Résumé
L’humanisme médical, heureuse tradition de la médecine française, se trouve, comme l’humanisme lui-même, en péril, du fait d’évolutions multiples, mais surtout, depuis que le consumérisme a transformé le médecin en ‘‘ prestataire de soins ’’ et le malade lui-même en ‘‘ usager ’’ de ces soins (Denys Pellerin). En France, les nombreux constats entendus ou lus de dérives regrettables, témoignent d’errements issus de ces évolutions mal maîtrisées. Les menaces sur l’humanisme médical sont d’autant plus redoutables qu’elles sont multipolaires, émanées des évolutions de la société contemporaine, de l’exercice de la médecine et … des médecins eux-mêmes. L’environnement de la médecine a modifié mentalités et comportements, fait peser les contraintes financières, le principe de précaution expose à la judiciarisation de l’acte médical. L’évolution de la médecine associe la tendance à l’auto-suffisance de la (merveilleuse) technologie médicale, aux risques du mésusage des réseaux Internet. Le médecin lui-même, harassé de charges non médicales, mal préparé à l’écoute, tend à négliger la clinique, élément essentiel de l’art médical. Restaurer l’humanisme médical ne se fera pas sans une réforme profonde du contenu de l’enseignement de la médecine., rappelant les fondamentaux du choix et de l’exercice du médecin, et intégrant les bénéfices de la technologie médicale dans la clinique, qui ne se réduit pas à palper et ausculter, mais inclut un dialogue médecin-malade de qualité.
Summary
Medical humanism, a prestigious tradition of French medicine, is in danger, just like humanism itself. This stems from multiple developments, but above all from the fact that consumerism has transformed doctors into ‘‘ care providers ’’ and patients into ‘‘ consumers ’’ of this care (Denys Pellerin). In France, bad habits have developed from these poorly controlled changes. Threats to medical humanism are all the more redoubtable as they are multipolar, stemming from changes in society and medical practice, and also in physicians themselves. The medical environment has modified attitudes and behaviors and imposed financial constraints ; the precautionary principle has led to creeping ‘‘ legalization ’’ of medical practice. The trend in medicine results from growing self-sufficiency in (outstanding) medical technologies combined with risks associated with misuse of the Internet. Exhausted by their non-medical responsibilities, and not trained to listen, physicians are neglecting the medical consultation, which is the cornerstone of their art. Medical humanism will not be restored without a thorough reform of the medical curriculum, recalling the fundamentals of medical choices and practices, and incorporating the benefits of medical technology into clinical practice ; this is not just a matter of palpation and auscultation, but includes a real dialogue between the physician and the patient.
INTRODUCTION
Voudra-t-on me faire la confiance de ne pas accueillir mon propos comme celui d’un passéiste, voire d’un redresseur de torts, pire d’un donneur de leçons ? À la suite de plusieurs membres de notre Académie, je voudrais seulement reconsidérer le sujet de l’humanisme médical, fâcheusement et regrettablement galvaudé, autant dans les mentalités que dans les faits.
Afin de nous demander ensemble, chers confrères académiciens, comment notre Compagnie, à partir d’un constat de l’actuel, pourrait contribuer davantage encore à la défense de l’humanisme médical, particulièrement auprès des jeunes confrères s’apprêtant à exercer. C’est surtout l’humanisme à l’hôpital, le plus menacé sans doute, qui sera évoqué ici, prêtant à la médecine libérale, d’être moins exposée aux dérives. Les thèmes de la médecine des débuts et fin de vie ne seront pas abordés, non qu’ils ne soient également sujets à recommandations, mais parce qu’ils posent les problèmes spécifiques que vous connaissez et qui ne peuvent être envisagés simultanément.
