Communication scientifique
Séance du 3 avril 2007

La médecine traditionnelle et la médecine translationnelle

MOTS-CLÉS : chimie pharmaceutique/methodes. evaluation médicament. marqueur biologique.. pharmacogenetique. proteomique. technologie pharmaceutique. toxicologie/methodes
Traditional and translational medicine
KEY-WORDS : biological markers. chemistry, pharmaceutical/methods. drug evaluation/trends. pharmacogenetics. proteomics. technology, pharmaceutical. toxicology/methods

Théophile Godfraind

Résumé

Dans la seconde moitié du 20e siècle, le développement de la pharmacologie expérimentale a permis la découverte de médicaments importants pour plusieurs pathologies. Depuis lors, bien que la prévalence accrue d’affections liées au vieillissement de la population rende nécessaire l’introduction de nouveaux médicaments, les innovations manquent malgré des investissements financiers croissants. De plus, l’Europe a perdu la première place mondiale dans ce domaine. Les modalités d’application des découvertes issues de la biologie moléculaire, en tenant compte des enseignements du passé, font l’objet de cette revue. Le programme européen dénommé « The innovative medicines initiative » s’inscrit dans la même perspective.

Summary

In the second half of the 20th century, the development of experimental pharmacology led to the discovery of powerful new therapeutic agents, but production has since faltered, particularly in Europe. The purpose of this paper is to review how the gap in the production of novel medicines between Europe and the USA could be filled by proper use of molecular biology data. The European program entitled ‘The Innovative Medicines Initiative’ could facilitate the translation of information from benchtop to bedside.

Introduction

Un des objectifs de la médecine translationnelle est de procéder à l’étude de nouvelles thérapeutiques en accélérant le temps de passage de la paillasse au lit du malade. La médecine translationnelle a été popularisée par le lancement en juillet 2003 d’un périodique scientifique diffusé sur internet par PubMed Central qui est la branche du NIH assurant l’accès libre à la littérature biomédicale [1]. Le souci d’obtenir un transfert rapide des informations scientifiques vers la clinique répond à des impératifs économiques et éthiques.

Les montants financiers à investir pour développer un nouveau médicament seraient de l’ordre de 868 millions d’euros selon des estimations faites en 2000 [2]. A l’importance de ce coût de développement, qui handicape les innovations médicamenteuses, s’ajoute l’écart considérable entre les progrès récents des connaissances fondamentales biomédicales et le développement de divers domaines de la thérapeutique qui pourraient bénéficier de ces savoirs nouveaux. Les études faites aux USA montrent qu’au cours des années 90, le nombre de nouvelles molécules à usage thérapeutique n’a pas suivi l’élévation importante des investissements financiers tant privés que publics en recherche biomédicale. Ces investissements étaient cinq fois plus élevés en 2005 qu’ils ne l’étaient en 1990, mais le nombre de molécules soumises à la FDA en vue de leur mise sur le marché ne suit pas cette croissance. De plus, par rapport aux années 80, une plus faible proportion des molécules évaluées dans les études pré-cliniques atteint l’usage clinique. Dans les années 2000 seulement 8 % des préparations entrant en phase 1 contre 14 % dans les années 80 ont été mises sur le marché. Pour les substances en phase 3, les échecs sont actuellement de plus de 50 % pour 20 % dans les années 90 [3]. La situation en Europe s’est plus fortement altérée qu’aux USA. En effet, l’Europe qui avait la créativité pharmacologique la plus élevée du monde pendant la période 1988-1992 a vu son inventivité diminuer et devenir plus faible que celle des USA pendant la période 1998-2002. De nombreux experts réunis dans le cadre du Programme européen FP6 par la Commission Européenne et l’EFPIA (l’organisation représentant les industries pharmaceutiques ayant des activités de recherche en Europe) ont tenté de préciser les causes de ce déclin. Afin d’y remédier, la Commission Européenne et l’EFPIA estiment qu’il est indispensable d’assurer le transfert rapide des découvertes biomédicales vers les structures industrielles pharmaceutiques dans le cadre d’un programme européen similaire à celui mis en route aux USA par la FDA.

