Communication scientifique
Séance du 19 février 2002

La place de la dopamine dans les processus de dépendance aux drogues

Dopamine and addiction to drugs of abuse
KEY-WORDS : dopamine. nucleus accumbens.. substance-related disorders

J.P. Tassin

Résumé

Des données récentes neurobiologiques ont permis de montrer que tous les produits qui déclenchent une dépendance chez l’homme (amphétamine, cocaïne, morphine, héroïne, cannabis…) augmentent la libération de dopamine dans une structure sous-corticale , le noyau accumbens . Ce noyau fait partie d’un ensemble de structures cérébrales, dénommé « circuit de la récompense » qui définit à chaque instant l’état physique et psychique dans lequel se trouve l’individu. Les drogues, en modifiant la cinétique et l’amplitude de la production de dopamine, induisent une sensation de satisfaction. Cette dérégulation conduit le toxicomane à mémoriser artificiellement les événements associés à la prise de produit et à en devenir dépendant . Mots-clés : Dopamine. Troubles liés substance toxique. Noyau accumbens.

Summary

Recent neurobiological data have indicated that almost all drugs of abuse (amphetamine, cocaine, morphine, heroin, cannabis…) increase dopamine release in a sub-cortical structure, the nucleus accumbens. This nucleus is part of different cerebral structures, named « reward system » which constantly defines physical and mental states of an individual. Development of addiction would be due to the modification, by drugs of abuse, of the kinetic and the amplitude of dopamine release. Such a dysregulation would induce the addict to artificially memorize any event linked to the product consumption.

INTRODUCTION

Le cerveau constitue un ensemble complexe de circuits neuronaux qui s’organisent en réseaux pour traiter les entrées sensorielles, les relayer jusqu’au cortex, puis les traduire en sorties comportementales ou psychiques. La grande variété des réponses comportementales nécessite que certains réseaux, et par conséquent certaines structures cérébrales, soient sélectionnés en fonction de chaque situation vécue par le sujet. Cette sélection est réalisée par un autre ensemble de neurones, modulateurs, superposé au premier circuit. Ces neurones modulateurs, minoritaires dans le système nerveux central puisqu’ils ne représentent que un pour cent des cinquante milliards de cellules présentes dans le cerveau, comprennent les neurones sérotoninergiques, noradrénergiques et dopaminergiques. Dans cet ensemble, la dopamine tiendrait le rôle de modulateur final de l’essentiel des sorties motrices ou psychiques.

C’est pourquoi une atteinte du système dopaminergique peut se traduire aussi bien par des troubles moteurs, comme dans le cas de la maladie de Parkinson, que psychiques, comme dans certaines psychoses telles que la schizophrénie.

Dans les mécanismes de dépendance, le système dopaminergique est aussi déterminant dans la mesure où il modifie le fonctionnement d’un ensemble neuronal particulier, le « circuit de la récompense » qui relaie toutes les informations externes et internes de l’organisme et permet au sujet de reconnaître l’existence de satisfactions potentielles de toutes sortes : nourriture, chaleur, plaisir sexuel, etc. Ce circuit de la récompense est en quelque sorte un « baromètre » qui indique à l’individu l’état physique et psychique dans lequel il se trouve ou va se trouver. Les neurones dopaminergiques ne font pas partie à proprement parler du circuit de la récompense, mais leur activation stimule ce circuit et provoque une sensation de satisfaction.

LES DROGUES ET LEURS MODES D’ACTION

Le concept d’addiction à une substance est sans doute né avec l’héroïne, la morphine et les autres opiacés. Dans les années 80, les neurobiologistes considéraient ces produits comme les archétypes des substances toxicomanogènes. Les psychostimulants, comme l’amphétamine et la cocaïne, paraissaient appartenir à une autre classe, d’autant plus que leur mécanisme d’action, l’augmentation de la libération des catécholamines, était bien connu et considéré comme différent de celui des opiacés. Ce n’est qu’en 1988 que Di Chiara et Imperato montrèrent que tous les produits qui déclenchent une dépendance chez l’homme, comme l’amphétamine et la cocaïne, mais aussi comme l’héroïne, la morphine, le cannabis, la nicotine et l’alcool augmentent la libération de dopamine dans une structure sous-corticale, le noyau accumbens [3]. Toutes stimulent donc, par ce biais, le « circuit de la récompense ». Notons cependant que les taux de libération de dopamine sont très diffé- rents selon les produits et, qui plus est, ne semblent pas correspondre à leurs potentiels addictifs respectifs.

