Autre
Séance du 18 mai 2010

La mort subite de l’Empereur Jovien. Une enquête médico-légale, dix-sept siècles plus tard

MOTS-CLÉS : histoire médecine. intoxication au monoxyde de carbone. médecine légale. mort subite
Sudden death of Emperor Jovian : a forensic enquiry 17 century later
KEY-WORDS : carbon monoxide poisoning. death, sudden. forensic medecine. history of medicine

Charles Haas

Résumé

L’analyse des faits concernant la mort de l’empereur Jovien, tels qu’ils ont été rapportés par les historiens antiques, permet de tenir pour vraisemblable le diagnostic d’intoxication oxycarbonée aiguë.

Summary

Based on accounts written by contemporary historians, Emperor Jovian’s death appears to have been due to carbon monoxide poisoning.

Jovien,

Flavius Claudius Jovianus [1], né en 331 à Singidunum (aujourd’hui Belgrade), succéda à Julien II dit l’Apostat [2] le 27 juin 363. Il régna sur l’Empire romain pendant moins de huit mois, jusqu’à sa mort subite, nocturne et solitaire, à l’âge de 33 ans, le 17 février 364.

Les causes de la mort de ce jeune et robuste guerrier ne semblent pas avoir été très activement recherchées à l’époque [3] et demeurent conjecturales [4]. Il semble néanmoins possible, à la lumière des textes anciens, de s’en faire aujourd’hui une idée assez précise.

 

La relation des faits par les historiens

Après avoir signé avec les Perses un traité désastreux [5], mais peut-être nécessaire [4, p. 701], l’empereur faisait route vers Constantinople, et ce fut à Dadastana, petite ville obscure de Turquie, à une égale distance de Nicée et d’Ancyre, qu’il trouva le terme fatal de son voyage et de sa vie. Il fut trouvé, mort dans son lit, le 17 février 364 au matin. Son contemporain, l’historien romain Eutrope [6], qui l’accompagnait peut-être dans ce voyage [4, p. 705, note 1] a écrit : « Beaucoup pensent qu’il a été victime d’une indigestion, car, à table, il se laissait aller aux excès ; d’autres considèrent que c’est à cause de l’atmosphère de sa chambre à coucher devenue dangereuse pour les dormeurs parce qu’on venait d’y passer une couche de chaux ;

certains pensent que c’est à la suite d’une trop grande quantité de charbon qu’il avait fait allumer en raison du froid vif ».

Stéphane Ratti a publié une étude détaillée des sources sur les causes de la mort de Jovien [7], et ce qui suit lui doit beaucoup. Nous avons vu qu’Eutrope [6] évoquait trois hypothèses : l’indigestion ( nimia cruditate ), les émanations liées au revêtement de chaux posé sur les murs de la chambre de l’empereur ( odore cubiculi , tectorio calcis ) et la quantité excessive de charbon brûlée à cause du froid ( nimietate prunarum ). Ammien Marcellin [3] cite également l’indigestion ( cruditate ), les émanations de la chambre ( odorem cubiculi ) et le charbon brûlé ( successione prunarum ). Ces deux historiens fiables, qui travaillaient au ive siècle, ont vraisemblablement puisé leurs renseignements aux meilleures sources. Saint Jérôme (243, e, cité in : [7]), né vers 347 et mort vers 420, incrimine l’indigestion ( cruditate ) et les émanations de charbon ( odore prunarum ). L’Epitome de Caesaribus (44,4), ouvrage anonyme du début du ve siècle, accuse l’indigestion ( cruditate stomachi ) et le revêtement de chaux ( tectorio ) [7]. Orose (7, 31, 3, cité in [7], né vers 390 et mort vers 418, mentionne le revêtement des murs ( nidore parietum ) et la chaleur des charbons ( calore prunarum ). Sozomène, dont l’ Histoire ecclésiastique a été composée entre 439 et 450, met en cause l’indigestion, l’humidité de la chambre de l’empereur dont les murs avaient été récemment enduits de chaux vive et la grande quantité de charbon qu’on y avait fait brûler [8]. Zosime [9], qui travaillait à la fin du ve ou au début du vie siècle, parle de maladie, sans autre précision. En somme, jusqu’à présent, trois hypothèses seulement ont été évoquées : l’indigestion, les émanations de la chaux et celles du charbon. Toutefois, d’autres historiens anciens ont formulé une quatrième hypothèse pour expliquer la mort de Jovien : celle d’un empoisonnement par les champignons. C’est le cas de Léon le Grammairien, chroniqueur byzantin du début du xie siècle, de Zonaras (13, 14, 11), mort vers 1150, de la Synopsis Sathas, œuvre anonyme du xiiie siècle et de Jean d’Antioche (cités in : [7]).

