Summary
Éloge de Jean-Paul Binet (1924-2008)
Yves LOGEAIS *
J’ai fait la connaissance du Professeur Jean-Paul Binet, en 1962, en prenant des fonctions d’interne dans le service de mon Maître Jean Mathey, à Laënnec. En dépit du temps écoulé, j’en conserve un vif souvenir. Jean-Paul avait déjà alors une grande réputation et il n’y avait pas de mois où je ne voyais paraitre l’une de ses publications.
En le rencontrant, je fus frappé par sa jeunesse. Il n’avait que 38 ans. De surcroît, la découverte de la chirurgie à cœur ouvert me fit forte impression et marqua l’orientation de ma propre carrière.
Dans une salle d’opérations bondée, trois chirurgiens des hôpitaux n’étaient pas de trop pour une intervention intra-cardiaque délicate. Jean Mathey officiait, aidé de Jean-Paul Binet. Cette époque était encore celle des apprentissages : la circulation extra-corporelle était au faîte de sa complexité : la canulation artérielle rejetée au pli de l’aîne, l’anticoagulation intra-opératoire généreuse, le champ opératoire hémorragique, le concours de quarante donneurs de sang considéré comme indispensable et la protection du myocarde contre l’ischémie restait à découvrir.
Beaucoup de progrès furent faits dans les années suivantes ici et ailleurs, en France et de par le monde. Nombreux furent ceux qui apportèrent leur contribution et Jean-Paul Binet fut de ceux-là.
* Membre de l’Académie nationale de médecine, e-mail : ylogeais@club-internet.fr
Victime d’une double séduction pour la spécialité chirurgicale et pour l’équipe de Laënnec, j’y renouvellais mes stages d’internat et y effectuais mon clinicat. JeanPaul partit pour Lannelongue en 1964. Nous entretînmes par la suite une relation chaleureuse et suivie qui était pour moi celle d’une respectueuse amitié et, puisque j’ai l’honneur d’occuper ici son fauteuil, je suis heureux de pouvoir évoquer devant vous, son enfance, sa carrière et sa vie.
Né à Paris, le 9 février 1924, dans le sérail de la médecine, Jean-Paul sut se montrer digne de cette naissance. Il eut une enfance heureuse. Il écrit dans l’un de ses livres, L’Acte Chirurgical , « ma grande chance fut d’avoir été élevé à la dure, par un père qui était fils d’un de ces hussards noirs de la République et par une mère creusoise, dans une laïcité toute chrétienne et même catholique ». Dans cette famille unie, prévalaient trois principes : « le malade passe avant tout, le travail est une vertu, exercer un métier que l’on aime est une chance ».
Il avait deux frères plus jeunes. Claude, énarque, disparut accidentellement avec son épouse en 1992.
Jacques-Louis, le plus jeune, qu’il n’est pas nécessaire de présenter devant notre Compagnie où il exerce avec brio l’importante fonction de Secrétaire perpétuel.
Jean-Paul aimait son côté espiègle et, comme nous tous, l’admirait pour ses talents médicaux et artistiques.
Ils étaient les fils du Professeur Léon Binet. De grande réputation, il avait été porté par la confiance de ses pairs à la fonction de doyen de la Faculté de Médecine de Paris, qui était alors, faut-il le rappeler, l’unique faculté de médecine de la capitale.
Jean-Paul écrit : « la gloire de mon père me fit habiter dans le château de ma seconde mère, la Faculté de Médecine ».
Il fit de brillantes études secondaires d’abord à Limoges en 1939 et 1940, puis au Lycée Condorcet, où il fut présenté au Concours Général et passa son baccalauréat avec mention. Inscrit à la Faculté de Médecine, il fut encouragé par son père à s’orienter vers une carrière de chirurgien et fut guidé dans ses études par les conseils éclairés de son cousin, Jean Cauchoix. Externe des Hôpitaux en 1942, très affecté dans son patriotisme par une défaite qu’il rejettait, il rejoignit en 1944 la 1ère Armée francaise et participa à la campagne d’Allemagne au sein du 6ème régiment de Chasseurs d’Afrique, où sa conduite lui valut la Croix de Guerre.
