Résumé
Au cours de l’histoire, l’approche territoriale des questions de santé a occupé une place importante. Souvent conduite par les médecins eux-mêmes sous la forme d’observations, cette approche s’est progressivement effacée au cours du xx e siècle en raison du progrès clinique et en dépit de la poursuite de travaux de recherche. Pourtant, les inégalités territoriales de santé se sont maintenues et récemment approfondies en relation avec la crise sociale et économique. Cette situation est d’autant plus sensible en France, que l’égalité de traitement est la règle sur laquelle repose l’organisation du système de santé. La distance est un facteur important de renoncement aux soins. La concentration de la population dans les grandes aires urbaines et péri-urbaines implique d’apporter des solutions à la prise en charge de ceux qui en demeurent éloignés, géographiquement ou socialement. Le système de santé a pour justification d’aider ainsi la médecine à mieux s’exercer au profit de tous et d’abord de ceux qui en ont le plus besoin.
Summary
Geographic analyses of health-related issues have a long tradition in France, and have often consisted of observational studies conducted by practitioners themselves. Such geographic approaches were gradually abandoned during the 20th century as the pace of clinical progress increased. The few healthcare studies conducted by geographers have had little impact among the medical community. However, our studies show that geographic inequalities in health still persist. During the last 10 years or so, the social and economic crisis has dangerously accentuated health inequalities at every level. In France, where equality is supposed to be the watchword of the entire healthcare system, this situation is particularly regrettable. Access to care decreases with distance from medical services. With the increasing urban and suburban concentration of the population, public healthcare policy must focus on finding solutions for people living in remote areas or too poor to access medical care. Geographic analyses of healthcare organization can help to make medical care available for all, especially those who need it most.
INTRODUCTION
L’approche géographique des questions de santé [1] a permis de montrer que les inégalités territoriales de santé sont importantes en France. Leur approche historique permet d’en mesurer l’évolution et les tendances. Les réalités simples et concrè- tes qui se révèlent à celui qui veut bien observer les faits permettent d’exprimer trois assertions :
Les inégalités territoriales de santé demeurent trop marquées pour satisfaire l’idéal républicain d’égalité qui gouverne notre système de santé.
Elles se sont longtemps réduites mais elles se creusent depuis une dizaine d’années et contribuent ainsi à accuser ce que l’on a désigné par ailleurs sous l’expression de fracture territoriale.
Elles offrent une nouvelle configuration : ces inégalités ne se limitent plus à la classique opposition France du Nord/France méridionale mais se retrouvent à toutes les échelles géographiques selon un dispositif général centre/périphérie.
Plusieurs études descriptives de ces inégalités ont été publiées [2-7]. Il existe également de profondes inégalités sociales de santé qui ont été largement décrites [8-12].
Même si les unes et les autres se recouvrent en partie du fait de la distribution spatiale des classes sociales, les inégalités territoriales de santé ne sont pas réductibles aux inégalités sociales car s’y ajoute l’effet de la distance, géographique comme dans les zones rurales ou sociale comme dans les banlieues des grandes villes [13], et l’organisation du système de soins et de santé doit permettre d’y apporter les correctifs nécessaires par ce qui relève en propre d’un aménagement sanitaire du territoire [14, 15].
Les travaux des géographes de la santé tirent leur source d’une histoire médicale ancienne que les progrès fulgurants de l’art médical au XXe siècle ont cependant quelque peu négligée. Les crises et les mutations des territoires justifient un intérêt soutenu pour une telle approche dont le but est d’assurer à chacun, où qu’il se trouve, l’accès à une prévention et à des soins de qualité.
Les inégalités d’état de santé sont marquées en France
L’exemple pris sera celui de la mortalité prématurée, c’est-à-dire de la mortalité avant 65 ans. Les raisons du choix de cet exemple sont évidemment nombreuses :
c’est un indicateur internationalement reconnu pour lequel on dispose de séries longues et qui n’est pas difficile à calculer ; il est par ailleurs sensible à la qualité du système de soins et de santé ou à des comportements que l’on peut prévenir. Par rapport aux taux de mortalité ou de morbidité incluant les âges supérieurs à 65 ans, il minimise en outre le biais introduit par les mouvements migratoires internes à un pays, puisqu’il élimine la part devenue si importante de ce biais que représentent les migrations de retraite.