Notre pharmacopée provient de l’accumulation d’acquis de nature purement empirique enrichis par les découvertes de la médecine expérimentale. On peut espérer qu’elle se développera par l’irruption de la biologie moléculaire dans la recherche biomédicale. Pour envisager cette question, il me semble utile de rappeler le passé avant d’examiner les nouvelles stratégies de recherche mises en jeu pour découvrir des médicaments devant servir au traitement de pathologies pour lesquelles notre arsenal thérapeutique est limité. Je montrerai également comment les apports
successifs de la recherche ont permis de préciser la nature des effets et le mode d’action des médicaments hérités du passé.

Le temps de l’empirisme

Si loin que l’on remonte dans l’histoire de l’humanité, on peut constater qu’une des activités les plus constantes de l’espèce humaine a été la recherche de médications pour traiter les maladies et soulager leurs symptomes, ce qui a permis l’accumulation d’une quantité considérable de potions, remèdes et traitements. Depuis les temps les plus reculés les observations relatives au traitement des malades ont été transmises par la tradition orale, de génération en génération, avec des erreurs inévitables, des oublis et des extravagances qui sont souvent devenues vérités respectées. Dès qu’il eut maîtrisé l’écriture, l’homme a transmis ses connaissances dans des documents qui sont devenus célèbres dans l’histoire de la médecine. Il ne fait pas de doute que la tradition hippocratique, les concepts développés par Aristote, Galien et Avicenne ont eu un sérieux impact sur le développement de la médecine mais ces théories, ainsi qu’on le sait aujourd’hui, étaient souvent sans fondement solide et, jusqu’au 19e siècle, l’adage scolastique ‘Ab uno disce omnes’ a incontestablement constitué la base même de toute la réflexion médicale. Il en reste d’ailleurs des traces importantes dans la médecine pratique d’aujourd’hui ; ceci est démontré par le rôle de la casuistique dans la formation médicale contemporaine.

Au cours des siècles, des esprits curieux se sont posé la question de savoir comment l’homme avait découvert les propriétés des végétaux dont les extraits sont utilisés pour le traitement des maladies. La première interprétation cohérente de cette recherche a été proposée par Paracelse. Sa doctrine est connue sous le nom de doctrine de la signature ou des similitudes. Elle énonce simplement que le semblable traite le semblable et que chaque produit médicinal que l’on trouve dans la nature indique, par un caractère évident et bien identifiable, la maladie pour laquelle il constitue un remède ou l’objet pour lequel il peut être utilisé. Cet énoncé de Paracelse a constitué la base de l’enseignement de la thérapeutique jusqu’au 18e siècle. On le rencontre encore dans certains traités contemporains de médecine curative par les plantes. La doctrine des similitudes fut reprise par Hahnemann, le fondateur de l’homéopathie dont le principe de base est de traiter le mal par le mal.

La justification de la doctrine des similitudes est basée notamment sur l’usage des extraits de mandragore ( Mandragora officinarum ), cette herbe de la famille des solanacées dont la racine a incontestablement une ressemblance avec le corps humain. On a avancé qu’en raison de cette forme la mandragore (en langage poétique pomme d’amour) avait acquis une réputation d’aphrodisiaque capable de surcroît d’assurer la fécondité du couple. Comme on le voit, l’usage de moyens étrangers au couple en vue d’assurer sa reproduction ne date pas de notre époque.

Déjà la Bible (Gen. 30, 14) relate : ‘‘ Au temps de la moisson des blés, Ruben partit dans les champs en quête de pommes d’amour. Il en rapporta à sa mère Léa ’’. Des dessins charmants illustrant plusieurs herbiers et ouvrages anciens de matière
médicale montrent l’aspect anthropomorphe de la mandragore, représentant la forme masculine ou féminine. Dans la tradition chinoise, une autre plante, qui a également été utilisée sur la base de considérations anthropomorphiques, est le ginseng (panax ginseng) qui, depuis plus de quatre mille ans, est recommandé dans le traitement de la neurasthénie, de l’impotence sexuelle et de l’insomnie. Le ginseng est toujours utilisé dans les traitements populaires anti-stress et antifatigue, et comme stimulant du bien-être. Si ces deux remèdes très anciens peuvent paraître folkloriques à d’aucuns, c’est pourtant à partir de préparations de ce genre qu’ont été découverts au 19e siècle des principes actifs qui sont encore utilisés de nos jours.

Ainsi en est-il de la morphine extraite de l’opium, de la quinine de l’écorce de quinquina, de l’acide salicylique de l’écorce de saule. La doctrine des similitudes est donc à la base de l’arsenal thérapeutique qui, sans conteste, est le fondement du traitement de nombreuses maladies. L’exploitation de ces remèdes est à l’origine de la pharmacie et de la thérapeutique, pratiques qui ont donc des origines très anciennes [4].