Quoi qu’il en soit, cette observation a permis de proposer que les produits toxicomanogènes exercent, par des mécanismes initialement différents (portant sur la libération de neurotransmetteurs, sur leur recapture ou sur l’activité électrique des neurones) une action finale commune, la libération de dopamine, susceptible de déclencher une dépendance. Elle a aussi permis de conforter plusieurs indications cliniques selon lesquelles le potentiel de dépendance n’appartenait pas qu’aux produits mais pouvait aussi dépendre des consommateurs, certains d’entre eux, parmi les plus vulnérables, passant sans difficulté d’un produit à un autre. Cette vulnérabilité est évidemment un sujet de préoccupation et de recherche, les facteurs génétiques et environnementaux étant sans doute impliqués à des niveaux similaires.

Selon la définition donnée en 1981 par l’Organisation Mondiale de la Santé, la dépendance est un « syndrome pour lequel la consommation d’un produit devient une exigence supérieure à celle d’autres comportements qui avaient auparavant une plus grande importance ». Bien qu’une telle dichotomie stricte ait pu être discutée, on distingue en général la dépendance physique, qui correspond à une réaction de l’organisme à l’absence de produit, de la dépendance psychique, qui a trait aux troubles de l’humeur. Alors que la première disparaît après quelques jours d’abstinence, la seconde peut subsister plusieurs années après l’arrêt de la consommation.

L’état de dépendance apparaît progressivement avec la répétition des prises. Dans sa forme extrême, il se caractérise par un besoin impérieux du produit, qui pousse l’individu à sa recherche compulsive (« craving » pour les anglophones). On parle aussi d’addiction, mot anglo-saxon, lui-même issu d’un terme juridique de vieux français qui signifie devenir esclave pour rembourser ses dettes.

Bien que cette communauté d’action des différentes drogues toxicomanogènes sur les taux extracellulaires de dopamine ait indiscutablement apporté un éclairage nouveau à la compréhension des processus toxicomaniaques, les observations cliniques montrent clairement que chaque groupe de substances entraîne des effets qui lui sont propres. Il paraît donc raisonnable de tracer aussi les grandes lignes de leurs différences :

— Les psychostimulants (amphétamine, cocaïne)

Ces produits entraînent une augmentation extracellulaire très importante de dopamine et de noradrénaline par des mécanismes sensiblement différents ; les amphétamines chassent les catécholamines de leurs vésicules de stockage, la cocaïne en bloque la recapture. La conséquence probable de cette différence est, qu’à dose modérée, les effets de la cocaïne dépendent plus de l’état initial du sujet que les effets des amphétamines. Notons que la cocaïne, contrairement aux amphétamines, bloque aussi la recapture de sérotonine, ce qui crée vraisemblablement une synergie entre les trois monoamines. Enfin, bien qu’il soit généralement admis que la cocaïne agit en bloquant la recapture de dopamine, il a été montré récemment que des animaux dépourvus de système de recapture de dopamine — et donc théoriquement insensibles à la cocaïne — continuaient à
s’auto-administrer ce produit [13]. Ce genre d’expérience montre de toute évidence que l’effet de la cocaïne, et sans doute des autres psychostimulants, est dépendant d’autres actions pharmacologiques, en particulier de celle sur la recapture de noradrénaline.

Cliniquement, les augmentations de libération de catécholamines induisent, à doses faibles et modérées de psychostimulants, une disparition de la sensation de fatigue et une augmentation des facultés cognitives et, à doses fortes, des hallucinations et des délires. Le sevrage aux psychostimulants n’entraîne pas de dépendance physique mais une fatigue sans doute liée à la reconstitution des stocks de monoamines. La dépendance psychique est nette.

Les opiacés (héroïne, morphine, codéïne, etc.)

