène — maladie ou accident — évitable suscite une indignation dans la population. C’est le décalage entre cette attente et une capacité de réponse insuffisante des pouvoirs publics qui a créé tant de crises depuis ces vingt dernières années. Déjà, avec la création des agences sanitaires, le devoir de santé publique est mieux pris en compte. Mais je veux aller plus loin. Je veux faire de cette exigence sociale le moteur de la modernisation de notre système de santé.

Longtemps on a opposé dans notre pays la santé individuelle, la santé de chacun et la santé publique. C’est une grave erreur dont je tiens à sortir car nous en payons un prix élevé. La santé publique a toujours été mal comprise et mal aimée. Déjà il y a un siècle, en 1902, au moment où le Parlement adoptait la première grande loi de santé publique, cette absence de légitimité était manifeste. Il a fallu près de trente années de débats houleux — trente années ! — pour que cette loi finisse par être adoptée.

Vous rendez-vous compte ? Alors que Louis Pasteur était français et membre de notre Académie, la loi qui traduisait en action d’hygiène ses découvertes fondamentales a fait l’objet d’une opposition aussi opiniâtre et efficace que rétrograde.

Le cœur du débat était le rôle que l’État devait jouer en matière de santé. Les médecins se sont toujours méfiés de l’État. Ils ont toujours conçu que la raison d’État pouvait jouer contre les personnes. Je les comprends mais je ne peux pas dire comme Ministre que je les approuve… Je les comprends et je veux donc les rassurer car désormais je considère que c’est un faux procès.

 

C’est un faux procès car la santé publique, ce n’est pas l’intervention de l’État dans les affaires de santé. C’est cette conception erronée qui nous a fait prendre tant de retard. Non, la santé publique, c’est la nécessité de comprendre et de résoudre les problèmes de santé à l’échelle de la population. La santé publique est de ce point de vue un devoir impérieux, j’en fais un objectif premier de mon action.

Car sans ce regard populationnel, le système de santé est myope. Il ne peut pas correctement se préparer aux évolutions futures. Il est trop dépendant des intérêts catégoriels et pas suffisamment du souci de rendre service à ceux qui en ont besoin.

Sans ce regard populationnel, le système de santé est non seulement myope, mais il est sourd. Il n’est pas à même de resituer les comportements humains dans une approche écologique permettant de comprendre les interactions entre l’homme et son environnement. Je suis convaincu que ce devoir de santé publique, qui n’est autre, en définitive, que celui d’organiser de façon moderne le fonctionnement des services de santé, n’implique pas, bien au contraire, une étatisation accrue de la médecine et de la santé.

En médecine, l’individu — je préfère dire la personne — est le centre de tout, cela ne saurait se discuter. Mais qui pourrait croire qu’un système de santé n’est que la somme des actes pratiqués au niveau individuel ? Ce serait oublier le rôle de l’environnement (pensons à l’eau potable, à la qualité de l’air dont Hippocrate avait bien pressenti le rôle majeur). Ce serait oublier le rôle essentiel des comportements, des prises de risque plus ou moins volontairement consenties. Ce serait aussi oublier que la manière dont notre système est organisé et financé influe sur sa performance.

Dès lors, on voit bien que l’approche individuelle des maladies, pour essentielle qu’elle soit, ne suffit pas. Nous devons également disposer d’un regard sur les groupes d’individus, sur les populations si nous voulons que le système de santé soit juste, efficace et performant.

Que penser de la situation actuelle, de ce point de vue ? Ce n’est pas devant vous qui avez consacré votre vie aux malades que je vais faire du catastrophisme. La maladie est mieux prise en charge en France que dans la plupart des autres pays. Notre espérance de vie est parmi les plus longues. Notre mortalité infantile est parmi les plus basses. Des enquêtes régulières nous disent que nos concitoyens estiment être bien soignés et montrent qu’ils ont confiance dans leurs médecins et dans leurs hôpitaux. Nous consacrons 150 milliards (1 000 milliards de F !) chaque année à nous soigner soit 10 % de la richesse nationale produite. Sur ce critère, il n’y a que trois pays qui fassent mieux. L’accès aux médicaments est particulièrement facile, peut être parfois trop. Nos médecins sont compétents et dévoués.