Le temps de la Pharmacologie expérimentale

L’avènement de la Pharmacologie expérimentale a coïncidé avec le développement de méthodes d’extraction et de purification des principes actifs des végétaux et avec celui de l’étude de l’activité physiologique des êtres vivants par la mesure de leurs réactions dans différentes conditions expérimentales. L’étude expérimentale des observations empiriques des temps passés a été réalisée à l’époque de la révolution industrielle. François Magendie et son successeur Claude Bernard sont sans conteste les pionniers de ce domaine. Magendie a notamment mis en évidence l’activité biologique de la strychnine, alcaloïde de la noix vomique, qui fut purifié en 1818 par Pierre Joseph Pelletier et Joseph Cavendou. La noix vomique est le fruit du Strychnos dont les propriétés étaient connues depuis la plus haute Antiquité égyptienne. Il en est fait mention dans la Bible, dans les écrits de Pline et dans le Coran [5].

Magendie démontra que le site d’action de ce poison contracturant est la moelle épinière qui est atteinte par voie sanguine.

Le développement de la chimie au 19e siècle a non seulement permis de purifier les principes actifs de ces remèdes ancestraux, mais parfois même d’en modifier la structure. En outre, la chimie nous a appris comment deux corps élémentaires peuvent se lier pour former des molécules et c’est au début de ce siècle que fut énoncée la loi d’action des masses exprimant l’état d’équilibre entre les produits qui entrent en réaction et le corps qui est formé par cette réaction. Il ne fait pas de doute que l’hypothèse selon laquelle l’action d’un agent chimique sur un système vivant est gouvernée par la loi d’action des masses, constitue une étape fondamentale dans le développement logique de la recherche de nouveaux médicaments.

On peut considérer qu’Ehrlich a repris, dans les termes de la chimie moderne, l’aphorisme de Paracelse en déclarant qu’il existe une relation nécessaire entre la structure d’un corps et son activité biologique. L’exploitation du postulat d’Ehrlich
s’est déroulée dans des lignes de recherche qui ont certaines parentés, mais dont les bases ne sont pas identiques. La première ligne découle de la découverte d’Hoffmann qui, en 1897, fabriqua pour son père qui souffrait de rhumatismes une forme d’acide salicylique moins agressive, préparant ainsi l’acide acétylsalicylique [6].

C’est donc en ajoutant des groupements chimiques à des structures naturelles préexistantes que furent découvertes de nouvelles substances médicamenteuses.

Une seconde voie d’exploitation du postulat d’Ehrlich consiste en la dissection chimique et pharmacologique des neurotransmetteurs, des hormones et de toutes les substances endogènes qui interviennent dans des réactions physiologiques ou pathologiques. Les premières tentatives de ce type ont été réalisées à l’Institut Pasteur à Paris. Ainsi à l’aube de la guerre 40-45, les antihistaminiques ont été obtenus à partir des modifications de la structure de l’histamine et les premiers adrénolytiques à partir de celles de l’adrénaline [7]. Il est incontestable que l’apothéose de cette ligne de recherche a été le succès de Sir James Black dans le domaine des bêta-bloquants et des antihistaminiques pour les récepteurs H2 [8]. C’est aussi le triomphe du réductionnisme qui est la simplification d’un phénomène observé en ses principes élémentaires dont la validité peut être soumise à la critique expérimentale.