Avec un taux comparatif de mortalité prématurée de 200 pour 100 000, contre 180 en moyenne en Europe Occidentale, la France demeure, aujourd’hui (2006) comme hier (années 1980) très mal placée en termes de mortalité survenant avant 65 ans.
Celle-ci concerne surtout les hommes : parmi ceux qui sont décédés en 2009, 27 % sont morts avant 65 ans contre 13 % pour les femmes. Cela a concerné 107 000 personnes en 2009 soit 20 % des décès, et plus de 176 000 si l’on considère qu’il n’est pas « normal » de mourir avant 75 ans ? Imagine-t-on que compte tenu de l’espé- rance de vie à 65 ans observée aujourd’hui, cela représente 3,6 millions d’années potentielles de vie perdues ?
La première planche cartographique permet d’opposer les cantons en situation de surmortalité par rapport à la moyenne nationale à ceux en situation de sous mortalité. On retrouve une disposition d’ensemble décrite depuis les années soixante-dix du xxe siècle avec une zone de surmortalité dessinant un croissant dans la partie septentrionale du pays, de la Bretagne à la Lorraine et très marqué dans le Nord. Cette zone se prolonge de l’Argonne au sud du Massif Central en passant par le Morvan. À l’inverse la sous mortalité est affirmée en Ile de France, dans le Centre-Ouest et dans l’ensemble oriental et méridional du pays, de l’Alsace à l’Aquitaine en passant par Rhône-Alpes et les régions méditerranéennes avec un maximum en Midi-Pyrénées et une situation moins assurée en LanguedocRoussillon ou dans la Provence intérieure. Au total, le risque de décéder une année donnée, à âge et sexe égal varie grandement, le rapport inter-décile à l’échelle des cantons étant de 2,7 pour les hommes et de 3 pour les femmes.
Au-delà de cette disposition d’ensemble, classiquement reconnue, on note que la disposition des zones de surmortalité correspond souvent, à l’échelle régionale, aux départements les plus éloignés du département siège de la métropole régionale.
Ainsi, par exemple de la Nièvre au regard de la Côte d’Or, de l’Ariège vis-à-vis de la Haute-Garonne ou encore du Finistère par rapport à l’Ile-et-Vilaine. À l’échelle infra-départementale, la surmortalité se cantonne souvent dans les périphéries des départements et l’on remarque une disposition en auréoles tout à fait spectaculaire.
Ceci est, par exemple, très visible dans la Sarthe, le Loir et Cher, la Vienne ou encore dans l’Hérault et dans l’Aude ainsi que dans l’Allier ou le Puy de Dôme. On note enfin, à l ‘échelle des grandes métropoles, une opposition entre Sud et Nord comme à Lyon et à Marseille ou entre Nord-Est et Sud-Ouest comme à Paris et en région parisienne.
Les inégalités de santé se creusent
La carte précédente de la mortalité prématurée dans la deuxième moitié de la décennie 2000 peut être mise en perspective avec des données plus anciennes. Entre les deux périodes 1991-1997 et 2001-2007, le taux comparatif de mortalité prématurée est passé de 2,66 ‰ à 2,15 ‰, soit une baisse de 19 %, supérieure à celle de 16 % enregistrée par la mortalité à tous âges. Les gains ont tout particulièrement concerné la population d’enfants et de jeunes adultes. Pour certains, ces évolutions favorables signent l’effet positif de diverses politiques publiques et confirment la valeur informative de cet indicateur, très sensible aux actions entreprises comme les campagnes relatives aux facteurs de risques : couchage des nourrissons, conduite automobile, accidents domestiques, tabac, alcool, alimentation… mais elle n’empêchent pas le creusement des inégalités sociales et territoriales [16].