Je devrais donc être un ministre heureux ! D’où vient que je sois si préoccupé, que la voie des réformes soit si lente, que de la fenêtre de mon bureau, je vois tant de manifestants ? Comment se fait-il que nous vivions collectivement des crises majeures qui se nomment transmission transfusionnelle du Sida, hormone de croissance, amiante, encéphalopathie spongiforme bovine ?

 

Il existe de nombreuses raisons pour expliquer que notre système de santé génère tant de frustrations. Pour moi, c’est avant tout une question de déséquilibres liés au poids de l’histoire. Et je vois trois déséquilibres qu’il nous faut arriver à corriger en priorité.

D’abord, il y a un déséquilibre entre une approche soignante qui est de plus en plus technique et la dimension humaine des soins qui reste la base de l’attente des personnes qui souffrent. Je sais bien que la technique est porteuse de progrès. Mais faisons en sorte qu’elle ne soit pas aussi porteuse de déshumanisation. Ainsi, l’informatique est un outil extraordinaire. Je suis partisan de l’informatisation du dossier médical qui en permettra un partage dont les malades et leurs médecins bénéficieront. Mais si le médecin consacre plus de temps à son ordinateur qu’à son patient, quelque chose ne va plus. Le regard du médecin fixe l’écran et celui du patient reste seul dans la quête de l’autre. De ce point de vue, la réduction imposée du temps de travail est une grave erreur. Ni les médecins, ni les infirmières dans leur grande majorité ne demandaient d’abord à travailler moins. Ils revendiquent surtout de travailler mieux. On a joué sur la quantité plutôt que sur la qualité. Et cela ne pourra que faciliter une approche trop exclusivement technique et déshumanisée des soins. Il en résulte une perte de sens qui est le pire des maux qui peut menacer notre médecine. L’approche technique est coûteuse, mais ce prix ne se justifie qu’à deux conditions : qu’il corresponde à un véritable service médical rendu et qu’il n’altère pas la relation sans laquelle le mot soin n’a plus de sens. L’Académie nationale de médecine a ici un rôle important à jouer.

Le deuxième déséquilibre que je veux évoquer devant vous est lié à la répartition des responsabilités et des compétences dans notre système. Lorsque nous sommes face à nos malades, nous savons qu’ils nous ont confié la responsabilité de leurs maladies.

Et même si nous évoluons vers une co-responsabilité — c’est une bonne chose — il n’en demeure pas moins que le médecin porte toujours cette responsabilité sur ses épaules. C’est cela le fondement de la confiance sans laquelle le soin n’est pas pensable. Mais qui a la responsabilité de la santé de la population ? Le Ministre en charge de la santé me direz-vous ? Certes, mais ne nous payons pas de mots. Vingt départements ministériels ont des compétences en matière de santé. Cent conseils généraux ont des responsabilités dans des secteurs aussi clés que la lutte contre le cancer et les maladies transmissibles. Il y a trois grands régimes de sécurité sociale, des centaines de caisses. Tous ces acteurs ont leur capacité d’initiative et de financement. Savoir qui fait quoi, qui est en charge de quoi est en soi une difficulté. Le résultat est que du point de vue de la population, si tout le monde est responsable, alors personne ne l’est. Cette situation explique en partie, à mon avis, la fréquence des crises sanitaires et une certaine judiciarisation inquiétante de la santé. Parce que les responsabilités sont mal perçues, parce qu’en fait notre organisation sécrète de l’irresponsabilité, la population perd confiance. Il ne lui reste pour être entendue que les médias ou la justice, les premiers étant plus réactifs que la seconde.

