Résumé
L’éthique prend une place prépondérante dans la vie de tous les jours, partout dans le monde. La médecine a négligé cet aspect essentiel de l’art médical dans la relation médecin-malade. Les facultés de médecine ne donnent que peu de place à l’enseignement de l’éthique, branche de la philosophie. Celle-ci, au même titre que d’autres sciences humaines, devrait être enseignée aux étudiants en médecine et aux étudiants en spécialité. Cet enseignement devrait être interactif, tourné vers la pratique quotidienne, et destiné à former un système de veille interne permanent, parallèle au système de raisonnement technique. Des ateliers d’éthique médicale devraient également enseigner à prendre les meilleures décisions face aux dilemmes éthiques. La responsabilité est grande de chaque médecin d’élargir son horizon personnel, pour mieux réfléchir aux dilemmes qui se posent au quotidien dans sa pratique professionnelle.
Summary
The ethical dimension is becoming increasingly important worldwide. Medicine has for too long neglected this essential component of the doctor-patient relationship. Faculties of medicine do not invest enough time and effort in teaching ethics, which is a branch of philosophy and should be taught to under-graduates and postgraduates, along with other areas of the humanities. This teaching should be bound to medical practice and should be aimed at developing an internal system for analyzing situations from an ethical point of view, in parallel with technical considerations. Workshops on medical ethics may help to resolve ethical dilemmas. Each doctor has a responsibility in developing his/her personal horizon, in order to better tackle the dilemmas encountered in daily practice.
De la nécessité de l’éthique médicale et de son enseignement
Le e XXI siècle sera éthique ou ne sera pas, aurait pu dire André Malraux, s’il prenait connaissance des convulsions qui secouent les quatre coins de notre planète aujourd’hui. Il est probable que la religion, dans sa forme la plus dogmatique, et malgré toutes les apparences, soit en recul pour la grande majorité des êtres humains. Ceci est principalement dû à la relativisation généralisée introduite par la mondialisation de l’information. Cette baisse de religiosité est remplacée par une spiritualité moins spécifique et par l’éthique.
Sous le vocable éthique, nous faisons référence essentiellement à une aspiration forte à des relations sociales plus justes, plus équitables, plus démocratiques. Le développement extraordinaire de la société civile durant les dernières décennies, y compris dans les pays les plus pauvres, en est un bon témoin (Médecins sans frontière, Amnesty international, Forum social mondial…).
La médecine n’échappe pas à ce mouvement d’exigence de prise en compte des droits humains. Jusqu’à il y a une vingtaine d’années, et durant des siècles, le serment d’Hippocrate suffisait aux besoins moraux de la profession médicale. Sa reformulation en 1948 en a gardé l’essentiel, d’autres préoccupations éthiques ayant émergé entre temps durant le procès de Nuremberg. Différents codes de déontologie sont venus expliciter plus les principes fondateurs de la relation médecin-malade et de celle qui lie les professionnels de la santé entre eux. Par la suite, une série de directives (« guidelines ») ont été édictées par l’Association Mondiale de Médecine et régulièrement mises à jours [1, 2]. Les associations médicales s’en sont inspirées dans différents pays pour écrire leurs propres directives, adaptées à leur tour par les associations de spécialistes, avec des annotations spécifiques [3]. Est-ce suffisant pour subvenir aux besoins éthiques de la médecine d’aujourd’hui et de demain ?
A l’évidence non, quand on voit le nombre grandissant de poursuites judiciaires contre les médecins. Celles-ci s’observent non seulement aux Etats-Unis d’Amérique, où il existe, il est vrai, une tradition de recours excessif au système judiciaire, mais également en Europe, et de plus en plus dans les pays en voie développement. Une des principales causes de ces poursuites est la perte de confiance grandissante du public en les médecins, l’impression générale étant que ceux-ci travaillent plus pour leur intérêt personnel, sous ses différentes formes, que pour celui du malade et de son bien-être. Si cette tendance perdure, tout l’édifice médical sera mis en danger ; les ravages du « managed
care » en Amérique du Nord, et qui s’étend partout dans le monde, en est un des prémices. Il est donc urgent de repenser l’essence même de la relation médecin-malade, en particulier dans sa dimension éthique.
