Présentation de la séance thématique ‘‘ La chaîne du froid et l’aliment ’’
Historique de l’application du froid aux denrées alimentaires
Maurice Paul DURAND *
Aliments caloriques et frigories conservatrices se sont unis pour notre plus grande satisfaction en 1876. Le parrain de ce mariage était Charles Tellier. Le voyage de noces eut lieu sur un bateau trois mâts de 1 200 tonneaux, équipé de 3 machines frigorifiques de 20 000 frigories/heure, rebaptisé par Tellier et pour l’occasion : « Le Frigorifique ». La cargaison, constituée par la viande de 10 bœufs, 12 moutons, 2 veaux, est embarquée à Rouen et débarquée à Buenos Aires, après un voyage de 12 000 km parcourus en 105 jours.
La viande supporte assez bien cette atmosphère réfrigérée en air sec, entraînant une déshydratation finale de 25 % environ. Les Argentins prennent immédiatement conscience des formidables possibilités techniques de ce nouveau mode de transport des produits périssables et saluent cette prouesse technique. Le mouvement était lancé et devenait irréversible, puisqu’il perdure jusqu’à nos jours, soit depuis 125 ans. Enfin, c’est en 1877 qu’un français, inventeur de la machine à absorption ammoniac-eau, Ferdinand Carré, démontre la possibilité de transporter des viandes congelées sur le même itinéraire France-Argentine. Une ère nouvelle voyait le jour, celle de la consommation et du transport dans le monde entier des denrées périssables et des produits congelés ou frais.
Nos habitudes alimentaires allaient s’en trouver radicalement changées, diversifiées.
L’économie de certains pays allait également s’en trouver profondément modifiée, permettant, pour certains d’entre eux, d’accéder à un statut de pays exportateur et riche.
C’est ainsi qu’en février 1880, le cargo Strathleven apporte à Londres le premier chargement de viande australienne : 134 tonnes de bœuf et de mouton congelées, après un voyage de 24 000 km en 9 semaines. Cet épisode est sans doute à l’origine du développement économique de l’Australie et de la Nouvelle Zélande, jadis vouées à la seule exportation des laines de leurs moutons vers les usines textiles anglaises.
Mais revenons quelques instants sur les relations aliment-froid.
De toute évidence, l’homme comprend tôt que ses aliments se conservent mieux dans l’air froid. Sans le secours d’une machine frigorigène, le froid peut être produit soit :
• par la vaporisation de l’eau au travers de vases en poterie poreuse, encore pratiquée de nos jours. Thévenot nous signale l’existence d’une fresque égyptienne du IIIe millénaire montrant un esclave agitant un éventail devant des jarres en terre ;
• par le rayonnement de la terre vers l’espace qui explique que même en pays chauds, la nuit, par temps clair, la température peut s’abaisser en dessous de 0° C, aboutissant à la production d’une pellicule de glace, pratique déjà signalée par Protagoras en Égypte au Ve siècle avant J.C. et encore appliquée de nos jours en Iran et au Chili.
En ce qui concerne nos ancêtres cavernicoles, les préhistoriens pensent que les grottes, celle d’Altamira par exemple, ont été utilisées pour conserver les aliments, en particulier le gibier ; un auteur espagnol attribue cette fraîcheur à l’évaporation de l’eau, à l’épaisseur des parois et à la détente de l’air dans les crevasses communicant avec l’extérieur.
Quant à l’antiquité gréco-latine, si les traités d’Hippocrate sur « les régimes » et de « l’aliment » sont muets sur ce sujet, tout au plus notons-nous, dans le traité de cuisine d’Apicius, la conservation de la viande par le miel, le sel, le vinaigre, l’huile, l’eau bouillante, l’auteur se bornant à constater que la viande se conserve mieux en hiver qu’en été. Froid et aliments frais n’étaient guère de mode à cette époque.
Ferniot signale que les poissons pouvaient arriver à Rome par des bateaux viviers dans des bacs de métal remplis d’eau de mer et que les romains transportaient ceux pêchés dans le nord dans la neige ou la glace sous des couvertures. Selon cet auteur, ce procédé de conservation des produits frais représentait un progrès indéniable sur ceux en usage jusqu’alors : séchage, salage, fumage. Signalons enfin que Néron, poète, musicien, gastronome autoproclamé, confectionna le premier sorbet en mélangeant pulpe de fruits, miel et neige.