Pourtant, derrière ces progrès d’ensemble, on relève une dégradation des écarts à la moyenne. Les zones de forte mortalité prématurée s’enracinent en s’accusant dans leurs bastions traditionnels : la Bretagne, la Haute-Normandie, la Picardie, le Nord, la Lorraine et dans la « diagonale du vide » des Ardennes au Cantal. Mais la situation se dégrade aussi dans des régions et des départements jusqu’alors épargnés, comme l’Ouest intérieur, le piémont pyrénéen et, de façon spectaculaire, le Midi méditerranéen et la Corse.
D’une période à l’autre, malgré la baisse générale, 94 cantons sur 3 168 ont vu leur taux de mortalité prématurée augmenter et 1 897 ont connu une évolution moins favorable que la moyenne : au total, plus de 60 % des cantons, regroupant par ailleurs plus de la moitié de la population métropolitaine ont ainsi connu une évolution moins favorable que la moyenne du pays. Pour beaucoup, ces cantons sont situés dans des zones rurales considérées jusque-là comme en situation la plus favorable, dans le sud-ouest. Ils sont aussi concentrés de façon caractéristique, dans les arrière-pays, aux limites départementales ou régionales. Ceci pose clairement la question de la ségrégation socio-spatiale et de l’apparition de véritables zones de relégation en même temps que cela doit interpeller les acteurs sur l’accès à la santé des habitants de ces zones et sur un effort tout particulier à accomplir en leur faveur.
Les inégalités d’offre de santé en France sont très fortes : déserts médicaux et concentration des équipements
D’un point de vue territorial, les inégalités de la répartition des professionnels de santé sont également très marquées. La situation devient préoccupante dans de nombreux territoires, fréquemment ruraux ou dans les banlieues défavorisées des grandes métropoles. Ces situations ne concernent plus seulement quelques cantons isolés mais bien des départements entiers, voire des régions entières. Une large part de la Lorraine, le sud de la Champagne-Ardennes, l’Oise et l’Aisne, ainsi que la baie de Somme en Picardie, la Haute-Normandie, mais aussi une large part de la région Centre ou de la Bourgogne sans compter le nord des Pays de la Loire, avec la Mayenne et la Sarthe. Le Poitou-Charentes, avec le nord Deux-Sèvres ou la Charente intérieure, le Limousin avec la Creuse, l’Aquitaine avec la Dordogne et le Lot-et-Garonne, le Languedoc-Roussillon avec la Lozère, Rhône-Alpes avec l’Ain ou la Franche-Comté avec le Jura… sans compter le Nord-Pas-de-Calais ou la Corse avec la Haute-Corse, il n’est plus de région qui ne soit concernée, y compris outre-mer avec la Guyane et la Martinique ou même au cœur même du pays avec la Seine-et-Marne aux portes de Paris.
La série de cartes sur la répartition des médecins depuis le xixe siècle indique clairement que le déséquilibre de la répartition des médecins a au moins un siècle et demi d’existence. Au cours de cette longue période, les positions économiques respectives des territoires ont beaucoup évolué et se sont même parfois totalement inversées notamment sous l’effet des mutations industrielles. Mais le Midi, de la Gironde aux Alpes Maritimes, loin par ailleurs d’appartenir à la France industrielle classique a, pour sa part, conservé sa position. Si on observe plus en détail ces cartes, on constate que les départements les mieux placés sont, pour l’essentiel et surtout à partir du milieu du xxe siècle, des départements sièges de faculté de médecine.
Malgré la multiplication de ces dernières, la position du Midi ne faiblit pas.
L’instauration du numerus clausus a permis de réduire les disparités régionales qui sont aujourd’hui moins importantes que par le passé. Pourtant ce rééquilibrage, outre qu’il n’a pas effacé les grands déséquilibres Nord-Sud et Est-Ouest, est resté limité aux départements (et dans les faits aux aires urbaines) des villes sièges de facultés de médecine alors qu’il avait une visée de rééquilibrage régional. Ce phénomène de métropolisation de l’offre de santé ne concerne pas seulement les médecins mais aussi les équipements hospitaliers.
