Résumé
« La Leçon d’Anatomie » du Docteur Tulp est l’un des tableaux les plus connus de Rembrandt. Un examen détaillé de la scène représentée conduit à conclure que Tulp démontre l’action du muscle fléchisseur superficiel des doigts sur la flexion des articulations interphalangiennes proximales. Outre sa précision anatomique, le tableau de Rembrandt représente une véritable leçon de physiologie fonctionnelle qui s’accorde avec l’atmosphère intellectuelle du XVIIe siècle, marquée par le renouvellement de la problématique du mouvement des corps, en physique. « La Leçon d’Anatomie » du Docteur Tulp témoigne également d’une rupture épistémologique avec l’anatomie descriptive de Vésale.
Summary
The Dr Tulp’s Anatomy Lesson is one of Rembrandt’s most famous paintings. Analysis of scene suggest that Dr Tulp is demonstrating the action of the flexor digitorum superficialis muscle on the flexion of the fingers PIP joints. Rembrandt’s painting is a true lesson of the connection between an anatomic structure and a function. It also bears witnesse of the intellectual atmosphere of the 17th centrury, centered on a new theory of movement, and symbolizes an epistemological break with the descriptive anatomy of Vesalius.
INTRODUCTION « La leçon d’anatomie » est l’une des œuvres les plus célèbres de Rembrandt. Elle a donné lieu à de multiples commentaires liés à la composition du tableau et à l’utilisation du clair-obscur. En revanche, le contenu de la leçon n’est presque jamais évoqué. Les interprétations réalistes s’avèrent imprécises et souvent erronées tandis que les interprétations symboliques négligent les indices qui permettraient une reconstitution cohérente de la scène représentée par Rembrandt. Une approche que l’on pourrait qualifier à la fois de sémiotique et phénoménologique permet de soutenir la thèse qui fait l’objet de cet article : « La leçon d’anatomie » du Docteur Tulp n’est pas du registre de l’anatomie descriptive. Elle est une véritable démonstration expérimentale d’une corrélation entre une structure anatomique et la physiologie des mouvements de la main.
Je commencerai donc par l’éclairage des contextes dans lesquels s’insèrent le tableau réalisé puis j’enchaînerai par l’analyse du tableau notamment de l’attitude et de l’action du Docteur Tulp et je terminerai enfin par une discussion des interprétations les plus courantes.
Les contextes
Deux contextes me semblent devoir être identifiés dans cette première moitié du xviie siècle. D’une part le climat social, économique et politique de la Hollande, d’autre part le contexte scientifique, notamment l’état d’avancement des connaissances anatomiques.
Le contexte politique et social
Après trente ans de lutte sept provinces des Pays Bas dont la Hollande se sont libérées du joug espagnol et ont formé les Provinces Unies. Championnes de la tolérance, elles accueillent juifs et calvinistes. Le prudent Descartes y prend demeure en 1628 et observe de loin les démêlés de Galilée avec la Papauté. Mais surtout la Hollande du xviie siècle connaît un essor économique foudroyant, une prospérité insolente grâce au commerce outre-mer. La moitié du négoce européen transite sur des navires hollandais. Deux grandes compagnies, la Compagnie des Indes Orientales et la Compagnie des Indes Occidentales, se partagent le monde. Les comptoirs fleurissent au Brésil, aux Caraïbes, au Japon, à Formose, à Java et même sur le Continent Nord Américain ou la « Nouvelle Amsterdam », ultérieurement échangée aux Anglais contre le Surinam, deviendra New York. Amsterdam est le centre économique, politique et culturel des Provinces Unies. Une opulente bourgeoisie aime y vivre et se regarder vivre. Une foultitude d’artistes se nourrit en effet de cette représentation permanente grâce à la mode des portraits de groupe. La Hollande du xviie siècle pose pour l’histoire à travers l’exposition picturale de ses groupes sociaux : familles aisées, syndics de corporation, milices en tous genres, personnages importants dont on recherche les faveurs et en compagnie desquels il importe d’être vu et regardé ad æternam.
Nicolas Tulp, l’homme de la leçon, est l’un des personnages clés d’Amsterdam. Il sera huit fois trésorier de la ville et bourgmestre à quatre reprises. C’est assurément un grand politique. Mais Tulp est aussi anatomiste et chirurgien. L’année du tableau (1632), il est depuis quatre ans le Praelector de la Guilde des chirurgiens, élu par la Cité pour enseigner l’ostéologie, la physiologie, la zoologie et l’anatomie chirurgicale, deux fois par semaine. C’est à ce titre qu’il s’entoure des chirurgiens les plus connus de la ville pour immortaliser une dissection publique. « La leçon d’anatomie » est, en première approche, la mise en scène d’une corporation sociale influente.