Beaucoup plus tard, nos châtelains construisaient dans les parcs de leurs demeures et pour la conservation de leurs aliments frais, des glacières enterrées dans lesquelles ils stockaient neige et glace recueillies l’hiver.
Il faut attendre le dernier quart du XIXe siècle pour assister à la naissance d’une nouvelle révolution technologique, la conservation et le transport à grande distance des produits périssables en atmosphère réfrigérée. La pratique de récolte, entreposage et transport de la glace naturelle évoqués précédemment, s’est industrialisée.
Aux États-Unis 25 millions de tonnes de glace naturelle étaient utilisées en 1890.
Cinq cents mille tonnes de glace américaine et norvégienne étaient importées en Grande-Bretagne en 1899.
A partir de 1870, les chambres froides pour fruits, refroidies par la glace naturelle, puis par glace artificielle et enfin par le froid mécanique se multiplient aux États-
Unis. Le transport en caisses glacées (1866) puis en wagons frigorifiques des fruits des régions de l’ouest productrices vers l’est consommateur, prend un essor prodigieux : 60 wagons en 1888, 600 en 1891. En 1910 la « Pacific fruit express » dispose d’un parc de plus de 6 000 wagons réfrigérants entraînant la multiplication par un facteur 10 des vergers en Californie de 1880 à 1910.
La France suit, avec du retard ! Des chambres froides expérimentales sont construites en 1908, puis en 1910 sous l’égide de l’Association Française du Froid. Mais elles sont abandonnées en 1912 faute de clientèle suffisante.
Il faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour assister à l’explosion du froid alimentaire qui se développa tout au long de cette deuxième moitié du XXe siècle :
• Froid dans le transport des aliments (bateaux, avions, camions, wagons réfrigérés).
•
Froid dans l’art culinaire (légumes prêts à l’emploi, aliments congelés, plats préparés surgelés, viandes, charcuteries, produits laitiers vendus en linéaires réfrigérés).
• Froid domestique enfin avec l’enfournement dans le réfrigérateur des aliments achetés une fois par semaine, voire par quinzaine.
Voici brièvement résumés les évènements qui nous ont menés à notre mode de vie actuel, dans lequel le réfrigérateur ménager et le congélateur font partie de notre quotidien culinaire par son approvisionnement en produits dits frais ou congelés achetés dans les gondoles de nos supermarchés.
Tout le monde est à notre table, tous les produits sont à notre disposition, notre curiosité pour les saveurs exotiques se développe, « on oublie les saisons et le plaisir que faisait naître l’apparition des premières asperges, des premières fraises », dit Jean Ferniot.
Ces pratiques peuvent se révéler dangereuses et justifient cette séance commune aux Académies de Médecine, d’Agriculture, Vétérinaire, ayant en charge le problème de l’alimentation de l’homme.
Elles se devaient d’intervenir et de signaler les dangers de la non maîtrise et du non respect de la chaîne du froid dans la préparation des aliments qui nous sont destinés.
Aussi, pour cette séance, avons-nous prévu les interventions de :
• André GAC, directeur honoraire de l’Institut International du Froid, qui traitera des récents problèmes techniques dans l’ingénierie du froid ;
• Roland ROSSET, vice-président de l’Association Française du Froid, qui ordonnera son exposé autour de l’action de la température sur la croissance des germes potentiellement pathogènes ;
• André GAC et moi-même parlerons du concept de traçabilité et de ses applications pratiques dans la chaîne du froid ;
• Evelyne DERENS, chercheur au CEMAGREF ( Unité de recherche : génie des procédés frigorifiques ) qui fera état des enquêtes faites sur les réfrigérateurs ménagers au domicile du consommateur ;
• Jacques PUISAIS et Maurice Paul DURAND, de l’Institut du Goût, délaissant pour quelques instants les germes pathogènes et les problèmes de croissance bactérienne associés à la température, diront, à la suite de Brillat Savarin en 1848, que manger est aussi un plaisir et que la température idéale de consommation des éléments n’est pas obligatoirement celle de notre réfrigérateur ;
• Enfin la conclusion de ces différents interventions sera tirée par notre collègue Roland ROSSET.