La distance d’accès aux soins est bien un facteur d’inégalité de santé
La confrontation des cartes précédentes, encore qu’elle ne marque pas de relation systématique qui entraînerait une explication simple, suggère néanmoins que la distance aux soins n’est pas sans relation avec l’état de santé. Nous en jugerons ici au travers de la chirurgie de la cataracte. C’est une intervention fréquente avec 650 000 interventions en 2010, fort bien codifiée et tout à fait bénéfique aux patients,
Fig. 3 conduisant à une amélioration certaine de l’état de santé. Il n’y a donc pas de raison pour que ceux qui sont loin des lieux d’intervention n’en bénéficient pas, d’autant qu’une vue satisfaisante est une condition du maintien à domicile des personnes âgées et que, justement, les territoires les plus vieillissants sont aussi souvent les plus isolés. La chirurgie de la cataracte constitue en outre l’archétype de l’intervention vis-à-vis de laquelle la distance paraît a priori secondaire pour le patient. D’autre part, à la suite de diverses études, la situation décrite peut être replacée dans une longue durée, ce qui assure aux interprétations que l’on peut en faire une certaine solidité. Enfin, en France, plus de 80 % des interventions sur le cristallin concernent des personnes âgées de 60 à 84 ans : les variations éventuelles de consommation n’ont donc pas ou peu de justification épidémiologique — les effets du vieillissement étant ici contrôlés — et peuvent être mises plus aisément en relation avec l’offre de soins et son organisation.
Les données rétrospectives [17] montrent que la chirurgie de la cataracte, concentrée dans les années 90 et 2000, l’est restée aujourd’hui. Tout se passe comme si la diffusion de cette pratique nouvelle dans les années 90 s’était arrêtée au cours de la décennie, se renforçant dans ses bastions initiaux sans parvenir à toucher les habitants des territoires éloignés. La chirurgie de la cataracte est concentrée sur les littoraux atlantique et méditerranéen ainsi que dans les aires métropolitaines et autour de certains centres plus secondaires. A l’inverse, de larges pans du territoire ne sont pas couverts en Normandie, dans les Ardennes, en Lorraine, dans le Morvan et le Massif Central. Outre ces clivages nationaux, le contraste local entre zones urbaines et périurbaines d’un côté et zones rurales de l’autre est très visible notamment dans les régions riveraines de l’Atlantique et de la Méditerranée alors même que les effets liés à l’âge sont, rappelons-le, pris en compte sur cette carte.
Ces cartes voisinent avec celles de la répartition des ophtalmologues libéraux, à l’origine de l’essentiel des indications chirurgicales. La concentration de ces derniers a pour corollaire un éloignement important d’une partie de la population, avec des temps d’accès susceptibles de décourager l’accès à cette spécialité médicale.
Aujourd’hui, plus de 2,3 millions d’habitants sont à plus d’une heure aller-retour de l’ophtalmologiste le plus proche. De la relation statistique entre ces deux séries de données nous pouvons établir que le niveau de recours à la chirurgie de la cataracte est lié à l’accessibilité des ophtalmologistes libéraux. Les analyses montrent en effet une décroissance continue des taux d’intervention chirurgicale pour la cataracte selon la distance de la résidence à l’ophtalmologiste libéral le plus proche. D’autre part, le niveau d’intervention est d’autant plus élevé que la densité de médecins libéraux l’est aussi. Cette association est plus forte pour les médecins exerçant en secteur 2 que pour les seuls ophtalmologistes exerçant en secteur 1.