Le contexte scientifique
Même si Tulp n’a pas laissé son nom dans l’histoire de l’anatomie, on lui doit quelques avancées : ses travaux sur les monstres sont célèbres, il a décrit l’anatomie de la valvule iléo-caecale que l’on attribue à tort au Suisse Bauhin, il a montré en son temps les méfaits du tabac sur l’appareil respiratoire.
La secrète ambition que nourrit Tulp est, en réalité, d’être considéré comme le Vésale du xviie siècle. Mais moins d’un siècle plus tôt Vésale a opéré une rupture radicale dans la connaissance anatomique. Il a définitivement réglé son compte à Galien surtout dans la deuxième édition de la « Fabrica » où la communication inter-ventriculaire, nécessaire pour la théorie galénique du flux sanguin, est formellement réfutée. Cependant, l’anatomie de Vésale, si précise soit-elle, reste une anatomie descriptive. Or le climat intellectuel du xviie siècle est celui d’une remise en cause profonde de la conception aristotélicienne du mouvement. Préparée par l’hypothèse copernicienne de l’héliocentrisme la révolution du xviie siècle aboutit à l’édifice intellectuel le plus prodigieux de l’histoire humaine puisqu’il a façonné le monde d’aujourd’hui. Je veux parler de la mathématisation de la nature issue notamment des travaux de Galilée, Descartes, Leibniz, Pascal, Gassendi et Newton.
Désormais, les lois de l’univers s’écriront en des termes mathématiques qui assurent l’universalité et la prédictibilité des phénomènes. Le xviie siècle est le siècle du mouvement qui clôt définitivement l’univers d’Aristote et de Galien. C’est d’ailleurs en 1628 que Harvey, exposant sa découverte du mécanisme de la petite et de la grande circulation sanguine dans « De motu cordis et sanguinis », donnera le coup d’envoi de l’étude des phénomènes physiologiques. C’est dans ce double contexte social et scientifique que s’inscrit la leçon d’anatomie du Docteur Tulp.
Le tableau de Rembrandt (fig 1)
Rembrandt a vingt-six ans lorsque le tableau voit le jour en 1632. Le grand marchand d’art Uylenburgh a confié à ce jeune talent la réalisation d’une commande prestigieuse, celle du Docteur Tulp. L’occasion d’une dissection publique survient en janvier 1632 avec l’exécution par pendaison d’un petit voleur nommé
Fig. 1. — « La leçon d’anatomie » Aris Kindt. Des commentaires en grand nombre ont souligné la remarquable composition du tableau, qui tranche avec celle des leçons d’anatomie datées de la même époque, et l’utilisation de la lumière qui accorde une place centrale au cadavre étendu sur la table. Sur la droite du tableau, Tulp forme un premier triangle massif qui tient en respect les assistants. Ces derniers forment à leur tour deux triangles dont un triangle externe constitué de trois personnages qui visiblement ont le regard dirigé vers les spectateurs, invitant ceux-ci à participer à la scène comme semble l’attester l’index tendu du personnage situé en hauteur. En revanche, les personnages qui forment le triangle interne participent pleinement au déroulement de la leçon.
La composition géométrique faite de triangles et de losanges a été abondamment soulignée par de nombreux auteurs. En revanche, on n’a sans doute pas assez remarqué que, mis à part les personnages du haut et l’observateur indifférent de l’extrême gauche, les têtes des participants les plus proches de la table de dissection, Tulp inclus, s’inscrivent dans une ellipse ayant pour foyer la main gauche de l’anatomiste. Curieusement c’est dans cette main gauche de Tulp que réside la clé du tableau lorsqu’il s’agit de répondre à la question « de quelle leçon s’agit-il ? » Quelques indices permettent de formuler une hypothèse cohérente et plausible.