Il fut nommé à l’internat des Hôpitaux de Paris en 1945.
Médaille d’or en 1951, après une thèse de doctorat prémonitoire sur les cœurs artificiels, il partagea son stage entre Lyon, dans le service de Paul Santy et Paris, chez Antonin Gosset et Jacques Hepp où il cotoya Jean Louis Lortat-Jacob, Charles Dubost et Jean Mathey qui jouèrent un rôle déterminant dans son orientation vers la chirurgie thoracique, puis cardiaque.
En 1952, il fut nommé chirurgien des sanatoriums publics, puis Assistant dans le service de Jean Mathey, à Tenon puis à Laënnec, où il noua une fidèle amitié avec JeanJacques Galey. Chirurgien des Hôpitaux en 1956, il fut agrégé deux ans plus tard.
En 1964, à l’âge de 40 ans, il quitta l’équipe de Jean Mathey et prit la chefferieduservice dechirurgiecardio-vasculairedel’hôpitalMarieLannelongue.
Hôpital indépendant à statut particulier, son histoire mérite quelques mots. Elle remonte à la fin du xixe siècle, avec la création par Lucie Faure, fille du Président Félix Faure, de la Ligue Fraternelle des Enfants de France, première fondation française à objet social de secours aux enfants, bientôt reconnue d’utilité publique.
Sur un terrain concédé par la Ville de Paris au 169 de la rue de Tolbiac, fut construit un dispensaire-hôpital à usage pédiatrique.
Après la 2e guerre mondiale, naissait aux États-Unis la chirurgie du cœur. Alfred Blalock, qui venait d’inventer l’intervention qui porte son nom, opèrait les enfants de France au John Hopkins de Baltimore. La décision fut prise de créer à Paris un centre de chirurgie cardio-thoracique pour enfants. L’hôpital Marie Lannelongue, qui était en fort mauvais état, fut réhabilité grâce à l’action conjointe de la présidente de la Ligue, de ses amis américains de la Fondation Rockefeller et au concours généreux de la Sécurité Sociale qui finançait jusque-là les opérations effectuées aux États-Unis.
Inauguré en 1953, il trouva rapidement une activité chirurgicale croissante dans les mains de Charles Dubost et de Philippe Blondeau et à partir de 1964, sous la direction de Jean-Paul Binet qui y restera jusqu’à la fin de sa carrière, y formant sa propre équipe avec l’aide fidèle de Jean Langlois, puis de Claude Planché et de Rémi Nottin. La croissance continue de l’activité justifiera en 1977 le transfert au Plessis Robinson dans l’hôpital moderne que nous connaissons. En 1984, il fut nommé chirurgien-chef de Lannelongue et accédera au consultanat en 1989.
Pendant les vingt-cinq années passées à Lannelongue, Jean-Paul travailla en étroite collaboration avec Michel Weiss qui dirigeait le Centre de chirurgie expérimentale.
Leurs travaux porteront sur les valves biologiques, les CEC de longue durée, l’héparine, les transplantations d’organes.
En chirurgie, les premières années furent celles de l’affirmation de la chirurgie thoracique, d’abord pour tuberculose, avec le déclin de la collapsothérapie et de la thoracoplastie, au bénéfice de la chirurgie d’éxérèse pulmonaire, puis pour cancer.
Parallèlement, se développa la chirurgie plastique de la trachée et des bronches autorisant la conservation du parenchyme pulmonaire.
Jean-Paul s’inscrivit activement dans ce courant et l’étendit plus particulièrement à l’enfant et au nourrison. Je garde le souvenir de ces tumeurs bénignes et malignes adressées par le talent d’Odile Schweisguth, des emphysèmes lobaires géants des nouveau-nés en détresse respiratoire et de toutes ces pièces opératoires que nous étions heureux de pouvoir confier à la sagacité de Christian Nézeloff.
Parallèlement, se développa la chirurgie cardio-vasculaire et, de façon symétrique, après celle de l’adulte et du grand enfant, celle du nourrisson. Là encore, Jean-Paul va s’affirmer comme un chirurgien-pédiatre.