La très inégale répartition de la chirurgie de la cataracte est donc liée à celle des ophtalmologistes libéraux. Leur absence, au moins relative mais souvent totale des zones rurales exclut de fait du bénéfice de cette chirurgie les patients de ces zones. Il convient donc de favoriser l’accès de ces derniers aux lieux où la première se pratique dans des conditions de qualité. Des efforts ont sans doute été entrepris en ce sens, mais ils demeurent, en l’état, très insuffisants.
Annexe 1 : Tableau 1 Du diagnostic au traitement, la territorialisation nécessaire des politiques de santé et de l’exercice de la médecine
La question des inégalités territoriales de santé et particulièrement de l’accès aux soins et à la santé est donc bien aujourd’hui un sujet de préoccupation pour le système de santé. Les inégalités sociales de santé se recoupent et se potentialisent aves les inégalités territoriales de santé. Il est nécessaire de traiter les deux bouts de la question. Si traiter les inégalités sociales de santé suppose la mise en œuvre de politiques très ambitieuses et peut-être trop ambitieuses pour les finances publiques, le traitement des inégalités territoriales de santé relève davantage de l’organisation du système de santé. Il en va de sa responsabilité propre tout autant que de celle de la qualité des soins dans l’hôpital. Beaucoup a déjà été fait en ce sens mais il faut bien convenir, au vu de la réalité contemporaine, que les résultats ne sont pas au rendez-vous et qu’il est nécessaire d’aller encore plus loin en matière d’organisation territoriale du système de santé. Ceci est d’autant plus nécessaire que la France n’est plus le pays peu mais continûement peuplé qu’elle était encore dans les années 1960 et auquel la répartition régulière des établissements, calquée sur la départementalisation répondait ; la France est devenue un pays bien plus peuplé mais de façon très inégale, marqué par quatre tendances de fond : littoralisation, métropolisation, périurbanisation et ségrégation socio-spatiale. Un effort d’adaptation du niveau de la présence de l’offre à la géographie des besoins de santé s’impose désormais. Pour ce faire, tout en respectant les impératifs de qualité, il faut envisager les moyens de toucher ces populations éloignées par une prévention plus proche des gens mais aussi par la projection de moyens dans les parties périphériques des territoires. De ce point de vue, il y a beaucoup de leçons à tirer de l’organisation de la médecine tropicale et pasteurienne du xxe siècle comme de celle d’autres pays très inégalement peuplés. Si la Corrèze n’est toujours pas le Zambèze, ce qui se fait en Australie, en Finlande, au Québec ou ailleurs doit également nous intéresser.
L’Histoire témoigne aussi de l’intérêt d’une approche géographique et historique des questions de santé et, à vrai dire, les liens entre ces disciplines furent longtemps assez étroits et… féconds. En effet, si l’œuvre d’Hippocrate consista notamment à
Fig. 5 faire de la médecine une discipline autonome, il fut aussi l’auteur du premier traité de géographie médicale, car l’on peut qualifier ainsi son ouvrage des Eaux, des Airs, des Lieux, dans lequel il pose au fond les principes d’une observation de l’environnement du sujet malade [18]. En miroir, c’est à un historien-géographe, Thucydide, que nous devons des observations intéressantes pour l’épidémiologie et les politiques sanitaires avec son récit de la peste d’Athènes en 430 av. JC [19].
Sautons les siècles et considérons le xixe siècle. La science médicale progresse alors à pas de géants mais elle dispose encore de peu d’armes tandis que les maladies infectieuses continuent leurs ravages. Comment ne pas signaler ici que c’est par une approche géographique que Louis Villermé mit en relation la surmortalité dans certains quartiers de Paris avec la densité et le niveau social de leurs habitants, reconnaissant ainsi l‘existence des inégalités sociales de santé [20]. Comment ne pas souligner non plus que dans les même années où à Vienne, Semmelweis posait les bases de l’asepsie, un autre médecin à Londres, John Snow [21], par le moyen d’une cartographie extrêmement précise permettait de reconnaître le rôle de l’eau de consommation dans la transmission du choléra et comment il parvint ainsi à juguler l’épidémie qui ravageait la capitale britannique.