Les opiacés inhibent par l’intermédiaire de récepteurs spécifiques (µ) l’activité de neurones GABAergiques qui eux-mêmes limitent l’activité électrique des cellules dopaminergiques localisées dans une structure mésencéphalique où se trouvent leurs corps cellulaires, l’aire tegmentale ventrale [7]. Leur action est, dans une certaine mesure, plus « physiologique » que celle des psychostimulants.

Contrairement à ces derniers, ils n’augmentent que faiblement les taux extracellulaires de dopamine. Cette augmentation n’est due qu’à une activation électrique des cellules dopaminergiques et non pas à une « chasse » ou à un blocage pharmacologique de la recapture du neurotransmetteur. Il existe aussi des récepteurs µ dans le noyau accumbens . Leur rôle est encore mal connu mais il est probable qu’ils interviennent aussi dans les effets psychotropes des opiacés.

Un point essentiel vient de ce que les opiacés diminuent l’activité électrique des neurones noradrénergiques (toujours en agissant sur les récepteurs µ) [8]. Cette dernière caractéristique explique un effet clinique différent de celui des psychostimulants : une baisse des facultés de traitement des événements extérieurs avec, éventuellement, l’apparition de sommeil. Le sevrage déclenche une dépendance physique intense (tremblements, douleurs, diarrhées, sueurs..) liée à l’arrêt brutal de la stimulation excessive des récepteurs opiacés, périphériques et spinaux, sans rapport direct avec la sensation d’euphorie. Contrairement aux psychostimulants, les opiacés « n’épuisent » pas les neurones catécholaminergiques. Après quelques jours de sevrage, la dépendance physique s’estompe pour laisser la place à la dépendance psychique.

— Les entactogènes (MDMA (ecstasy), MDA, MBDB, 4-MTA etc.)

Ces produits sont intermédiaires entre les psychostimulants et les hallucinogènes [5]. Ils se caractérisent par une forte libération de sérotonine qui peut n’être associée qu’à une libération faible ou nulle de dopamine (MBDB, 4-MTA). Le potentiel de dépendance de ces produits semble peu important ; en revanche, les effets neurotoxiques, en particulier sur les neurones sérotoninergiques, sont plus
préoccupants. Cliniquement, on retrouve des baisses de la mémoire de travail chez les consommateurs réguliers et une période de récupération difficile dans les jours qui suivent la consommation, ce dernier phénomène n’étant pas sans rappeler l’effet des psychostimulants.

— Le cannabis

La molécule active est généralement considérée comme étant le ∆9-tétrahydrocannabinol (∆9-THC) bien qu’elle ne soit vraisemblablement pas la seule.

Les récepteurs au THC se trouvent, entre autres, dans le mésencéphale, à proximité des neurones dopaminergiques et leur stimulation diminue la libération de GABA, ce qui contribue à une légère activation dopaminergique. C’est sans doute par ce mécanisme que les récepteurs au THC interviennent sur la motivation. Ce type de mécanisme est voisin de celui des opiacés mais avec une amplitude plus faible pour le cannabis. Des animaux ne possédant plus de récepteurs au THC se sont avérés ne plus s’auto-administrer la morphine [9], ce qui confirme l’existence de mécanismes voisins. Il semble simplement que les deux groupes de produits agissent « en parallèle » et non pas « en série ». Il existe aussi des récepteurs au THC dans l’hippocampe et le cervelet, deux régions susceptibles d’intervenir dans les fonctions de mémorisation et d’équilibre.

L’alcool

Il amplifie les effets des psychotropes, en particulier le cannabis, les opiacés, les psychostimulants, les antidépresseurs et le γ-hydroxybutyrate (GHB), un autre produit illicite dont le mode d’action n’est probablement pas très éloigné de celui de l’alcool. Il faut aussi noter que tous les antagonistes du récepteur NMDA entraînent des dépendances, comme le MK-801, la phencyclidine (PCP) ou la kétamine. Enfin, à fortes doses, l’alcool entraîne une dépendance physique et a des effets neurotoxiques.