Encore une fois, je ne souhaite pas que l’Etat s’arroge une sorte de monopole de la santé publique. Mais l’Etat sans vouloir être omniprésent, doit être le garant de la protection de la santé. Peu à peu, je constate qu’un consensus émerge pour qu’entre le niveau national éloigné du terrain et le niveau départemental parfois trop petit pour disposer des compétences nécessaires, le niveau régional devienne l’unité de base de l’organisation du système de santé. Je partage cette analyse et mes services étudient les différents scénarios possibles de création d’agences régionales de santé.

C’est une question complexe qui ne peut être traitée qu’en écoutant attentivement les acteurs concernés. Nous sommes dans cette phase dans laquelle notre Académie aura, là encore, un rôle à jouer.

Il y a un autre domaine dans lequel vous êtes actifs. C’est celui de la prévention. Le rapport publié cette année coordonné par les Professeurs Tubiana et Legrain est à tous égards un document remarquable que j’ai lu attentivement et qui est utile pour l’ensemble de mon cabinet. Vous y mettez le doigt sur le troisième des déséquilibres qui affecte notre système de santé. Sur les 150 milliards que nous consacrons aux soins, il y en a 3 pour la prévention. Il n’y a pas de mystère. Ce choix a des traductions très concrètes en termes de mortalité prématurée, de morbidité précoce.

La France a ici les pires résultats européens, d’autant plus choquants qu’ils contrastent avec la performance de nos professionnels et de nos établissements de santé.

Ainsi à côté d’une excellence dont je suis fier et que nous a reconnue l’Organisation Mondiale de la Santé, il existe des zones de médiocrité qui n’en sont que plus insupportables et inacceptables. Votre rapport fournit une analyse très fine, très précise de cette situation. Je fais mien ce constat. Je me l’approprie non pas au plan intellectuel mais au plan cognitif. Le Pr Tubiana m’y a encouragé et je ne vais pas m’en priver.

Si nous arrivions à supprimer la surmortalité des hommes jeunes, notre espérance de vie augmenterait de sept années. Non pas parce que nous vivrions plus vieux, mais parce que les jeunes mourraient moins. Il est donc anormal que les ressources soient aussi inéquitablement allouées dans notre système de santé.

Mais en fait, y a t-il vraiment eut un véritable choix pour que 98 % des ressources soient consacrées aux soins curatifs et 2 % à la prévention ? Non ! Personne n’a exposé les choses dans ces termes à la représentation nationale. Ce choix, il est largement implicite et c’est cela que je veux changer.

J’ai lancé la préparation d’une loi quinquennale de programmation en santé publique. Elle aura deux grands objectifs : d’une part, prévenir la mortalité et la morbidité évitables et réduire les inégalités ; d’autre part, préserver la qualité de vie des personnes en situation de handicap ou de dépendance.

Le dispositif reposera sur les principes suivants :

— une programmation pluriannuelle, sur cinq ans, pour déterminer les objectifs prioritaires de santé à atteindre, et des outils de suivi et d’évaluation, — la détermination des objectifs en amont de l’allocation des ressources, — la mobilisation des connaissances disponibles concernant les problèmes de santé et les possibilités d’action, — l’organisation des débats et des consultations indispensables, en respectant la légitimité démocratique des élus et le rôle des représentants de l’État, — la coordination des stratégies et des compétences des différents acteurs au niveau national et régional, — l’implication des professionnels et tout particulièrement des médecins car l’idée qu’il y a le soin d’un côté et la prévention de l’autre est absurde.

Je vous propose que l’Académie nationale de médecine soit étroitement associée à l’élaboration de ce projet. Je veux que les interventions préventives soient aussi bien évaluées que le sont les médicaments. Pour les interventions préventives ayant fait la preuve de leur efficacité, je souhaite que les Français puissent y avoir accès facilement. Pour cela, il faut impliquer, comme vous l’exprimez très bien dans votre rapport, les médecins généralistes, éventuellement sous la forme d’une consultation périodique. Mais ceux-ci n’ont pas été formés à la prévention. J’ai besoin de l’Académie pour évaluer l’efficacité des interventions préventives et pour concevoir des programmes de formation adaptés. J’ai écrit à notre Président dans ce sens.

D’avance je vous remercie d’une aide dont j’ai un besoin crucial pour avoir une chance de réussir dans cette innovation.