Je vous remercie de votre attention.
DISCUSSION
M. Maurice TUBIANA
Comme on l’a dit, de petites quantités de listerias, ou autres bactéries, n’ont pas d’inconvé- nients, voire présentent des avantages pour les sujets normaux chez qui une immunisation est ainsi entretenue. En revanche, ces bactéries peuvent être dangereuses pour les sujets fragiles : femmes enceintes, personnes âgées. Ne faudrait-il pas informer les utilisateurs de ce fait par un étiquetage approprié ?
Vous proposez un étiquetage approprié pour limiter les conséquences pathologiques des listerias du genre « à déconseiller aux personnes présentant un déficit immunitaire » (femmes enceintes, personnes âgées, etc.). Vous avez tout à fait raison, le président Gabriel Blancher et moi-même partageons ce point de vue. A l’issue de trois réunions internes, sur listeria-listeriose, nous avons proposé un communiqué incluant ce souhait d’étiquetage. Je crois par ailleurs que les services des différents ministères y sont favorables également. Malheureusement, lorsque l’on a proposé ce communiqué au vote de l’Académie cette phrase a été supprimée, en raison des réticences d’un certain nombre de nos collègues. Je suis d’accord pour proposer à nouveau ce texte. En outre, une vive controverse s’est élevée au sein de l’industrie laitière entre les tenants et les opposants de cette mention. Il semblait qu’une légère majorité se dégageait contre celle-ci. Mais je pense que cela devrait évoluer vers une acceptation de celle-ci. Dans les deux oppositions mentionnées ci-dessus on tirait argument qu’on allait porter un coup très dur en ce qui concerne la commercialisation de ces produits dits à risques avec ce genre de mise en garde… ce que je ne crois pas si j’en juge par la consommation des cigarettes et de l’alcool qui perdure, malgré les avertissements.
M. Alain RÉRAT
Il est frappant de constater que l’incidence des bouffées de listérioses en France a beaucoup diminué depuis 10 ans. Mais il semble maintenant impossible de passer en dessous de ce niveau de 4 par million (soit 250 cas par an et 25 % de mortalité). Or, on sait également que les mesures d’hygiène sont de plus en plus drastiques dans les entreprises agro-alimentaires.
Ne peut-on pas voir là un problème d’écologie microbienne, les micro-organismes saprophytes qui sécrètent les substances inhibitrices des listerias étant de plus en plus massivement détruits, et l’équilibre entre les listerias et ces micro-organismes étant ainsi rompu ? Les listérioses sont-elles une « maladie de l’hygiène » ?
Une bonne partie des accidents listériens sur les fromages dits au lait cru sont probablement dus au fait que ce ne sont pas de véritables fromages au lait cru qui sont vendus au consommateur. La plus grande partie de ces fromages sont produits à partir de laits dits thermisés, c’est-à-dire chauffés au-dessus de 42° (définition légale du lait cru) et en dessous de 73° (définition légale du lait pasteurisé). La pratique de la thermisation (entre 55° et 70°) s’est insinuée dans cette faille juridique et réglementaire. L’Académie d’Agriculture s’en est émue et a fait remarquer au ministre de l’Agriculture que cette pratique n’a pas de base réglementaire en France, ce à quoi le ministre a répondu en reconnaissant ce fait… Mais il faut trouver un moyen pour détecter cette pratique et cela n’est pas facile, semble-t-il. En effet, les lactobacilles, agents inhibiteurs des listerias, sont détruits lors de ces chauffages, laissant le champ libre aux listerias survivants ou de surcontamination.