Si certains historiens de la Renaissance datent la notion d’humanisme à compter du xive siècle en Italie avec Pétrarque et Dante, le mot lui-même n’est apparu semble-t-il que dans la seconde moitié du xixe siècle avec Jacob Burckhard. Cela n’avait pas empêché les philosophes d’en discourir et c’est bien l’humanisme qu’évoquait Pic de la Mirandole, lorsqu’il écrivait en 1486 dans son « De Dignitate hominis » qu’il « n’existe dans le monde, rien de plus admirable que l’homme ». Intégrant progres- sivement les vertus du fait religieux et la philosophie des Lumières, l’humanisme caractérisa progressivement l’idée que l’homme se fait de lui-même dans son plus grand accomplissement et des points de vue, éthique (la philosophie, ‘‘ Religion de l’humanité ’’, Auguste Comte), esthétique (les arts) et social (le juridique).
De l’humanisme médical il est difficile de donner une définition précise, qui ne s’impose pas d’ailleurs car sa nature, évidente, s’en passe fort bien. Depuis que des hommes ont fait profession de soulager la souffrance d’autres hommes en effet, il y eut de l’humanisme. Et depuis Hippocrate au moins, l’Histoire de la médecine fut tissée du désir d’améliorer la connaissance et le traitement des maladies. D’une volonté d’humanisme qui fut une tradition de la médecine française, quels que fussent ses inévitables aléas.
Peut-on dire pour autant que l’humanisme demeure aujourd’hui une valeur consubstantielle à la médecine ? N’est-ce pas devenu illusoire, en nos temps où l’idée humaniste elle-même est un chef d’œuvre en péril ? Que la médecine fût épargnée eut été à l’inverse étonnant, et en notre xxie siècle débutant, on en est arrivé à ce paradoxe : au moment où elle dispose de moyens de diagnostic et de traitement jamais aussi performants, elle tend à perdre ce qui l’a fondée lorsqu’elle était dépourvue de ces moyens, un acte de soin comportant l’examen d’un souffrant par un soignant et un dialogue inaugural et final.
Des médecins eux-mêmes, en sont arrivés à penser que leur technologie brillante était auto-suffisante et dispensait de ces démarches, au risque de se transformer en mécaniciens ou en autistes , enfermés dans leur savoir, plus familiers de machines que de malades.
L’ACADÉMIE NATIONALE DE MÉDECINE A TOUJOURS ŒUVRE POUR L’HUMANISME MÉDICAL ET NE CESSE PAS AUJOURD’HUI.
Les Académiciens de médecine ont exercé et pour nombre d’entre eux exercent encore, des responsabilités praticiennes, scientifiques ou pédagogiques au plus haut niveau. Leur expérience et leur culture médicales, les ont amenés à proposer sur la prise en charge de l’homme souffrant, les stratégies pertinentes qui ont déterminé des positions de l’Académie, animées par la préoccupation constante d’un humanisme bicéphale :
— la rigueur scientifique . « Ce qui n’est pas scientifique n’est pas éthique », rappelait notre éminent confrère, Jean Bernard et par ses séances de travail hebdomadaires, par ses rapports et commissions, notre Compagnie n’a pas cessé de souligner que le premier critère d’un humanisme médical était le développement de la connaissance scientifique, en matière diagnostique autant que thérapeutique.
— le respect de la dignité humaine , préoccupation parallèle des Académiciens dans les grands problèmes de santé publique, prévention, dépistage ou éthique médicale, ne serait-ce que par la voix de ses représentants au Comité National d’Éthique.
De très nombreuses publications, émanées individuellement de ses membres, de groupes de travail ou de colloques, ont œuvré en défense et illustration de cet humanisme, et nous prions de bien vouloir excuser par avance les insuffisances ou omissions, tellement multiples sont ses aspects, nombreux les textes et dans la mesure aussi où tous les membres de notre Compagnie pourraient être mentionnés, tant ils sont attachés à ce sujet.