Je répète qu’il n’y a pas à mon sens les soins d’un côté et la prévention de l’autre.

Quand le médecin prend la pression artérielle, il ne s’occupe pas d’une maladie mais d’un facteur de risque. Que fait-il, du soin ou de la prévention ? Même question quand le radiologue fait une mammographie. Cette question n’a en pratique aucun intérêt mais elle montre bien que certaines frontières ont la vie dure. Il faut cesser de considérer que la prévention et le soin sont des catégories étanches. Cela est dépassé.

C’est pourquoi je porte tant d’attention à la formation. Formation initiale des médecins et formation des spécialistes de santé publique. Il y a la nécessité d’amener les soignants à inscrire leur action dans un cadre de santé publique. Réciproquement, les spécialistes de santé publique doivent connaître les préoccupations des soignants. Je veux réaliser cette hybridation dans la grande école de santé publique que je souhaite créer en fédérant les compétences existantes.

Tels sont mes Chers Collègues, les grands et passionnants défis qui sont devant nous.

Vous le voyez, ces défis sont protéiformes.

Ils sont médicaux avec le vieillissement de la population et les nouvelles menaces infectieuses.

Ils sont sanitaires en raison d’inégalités choquantes et persistantes et d’une mortalité prématurée anormalement élevée.

Ils sont démographiques avec une conception des numerus clausus qui a trop fait la part belle à des considérations financières.

Ils sont éthiques en raison de la puissance des nouveaux outils techniques et des perspectives de manipulation du vivant qui relèvent de moins en moins de la science fiction.

 

Ils sont économiques car les budgets de la santé ont un taux de croissance tel qu’ils finiront, si nous laissons faire, par absorber 100 % des prélèvements obligatoires, ce qui est évidemment impossible.

Ils sont scientifiques pour que notre recherche médicale reste à la pointe de la compétition internationale.

Ils sont sociaux et je voudrais vous faire part de ma préoccupation car les phénomènes de violence menacent notre cohésion et laissent des traces durables bien après leur survenue.

On considère généralement la violence sous l’angle de la délinquance, de l’articulation entre la police et la justice, bref de ce qu’on appelle la sécurité intérieure. Mais je considère pour ma part que la violence doit être considérée tout autant comme une question de santé publique car nous avons un rôle à jouer pour prévenir les phénomènes de violence et leurs impacts sanitaires. Lorsque l’on considère l’ensemble des violences qui affectent notre société dans la ville, les routes, les familles, les établissements médico-sociaux, l’école, les transports, les entreprises, on voit se dessiner un phénomène quantitativement majeur. Si l’on prend en compte maintenant les conséquences somatiques et psychologiques de l’exposition à la violence, nous avons à faire à un facteur qualitativement inquiétant. Et si l’on intègre la menace bioterroriste qui n’est pas un fantasme, il est clair que nous faisons face à des problèmes d’un nouveau type, une nouvelle manière de réfléchir et d’agir en santé publique.

La disparité des phénomènes de violence a camouflé l’importance de ce facteur comme déterminant de la santé. Qu’y a t-il de commun, en effet, entre les suicides, les homicides, la maltraitance des enfants, les accidents de la route, les accidents du travail, les états de stress post-traumatiques, les attentats terroristes, les viols, les toxicomanies ? Rien en apparence. Mais si l’on analyse ces événements sous l’angle de la violence, comme le propose l’Organisation mondiale de la santé dans un rapport qui sera rendu public cette semaine, on découvre en effet une réalité toute différente. On découvre une des principales causes de mortalité prématurée, un facteur de risque des maladies mentales les plus fréquentes, une menace majeure sur la cohésion sociale. Cette manière d’analyser certains aspects de la santé révèle une nouvelle hiérarchie. La lutte contre la violence est devenue à mon sens une priorité de santé publique pour le XXIe siècle naissant.

A quelles conditions pourrons-nous faire face correctement à ces défis ?