Ces découvertes ont suscité l’extension des études de pharmacologie quantitative dont les fondations ont été établies par l’Ecole anglaise de pharmacologie [9]. Pour notre part en appliquant ces méthodes quantitatives à la taxinomie de diverses molécules de la famille des diphenylpipérazines, nous avons observé que ces derniè- res antagonisent à la même concentration l’action contractile de divers vasoconstricteurs. A partir de telles observations il nous est apparu que ces antagonistes polyvalents dont les prototypes sont la cinnarizine et la lidoflazine devaient agir sur un processus commun à plusieurs récepteurs. Nous avons proposé que ce processus pourrait être une translocation de calcium activateur de la contraction. Ayant constaté que cet effet inhibiteur s’exerce lorsque l’agoniste vasoconstricteur dépolarise la cellule musculaire lisse, nous avons recherché quel serait l’effet d’un antagoniste polyvalent sur l’activation par le calcium extracellulaire de la machinerie contractile des muscles lisses dépolarisés. Nous avons constaté que la cinnarizine déplace les courbes dose-réponse au calcium d’une manière similaire à celle d’un antagoniste spécifique. Par analogie, nous avons proposé que la cinnarizine est un antagoniste du calcium, hypothèse qui fut publiée en 1968 dans Thérapie [10]. Un numéro spécial de la revue a paru en 1993 pour célébrer le 25e anniversaire de l’article princeps introduisant le concept d’inhibiteur calcique [11]. Par la suite, nous avons établi que l’action vasodilatatrice de ces molécules résulte de leur interaction avec les canaux calcium voltage-dépendants [12, 13]. Le développement de la pharmacologie taxinomique a été de pair avec les progrès résultant des travaux des biochimistes qui ont solubilisé et purifié les macromolécules formant les récepteurs et les canaux ioniques et ont analysé leur constitution chimique. Un nombre considérable de structures spécifiques a été décrit, justifiant l’effort titanesque de l’IUPHAR qui a établi près de cinquante comités de spécialistes de chaque groupe
de récepteurs. Ces comités ont assuré, depuis 1992, la publication de plus de cinquante revues d’ensemble et de plusieurs Compendia. Les publications du Comité de classification de l’IUPHAR font autorité dans le monde scientifique. Ce comité a récemment créé un site internet ouvert pour diffuser ses classifications (http://www.iuphar.org).

La prodigieuse efflorescence de la biologie moléculaire a permis la connaissance de la séquence des acides aminés constituant les molécules protéiques des récepteurs et des canaux ioniques. Un nouveau champ d’action est ouvert à la compréhension des processus mis en jeu par les xénobiotiques au niveau de ces structures cellulaires.

Ainsi, nous savons que les sites moléculaires auxquels se lie la strychnine sont localisés sur les récepteurs pour la glycine des interneurones modulant l’excitabilité motoneuronale au niveau du lieu anatomique identifié par François Magendie.

L’effet inhibiteur de la glycine y est antagonisé par la strychnine, ce qui mène à des effets convulsivants [14].

Le temps de la Médecine translationnelle

La recherche de nouveaux médicaments obéit à de nombreux impératifs constituant un cocktail d’exigences parfois contradictoires : des pressions économiques et financières se heurtent à des contraintes politiques qui ne reflètent pas toujours les besoins thérapeutiques et les aspirations de la population. Les besoins thérapeutiques sont prioritaires pour les médecins. Ce point de vue régit l’éthique tant de la pratique que de la recherche biomédicale. Des médicaments efficaces sont attendus dans des pathologies aussi diverses que les cancers, les maladies inflammatoires et auto-immunes, les affections neurologiques liées au vieillissement, les affections métaboliques comme le diabète, l’athérosclérose, les maladies infectieuses d’origine virale, bactérienne ou parasitaire. L’évolution récente de la science a engendré le développement de nouvelles technologies et d’outils performants pour la recherche biomédicale et pour la pratique clinique [15]. Le transfert des informations de la paillasse au lit du malade n’est pas un processus récent. Si les effets des médicaments d’origine végétale sont connus à la suite de l’usage séculaire de ces derniers, il n’en va pas de même avec les molécules de synthèse élaborées au cours du 20e siècle. Les effets pharmacologiques des molécules nouvelles ont été démontrés chez l’animal avant d’être ou non confirmés chez l’homme. Divers modèles expérimentaux ont été proposés pour en prévoir le potentiel thérapeutique à valider lors de l’essai chez des sujets malades. Pour tenter de se prémunir d’un accident toxique pouvant survenir lors de l’administration de ces nouvelles molécules à l’homme, des études de toxicité animale ont été préconisées par les expérimentateurs. Ceci a incité les pouvoirs publics à établir des règlements définissant des normes d’efficacité et de sécurité auxquelles tout nouveau médicament doit répondre. Les critères communément choisis pour apprécier ces propriétés sont des états terminaux comme, à titre exemplaire, la fibrillation cardiaque ou la mort. L’observance de ces exigences nécessite le sacrifice de nombreux animaux, ce qui est contesté tant par des scienti-
fiques que par une large proportion de la population [16]. Les études de toxicité chez l’animal sont très coûteuses et s’avèrent parfois inopérantes lors de l’essai en phase I.