Il faut rappeler particulièrement plusieurs textes essentiels de Denys Pellerin depuis 2000 [1-5], les compte-rendus d’un important colloque de Claude Sureau [6], les livres de Patrice Queneau [7, 8], un rapport complet de Jean-Marie Mantz sur la relation soignant-soigné [9], des écrits de Jean Cambier [10, 11], les réflexions de Marc Gentilini [20, 21], les travaux de Commissions de l’Académie, conclus de 2004 à 2009, par onze rapports et quatorze communiqués, particulièrement ceux des Commissions 2, 6, 7, 10, 13, 14, et surtout 15 et 16, présidées par Pierre AmbroiseThomas et Daniel Loisance. Les compte-rendus des Séminaires du Centre Georges Canguilhem apportent également une large contribution.
C’est à Denys Pellerin que revient le mérite d’avoir montré comment l’évolution progressive des mentalités, a fait passer la médecine, du domaine de l’humanisme — tradition de la médecine française — à celui du consumérisme, le médecin devenant un « prestataire de service » pour un malade devenu simultanément un « usager » [1]. « La base éthique et philosophique » de notre tradition, écrivait-il, fut la primauté donnée à la personne humaine dans son autonomie, un principe issu en 1948 des suites de la seconde guerre mondiale.
Mais une étape décisive fut franchie en février 1997 avec « l’arrêt Hedreul » de la Cour de Cassation. Le droit d’être informé et soigné fut désormais assimilé « aux droits du consommateur vis-à-vis des fournisseurs de soins », assimilant ainsi l’acte médical au contrat passé avec n’importe quel fournisseur ou prestataire de service.
Dans son allocution clôturant sa présidence, en 2006, de l’Académie de nationale Médecine, précisément intitulée « Pour un retour à l’humanisme » [5], Denys Pellerin dénonçait une situation malsaine qu’on ne pouvait se limiter à déplorer et qui nécessitait des actes. Il discuta ensuite, pour la récuser, l’opportunité de légiférer sur la relation médecin-malade, qui relève de l’éthique humaniste. L’humanisme, si profondément inscrit dans notre culture ne pouvait se décréter, pas plus que la loi ne pouvait le déclarer obsolète.
Dès 1998, notre confrère Georges David avait souligné la distinction nécessaire entre précaution et prévention, la première (primum non nocere) s’étant toujours imposée à la médecine. Et à l’issue d’une réunion thématique, l’Académie proposait ses recommandations, dans un rapport distinguant les trois domaines différents de la recherche médicale, de la médecine de soins et de la santé publique, le principe commun étant d’éviter un « immobilisme pervers, ou la multiplication de règlements et contraintes » [4].
QUELQUES CONSTATS, ISSUS DE L’ACTUALITÉ QUOTIDIENNE
Les propos rapportés ci-dessous sont authentiques et ne comportent à l’égard de leurs auteurs aucune arrière-pensée de jugement ou de blâme. Ils sont simplement destinés à illustrer certaines dérives actuelles, préjudiciables à une pratique respectueuse de l’humanisme médical. Les medias rapportent quotidiennement d’ailleurs et rarement de façon pertinente hélas— les incidents et procès issus de ces dérives.
Obtention des rendez-vous de consultation « Nous n’avons aucun créneau (sic ) de consultation avant trois mois. Voyez avec les urgences ».
Les systèmes de prise de rendez-vous, fixés sur ordinateur très longtemps par avance, inamovibles et invariables (six consultations et pas sept) en dépit des nécessités urgentes, sont-ils irrémédiables ?.
Une enquête récente, fondée sur plus de huit cents Services, dans six spécialités et, quelles que soient les réserves de méthodologie opposables, indique un délai moyen d’attente de rendez-vous de 37 jours dans le secteur public —moindre dans le privé.
Selon les spécialités, ce délai moyen est de 50 jours en Gastro-entérologie, de 32 jours en Cancérologie, de 68 jours en Cardiologie, de 77 jours en Neurologie, de 86 jours en Rhumatologie (60 millions de consommateurs) [23].
Révélation du diagnostic
La hantise du ‘‘ Vous ne me l’avez pas dit ’’ porte aux révélations brutales, dans un environnement inapproprié (couloir !). « Vous souffrez d’un cancer très avancé, compliqué de ce que nous appelons des métastases. Je ne peux vous cacher que le pronostic est très réservé. C’est une affaire de mois devant vous ».