Si le sens moral est quasi inné et universel chez l’être humain, l’éthique dans sa sophistication doit s’apprendre et être enseignée. En effet, on n’est pas éthique parce que les notions de bien et de mal sont naturellement à la portée de tous, un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir.
L’enseignement de l’éthique est différent de celui d’autres matières, car il ne s’agit pas seulement d’instruire, d’inculquer, d’apprendre à l’étudiant, mais surtout de l’interpeller. Xénophon ne disait-il pas : « Interroger, c’est enseigner », dans le droit fil de la grande tradition socratique.
L’interrogation est en effet essentielle, car nous savons qu’il n’y a presque jamais de réponse unique satisfaisante à un dilemme éthique. Le processus de décision en médecine tient compte d’une multitude de facteurs, et pas seulement techniques. C’est en cela que notre profession est et restera toujours un art. Et cela est difficile à enseigner et à apprendre. Nous sommes bien obligés de constater que l’enseignement de l’éthique médicale n’a que peu de place dans le cursus des étudiants en médecine, qu’il est presque absent de celui des étudiants en spécialités, et qu’il est inexistant dans sa forme continue, une fois les médecins diplômés et livrés à leur pratique quotidienne. Or, l’on sait que chaque geste, chaque parole, chaque comportement, chaque diagnostic, chaque décision thérapeutique du médecin peut contenir ou conduire, peu ou prou, à un dilemme éthique. Ne dit-on pas que le diable se cache dans le détail, résidant au-delà des principes généreux sur lesquels tout le monde est d’accord. Et beaucoup passent leur chemin, entre l’indifférence à des questions qui jalonnent leur route professionnelle au quotidien, et l’aveuglement que donne le sentiment de toute puissance technologique de la médecine moderne.
Le médecin dispose de moins en moins de l’aura de respect qui a été la sienne pendant des millénaires auprès des malades et de la société, et la cède à toutes sortes de gadgets technologiques dont il dispose ; l’aura s’est déplacée dorénavant sur la machine ou sur le médicament, au détriment de la personne qui les prescrit.
Si donc l’enseignement de l’éthique médicale est une nécessité impérieuse, Comment procéder ?
Quel enseignement d’éthique médicale ?
Pour les étudiants en médecine
La première conférence aux étudiants de première année devrait être faite par le doyen de la Faculté, ou par une personnalité du monde intellectuel ou de la
société civile, sur les questions qui se posent avec acuité sur la médecine d’aujourd’hui, y compris dans ses développements biologiques les plus échevelés. Cette introduction a besoin, comme pour les vaccinations, de rappels itératifs tout au long du cursus médical. On enseigne en effet trop souvent les certitudes du moment, et pas suffisamment les doutes qui accompagnent tout progrès scientifique.
Ces doutes relèvent justement de l’éthique et donc de la philosophie. Il est intéressant de constater que les sciences humaines et en particulier la philosophie, sont enseignées à l’Ecole Polytechnique à Paris, au MIT à Boston ou à l’Institut de Technologie de Californie pour ceux qui auront à gérer des machines. Par contre, elle n’est nulle part enseignée dans les facultés de médecine à ceux qui auront des relations soutenues, intenses, et parfois douloureuses avec des êtres humains en souffrance. Nous avons fini par oublier que beaucoup de médecins de l’Antiquité, du Moyen Age et de la Renaissance ont été en même temps philosophes, encyclopédistes, ou écrivains ; Hippocrate lui-même, Avicenne et Dante en sont quelques exemples célèbres.
La philosophie à enseigner dans les facultés de médecine se doit d’être simple d’accès, interactive, et tournée vers la pratique clinique et vers les questions que se pose la société. Il est heureux de voir qu’un effort important de vulgarisation des concepts philosophiques est actuellement en cours par les philosophes eux-mêmes (voir « Philosophie Magazine » récemment paru en France). Par ailleurs, de plus en plus de philosophes intéressés à la médecine et de médecins intéressés à la philosophie essaient de jeter des ponts entre la pratique médicale et les théories philosophiques sur l’éthique [4, 5]. Les éléments théoriques ne sont bien entendu pas une fin en soi, mais un outil de réflexion et d’analyse sur la situation clinique, en vue de prendre la meilleure ou la moins mauvaise des décisions. Il s’agit en l’occurrence d’apprendre à l’étudiant à se méfier du savoir arrogant et à se poser les bonnes questions.