Tulp, de sa main droite, tient une pince qui enserre un corps musculaire de l’avantbras du cadavre. Il est aisé de reconnaître qu’il s’agit du fléchisseur superficiel des doigts car les tendons qui font suite aux muscles sont dessinés avec une extrême précision : leur insertion est située à la base de la deuxième phalange des doigts longs [fig. 2]. En revanche, la main gauche de Tulp est dans une posture qui ne laisse pas d’intriguer ; le poignet est en extension maximum, les articulations métacarpophalangiennes en rectitude, seules les articulations inter-phalangiennes proximales sont en flexion. Le caractère forcé de l’extension du poignet ne s’accorde pas avec un geste machinal destiné à appuyer l’emphase du discours de l’orateur. Peut-on se contenter de l’interprétation selon laquelle « on le voit dégager avec des pinces ce qu’il entend montrer, les muscles des doigts et leur irrigation, en soulignant de la main gauche ce qu’il explique » [1]. En réalité, et c’est le point central de l’interprétation, « la leçon d’anatomie de Tulp » est une démonstration de la fonction du fléchisseur superficiel des doigts. Tulp anticipe l’effet de traction sur le muscle du cadavre en montrant sur sa main gauche ce qui va se produire : à savoir la flexion des articulations inter-phalangiennes proximales des doigts. L’hyper-extension du poignet gauche de Tulp a pour but de faciliter la flexion des inter-phalangiennes par le phénomène bien connu de ténodèse automatique qui trouve sa correspondance dans la position en extension du poignet du cadavre que l’on peut déceler par l’angulation de la berge cutanée ulnaire. Du coup, la main gauche de Tulp qui n’était, en apparence, qu’un élément anecdotique, occupe une position essentielle à la fois dans l’interprétation de la scène et dans la composition géométrique du tableau. Elle est à la fois le sommet du triangle formé par les deux mains de Tulp et la main du cadavre, et le foyer de l’ellipse qui circonscrit la tête des participants et le corps étendu. L’interprétation globale est étayée par d’autres arguments repérables sur le tableau, qui concernent la direction des regards des chirurgiens qui se tiennent près de Tulp et de la table de dissection. A droite de Tulp, Matis Calkoen regarde fixement la main gauche du Praelector tandis que Jacob De Wit, à ses côtés, a le regard dirigé vers la main du cadavre. Ces deux regards croisés suggèrent le mouvement présumé qui va se produire sur la main du cadavre par la traction que Tulp s’apprête à exercer sur le corps musculaire [2]. Ajoutons un détail qui va dans le sens de l’interprétation proposée. Matis Calkoen qui regarde la main gauche de Tulp tient sa main gauche devant lui. L’ombre laisse deviner une position en flexion des inter-phalangiennes proximales comme si le chirurgien reproduisait inconsciemment la posture de Tulp. On saisira aisément le sens de l’interprétation du tableau de Rembrandt : il ne s’agit pas d’une leçon d’anatomie descriptive mais d’une démonstration d’anatomie fonctionnelle.
DISCUSSION
Je distinguerai deux niveaux de discussion. Le premier niveau est lié directement aux autres interprétations de la scène représentée et des éléments anatomiques qui y figurent. Le second niveau de discussion sera en rapport avec le contexte historicoculturel du xviie siècle.
Autres interprétations du tableau
À l’instar de Descargues [1], la plupart des commentateurs se sont attachés à l’aspect purement esthétique du tableau sans prêter une attention particulière à la signification de la scène représentée. L’interprétation la plus connue qui fait réfé- rence aux structures anatomiques disséquées est celle de l’écrivain W.G. Sebald dans son ouvrage « Les anneaux de Saturne » [3]. Sebald écrit : « le réalisme tant vanté de ce tableau de Rembrandt ne résiste pas à l’examen. C’est ainsi que l’autopsie ne commence pas par l’abdomen… mais (et ceci suggère un acte de représailles) par la dissection de la main délictueuse. Comparée à celle qui repose le plus près du spectateur, elle nous apparaît à la fois démesurément grande et totalement inversée du point de vue strictement anatomique. Les tendons dénudés qui devraient être ceux de la paume de la main gauche sont en fait ceux du dos de la main droite. Il s’agit donc d’une figure purement scolaire, d’un emprunt à l’atlas d’anatomie, en vertu duquel le tableau présente un défaut de construction criant à l’endroit même où s’exprime sa signification centrale à savoir là où la chair a d’ores et déjà été incisée. Il est à peine pensable que Rembrandt ait fait cela sans le vouloir. Autrement dit, la rupture de la composition me semble tout à fait intentionnelle… La main difforme témoigne de la violence qui s’exerce à l’encontre d’Aris Kindt. C’est avec lui, avec la victime et non avec la Guilde des chirurgiens qui lui a passé commande du tableau que le peintre s’identifie. Lui seul n’a pas le froid regard cartésien… »
L’interprétation de Sebald est sujette à caution pour plusieurs raisons
Elle accorde beaucoup trop d’intentionnalité à Rembrandt dont on connaît, certes, l’extraction familiale modeste et son empathie envers les déshérités de la terre qu’il ne cessera de mettre en scène dans plusieurs de ses œuvres. Cependant, lors de « La leçon d’anatomie », Rembrandt n’est pas encore connu. C’est un début magistral mais il n’a que 26 ans et la commande en réalité a été passée à Uylenburgh qui a confié à Rembrandt la réalisation du tableau. On a peine à imaginer dès lors que Rembrandt prenne une très grande liberté sur les détails anatomiques même si effectivement le cadavre est singulièrement mis en relief.