L’interprétation des faits

Il convient maintenant d’examiner d’un œil médical ces quatre hypothèses.

L’hypothèse de l’intoxication par les champignons peut être écartée d’emblée. Les intoxications mortelles, liées dans 90 % des cas à l’ingestion d’Amanite phalloïde [10-13], comportent, en effet, une symptomatologie retardée 6 à 24 heures après le repas toxique et le décès ne survient que 4 à 9 jours plus tard, dans un tableau d’hépatite aiguë avec insuffisance rénale. Les champignons que Jovien avait consommés au dîner précédant la nuit de sa mort ne peuvent être mis en cause.

Il faut également innocenter la chaux vive dont venaient d’être enduits les murs de la chambre de l’empereur. En effet, cet oxyde de calcium, caustique chimique assez énergique, ne dégage pas, à notre connaissance, d’émanations toxiques [14].

L’enduit de chaux de la chambre de Jovien ne peut pas avoir été responsable de sa mort.

L’hypothèse de l’indigestion ne saurait être retenue : on ne meurt pas d’indigestion à 33 ans. Certes, on aurait pu, à la rigueur, évoquer une exceptionnelle rupture spontanée de l’estomac ou de l’œsophage (syndrome de Boerhaave) induite par les excès de table lors du dîner précédant la nuit fatale. Mais un tel accident, très douloureux [15, 16], n’aurait pas manqué de réveiller l’empereur qui aurait appelé à l’aide, ce qui ne fut pas le cas.

En réalité, le diagnostic le plus vraisemblable est celui d’une intoxication par le monoxyde de carbone. En raison du froid vif, en ce mois de février, la chambre à coucher de l’empereur avait été probablement calfeutrée et devait être mal ventilée.

Plusieurs historiens [3, 6-8] insistent sur la grande quantité de charbon qu’on y avait fait brûler. Nous ignorons où se consumait ce charbon : âtre, foyer, poêle ou cheminée ( caminus ) : les historiens n’en disent rien. Mais, à cette époque, en ces contrées reculées, le chauffage des chambres se faisait habituellement à l’aide de braseros mobiles, en terre cuite ou en bronze [17], et leur utilisation en espace confiné augmentait le risque d’asphyxie. En fait, dans la plupart des maisons, la fumée s’échappait probablement par une simple ouverture dans le toit, par les fenêtres ou par les portes [18]. Il semble ainsi très probable que l’empereur Jovien ait été victime d’une forme comateuse ou immédiatement mortelle d’intoxication oxycarbonée aiguë [19, 20].

CONCLUSION

L’analyse des faits concernant la mort de l’empereur Jovien, tels qu’ils ont été rapportés par les historiens antiques, permet de tenir pour vraisemblable le diagnostic d’intoxication oxycarbonée aiguë.

BIBLIOGRAPHIE [1] Zosso F., Zingg C. — Les Empereurs Romains. 27 av. J.-C. — 476 ap. J.-C. (Errance éd.), Paris 1995 (p. 156-157).

[2] Jerphagnon L. —

Julien dit l’Apostat . (Seuil éd.), Paris 1986.