C’est d’abord la chirurgie des coarctations, du canal artériel, des shunts palliatifs systémico-pulmonaires de Blalock-Taussig dans les cardiopathies cyanogènes à poumon clair.
Avec André Thomas, Claude d’Allaines et Jean Vaysse, Jean-Paul s’associe aux recherches du Laboratoire de Physiologie de la Faculté qui portent sur la mise au point d’un cœur-poumon artificiel. Les difficultés sont nombreuses et ce seront bientôt les énormes moyens de l’industrie américaine qui faciliteront l’accès à la CEC et ouvriront les portes de la chirurgie à cœur ouvert.
Voyageur infatigable, Jean-Paul est le premier à rapporter en France un stimulateur cardiaque, puis une prothèse à bille de Starr qui provoque notre étonnement par la simplicité de son principe et dont on ne peut alors imaginer qu’elle rendra tant de services, avant de céder la place à d’autres prothèses et à d’autres techniques. Et ce sera la première implantation d’une prothèse de Starr mitrale en Europe en 1960.
Jean-Paul écrit une page d’histoire dans le remplacement de la valve aortique. Avec Carlos Duran à Oxford, il s’est intéressé aux homogreffes valvulaires aortiques conservées au cialit, puis à la formaldéhyde. La difficulté de se procurer des valves humaines le conduit à se tourner vers les hétérogreffes porcines. Ce travail, conduit en association avec Alain Carpentier et Jean Langlois, aboutit à réaliser le 23 septembre 1965, la première implantation humaine d’une valve de porc préparée et dé-spécifiée, qui est rapportée à l’Académie des Sciences et publiée dans Lancet.
Elle sera suivie de beaucoup d’autres. Le succès de la méthode engendre une demande considérable que l’industrie française ne peut couvrir. Avec la glutaraldé- hyde, Alain Carpentier améliore le procédé de conservation et le confie aux américains qui en assureront dès lors une très large diffusion.
Dans le domaine des cardiopathies congénitales, Jean-Paul Binet fut un véritable pionnier dans le traitement des cardiopathies de l’enfant. Il rapporta une série mondiale de correction chirurgicale des arcs aortiques anormaux, responsables de boucles compressives péri-trachéo-oesophagiennes.
De façon plus générale, il préconisa la chirurgie réparatrice très tôt dans la vie, pour éviter les interventions palliatives répétées avec leur risque cumulé, attitude rendue possible grâce à la miniaturisation des circuits de CEC et aux progrès d’une réanimation post-opératoire scrupuleuse, développée avec Gilbert Huault à Saint Vincent de Paul et plus tard avec Jacqueline Bruniaux.
C’est à cette époque qu’il mit au point la fermeture des communications interventriculaires du tout petit, sous arrêt circulatoire en hypothermie profonde, par une voie trans-atriale et trans-tricuspide aussi peu délabrante que possible, car préservant le muscle du ventricule droit. En 1983, il rapporta à cette tribune une série de la CIA, par le cathétérisme de Rashkind ou l’intervention de Blalock-Hanlon, suivies à l’âge de deux ans d’une plastie à l’étage des oreillettes selon le procédé de Mustard ou de Senning.
Cette expérience devait être prolongée par Claude Planché qui mit au point avec succès la réparation directe de la malformation par dé-transposition correctrice de l’aorte et de l’artère pulmonaire, accumulant une grande série mondiale.
Les travaux de Jean-Paul Binet, représentés par plus de 500 publications, lui donnaient une grande place dans notre profession et lui valurent d’appartenir à de nombreuses sociétés savantes françaises et étrangères, en particulier aux associations américaine et britannique de chirurgie cardio-vasculaire. Professeur de chirurgie thoracique et cardio-vasculaire à l’Université de Paris-sud en 1980, chirurgien-chef de l’hôpital Marie Lannelongue en 1987, il y reçut les plus éminents de nos collègues parmi lesquels Norman Shumway et Chris Barnard. Il était membre titulaire de notre Compagnie depuis 1984, membre de l’Académie de chirurgie qu’il présida en 1991, membre Correspondant de l’Académie des Sciences, membre de la Société Royale de Belgique, docteur honoris causa de l’Université d’Athènes.