« Vous avez contracté le virus de l’hépatite C. Elle risque d’évoluer en cirrhose ou en cancer du foie ».
Vérité au malade. A tout moment et à tout prix ?
La loi du 4 mars 2002 instaurant le dossier médical partagé (DMP) a-t-il amélioré la situation ? Des protocoles ‘‘ annonce du diagnostic ’’ ont été élaborés, l’un par le Conseil National de l’Ordre [19]. Sont-ils observés partout ?
Écoute de la souffrance
Mon médecin regardait davantage son ordinateur que moi. Il m’a dit : « Vous n’avez rien … . Si, je l’ai consulté pourtant … ».
« Je vous ai fait endoscopie, scanner, IRM, que voulez-vous que je fasse de plus ?
Que vous m’écoutiez ! Un nombre important de jeunes médecins ne sont pas encore convaincus que le malade a sa part de vérité sur sa maladie … et sur lui-même.
Communication de résultats d’examens « Voilà, nous avons fait vos radios. Le docteur vous recevra dans une vingtaine de jours pour vous communiquer les résultats ».
Vingt jours à vivre dans l’angoisse ?
Choix de la stratégie thérapeutique « Voilà Madame, pour traiter votre cancer du sein il existe deux possibilités :
— soit tel traitement, — soit tel autre.
À vous de choisir ! ».
Sans commentaire.
LES MENACES SUR L’HUMANISME MÉDICAL
Il ne s’agit pas d’inférer de ces constats regrettables, une loi générale. Majoritaires sont les médecins exerçant leur pratique de façon irréprochable. Cela n’empêche pas de souligner les menaces sur l’humanisme, d’autant plus redoutables qu’elles viennent simultanément de nombreux côtés et ne cessent d’évoluer.
Distinguons pour simplifier :
• Menaces issues des évolutions culturelles de la société du XXIe siècle.
Évolution des mentalités
Denys Pellerin l’a souligné, il était fatal que la médecine, prise à son tour dans le tourbillon du consumérisme généralisé, voit transformer l’acte médical en un acte de consommation comme un autre, et transforme du même coup le médecin, en « prestataire de soin » [3].
L’ampliation médiatique des mouvements d’opinion, soulignait-il, a répercuté dans ‘‘ le champ de la médecine les changements de comportement et de culture de notre société contemporaine ’’. Le fameux Principe de précaution , inséré d’abord dans le traité de Maastricht puis dans la Constitution de notre République, a montré ses effets positifs et … ses effets collatéraux tels que nous venons de les voir avec l’épidémie de grippe A H1N1 et son vaccin. Quel est le coût de la peur ?
Dérives vers l’irrationnel
Ces malades qui s’estiment peu ou mal entendus font confiance de plus en plus aux médecines dites ‘‘ parallèles ’’ (douces alternatives, chinoises, etc) promues par des médecins !
Judiciarisation des risques de la maladie et de son traitement, par les malades ou leurs familles (plus ou moins mal informées). Voilà une autre entrave à l’humanisme.
Ignare, le médecin était sacré, savant et inefficace il était respecté, savant et efficace il est suspecté (Guiraud-Chaumeil). D’une guérison peu espérée, il est confronté à une guérison exigée.
Ces exigences croissantes placent de plus en plus le médecin dans une position défensive , en réaction à l’agressivité croissante à l’égard du personnel soignant, qui nuit à une relation médecin-malade confiante. Le risque est réel de faire renoncer à certains examens. La culture nouvelle des droits et des devoirs, tend vers une volonté de légiférer sur tout et son contraire. A propos d’un ‘‘ Rapport dit Cordier ’’, éthique et professions de santé, l’Académie nationale de médecine a estimé par la voix de Denys Pellerin [2], que l’éthique est avant tout un questionnement , et que ‘‘ l’humanisme à la française ’’ aussi indispensable soit-il, ne relevait pas ‘‘ d’un enseignement universitaire confié à des éthiciens professionnels ’’ mais s’intègre dans la mission du médecin.