LE CIRCUIT DE LA RÉCOMPENSE

Comme nous l’avons déjà mentionné, comprendre le mécanisme d’action des drogues passe par la connaissance de l’existence des relations qui existent entre différentes structures du système nerveux central rassemblées sous le terme de « circuit de la récompense ». En 1954, deux chercheurs américains, Olds et Milner, avaient montré que si l’on place une électrode dans certaines zones précises du cerveau d’un rat, l’animal apprend à appuyer sur une pédale qui, parce qu’elle ferme un circuit électrique, entraîne une stimulation de la zone implantée [10]. Le rat s’autostimule ainsi sans interruption. A tel point que si on lui donne le choix entre cette pédale et une autre qui délivre de la nourriture, il choisit la stimulation électrique et s’impose un jeûne fatal. Olds a alors défini ce « circuit de la récompense » qui inclue les zones sensibles à ce type de stimulation et qui comprennent des structures limbiques, comme le noyau accumbens, le septum , l’amygdale, l’hippocampe et une structure corticale, le cortex préfrontal.

Les deux régions les plus sensibles à la stimulation étaient cependant l’hypothalamus et l’aire tegmentale ventrale. On peut comprendre le rôle crucial de l’hypothalamus dans les sensations de satisfaction lorsqu’on sait que ce centre nerveux est fortement impliqué dans les fonctions comme la faim, la soif ou la sexualité, fondamentales pour le maintien de l’espèce. Quant à l’aire tegmentale ventrale, son rôle, à l’époque, ne pouvait pas être expliqué de façon satisfaisante dans la mesure où ce n’est que dix ans plus tard qu’une équipe suédoise a montré que cette structure contenait les corps cellulaires des neurones dopaminergiques ascendants. On sait maintenant que c’est de l’aire tegmentale ventrale que partent les axones dopaminergiques qui innervent les structures du circuit de la récompense, à l’exception de l’hypothalamus. En fait, l’hypothalamus ne reçoit aucune information directe venant de l’extérieur. Ce qu’il reçoit est tout d’abord filtré et traité par ces structures limbiques ou corticales, qui sont en relation entre elles et qui toutes projettent vers l’hypothalamus. Cette dernière structure est donc vraisemblablement une des cibles finales du circuit de la récompense. L’hypothalamus renvoie néanmoins des projections vers l’aire tegmentale ventrale et peut ainsi, en quelque sorte, contrôler en retour l’activité des neurones dopaminergiques.

QUEL LIEN EXISTE T’IL ENTRE LA DÉPENDANCE ET LA DOPAMINE ?

Les drogues ou la stimulation électrique ne sont évidemment pas les seules conditions qui activent les neurones dopaminergiques. La libération de dopamine peut être obtenue par la seule présence d’une récompense, même inaccessible. Romo et Schultz ont montré que, chez le singe, le contact avec un morceau de pomme active les neurones de l’aire tegmentale ventrale [14]. Chez un chat habitué à son environnement, le même effet est obtenu par l’ouverture de la porte de l’animalerie, annonce de l’arrivée de la nourriture [6]. Cette activation des neurones libérant la dopamine s’accompagne d’un changement dans le comportement de l’animal, qui initie un mouvement destiné, selon toute vraisemblance, à atteindre la récompense. Dans ce dernier cas, les neurones libérant la dopamine sont devenus, par apprentissage, plus réactifs à la signification d’un signal qu’au signal lui-même. Par analogie, on peut supposer que l’homme constitue au fil des ans une chaîne de signifiants, analogue à une « rose des vents » des plaisirs, autour des neurones à dopamine. C’est, par exemple, un parfum qui évoquera une femme, associée elle-même à une satisfaction physique.

Les neurones à dopamine sont initialement activés par les caractéristiques primaires de la récompense, comme l’odeur, la forme, la texture. Ces divers traits sont progressivement associés à certains signaux de l’environnement. Après l’apprentissage, la seule présence de ces signaux active la libération de dopamine qui, en retour, permet de déclencher un comportement adapté à l’obtention de la récompense.