Il était commandeur dans l’Ordre de la Légion d’honneur et officier dans l’Ordre national du Mérite.
Chirurgien éminent et passionné, son livre sur L’Acte Chirurgical est une défense et illustration du « métier de chirurgien, » « le travail de la main pensante ». Il était très attaché à ses malades, attentif aux suites opératoires. Heureux des bons résultats, il se réjouissait des bénéfices qu’en retiraient ses opérés. Il était reconnaissant envers tous ceux qui ont œuvré pour les succès de la chirurgie cardiaque.
Bien qu’écrit il y a vingt ans, son livre est une œuvre visionnaire sur l’histoire de la chirurgie cardiaque, à la fois si jeune et pourtant déjà si marquée dans son évolution vers une cardiologie interventionnelle hybride, dont on ne peut qu’apprécier le caractère allégé, sans cependant perdre de vue que le geste qu’elle effectue n’est plus le même geste, mais bien un autre geste dont seul le recul pourra valider les résultats.
L’homme était séduisant, sensible et humaniste, enthousiaste, généreux et dévoué, fidèle dans ses affections. Il aimait la vie. Sa fréquentation était empreinte de gaieté et d’humour et lui valait un réseau d’amitiés, qui débordait largement son milieu professionnel et il était connu du tout Paris.
De retour de Terre-Neuve où il avait partagé avec André Turcat un vol d’essai du Concorde, Jean-Paul me confia qu’il était heureux d’avoir rapporté le saumon qu’il offrirait le soir à Monaco au dîner du Prince et de la Princesse Grâce.
Président du 87e Congrès de Chirurgie en septembre 1985, c’est son ami Jean d’Ormesson — « Jean d’O », disait Jean-Paul qui déclara aux chirurgiens « vous êtes en charge de la vie, de la mort, de la souffrance et du bonheur,…. .vous êtes les athlètes de la lumière, du bien et de la vie…. vous êtes les mécanos du Bon Dieu ».
En dépit de ses multiples activités professionnelles, il restait un amateur d’art passionné et comptait parmi ses amis de nombreux artistes, tels Chagall, Miro qui fait la couverture de son livre sur l’Acte Chirurgical et signe aussi une lithographie commémorant le 1 000e cœur ouvert de Marie Lannelongue.
Il est aussi l’ami des frères Giacometti. A Diego, il avait inspiré l’Autruche et avait reçu en hommage meubles et sculptures.
De son souvenir, il est impossible de dissocier celle qu’il avait épousée, Bella Vernier, qui l’aida avec tant de dévouement et d’efficacité. Elle demeure dans nos mémoires pour sa gentillesse et sa courtoisie. Jean-Paul fut très affecté par sa disparition prématurée en 1993.
Jean-Paul nous a quittés le 31 mai 2008, après que ses dernières années l’eurent enfonçé dans l’isolement, entouré jusqu’au dernier moment de l’affection des siens.
Hommage lui fut rendu le 4 juin, lors de ses obsèques en la chapelle du Val de Grâce par Jean Natali, Jean Langlois et Alain Carpentier au nom des trois Académies auxquelles il appartenait.
À sa famille et à ses proches, à titre personnel et au nom de notre Académie, j’exprime notre fidélité à son souvenir et renouvelle à Jacques-Louis l’assurance de notre amitié. Je salue la présence de Sofia Binet, sa nièce. Je rappelle la mémoire de notre regretté confrère Jean Cauchoix, je salue la présence de sa fille, Madame Barbara Wirth et de sa petite fille, Jessica, notre jeune collègue pédiâtre, de Madame Alec Couvelaire, de Madame Sophie Munier, du Docteur Francis Bolgert qui a entouré Jean-Paul de ses soins éclairés, de Georges Fricker, le fidèle et dévoué gardien de ses dernières années.
À tous et à toutes, j’adresse l’assurance de notre compassion attristée.
Bull. Acad. Natle Méd., 2010, 194, nos 4 et 5, 697-702, séance du 18 mai 2010