De la fin du xviiie siècle à celle du xixe, les médecins multiplièrent les observations géographiques et environnementales. En témoignent les très nombreuses thèses et ouvrages parus sous le nom de Topographie Médicale [22, 23]. En témoignent aussi les observations rassemblées par Louis-Eugène Boudin [24] ou plus tard par ÉmileLéon Poincaré [25] ou Louis-Adolphe Bertillon [26]. De même, on relève aisément la contribution de la géographie aux progrès de la médecine tropicale.
Le recul des maladies infectieuses décrit sous le nom de transition épidémiologique [27-29], les progrès spectaculaires de la biologie, de la chimie et de l’instrumentation expliquent l’effacement de ces approches dans le cours de la deuxième moitié du xxe siècle. Peu nombreux sont, en France, ceux qui ont maintenu le flambeau de cette approche et en ont assuré la transmission. Il faut ici citer les travaux de Maximilien Sorre, entre 1930 et 1950 [30], de Henri Picheral [31] dans le dernier quart du xxe siècle ou encore de Mirko Grmek [32]. Cet effacement a plusieurs causes objectives. C’est en effet une période au cours de laquelle, le progrès était rapide et semblait devoir se diffuser partout et pour tous conduisant à une attention davantage portée aux moyennes qu’aux écarts-types. Ajoutons à cela et dans le même esprit, la centralisation à la française, des assurances sociales fondées sur les métiers et non sur la résidence. Enfin, il faut aussi mentionner, tant du côté des cliniciens que du côté des géographes et des historiens français, une réticence à l’égard des approches quantitatives et de la généralisation, attitude, il est vrai, confortée, par les risques d’erreur écologique ou atomiste que présentent les études de groupe et les corrélations que l’on y constate. Mais attitude allant à l’envers de celle adoptée dans les pays anglo-saxons plus ouverts aux approches quantitatives et modélisatrices en épidémiologie comme en sciences humaines. Ajoutons-y enfin la recherche d’une qualité des soins toujours accrue, la spécialisation croissante de la médecine et son coût croissant pour la société.
L’approche géographique et historique occupe sans doute une place très modeste dans le processus heuristique mais aujourd’hui comme hier, cette approche est d’autant plus nécessaire que les individus malades sont aussi des habitants touchés par des crises économiques, sociales ou même politiques et que les territoires qu’ils peuplent sont eux mêmes parcourus par des fractures qui menacent leur cohésion.
Les inégalités territoriales de santé en France sont profondes et se creusent, au moins sur le court terme. Elles sont demeurées largement méconnues, au moins jusqu’aux années les plus récentes et, en réalité, tout se passe comme s’il avait fallu attendre que les fractures territoriales soient très marquées pour qu’enfin on veuille bien s’en occuper. Les travaux de géographie et d’histoire de la santé ont permis de documenter la question, d’en révéler l’ampleur et de favoriser l’intérêt désormais porté aux territoires dans les politiques de santé.
CONCLUSION
L’approche territoriale des questions de santé n’a ainsi d’autres prétentions que de se placer au rang, parmi d’autres sciences de l’observation raisonnée des faits, de les établir, de guider l’action par l’identification de territoires à risque ou délaissés et d’aider ainsi la médecine à mieux s’exercer au profit de tous et d’abord de ceux qui en ont le plus besoin. C’est peu mais c’est nécessaire et encore utile malgré les progrès des sciences biologiques et chimiques.
Bien plus que par le passé, l’organisateur du système de santé doit aujourd’hui dans un contexte accru de difficultés sociales, économiques et territoriales s’efforcer de faciliter, par tous les moyens dont il peut disposer, l’exercice d’un art médical parvenu à un niveau de savoir et de moyens extraordinaires. En effet, aujourd’hui encore, comme déjà du temps d’Aristote, nous devons nous souvenir que le progrès ne vaut rien s’il n’est pas partagé .
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Bull. Acad. Natle Méd., 2012, 196, nos 4-5, 939-952, séance du 22 mai 2012