L’objet de la médecine translationnelle est d’établir un échange bidirectionnel entre la paillasse et le lit du malade en faisant appel à des biomarqueurs permettant de diagnostiquer avec la plus grande précision possible les phases initiales des effets thérapeutiques et toxiques. Les biomarqueurs sont des indicateurs qui révèlent un désordre physiologique avant-coureur, ils sont utilisés pour suivre l’évolution d’une maladie ou le progrès d’un traitement. Ils sont décelables et mesurables par diverses méthodes physiques ou chimiques. Les biomarqueurs importants pour l’innovation pharmacothérapeutique sont de deux types : génétiques ou protéiques. Le principe du biomarqueur n’est pas nouveau, il est en effet classique de mesurer des indicateurs sanguins comme le glucose ou l’acide urique ou de procéder à des examens d’imagerie médicale pour effectuer un diagnostic. L’innovation résulte de la possibilité offerte par la biologie moléculaire de mesurer un très grand nombre de paramètres jusqu’ici inaccessibles. De plus, ces mesures peuvent être effectuées à partir de n’importe quelle cellule et non seulement à partir du sang ou des urines.

Les biomarqueurs génétiques permettent d’identifier des sous-groupes de patients.

Cette identification ouvre le champ à la médecine personnalisée. Celle-ci consiste en l’individualisation des thérapeutiques en fonction notamment du patrimoine géné- tique du sujet. Son importance a été mise en évidence par les orateurs intervenant lors de la séance de l’Académie consacrée au thème ‘‘ Pharmacogénétique et pharmacogénomique ’’. Les travaux publiés dans le Bulletin de l’Académie démontrent les applications cliniques actuelles des tests de génotypage avec puces à ADN et des méthodes de phénotypage [17, 18]. La pratique du phénotypage a débuté depuis plus de 50 ans, son usage permet de déterminer la sensibilité des patients à des médications classiques comme les anticoagulants oraux qui sont métabolisés par des cytochromes P450 dont les phénotypes caractérisent le polymorphisme génétique de ces enzymes [19]. La toxicité liée au polymorphisme génétique a donné naissance à la pharmacogénétique, discipline qui étudie les réponses thérapeutiques en fonction de la variabilité du génome. Cette variabilité est responsable des diffé- rences de sensibilité aux effets secondaires observés lors de l’administration d’un médicament. Bien que le polymorphisme génétique joue un rôle dans le métabolisme des médicaments et que des gènes multiples participent dans plusieurs pathologies, notamment cancéreuses, ce sont les situations où un gène est prédominant qui constituent des cibles pour la recherche actuelle de thérapeutiques innovantes.

Le traitement du cancer du sein est un cas exemplaire à cet égard, son histoire est celle des protéines tyrosine kinases et des récepteurs aux facteurs de croissance [20].

L’observation que l’imatinib (Glivenec®) inhibiteur de tyrosine kinase exerce un effet thérapeutique dans la leucémie myéloïde chronique a stimulé l’intérêt pour la régulation des protéines tyrosine kinases (PTK). ERBB2, HER2, est un récepteur tyrosine kinase dont la dénomination HER2 vient de Human Epidermal Growth Factor ou EGF, facteur de croissance épidermique. Ce polypeptide de 53 acides aminés agit sur le récepteur pour produire sa dimérisation et sa phosphorylation
entraînant une série de cascades intracellulaires menant à la croissance et à la mitose. La protéine HER2 peut être exprimée en excès au niveau de la membrane plasmique des cellules tumorales du cancer du sein. Cette hyperexpression, qui se rencontre chez 25 à 30 % des patientes, s’accompagne d’une élévation de l’agressivité de la tumeur, d’un risque élevé de récidives après traitement classique et d’une plus grande mortalité dans le groupe concerné. Le trastuzumab (Herceptin®) est un anticorps monoclonal recombinant humanisé qui en se fixant à la protéine HER2 la neutralise et freine ainsi la croissance tumorale des cancers du sein HER2 positifs mais pas des autres cancers. L’effet thérapeutique de l’anticorps est observé chez environ 45 % des patientes . Les promoteurs des études cliniques, après accord de l’administration américaine de la FDA, sélectionnèrent les sujets présentant une élévation anormale de la concentration plasmatique du récepteur HER2 et dénommées HER2 positives. La mise en évidence de l’efficacité de la thérapeutique nécessita un groupe dix fois plus faible que sans sélection préalable, ceci amena une réduction importante de la durée et des coûts de la recherche clinique [21]. Malheureusement des résistances apparaissent pour le trastuzumab, ce qui justifie la recherche de molécules de synthèse inhibitrices de l’activité HER2 comme le lapatinib [22].