Il est évident qu’il faut enseigner les codes d’éthique (anciennement appelés de déontologie) aux futurs médecins, mais ces règles morales ne sauraient à elles seules assurer un vécu et un comportement éthiques, c’est-à-dire humaniste.
L’objectif, à travers des cas cliniques réels dans les différents lieux de stage ou publiés [6], est d’amener l’étudiant en médecine à réfléchir sur chaque cas, dans sa spécificité socio-culturelle et psychologique, pour trouver, à côté de la solution technique, la meilleure ou la moins mauvaise des solutions éthiques.
Apprendre à l’étudiant la relativité historique et culturelle des valeurs est important ; l’exemple de l’esclavage qui n’a jamais été condamné par aucune des grandes religions dans le monde est à cet égard démonstratif. Par ailleurs, les notions d’autonomie et de consentement éclairé sont en médecine hautement liées à la culture environnante du patient [7, 8]. Ceci ne signifie pas que
les principes de base de l’éthique médicale sont à relativiser ; ce qui doit l’être, c’est l’usage pratique qui en est fait au cas par cas.
La faculté de médecine doit aussi veiller à l’épanouissement personnel de ses étudiants, à travers l’organisation de semaines culturelles, de ciné-clubs, de voyages, d’échanges avec les universités étrangères, et de sensibilisation à l’écologie.
Pour les étudiants en spécialité et les médecins généralistes
La formation devrait aller plus loin, l’objectif étant de créer chez le praticien, en parallèle avec la pensée technique, une sorte de système de veille éthique interne permanent. Il s’agit de développer un mécanisme d’analyse en temps réel de toutes les actions menées, ainsi que de son vécu émotionnel, pour filtrer de manière rapide le bon du mauvais pour les cas clairs, et pour pointer les situations ambiguës, en vue d’y revenir, une fois le feu de l’action passé.
En pratique, nous proposons la formation de groupes similaires à ceux créés dans les années 50 par Michael Balint [9], pour étudier, à partir de cas cliniques, les aspects psychologiques de la pratique médicale quotidienne. Il s’agirait dans ces « ateliers d’éthique médicale » de faire une analyse approfondie du vécu et des comportements du médecin face à une situation médecin-malade qui a généré un malaise décisionnel qui n’est pas d’ordre technique. Une des principales caractéristiques de ces ateliers est l’interactivité.
Le principe général de ce type d’approche est que « la plus éthique des personnes est visitée par le diable sept fois par jour » paraphrasant en cela un dicton marocain. Il est important cependant de passer le message que l’instance éthique n’est pas seulement un gendarme moral qui surveille, dans une contrainte perpétuelle, mais qu’elle représente aussi une source de joie réelle et de lumière lors de petites et de grandes victoires éthiques du médecin [10].
Par ailleurs, il est utile que l’animateur d’ateliers d’éthique n’hésite pas à présenter des situations qui lui ont personnellement posé des dilemmes éthiques. C’est une bonne façon de débloquer la réticence des apprenants.
D’un autre côté, le travail de réflexion sur les cas cliniques doit s’accompagner nécessairement d’un comportement irréprochable des enseignants dans leur pratique quotidienne, car seul le modèle comportemental valide les principes enseignés. En cas d’erreur éthique, et tout le monde en commet, une discussion peut s’ensuivre pour clarifier les positions.
Au niveau institutionnel
La création de comités d’éthique dans les facultés de médecine et dans les hôpitaux publics ou privés est une nécessité. Parmi les rôles les plus importants
de ces comités, celui de formation et de formation continue, surtout des enseignants, est essentiel.
Par ailleurs, les réunions quotidiennes de personnel des services hospitaliers pourraient se conclure sur une « pensée du jour » qui peut avoir trait à un sujet sérieux ou être frappée du coin de l’humour. Cette pensée brièvement commentée pourrait alimenter une réflexion non technique des membres de l’équipe.
Au niveau des médias
Il existe actuellement un déficit de bonne information médicale pour le grand public dans beaucoup de pays. Trop de « stars » médicales assènent des certitudes, et ne disent pas assez les difficultés éthiques que les praticiens vivent au quotidien. Cet exercice n’est pas facile, car l’on peut pêcher par excès, être taxé de fausse modestie, ou être accusé par des confrères de dévaloriser l’image rassurante de telle ou telle spécialité.