Contraintes financières
L’impératif de réduction des coûts dans tous les domaines de la médecine hospitalière, impose sa loi par des choix parfois impertinents.
L’hôpital est devenu une entreprise totalitaire (au sens soviétique du terme, c’est-à- dire centrée sur elle-même et ses structures), en référence à une idéologie erronée, assimilant cet hôpital à ‘‘ une entreprise comme une autre ’’, gérée de la même façon. Au risque de faire passer au second plan sa raison d’être, l’homme souffrant.
Les fermetures de lits, les suppressions de postes de soignants, hypothèquent l’avenir. La réduction de la durée des séjours, la multiplication des médecins ambulatoires, favorisant les passages brefs, ne favorisent pas les dialogues avec le médecin. Humaniser l’hôpital ! Des progrès indéniables depuis la circulaire du 5/XII/1958. Mais des progrès ‘‘ matériels ’’, plus qu’humanistes. Aveu implicite de déshumanisation ?
• La médecine elle-même a beaucoup changé…
Technologie médicale
Nul n’aurait la pensée d’en médire, tellement sont hautement précieuses ses avancées, accédant à des diagnostics et traitements de très grande qualité et sûreté, qui en un mot ont donné à la médecine son efficacité. Cette technologie, qui ne cesse — tant mieux — de progresser à grande vitesse, a permis particulièrement une médecine de plus en plus basée sur l’évidence scientifique, substituée à l’empirisme des médecins de Molière . Mais sa toute puissance, relative, a fait naître également, l’illusion d’une auto-suffisance, dispensant le médecin d’ écouter le malade, de l’ examiner et de dialoguer ensuite avec lui.
Art médical
Ainsi la technologie a-t-elle porté, de plus en plus de scientifiques et de médecins, à affirmer que la « médecine n’est plus un art, c’est une science ».
Non, trois fois non ! Il faut récuser cette faillite de la pensée. Aussi scientifique doit-elle être, la médecine ne sera jamais réductible à une science. Son exercice, qui réunit les hommes [11], doit demeurer l’ ART pratiqué par un soignant, d’utiliser ses moyens diagnostiques et thérapeutiques adaptés à la singularité d’un être souffrant.
Les examens réalisés pour un malade ne sauraient se substituer à ce malade, à son histoire, sa personnalité et son désir. Le malade, martèle Patrice Queneau [8], n’est pas un numéro.
Irruption de l’internet
Il est aussi vain, tant ils sont familiers, de vanter les fantastiques moyens de communication du réseau Internet, que de déplorer leurs risques. Il existe, mondialement et bientôt majoritairement utilisé, mais ses avantages pour ce qui concerne notre propos, sont lestés d’un double risque de mésusage :
— les profanes accèdent à un niveau élevé de connaissances sur la santé et la maladie. Mais quelle qualité de connaissance ? Origine de contestations plus ou moins pertinentes.
— le médecin lui-même y trouve des sites spécialisés et actualisés. Mais pour Pierre Ambroise-Thomas le risque est grand qu’ils substituent à une aide à la décision, la décision elle-même.
• Le médecin a, lui aussi, beaucoup changé…
Mort de la clinique ?
Des confrères académiciens l’ont déplorée [16]. Pour ceux qui s’en réjouiraient, comme de la perte d’un vieil oripeau, il faut d’abord récuser la confusion consistant à assimiler le mot ‘‘ clinique ’’, à l’auscultation ou la palpation. Clinique, inclut tout ce qui concerne la relation d’un souffrant qui se confie, à un soignant qui reçoit sa plainte. Clinique inclut des regards croisés, des mots échangés, des silences aussi.