L’exemple du cancer du sein montre que la pharmacogénétique peut mener à la mise en évidence d’une action thérapeutique limitée à un sous-groupe de malades.

L’identification de sous-groupes par génotypage devient un outil indispensable pour la pharmacothérapie oncologique. Le génotypage fait appel a plusieurs technologies qui peuvent être de grande complexité [23]. Il est vraisemblable que cette pratique s’étendra chaque fois qu’apparaîtra une altération génétique causant une situation pathologique majeure.

Même lorsque le génome d’un individu est relativement constant, l’expression des protéines qui constituent le protéome change en fonction des interactions entre génome et environnement. L’observation de cette variation est l’objet de la protéomique qui étudie l’ensemble des protéines exprimées dans un organisme soumis à diverses perturbations. Les modifications du protéome s’observent dans des pathologies cardiovasculaires [24] et nerveuses [25]. La protéomique doit permettre d’anticiper les effets toxiques de diverses molécules dans le cas de la toxicologie prédictive qui a pour objet la mise en évidence de biomarqueurs signant un dysfonctionnement dans l’expression protéique causée par un agent toxique. Ainsi, la N-nitrosomorpholine qui produit le développement d’un cancer du foie cause l’hyperexpression précoce de diverses protéines par exemple l’annexine A5 et la fructose 1,6-bisphophatase. Des rats ont été soumis à ce carcinogène pendant sept semaines, l’hyperexpression de l’annexine A5 est manifeste dans le foie et l’urine après trois semaines d’exposition à l’agent carcinogène. Elle reste élevée pendant toute la période d’observation, alors que la dérégulation d’autres protéines est transitoire. Elle annonce l’apparition des tumeurs cancéreuses qui se manifesteront à la vingt-cinquième semaine de l’expérience, soit dix huit semaines après l’arrêt de l’administration du toxique. L’observation que la dérégulation de l’annexine A5 dans le foie s’accompagne d’une augmentation de son excrétion urinaire établit la
possibilité de détecter précocement l’effet oncogène. Il conviendra évidemment de préciser si cette dérégulation de l’annexine A5 est caractéristique de la seule N-nitrosomorpholine ou si on l’observe avec d’autres agents cancérigènes chez le rat avant de valider cette recherche chez l’homme. La voie de la toxicologie prédictive est hautement prometteuse [26].

Les exemples cités plus haut indiquent la potentialité que présentent les biomarqueurs génétiques et protéiques pour le diagnostic médical et la recherche de thérapeutiques innovantes. Les biomarqueurs devraient permettre le recrutement de patients en vue d’identifier les populations qui sont les plus susceptibles de répondre à un traitement donné ou d’être épargnées par des effets indésirables. Il s’avère indispensable de bien identifier le biomarqueur. Le succès du trastuzumab est dû à l’utilisation d’un biomarqueur, le récepteur HER2 qui se trouve être également la cible de l’anticorps, pour déterminer les patientes susceptibles de bien réagir au traitement. Dans une publication récente, Thomas Wang et ses collègues ont rapporté une étude qui a porté sur 3 209 sujets âgés en moyenne de 59 ans (1 497 hommes et 1 712 femmes) et suivis pendant 7,4 années dans le cadre de la Framingham Offspring Study. D’une part, les facteurs de risque traditionnels — hypertension, dyslipémie, diabète, tabagisme — ainsi que d’autre part des biomarqueurs de l’inflammation, de l’activité neurohormonale, de la thrombose, de l’activité fibrinolytique, de la fonction endothéliale, du stress oxydant et de la fonction glomérulaire ont été inclus dans des protocoles statistiques appropriés permettant de comparer leur valeur prédictive. La conclusion des auteurs est que la prédiction d’accident cardiovasculaire majeur ou de décès n’est pas meilleure en ayant recours aux biomarqueurs les plus récents qu’aux facteurs de risque classiques. Ils ajoutent qu’il sera indispensable de conforter la valeur prédictive des biomarqueurs par des études cliniques rigoureuses [27]. C’est dans ce cadre qu’opère la médecine translationnelle qui ne consiste pas en la mise à l’écart du clinicien, mais dans son intervention dans un processus de recherche dont il est un acteur de premier plan.