— La difformité de la main disséquée par rapport à l’autre peut s’expliquer : d’une part, Rembrandt a très bien pu travailler à partir d’un avant-bras préparé.
D’autre part, l’examen du tableau aux rayons X a révélé que l’avant-bras droit se réduisait à un moignon (Middelkoop, cité par Ijpma). C’est donc Rembrandt qui a choisi de reconstituer l’intégrité du membre supérieur droit par une main dont l’aspect soigné permet de présumer qu’elle n’appartient pas au voleur qu’était Aris Kindt. On peut d’ailleurs supposer qu’Aris Kindt avait été puni antérieurement par une amputation de la main droite, conformément aux règles en vigueur à l’époque.
— L’argument anatomique de Sebald n’est pas recevable : la main et l’avant-bras ne sont pas inversés. L’extrémité du membre est simplement en supination et les tendons dénudés sont bien ceux de la paume de la main gauche et non pas « ceux du dos de la main droite ». L’interprétation de Sebald semble ainsi dominée par le souci absolu de l’auteur d’accorder à Rembrandt l’intention de privilégier le cadavre pour montrer la double violence exercée à son égard, l’exécution capitale par pendaison suivie de la dissection anatomique.
La position de Sebald ne fait que refléter le point d’ancrage des multiples discussions qui ont agité, des décennies durant, le monde des historiens de la médecine et de l’art. En effet, l’erreur anatomique présumée de Rembrandt la plus discutée et encore communément partagée est que la partie proximale du corps musculaire tenu par la pince de Tulp semble provenir de l’épicondyle latéral du coude [4, 5], c’est-à- dire l’origine des muscles extenseurs alors que les muscles fléchisseurs ont leur insertion située sur l’épicondyle médial. C’est Hechscher (cité par Ijpma) qui en avait tiré la conclusion que la structure anatomique représentée était les muscles extenseurs, interprétation visiblement adoptée par Sebald. Comme l’examen attentif permet d’affirmer qu’il s’agit indubitablement des muscles fléchisseurs des doigts, de nombreux auteurs continuent de penser que Rembrandt a commis une erreur.
Dans un travail récent Ijpma et al. [6] ont réévalué les interrogations portant sur les détails anatomiques du tableau en comparant ce dernier à une dissection cadavérique d’un avant bras gauche réalisée dans les mêmes conditions visuelles de repré- sentation (fig 2). Les auteurs ont relevé dans la littérature quatre sujets de discussion sur les éléments anatomiques du tableau :
— la première discussion a trait à la nature du corps musculaire de direction oblique qui siège sur le côté ulnaire de la portion proximale de l’avant bras. Les hypothèses soulevées à ce propos étaient le pronator teres, le palmaris longus ou le fléchisseur ulnaire du carpe. En fait Ijpma et al ont montré qu’il s’agissait du fléchisseur radial du carpe qu’il est nécessaire de sectionner pour isoler et lever le fléchisseur superficiel des doigts.
— La seconde discussion concerne le muscle long et étroit qui s’étend du coude au poignet du côté ulnaire ; pour Ijpma il s’agit du fléchisseur ulnaire du carpe.
— La troisième discussion est liée à la présence sur le tableau d’une structure filiforme située sur le bord ulnaire du cinquième doigt. Par une lecture attentive de la littérature consacrée aux variations anatomiques, Ijpma en conclut qu’il s’agit du nerf collatéral ulnaire du cinquième doigt directement issu de la branche dorsale du nerf ulnaire. Une autre interprétation est donnée par Jackowe et al. [7] qui font de cette « corde énigmatique » un muscle abductor digiti minimi accessoire.
— Enfin la discussion la plus animée concerne les muscles isolés par la pince de Tulp ; plus personne ne conteste qu’il s’agit du fléchisseur superficiel des doigts.