La dépendance peut s’expliquer si la drogue active artificiellement cette chaîne de signifiants. De fait, chez les rats, après l’injection d’opiacés ou de psychostimulants,
l’augmentation des taux de dopamine extracellulaire dans le noyau accumbens est corrélée avec le changement du comportement. L’animal explore son environnement de façon compulsive, activité locomotrice que l’on peut mesurer avec précision grâce à des cellules photo-électriques. Ce regain d’activité est-il lié à la satisfaction apportée par le produit comme on en a souvent émis l’hypothèse ? On peut plutôt considérer que la drogue, en activant la libération de dopamine, reproduit les signaux qui informent l’animal de l’existence d’une récompense. Le rat se met alors à la rechercher. Et l’effet se renforce au fil des prises. C’est ce que l’on appelle la sensibilisation comportementale, ou tolérance inverse, initialement mise en évidence par Tilson et Reich en 1973 [16]. La sensibilisation comportementale correspondrait ainsi à une augmentation progressive des associations entre certains éléments saillants de l’environnement et l’effet du produit. Un phénomène n’ayant, au bout du compte, que peu de liens avec la satisfaction apportée par la consommation de la drogue. En fait, Robinson et Berridge ont remis en cause le lien entre dopamine et plaisir [12]. Il faut, selon eux, dissocier la recherche de la drogue de la satisfaction qu’elle procure. Le toxicomane serait surtout affecté d’un désir exacerbé pour le produit, le plaisir qu’il en tire n’étant que secondaire. Il est vrai que la plupart des toxicomanes se plaignent de souffrir de leur besoin permanent de produit, alors que le plaisir ressenti est au mieux identique et souvent plus faible qu’à l’occasion des premières prises. Robinson et Berridge proposent que seule la recherche du produit soit sous le contrôle des neurones libérant la dopamine. Elle correspondrait à la sensibilisation comportementale observée chez l’animal. Quant au plaisir, il serait médié par d’autres voies nerveuses.

Mais ce sont sans doute les expériences de Schultz sur le singe [15] qui permettent le mieux de comprendre comment peut s’installer la dépendance.

Dans un premier temps, le singe reçoit une récompense de façon aléatoire sous la forme d’une petite quantité de jus de pomme, ce qui a pour effet d’activer ses neurones dopaminergiques.

Dans une seconde expérience, une petite lumière rouge s’allume une seconde avant l’arrivée de la récompense. Lorsque le singe a fait le lien entre l’allumage de la lampe et l’arrivée de la récompense, les neurones dopaminergiques sont activés non plus à l’occasion de la récompense mais lorsque la lampe rouge s’allume. La récompense par elle-même n’a alors plus d’effet sur l’activité des neurones dopaminergiques.

Troisième situation, la lumière s’allume sans être suivie de récompense. Dans ce dernier cas, l’activité des neurones dopaminergiques augmente toujours au moment de l’allumage de la lampe mais diminue au-dessous de son niveau initial au moment où la récompense aurait du être reçue.

Ainsi dans une situation « naturelle », l’activité des neurones libérant la dopamine dépasse le niveau de base lorsque le signal précurseur apparaît, puis retourne au niveau initial au moment de la récompense. Si cette dernière n’est pas obtenue, l’activité neuronale descend au-dessous du niveau de base. Ce phénomène s’expliquerait, au plan neurobiologique, par l’absence de retour d’information vers les
neurones libérant la dopamine. Quand la récompense est obtenue, l’hypothalamus, dont on a vu qu’il joue un rôle central dans des fonctions comme la faim et la soif, enverrait un message d’activation en direction des neurones libérant la dopamine. Si la récompense attendue ne vient pas, l’absence de retour en provenance de l’hypothalamus entraînerait la baisse d’activité de ces mêmes neurones. On peut supposer que c’est cette baisse d’activité qui est associée au mal-être, elle-même en relation avec la dépendance psychique.

En situation normale, la fluctuation de l’activité des neurones libérant la dopamine à l’occasion d’une récompense se mesure en secondes. Les satisfactions naturelles sont assujetties à cette cinétique et ne la modifient pas. En revanche, les produits toxicomanogènes agissent directement sur les neurones libérant la dopamine, et cette action se compte en dizaines de minutes. La cinétique du phénomène est donc complètement perturbée par les drogues. Pendant la large fenêtre de temps durant laquelle les taux extracellulaires de dopamine sont artificiellement élevés, tous les événements de l’environnement ainsi que les sensations psychiques, sans discrimination, peuvent être associés à la récompense. Cette mémorisation des associations se maintient des mois, voire des années, rendant ainsi la dépendance psychique un processus à très long terme.