Je crois tout d’abord que le fait que l’organisation gouvernementale repose désormais sur un grand ministère de la santé et de l’assurance maladie est un facteur important de succès. Il n’y a plus d’un côté un défenseur de la santé sans moyen et de l’autre un ministère riche mais au sein duquel la santé n’est qu’un problème social parmi d’autres.

Je souhaite ensuite mettre la production de la qualité au cœur du fonctionnement de nos services de santé. Dans toutes les industries de service et dans toutes les industries qui créent des risques, par exemple l’électronucléaire ou l’aéronautique, la qualité est un élément central du processus de production. Il doit en être de même dans le processus de soin. Il n’y a aucune arrière pensée budgétaire derrière cette affirmation. Mais une attente légitime des usagers des services et une exigence éthique. La politique de qualité ne se réduit pas aux recommandations de bonne pratique. Elle s’intéresse aux conditions de travail, aux modalités organisationnelles et au maintien des compétences des professionnels. Elle repose sur des indicateurs objectifs et aussi sur l’appréciation par les usagers du service rendu.

Dans son récent rapport triennal, le Haut Comité de la Santé Publique a fait une proposition très originale. Il propose qu’une étude d’impact sanitaire soit rendue systématique pour toutes les politiques publiques. Je l’avais déjà proposée dès 1995 dans mon rapport sur la « santé et l’environnement ». Cela se fait déjà pour les grands projets d’aménagement et les installations industrielles classées. Il serait utile que cette pratique se généralise, nous allons y réfléchir.

Je terminerai en évoquant deux dossiers importants. Le premier est que les citoyens aspirent à être de plus en plus associés aux décisions concernant leur santé et celle de la population. C’est une bonne chose pour les responsabiliser. D’une certaine façon, le mode de financement des soins permet à chacun de croire que la source est intarissable. L’argent et la santé forment une sorte de couple infernal. La population doit réaliser qu’au-delà des mécanismes complexes et abstraits, cet argent est leur argent. J’ai fait du rétablissement de la confiance avec le corps médical l’acte fondateur de ma politique. La responsabilisation de l’usager est logiquement un élément concomitant.

La seconde chose importante est l’Europe. L’Europe de la santé n’existe pas ou peu.

Je le déplore. L’adhésion à l’idée européenne dans l’opinion serait plus forte si la protection de la santé faisait partie des objectifs de l’action européenne. En matière de sécurité sanitaire, la manière dont a été gérée l’affaire de la vache folle montre l’absurdité de laisser les pays face à face sans médiation efficace. La lutte contre le bioterrorisme sera européenne ou ne sera pas. La santé environnementale ne peut être défendue que dans un cadre européen si l’on souhaite éviter des distorsions de concurrence, voire des manipulations. Je souhaite une Europe de la santé publique, forte, compétente, moderne et respectée.

Voilà Monsieur le Président, mes Chers Collègues. J’espère vous avoir montré qu’à mes yeux, la santé publique n’est pas une nouvelle mode, un gadget. C’est un devoir impérieux, pour moi, pour le Gouvernement, pour les professionnels, pour les partenaires sociaux, pour les usagers et leurs associations.

Oui, le Ministre de la santé fait face à des contraintes complexes, à des exigences considérables. Malgré la bonne santé globale des Français, beaucoup de ceux qui viennent me voir se plaignent et revendiquent.

Je considère pour ma part que cette évolution est positive car elle met la condition humaine au cœur de la société, en tout cas dans les démocraties occidentales qui défendent mieux que d’autres sociétés les valeurs de l’humanisme.

 

La manière dont une société protège et défend la santé de ses membres reflète son niveau démocratique, sa maturité, sa modernité. Dans cette lutte permanente dans laquelle aucune avancée n’est jamais définitivement acquise, l’Académie nationale de médecine sous l’autorité de son Président et de son Secrétaire Perpétuel a un rôle à jouer pour allier tradition et innovation.

Je rends hommage à votre travail, à votre engagement. Puisse t-il servir de modèle à tous.

 

Bull. Acad. Natle Méd., 2002, 186, no 7, 1131-1141, séance du 1er octobre 2002