Les connaissances présentes autant que les interrogations, devraient être posées avec beaucoup d’honnêteté et de sérénité face au public, juge ultime en définitive de la valeur de ce qui lui est présenté.
Remarques en guise de conclusion
L’éthique médicale est une vieille dame qui a beaucoup d’avenir devant elle.
Aristote insistait sur les vertus de l’homme comme piliers de sa valeur éthique (magnanimité, amitié, prudence, savoir scientifique, habilité technique et sagesse). Les travaux de Kant ont été à la base de la déontologie, insistant sur le devoir et l’obligation morale. D’autres éthiciens ont depuis mis en avant d’autres concepts importants (autonomie, bienfaisance, non-malfaisance, justice). Aucun système de pensée éthique n’est complètement satisfaisant, et en pratique, nous faisons appel à la conjonction de plusieurs théories pour trouver le meilleur équilibre possible dans chaque cas [11]. D’autres valeurs seront probablement définies à l’avenir, tout aussi valables que celles auxquelles nous faisons référence aujourd’hui. Ce qui nous semble essentiel, est qu’aucun médecin ne sera suffisamment bon, s’il ne fait pas un effort permanent sur lui-même pour être chaque jour meilleur. Car il n’y a pas deux personnes différentes en le médecin. Un Mr. Hyde ne peut donner qu’un mauvais Dr.
Jekyll.
Si la responsabilité des institutions est grande pour la formation du bon praticien, celle de chaque médecin l’est encore plus sur sa propre valeur.
L’éthique médicale n’est autre qu’un horizon de pensée et d’action vers lequel on doit tendre en empruntant les chemins qui renforcent l’humanité du médecin et par ricochet celle du patient. La vertu totale est impossible à atteindre (« La propreté est toujours relative, seule la saleté est absolue » disait Mao Dze
Dong), mais l’effort sur son chemin est un devoir de chaque instant. Maxime Gorki ne disait-il pas : « Seuls le mécontentement que l’homme éprouve de lui-même et son inspiration à s’améliorer me sont sacrés ». Il n’y a d’autre issue donc que de joindre les efforts des institutions d’une part, et des médecins à titre personnel d’autre part, pour gagner la bataille de l’éthique médicale.
BIBLIOGRAPHIE [1] World Medical Association — Medical ethics manual, Ferney-Voltaire, 2005, 134 pages.
[2] MOUSSAOUI D. MURTHY S. — Declarations and codes of ethics related to psychiatry and mental health (CD-Rom) World Health Organization EMRO and World Psychiatric Association. 2005.
[3] American Psychiatric Association — Opinions of the Ethics Committee on the Principles of medical ethics with annotations especially applicable to psychiatry- American Psychiatric Association, Washington D.C., 2001, 82 pages.
[4] WOOLBRIDGE, K. FULFORD B — Whose values ? The Sainsbury Centre for Mental Health, London, 2004, 120 pages.
[5] FULFORD B., THORNTON T., GRAHAM G. — Oxford textbook of philosophy and psychiatryOxford University Press, 2006, 872 pages.
[6] CARMI A. MOUSSAOUI D. ARBOLEDA-FLOREZ J. — Teaching ethics in psychiatry : casevignettes, UNESCO Chair in Bioethics, Haifa, and World Psychiatric Association of Psychiatry Committee on Ethics, 2005 , 86 pages.
[7] OKASHA A., ARBOLEDA-FLOREZ J., SARTORIUS N. — Ethics, culture and psychiatry, international perspectives- American Psychiatric Press, Washington D.C., 2000 , 227 pages.
[8] CARMI A — INFORMED CONSENT, UNESCO CHAIR IN BIOETHICS DE HAÏFA, 2003 , 58 PAGES.
[9] BALINT M. Le médecin, son malade et la maladie — Payot, Paris, 1973 , 422 pages.
[10] MISRAHI R — La signification de l’éthique- Les Empêcheurs de Penser en Rond, Paris, 1995, 185 pages.
[11] BLOCH S., GREEN S.A. — An ethical framework for psychiatry. Br J Psychiatry , 2006, 188 , 7-12.
Bull. Acad. Natle Méd., 2007, 191, no 1, 131-137, séance du 23 janvier 2007