[3] Ammien Marcellin —

Histoire de Rome (XXV, 10,13) . En ligne sur Internet :

http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXXV/lecture/10.htm [4] Gibbon E. — Histoire du déclin et de la chute de l’Empire Romain. Rome de 96 à 582 . Traduit de l’anglais par M.F. Guizot, (Robert Laffont éd.), Paris 1983 (p. 701-705).

[5] Saint Augustin — La Cité de Dieu. (Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard éd.), Paris 2000 (IV, 29, p. 167 et V, 21, p. 212).

[6] Eutrope — Abrégé d’Histoire Romaine. Traduit du latin par J. Hellegouarc’h, (C.U.F., Les Belles Lettres éd.), Paris 2002 (X, 18, 1, p.143).

[7] Ratti S. — La mort de Jovien. Historia, 1997, 46 , no 4, 499-505.

[8] Sozomene — Histoire ecclésiastique (Livre VI, chapitre VI). En ligne sur Internet :

http://www.freewebs.com/vitaphone1/history/sozomen.htmlP4026_1770172 [9] Zosime — Histoire Nouvelle. Traduit du grec par F. Paschoud, (C. U. F., Les Belles Lettres éd.), Paris 2003 (Tome II, livre III).

[10] Lambert H., Larcan A. — Intoxications par les champignons. Encycl. Med. Chir . Intoxications. Pathologies du travail. 16 077 A 10, 3, 1989, 14 p.

[11] Koppel C. — Clinical symptomatology and management of mushroom poisoning.

Toxicon .

1993, 31 , 1513-1540.

[12] Anonyme — Amanita phalloides mushroom poisoning. Northern California, January 1997.

Morbidity and Mortality Weekly Report (MMWR), 1997, 46, 489-492.

[13] De Haro L., Prost N., Perringue C. et al. — Intoxications par champignons. Expérience du centre anti-poisons de Marseille en 1994 et 1998. Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire (BEH), 1999, no 30 , 125-127.

[14] Hazard R. — Précis de Thérapeutique et de Pharmacologie, (Masson éd.), Paris 1950. (p. 121, 125, 173, 354-355).

[15] Clement R., Bresson C., Rodat O. — Spontaneous oesophageal perforation. J. Clin. Forensic .

 

Med. , 2006, 13 , 353-355.

[16] Da Mota H.J., Ximenes Netto M., Da Cunha Medeiros A. — Postemetic rupture of the esophagus: Boerhaave’s syndrome . J. Bras. Pneumol ., 2007, 33 , 480-483.

[17] Leclant J. (sous la direction de) — Dictionnaire de l’Antiquité, (Presses Universitaires de France éd.), Paris 2005 (article CHAUFFAGE, p. 473-474).

[18] Rich A. — Dictionnaire des antiquités romaines et grecques, (Payot et Rivages éd.), Paris 1995 (p. 98-100, article CAMINUS).

[19] Larcan A., Lambert H. — Aspects épidémiologiques, clinico-biologiques et thérapeutiques actuels de l’intoxication oxycarbonée aiguë. Bull. Acad. Natle. Med ., 1981, 165, 471-478.

[20] RaphaëlL J.-C. — Signes cliniques inauguraux de l’intoxication oxycarbonée aiguë et accidentelle de l’adulte. In : Repérer et traiter les intoxications oxycarbonées. Conseil Supérieur d’Hygiène Publique de France. Groupe des experts chargé d’élaborer les référentiels de la prise en charge des intoxications oxycarbonées. En ligne sur Internet : http://www.sante.gouv.fr/htm/ dossiers/intox_co/intox2.htm

<p>* Membre correspondant de l’Académie nationale de médecine, 97, bld Exelmans, 75016 Paris, e-mail : charles.haas@dbmail.com Tirés à part : Professeur Charles Haas, même adresse Article reçu le 25 novembre 2009, accepté le 15 mars 2010</p>