Il n’est pas exclu que des désordres mentaux en relation avec la dopamine, en particulier certaines dépressions, rendent plus sensibles à la dépendance. De fait, un grand nombre d’antidépresseurs agissent directement ou indirectement sur la libé- ration de dopamine, mesurée principalement dans le noyau accumbens . Une partie des situations de dépendance ne serait ainsi, à bien des égards, que le reflet d’états dépressifs préexistants.

De fait, tous les individus qui utilisent de la drogue ne deviennent pas nécessairement dépendants. Il existe des vulnérabilités individuelles ou des processus de protection vis-à-vis de la toxicomanie qui, d’ailleurs, se retrouvent chez les animaux [11]. Une part est sans doute innée, la sensibilité aux drogues des neurones libérant la dopamine étant probablement différente d’une personne à l’autre. Mais la susceptibilité dépend aussi de l’histoire de l’individu, en particulier des situations plus ou moins conflictuelles qu’il a pu rencontrer au cours de son existence.

Signalons enfin que, même s’il est clair que la dopamine représente un élément fondamental dans les processus de dépendance, elle n’est pas la seule à intervenir.

Par exemple, nous avons montré au laboratoire que l’augmentation de la libération de dopamine dans le noyau accumbens n’avait de conséquence comportementale que si certains neurones du lobe frontal du cortex étaient stimulés par un autre neuromédiateur, la noradrénaline [1, 2]. Qui plus est, les souris dépourvues par modification génique d’un sous-type de récepteur à la noradrénaline (alpha1badrénergique) perdent leur sensibilité non seulement aux psychostimulants mais aussi aux opiacés [4]. Comme nous l’avons déjà mentionné, il est probable que la place privilégiée de la dopamine dans les phénomènes de dépendance vient de ce qu’elle est le dernier maillon modulateur d’un grand nombre de comportements
fondamentaux dans la survie de l’espèce, le rôle d’autres grands systèmes modulateurs, tels que les neurones noradrénergiques et sérotoninergiques, ne devant pas être négligé.

CONCLUSION

Avec la répétition des prises dans un environnement identique, la libération de dopamine augmente, et le lien qui soude la satisfaction ressentie aux conditions d’obtention du produit se consolide. La drogue et les conditions de sa prise deviennent alors la seule solution à toute tendance dépressive qui dépend de l’histoire de l’individu. C’est le caractère exclusif du recours à la drogue qui signe la dépendance, le toxicomane ayant progressivement éliminé toutes les autres solutions.

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DISCUSSION

M. Pierre RONDOT

Si la dopamine détermine une dépendance, comment expliquer l’absence de tout signe de dépendance après arrêt d’un traitement par la L. DOPA chez des patients indûment traités par la L. DOPA pour un tremblement postural idiopathique ?

Parce que les phénomènes de dépendance induits par les substances qui augmentent la libération de dopamine, comme les psychostimulants et les opiacés, sont beaucoup plus rares qu’on ne le pense généralement. Ainsi, une étude rétrospective réalisée aux EtatsUnis a montré que parmi 10 000 patients traités de façon chronique par des opiacés dans un but antalgique, 4 seulement sont devenus dépendants. Quant aux patients parkinsoniens, l’atteinte des voies dopaminergiques ascendantes les protège sans doute, au moins partiellement, des effets que pourrait avoir la L-DOPA sur leur système hédonique. Le rôle de la dopamine dans l’addiction reste néanmoins indiscutable. Récemment, un antidépresseur dont l’action est essentiellement dopaminergique a dû être retiré du marché à cause de ses effets addictifs. Il faut cependant noter que les patients qui l’ont utilisé étaient, par définition, déprimés et que la dépression est un facteur de vulnérabilité à la dépendance.

M. Jean-Paul GIROUD

Je crois qu’il est bon de préciser qu’il n’existe pas de dépendance à la morphine, à condition que celle-ci soit administrée dans des conditions très précises chez le sujet qui souffre, ce qui implique une évaluation qualitative et surtout quantitative de la douleur.