Combien de consultants déplorent que le médecin — on ne dira pas qui les accueille, mais qui les reçoit sans une main tendue, soit déjà assis face à son ordinateur — ne les regarde pas vraiment. En ce domaine, certains médecins ont substitué à l’empire des cinq sens, le monopole de l’image radiologique ou la tyrannie du profil biologique. Mais n’ont-ils pas cédé eux aussi, aux chimères réductrices d’un homme uni-dimensionnel, ‘‘ geneticus, biologicus, cognitivus ’’ etc. ? N’est-on pas parvenu là, au degré zéro de la médecine !
Aptitudes relationnelles
Les propos rapportés ci-dessus témoignent de défaillances dans la pratique de l’humanisme médical. Ne sont-elles pas issues elles-mêmes d’un déficit :
— de ‘‘ vocation ’’ à exercer la médecine. On hésite aujourd’hui à employer ce mot, présenté entre guillemets, tellement il semble désuet et porte à sourire !
Mais serait-il moins expressif que ces mots de ‘‘ bientraitance, bienfaisance, empathie ’’ ? Les académiciens ont souvent déploré les critères de sélection du numerus clausus, essentiellement scientifiques. A défaut de susciter les prix Nobel promis, ces critères ont fait régresser l’humanisme et négliger la clinique, les savoir-être et savoir-faire face au malade.
— de formation
L’importance de l’interrogatoire et de l’examen clinique sont-ils assez soulignés aux étudiants en médecine ? Le compagnonnage médical, qui a toujours fondé l’enseignement de la médecine, n’est-il pas négligé aujourd’hui ? Le rapport, très approfondi, de Jean Marie Mantz et Francis Wattel [9], avait parfaitement analysé les conditions d’une bonne communication médecin-malade. Le marteau à réflexe et l’aiguille du réflexe plantaire, déplore Jean Cambier, seront bientôt rangés au rayon des accessoires inutiles [10]. Serait-ce superflu de palper l’abdomen avant l’échographie, d’examiner une hanche avant l’IRM ?
Toucher le corps
L’abandon progressif de l’examen clinique ne procède-t-il pas aussi, outre de la technologie, d’une certaine répugnance inavouée du médecin à toucher le corps de l’autre, voire du malade à se laisser toucher ?
Disponibilité
Aujourd’hui accablé de gestion, d’administration, d’informatisation, de réunions, d’e-mails à lire tous les soirs, le médecin hospitalier manque de temps. C’est une réalité. N’est-ce pas aussi quelquefois un alibi ? Quelle est la priorité ? Ne s’agit-il pas d’un déficit du volontarisme, nécessaire au franchissement de la distance toujours difficile entre médecin-malade ?
QUE PEUT FAIRE L’ACADÉMIE NATIONALE DE MÉDECINE POUR L’HUMANISME MEDICAL ?
Le mieux est toujours possible en ce domaine, et il n’est jamais l’ennemi du bien !
Comment… ?
Continuer … !
Ce qui est fait jusqu’à présent dans notre Académie va dans la bonne direction. Trois exemples parmi les nombreux travaux édités durant l’année 2008 :
— Un rapport de la Commission XVI sur la démographie médicale, destiné à « assurer la meilleure répartition de l’offre de soins sur l’ensemble du territoire national » [12].
— Un communiqué de la Commission XV, recommandations de l’Académie nationale de médecine, sur l’évolution des CHU, guidant une évolution respectueuse de leur triple mission [13].
— Un communiqué d’un groupe de travail précisant les recommandations de l’Académie nationale de médecine vis-à-vis du projet de loi « Hôpital, Patients, Santé Territoire » [14].
Ce groupe poursuit sa réflexion dans le temps qui précède la publication de la loi.
Innover
C’est le plus difficile, par suite du contexte. Voici seulement quelques pistes :
• Celles qui dépendent des médecins
Approfondir les analyses de la situation actuelle et de ses dysfonctionnements.
Revaloriser l’enseignement de l’humanisme théorique et pratique.
L’évaluer par un entretien de contrôle.