Conclusion

Mesurer le niveau d’activation des gènes ou étudier l’ensemble des protéines exprimées dans un contexte particulier est une entreprise très complexe étant donné que le nombre de gènes serait compris entre 20 000 et 25 000 [28] et qu’il y aurait environ 106 protéines (http://www.expasy.ch/sprot/hpi/hpiœdesc.html). Les microdamiers qui permettent l’étude des gènes peuvent contenir des centaines de milliers de sondes différentes et des circuits électroniques intégrés. L’étude du protéome a recours à l’électrophorèse bidimensionnelle ou à la chromatographie liquide combinée à la spectrographie de masse. La mise en œuvre de ces méthodes et la validation des biomarqueurs constituent un défi technologique et biomédical. Dans le cadre de la recherche de thérapeutiques efficaces pour les pathologies que sont les cancers, les maladies inflammatoires et auto-immunes, les affections neurologiques liées au vieillissement, les affections métaboliques comme le diabète, l’athérosclérose, les
maladies infectieuses d’origine virale bactérienne ou parasitaire, il paraît utile de coordonner les recherches des universitaires et des industriels. En Europe, cette coordination sera assurée par un organisme public-privé dénommé The innovative Medicines Initiative (http://www.imi-europe.org) ; cet organisme sera dirigé conjointement par la Commission Européenne et par l’EFPIA. Il recevra un subside de un milliard d’euros provenant de l’Union européenne pour la période 2007-2013.

Les grandes compagnies pharmaceutiques membre de l’EFPIA financeront leurs propres recherches. Le financement public sera réservé aux activités de recherche des centres universitaires et des petites compagnies de biotechnologie. Une partie de ce budget sera consacrée à l’enseignement et au financement de programmes de Doctorat dans les domaines de la recherche pharmacologique et toxicologique. Il est vraisemblable que l’impulsion ainsi donnée à ces recherches universitaires et les découvertes qui en découleront auront un effet positif sur l’innovation dans l’industrie pharmaceutique européenne.

REMERCIEMENTS

L’auteur remercie le Centre Biomédical pour la Recherche et le Développement (ASBL).

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[27] WANG T.J., GONA P., LARSON M.G. et al . — Multiple biomarkers for the prediction of first major cardiovascular events and death.

N. Engl. J. Med ., 2006, 355 , 2631-9.

[28] Finishing the euchromatic sequence of the human genome.

Nature , 2004, 431 , 931-45.

DISCUSSION

M. Raymond ARDAILLOU

Quelles sont les indications respectives de la protéomique et de la génomique en médecine ?

Je vous remercie pour cette question qui demanderait une réponse moins succincte que celle que je puis apporter dans le cadre présent. En pratique médicale, la génomique permet de préciser les choix thérapeutiques afin d’améliorer l’efficacité et de réduire les effets nocifs des médicaments. Les polymorphismes génétiques sont à la base de variations de la réponse individuelle suite à des modifications exprimées soit au niveau des récepteurs ou de leurs voies de signalisation intracellulaire soit au niveau des enzymes
responsables de leur métabolisation. Le génotypage, qui permet d’identifier les changements au niveau des récepteurs, se substitue progressivement à la mesure désormais classique des activités enzymatiques intervenant dans la pharmacocinétique. En recherche médicale, la génomique sera en mesure non seulement de mieux caractériser les maladies dites génétiques, mais également de comprendre la susceptibilité à divers facteurs de risque dans des affections fort répandues comme l’hypertension ou la maladie coronaire. La protéomique est la base de l’identification de biomarqueurs spécifiques qui peuvent permettre la mise en évidence de pathologies ou d’intoxications. Comme la plupart des maladies semblent être de nature multifactorielle, il est vraisemblable qu’elles ne peuvent pas être caractérisées par un seul biomarqueur. En revanche, les désordres causés par des xénobiotiques peuvent être révélés par un dysfonctionnement précoce de l’expression protéique comme je l’ai indiqué dans ma présentation. Cette possibilité ouvre un très grand domaine d’investigations.


* Membre associé étranger de l’Académie nationale de médecine Laboratoire de Pharmacologie, Université catholique de Louvain, Avenue Hippocrate 54, UCL 5410 B1200 Bruxelles. Tirés-à-part : Professeur Théophile GODFRAIND, même adresse Article reçu le 31 janvier 2007 et accepté le 12 mars 2007

Bull. Acad. Natle Méd., 2007, 191, nos 4-5, 715-726, séance du 3 avril 2007