Cependant Ijpma soulève deux questions auxquelles il n’apporte pas de réponse.
La première question est liée au volume du corps musculaire représenté, supérieur à celui disséqué sur le cadavre en comparaison ; ce qui réintroduit la question de l’inclusion du fléchisseur radial du carpe dans la masse des muscles prélevés comme
Fig. 2. — Détail de l’avant bras et de la main disséqués.
Étoile : corps musculaire du fléchisseur radial du carpe sectionné pour exposer le muscle fléchisseur commun des doigts.
Flèche : muscle fléchisseur ulnaire du carpe.
le soutient Alting [8], ou la possibilité d’une exagération ou d’une approximation de l’artiste. La première hypothèse entre en contradiction avec la conclusion de Ijpma sur la nature du muscle représenté en situation proximale et la seconde hypothèse peut être réfutée si on considère que le condamné, ayant eu une amputation de la main droite, avait considérablement renforcé ses muscles de l’avant bras gauche.
La deuxième question de Ijpma porte sur l’inversion des corps musculaires destinés aux tendons fléchisseurs. En effet, sur le tableau de Rembrandt, les muscles assignés aux tendons du deuxième et du cinquième doigts sont en situation superficielle alors que la dissection reproduite par Ijpma établit que les corps musculaires les plus superficiels sont ceux qui sont destinés aux tendons des troisième et quatrième doigts.
On voit bien que l’essentiel des discussions sur la vraisemblance des détails anatomiques concerne au premier chef les structures anatomiques isolées par Tulp. En réalité, les interrogations soulevées par l’origine des muscles sont résolues si on introduit l’hypothèse suivante : la mobilisation en masse du fléchisseur superficiel et son élévation ne peuvent être réalisées qu’en libérant complètement son insertion sur l’épicondyle médial, ce qui, sur le tableau donne l’impression d’une origine latérale, en raison de l’effet de perspective. En outre, pour saisir la totalité du muscle fléchisseur, plus large que les mors de la pince, Tulp est obligé de ramasser les chefs musculaires extrêmes destinés à l’index et au cinquième doigt qui apparaissent en position superficielle, surtout si les chefs musculaires ont été auparavant isolés pour établir leurs connections respectives avec les rayons de la main.
L’hypothèse d’une désinsertion complète du fléchisseur superficiel est étayée par la présence, sur le tableau, de quelques traînées blanchâtres à l’extrémité proximale du muscle qui figurent la portion aponévrotique faisant suite à l’insertion libérée de son support osseux.
Il ressort de cette interprétation que Rembrandt avait une excellente connaissance de l’anatomie, et qu’il n’a pas commis d’erreur manifeste.
Le contexte historico-culturel
On a vu que Sebald tirait argument du fait que le corps était intact pour affirmer qu’il ne s’agissait pas d’une véritable leçon d’anatomie. Au xviie siècle en effet, la Guilde des chirurgiens d’Amsterdam n’autorisait qu’une dissection publique par an sur le corps d’un condamné à mort. Les mois d’hiver, propices à la conservation des corps, étaient l’occasion de ces dissections a capite ad calcem, en débutant par les viscères abdominaux. C’est précisément le 16 janvier 1632 que Tulp délivre sa fameuse leçon d’anatomie. Rembrandt n’est pas l’instigateur de la dissection. Il faut donc chercher le mobile de cette étrange séance chez le personnage principal, le docteur Tulp. Pourquoi Tulp a-t-il décidé d’être représenté, œuvrant à la dissection d’un avant-bras ? Évoquer l’avant-bras comme centre d’intérêt de la dissection est une source d’égarement car ce qui importe, dans la scène, est en réalité la main du cadavre dont la dissection est d’une précision rigoureuse quant à l’insertion des tendons fléchisseurs. Tulp, l’anatomiste, est en quête de gloire et de considération éternelle ; les conception vésaliennes transmises par son maitre de Leyde, Pieter Pauw lui même élève de Vésale, lui sont familières. Son rival dans l’histoire de l’anatomie est donc Vésale qui s’est fait représenter sur le frontispice de son opus majeur « De humani corporis fabrica » debout, à côté d’un avant-bras et d’une main écorchés, enserrant de sa main gauche l’origine des muscles moteurs extrinsèques de la main décrite comme le « primarium medicinae instrumentum ».