En outre, ainsi que je l’avais signalé dans la séance listéria ici-même, listéria est ubiquiste et malgré des mesures hygiéniques de plus en plus draconiennes on en aura toujours. Je citais une étude allemande portant sur 11 usines agroalimentaires, sur plus de 1 200 prélèvements/an sur 4 ans. Le pourcentage listeria a été successivement 2,9 % ; 0,9 % ;
0,7 % les 1ère, 2ème, 3èmeet 4ème année malgré les efforts constants de propreté. Conclusion : il faut vivre avec mais faire en sorte que le petit nombre de listeria présent dans le produit n’explose pas…. d’où surveillance rigoureuse du froid. Enfin un membre de l’Académie d’Agriculture, directeur général d’une grosse société normande, est venu nous dire, au cours d’une réunion interne Listeria, qu’il avait de plus en plus de problèmes de fabrication des camemberts avec ces laits trop propres, qu’il était obligé de réensemencer. Donc mon point de vue est qu’effectivement, dans certains cas, l’antibiose naturelle ne peut plus s’effectuer, d’autant qu’avec l’augmentation de la durée moyenne de vie, la proportion de personnes sensibles aux listerias, les personnes âgées, va en augmentant ….
d’où, à mon avis, une très probable stabilisation des cas de listérioses dans les années à venir.
M. René GROUSSARD *
En ce qui concerne la pose obligatoire d’un thermomètre dans les frigidaires, l’Académie d’Agriculture considére qu’il faut attaquer « le mal par la racine ». Ici, c’est la connaissance par l’usage de la température, là, ce sera le fait que l’agriculteur évite de polluer dès le premier acte de production, c’est ce que l’on appelle la culture en bon père de famille, qui doit permettre de limiter les conséquences néfastes au niveau du consommateur. Ce dernier doit être informé. Notre souci, à l’Académie d’Agriculture, c’est après chaque séance de publier un communiqué faisant connaître sur chaque communication les conséquences que nous en * Trésorier perpétuel de l’Académie d’Agriculture de France.
tirons. Nous sommes encore loin d’avoir atteint cet objectif, mais c’est bien le sens de notre démarche qui pourrait être une démarche commune, non seulement pour cette séance mais à l’occasion de chacune de nos séances communes. Nos Académies ont été créées pour cela, c’est en tout cas notre sentiment.
Avec les Académies d’Agriculture et Vétérinaire, il peut y avoir synergie ou complémentarité pour un problème donné, lorsqu’il s’agit d’en tirer les conséquences et lorsqu’il ne s’agit pas d’une simple observation. Ainsi, à l’Académie de médecine, au cours de nos discussions « listériose » il est apparu que le chauffage des laits dit « thermisation » pouvait poser problème. L’Académie de médecine a répondu qu’il s’agissait d’un problème technologique, qui était du ressort de l’Académie d’Agriculture. Cette dernière a formulé un avis sur la « thermisation » des laits suivi d’une réponse du ministre de l’Agriculture. Pour « le froid et l’aliment » thème de cette séance, l’implication des 3 Académies est évidente : ce sont les produits animaux, donc du ressort de l’Académie Vétérinaire, qui posent surtout problème ; la maîtrise du froid et la surveillance logistique sont du domaine des ingénieurs frigoristes, que l’on retrouve à l’Académie d’Agriculture ; les conséquences néfastes du non-respect de la chaîne du froid sur la santé humaine sont du ressort de l’Académie de médecine et il est normal qu’elle soit impliquée. Aussi suis-je tout à fait d’accord pour prévoir un communiqué commun, que nous élaborerons avec le président Gabriel Blancher et que nous soumettrons aux deux autres Académies pour qu’il soit revu, complété ou modifié.
M. Pierre GODEAU
A côté des microbes, dont on a longuement parlé, se pose le problème des parasites qui peuvent être absorbés si le poisson n’est pas congelé à -20°. Qu’en est-il exactement car le mode de consommation des poissons crus expose à contamination, notamment aux anisakidoses ?
— Réponse de M. EUZÉBY
Il est vrai que les anisakidés sont très résistants à la congélation. Mais il faut aussi rappeler que toutes les larves de nématodes logées dans les muscles des poissons ne sont pas toutes des larves d’anisakidés, que tous les anisakidés ne sont pas pathogènes car certains d’entre eux, thermosensibles, sont détruits dans l’organisme humain ; que les larves d’anisakidés ne passent dans les muscles qu’après un certain délai après la mort des poissons et que l’éviscération rapide des poissons prévient la localisation musculaire des parasites.
* Correspondant de l’Académie nationale de médecine.
Bull. Acad. Natle Méd., 2001, 185, no 2, 269-274, séance du 13 février 2001