Rétablir le compagnonnage médical :
— Rôle des chefs de clinique — Rôle des CNU, valoriser l’enseignement versus publication.
Remplacer l’examen classant national par l’addition de notes obtenues durant la scolarité [17].
L’Académie nationale de médecine ne doit pas se lasser de rappeler que l’écologie, avant d’être un mouvement civil ou politique, est une discipline scientifique et, particulièrement médicale ! Ses considérations concernent au moins autant l’acte médical que l’environnement humain ! Des colloques de haut niveau seraient les bienvenus, permettant à la médecine une réappropriation au moins partielle de l’écologie, et illustrant par conséquent la place qu’elle peut tenir au sein de l’humanisme médical.
• Celles qui dépendent des autorités de tutelle
Nombreuses ont été les démarches infructueuses pour modifier les critères de sélection des étudiants en médecine. Il faut les poursuivre sans se lasser, demander des filières ouvertes aux formations non scientifiques. Multiplier les mises en garde et propositions, elles finiront par être fructueuses.
BIBLIOGRAPHIE [1] Pellerin D. — Médecine du xxie siècle : consumérisme ou humanisme ?
Bull. Acad. Sc. et
Lettres de Montpellier . 2000, T. 31.
[2] Pellerin D. — A propos du rapport Cordier : Éthique et Profession de Santé. Médecine et humanisme . Rapport Acad . Nat. Médecine , 2004.
[3] Pellerin D. — Le Principe de précaution : position de l’Académie nationale de Médecine.
AMIPS, Ed. no 71, 2005.
[4] Pellerin D. — Peut-on légiférer sur les droits des malades ?
Bull. Acad. Nat. Med ., 2006, 190 , no 9.
[5] Pellerin D. — Pour un retour à l’humanisme : la nécessaire complémentarité des droits et des devoirs des soignés et des soignants. Bull. Acad. Nat. Med ., 2006, 190 , no 9.
[6] Sureau C. et al. — Humanisme médical. Pour la pérennité d’une médecine à visage humain ?
Actes d’un Colloque.
John Libbey Ed . Paris 2009.
[7] Queneau P., Osterman G. — Soulager la douleur.
Ed. Odile Jacob . 1998.
[8] Queneau P., Mascret D. — Le malade n’est pas un numéro. Sauver la médecine :
Ed. Odile
Jacob . 2004.
[9] Mantz J-M., Wattel F. — Importance de la communication dans la relation soignant-soigné.
Rapport à l’Acad. Nat. de Médecine . Juin 2006.
[10] Cambier J. — La douleur dans la relation médecin-malade. Réunion commune Ac.
Des
Sciences-Ac. Médecine.
[11] Cambier J. — ‘‘ A la mémoire des frères Babinski. ’’. A paraître.
[12] Ambroise-Thomas P. — La démographie médicale. Rapport Commission XVI. Bull. Acad. Nat.
Méd., 2009 , 193 , no 2, 405-414.
[13] Loisance D., Queneau P., Mornex R. — Communiqué. Recommandations de l’Académie nationale de médecine sur l’évolution des CHU. Bull. Acad. Nat. Méd., 2009, 193, no 2, 447-454.
[14] Mornex R. — Communiqué. Recommandations de l’Académie nationale de médecine vis-à-vis du projet de la loi HPST. Bull. Acad. Natle Méd ., 2009, 193, no 3, 781-783.
[15] Mattei J-F. — Humaniser la vie. Plaidoyer pour le lien social.
Florent Massot Edit ., 2009.
[16] Couturier D., David G., Lecourt D., Sraer J-.D., Sureau C. — ‘‘ La mort de la clinique ? ’’ Puf Editeur . 2009.
[17] Charpentier B. — La clinique : état des lieux. In ref-precedente, page 117.
[18] Huriet C. — ‘‘ Faut-il créer un Comité national d’info éthique ? « Les Jeudis de l’Ordre National de Médecine ». Avril 2007. p. 50.