Moins d’un siècle plus tard, Tulp veut surpasser Vésale. Il choisit donc, à l’instar de Vésale, de disséquer une main et un avant-bras dans l’intention de montrer la mécanique du corps humain en action. Aux xvie et xviie siècles, les dissections publiques étaient souvent précédées d’une introduction moralisante portant sur la fragilité de la condition humaine sous son double aspect de finitude et de tentations permanentes. De plus, le Praelector expliquait au public que la science de l’anatomie était une voie de la connaissance de Dieu. Et, à ce titre, la main était considérée comme la preuve la plus visible de la présence de Dieu en l’Homme. Les représentations de Vésale et de Tulp renvoient au débat antique qui opposait Aristote et
Anaxagore. Celui-ci soutenait que l’homme est intelligent parce qu’il a des mains tandis que celui-là affirmait que l’homme a des mains parce qu’il est intelligent.
L’œuvre de Vésale et la leçon de Tulp sont chacune portées par un mouvement de nature distincte. Vésale s’en tient à une anatomie descriptive du corps humain. Mais le prix à payer est la séparation ontologique de l’homme et du cosmos ce que traduisent les attitudes des écorchés de Vésale se dépouillant peu à peu de leurs enveloppes charnelles dans « un catalogue de l’onirique insoutenable » selon l’expression de Roger Caillois [7]. En revanche, le mouvement chez Tulp est d’une tout autre nature. Le corps est déjà considéré comme une mécanique régie par des lois physiques. Il s’agit de mettre en correspondance la structure anatomique et le mouvement qu’elle peut engendrer. Dans cet esprit je ne suivrai pas l’analyse de Muriel Pic [8] qui, se prévalant d’une lecture de Sebald à l’encontre des interprétations réalistes, s’appuie sur une référence de Walter Benjamin dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » pour faire de l’instrument, la pince en l’occurrence, un moyen de médiatiser la pénétration du corps. Selon Muriel Pic, Tulp se démarquerait de Vésale en ce qu’il ne plonge pas ses mains dans le cadavre mais recourt à un instrument alors que Vésale empoigne l’avant-bras disséqué du cadavre. Certes, comme le dit l’auteure « à regarder ces deux portraits de chirurgiens où l’un est en représentation (en leçon) tandis que l’autre figure à lui seul le geste anatomique, on constate que l’opération elle-même diffère : là où Vésale empoigne l’avant-bras disséqué du cadavre, Tulp s’en saisit et l’exhibe grâce à une pince chirurgicale qui est venue relayer le scalpel ». Cette analyse ne rend pas compte, à mon sens, de l’intention des deux anatomistes. Vésale montre une structure tandis que Tulp démontre une fonction. Tulp est un homme du siècle du mouvement. Le tableau de Rembrandt peut être considéré au-delà de la charge symbolique qu’il recèle, comme un des meilleurs témoins de l’atmosphère intellectuelle du xviie siècle, celle d’une rupture épistémiologique majeure dans l’histoire de l’humanité.
BIBLIOGRAPHIE [1] Descargues P. — Rembrandt. JC Lattès, Paris, 1990, p. 71.
[2] Masquelet AC. — The anatomy lesson of Dr Tulp. J. Hand Surg., 2005, 30B, 4, 379-381.
[3] Sebald WG. — Les anneaux de Saturne. Gallimard, Paris, 2003, pp 24-30.
[4] Bebbington A. — The anatomy lesson of Dr Tulp. J. Hand Surg ., 2005, 30B, 6, 661-2.
[5] Light TR. — Hand on stamps . J. Hand Surg., 1982, 7 , 20.
[6] Ijpma FFA., Van De Graaf RC., Nicolai JPA., Meek MF. — The anatomy lesson of Dr Nicolaes Tulp by Rembrandt (1632) : a comparison of the painting with a dissected left forearm of a Dutch male cadaver. J. Hand Surg., 2006, 31A, 6, 882-892.
[7] Jackowe DJ., Moore MK., Bruner AE., Fredieu JR. — New insight into the enigmatic white corde in Rembrandt’s The Anatomy Lesson of Dr Nicolaes Tulp (1632), J. Hand Surg., 2007, 32A, 9, 1471-76.
[8] Alting MP. — New light on the anatomical error in Rembrandt’s Anatomy Lesson of Dr Nicolaes Tulp, J. Hand Surg. 1982, 7A, 6, 632-4.
[9] Caillois R. — Anthologie du fantastique. Gallimard, Paris, 1977.
[10] Pic M. — Leçons d’anatomie. Pour une histoire naturelle des images chez Walter Benjamin.
Images Re-vues , Hors série no 2 , 2010 (également disponible sur internet).