Vous avez tout à fait raison, d’autant plus que les douleurs somatiques agissent, à l’inverse de la dépression et pour des raisons trop longues à développer ici, comme une protection vis-à-vis des phénomènes de dépendance. Il n’empêche que le caractère assez rare d’addictions dues à l’ingestion de substances psychoactives reste vrai, y compris chez
des sujets qui ne souffrent pas de douleurs somatiques. Je citerai à ce propos la remarque que m’a faite le professeur Pichot, qui n’a pas observé de dépendance à l’époque où les patients étaient traités par le laudanum.

M. Jean-Didier VINCENT

Je suis étonné que vous fassiez mention du clivage dépendance physique/psychique. Je crois que ce dualisme n’a pas de valeur dans la compréhension des phénomènes « addictifs ».

Qu’en pensez-vous ?

Il peut en effet être nécessaire de rappeler qu’un phénomène psychique, quel qu’il soit, n’est que le résultat de processus cérébraux, eux-mêmes physiques. La distinction que j’ai faite, et que j’assume, vient de ce que dans le domaine de la dépendance deux phénomènes s’enchevêtrent, tout au moins en ce qui concerne les opiacés. Au cours de l’intoxication aux opiacés, la stimulation chronique des récepteurs entraîne leur désensibilisation et diminue la libération des endomorphines. Lors d’un arrêt brutal de la consommation, il n’y a plus de stimulation des récepteurs opiacés et l’organisme subit le syndrome de sevrage bien connu. Ce syndrome, cette dépendance physique, disparaît après quelques jours d’abstinence et, selon toute vraisemblance, n’a qu’un rôle mineur dans les rechutes que l’on observe après plusieurs semaines. Au contraire, la dépendance psychique est, comme j’ai essayé de le montrer, un lien avec un processus de mémorisation qui peut se maintenir plusieurs années. Même si la mémoire fait intervenir un processus organique, il s’agit d’une modification vicariante de plusieurs réseaux de neurones. En cela, la dépendance psychique est différente de la dépendance physique qui ne correspond qu’à l’inactivation temporaire d’un seul type de neurotransmission. Notons enfin que la dépendance physique n’est pas décrite pour les psychostimulants qui déclenchent pourtant une forte dépendance psychique, ce qui les rend particulièrement toxicomanogènes.

M. Gabriel BLANCHER

Il a été dit que la dépendance à la morphine n’apparaît que dans une faible proportion des cas chez les sujets recevant cette drogue. En est-il de même pour les autres drogues et peut-on en donner une explication ? Peut-on en tirer des conclusions pour la prévention ?

Il existe en effet, selon les individus, des facteurs de protection et des facteurs de vulnérabilité. Une meilleure connaissance de ces facteurs représente le thème de recherche d’un grand nombre d’équipes internationales. Ces facteurs ne dépendent pas du produit ingéré mais de l’individu, son patrimoine génétique et son histoire personnelle étant probablement impliqués. Cette variabilité se retrouve chez les animaux y compris parmi des souris génétiquement homogènes. On sait par ailleurs que le stress représente une source de vulnérabilité à la dépendance particulièrement efficace puisqu’il est possible de rendre dépendants des animaux initialement non répondeurs à condition de les stresser. Ce phénomène peut s’expliquer lorsque l’on sait que les neurones noradré- nergiques et dopaminergiques sont particulièrement sensibles au stress et que ces deux ensembles cellulaires sont les cibles privilégiées des produits toxicomanogènes. En ce qui concerne la prévention, il n’est pas encore possible de prévoir, avant la consommation, si un individu sera ou non sensible. Il n’empêche qu’il paraît logique, dans une optique de traitement de la toxicomanie, d’éviter autant que possible de soumettre les toxicomanes à des situations anxiogènes.


* Directeur de recherches à l’Inserm, Collège de France, Inserm U.114-11, Place Marcelin Berthelot — 75231 Paris cedex 05. Email : jean-pol.tassin@college-de-France.fr. Tirés-à-part : Professeur Jean-Pol Tassin, à l’adresse ci-dessus. Article reçu le 27 décembre 2001, accepté le 14 janvier 2002.

Bull. Acad. Natle Méd., 2002, 186, no 2, 295-305, séance du 19 février 2002