[19] Cremer G. — ‘‘ L’éthique de l’annonce et son accompagnement ’’. Les Jeudis de l’Ordre National de Médecine. Avril 2007. P. 5.
[20] Gentilini M. — ‘‘ De la pauvreté et de la Santé ’’. Bull. Acad. Nat. Med. , 2008, 192, no 9, 1751-1764.
[21] Gentilini M. — Tempérer la douleur du monde. Bayard Edit., Centurion , 1996.
[22] Rethore M-O. — Communication
Ac. Sc. et Lettres de Montpellier (à paraître 2010).
[23] Enquête 60 Millions de Consommateurs. Consultations à l’hôpital : 21 à 61 jours d’attente.
Février 2010.
DISCUSSION
M. Pierre GODEAU
Les fonctions de conciliateur que beaucoup d’entre nous ont été conduits à exercer n’ontelles pas montré qu’un défaut de communication était en jeu dans la majorité des cas et qu’un entretien prolongé avec les patients ou leur famille permettait en général de désamorcer une éventuelle action judiciaire ?
Votre remarque est absolument pertinente, elle souligne l’un des désastres du défaut de communication. Le seul fait d’accueillir, d’expliquer, de répondre aux plaintes et aux souffrances, stoppe les récriminations qui, elles, aboutissent à l’inverse en suites judiciaires.
Mme Marie-Odile RETHORE
Ne pourrions-nous pas être particulièrement vigilants dans le domaine de la surveillance des grossesses ? Les mères, les couples vivent cette période dans la hantise d’une découverte mettant en péril l’avenir de leur petit… angoisse majorée par ce qui est écrit dans Internet.
Il est urgent (il y a déjà des menaces des suicides car la grossesse c’est long… long) de former les généticiens et les échographistes à cet accompagnement.
Vous soulignez un autre des aspects nouveaux d’une humanisme médical vigilant, l’angoisse susceptible de procéder du contexte actuel de la procréation et des grossesses.
Mme Denyse-Anne MONERET-VAUTRIN
Vous avez bien souligné l’importance de la communication du médecin au patient, communication qui doit assumer les valeurs humanistes, dignité de la personne huumaine en particulier. Cependant, au moins en CHU, une bonne communication était le fait de toute une équipe de médecins et d’autres soignants. Or, les réformes actuelles, donnent une importance croissante aux cadres administratifs, aboutit à la destruction des équipes et me paraît gravement léser la qualité des relations des soignants et de leurs patients. Qu’en pensez-vous ?
Vous avez raison d’invoquer dans le recul de l’humanisme à l’hôpital, son contexte actuel de destructuration des équipes médicales, qui ne permet plus au responsable chef de service d’imprimer un certain état d’esprit au fonctionnement du groupe.
M. Pierre BEGUE
Le poids des tâches administratives en milieu hospitalier est devenu très élevé depuis les années 90. Il détourne les médecins de leur temps de contact avec les patients, qu’ils transféraient aux plus jeunes. Comment restaurer le temps « clinique » capté pour le fonctionnement de l’hôpital ?
En cabinet, l’ordinateur transforme le contact avec le patient. Ne pourrait-on pas apprendre aux jeunes médecins à maîtriser l’écran et à ne pas abandonner leur malade au moment de l’explication du diagnostic ou du traitement ?
Vous évoquez les avantages-inconvénients de l’internet généralisé, indiscutablement chronophage du temps médical. Cela revient à oser les questions fondamentales : quel est le désir profond du médecin ? À-t-il envie d’écouter, de parler, d’expliquer, d’informer et de réconforter le malade.
* Membre de l’Académie nationale de médecine, e-mail : mb.michel@wanadoo.fr D’après des textes (par ordre alphabétique) de : P. Ambroise-Thomas, J. Cambier, B. Charpentier, D. Couturier, G. Cremer, D. Loisance, J.M. Mantz, D. Pellerin, P. Queneau et C. Sureau.
Bull. Acad. Natle Méd., 2010, 194, nos 4 et 5, 833-845, séance du 27 avril 2010