Résumé
L’obésité est une maladie chronique ayant tendance à l’aggravation. Au stade initial les déterminants comportementaux et environnementaux ont un rôle dominant dans la constitution de l’excès de masse grasse. Au fur et à mesure de la progression de la maladie, des altérations biologiques s’autonomisent qui rendent compte d’un certain degré d’irréversibilité de la maladie et du développement de ses complications.
Summary
Obesity is a chronic disease. At the initial phase, behavioral and environmental factors play a key role in the constitution of adipose tissue excess. Progressively biological alterations of adipose tissue metabolism lead to some degree of irreversibilty of the disease and contribute to the developemnt of its metabolic and cardio-vascular complications.
INTRODUCTION
L’obésité est une pathologie du stockage marquée par une inflation des réserves énergétiques adipocytaires. C’est une pathologie d’organe liée au dysfonctionnement primaire ou secondaire d’une structure complexe, le tissu adipeux. Elle témoigne d’une erreur de gestion des flux d’énergie et, dans certains cas, d’une anomalie des capacités de mise en réserve.
L’obésité est une maladie chronique. Ses mécanismes physiopathologiques diffèrent selon le stade évolutif. L’augmentation initiale de la masse grasse résulte d’un
déséquilibre du bilan d’énergie au profit du stockage ; ultérieurement, lors de la phase d’obésité constituée, le bilan d’énergie est équilibré et le fait dominant est une résistance habituelle à la perte de poids.
Son développement épidémique s’explique par l’incapacité du système bio-psychologique réglant les réserves énergétiques à faire face aux évolutions des modes de vie.
DIFFERENTES PHASES DE L’OBESITE
L’obésité évolue en plusieurs stades correspondant à des situations bien distinctes sur le plan de la physiopathologie du bilan d’énergie.
Phase de constitution
Au cours de la phase de constitution de l’obésité, c’est-à-dire de prise de poids, le bilan d’énergie est positif : les apports dépassent les dépenses. L’excès d’énergie est stocké sous forme de masse grasse mais aussi de masse maigre. La répartition de la prise de poids entre ces deux compartiments varie selon les individus : en moyenne, pour 10 kg de gain de poids, 7 kg seront acquis sous forme de masse grasse et 3 kg sous forme de masse maigre. Cette augmentation de la masse maigre (volume sanguin, augmentation du volume des organes, muscles) entraîne une augmentation de la dépense énergétique de repos et par voie de conséquence de la dépense énergétique de 24 h. Autrement dit, un individu qui gagne du poids augmente progressivement sa dépense énergétique : un individu obèse en stabilité pondérale dépense donc plus d’énergie qu’avant sa prise de poids.
Phase d’obésité constituée
Au terme de la phase de constitution, le poids se stabilise. À ce stade, l’individu obèse est en bilan d’énergie équilibré : les entrées d’énergie égalent les sorties. La seule différence, par rapport à un sujet non obèse en poids stable, est que les apports et les dépenses sont supérieurs. À titre d’exemple, on estime qu’un individu qui augmente sa consommation calorique de 5 %, augmentera sa dépense énergétique de manière équivalente à cet excès d’apport quand il aura pris 10 kg.
Phase thérapeutique
Au cours de la période de perte de poids sous régime très restrictif, on note une diminution de la masse grasse et de la masse maigre, une diminution de la dépense énergétique. Peu de prescriptions restrictives sont maintenues durablement : l’échec est fréquent en raison d’une intolérance à la restriction alimentaire. Lors de la levée de la restriction alimentaire, le gain de masse grasse est plus rapide et plus important que celui de masse maigre : le retour au niveau initial de masse grasse précède celui de masse maigre. L’hyperphagie réactionnelle va persister tant que la masse maigre
n’a pas retrouvé son niveau alors même qu’un excès de masse grasse a pu s’accumuler.
DÉTERMINANTS DE L’OBÉSITE HUMAINE
L’obésité témoigne d’une mise en échec du système de régulation des réserves énergétiques par des facteurs externes (environnement) ou interne (psychologiques ou biologiques). Les individus stockent excessivement de l’énergie dans leur tissu adipeux parce qu’ils ne peuvent pas faire face à un excès d’apport alimentaire et à une insuffisance des dépenses énergétiques. Ce déséquilibre peut être accentué par une augmentation primitive ou secondaire des capacités de stockage. Les facteurs biologiques, souvent génétiques, jouent un rôle le plus souvent permissif sur le développement et le maintien de l’obésité. Dans certains cas, ils sont déterminants.
Ainsi, faut-il considérer trois « partenaires » :
— les apports énergétiques donc les conduites alimentaires ;
— les dépenses donc la capacité de brûler (oxyder) des nutriments énergétiques ;
— les capacités de stockage en rapport avec le recrutement des cellules qui en sont chargées : les adipocytes.
Le rôle de ces différents déterminants varie selon les individus et le stade évolutif.
D’un extrême à l’autre il existe des formes purement génétiques, liées à de rarissimes mutations (gène de la leptine ou de son récepteur) et des formes purement comportementales. Dans le premier cas, les déterminants biologiques sont immédiats et les désordres comportementaux sont secondaires. Dans le second, les facteurs comportementaux interviennent en premier et conduisent à des perturbations biologiques secondaires qui entretiennent l’obésité. Entre ces deux extrêmes, l’éventail des situations est large, mais la règle est une interaction de facteurs environnementaux, comportementaux et biologiques.
Dans la majorité des obésités commune la séquence des événements est la suivante :
— Initialement, des facteurs comportementaux (excès d’apports alimentaires sédentarité) déclenchent une prise de poids — Progressivement, l’hypertrophie du tissu adipeux et son hyperplasie aboutissent à la mise en place de processus biologiques tendant à entretenir l’excès de masse grasse — Au stade thérapeutique, la restriction calorique s’avère difficile car des mécanismes bio-psychologiques de résistance à la perte de poids sont désormais en place.
Autrement dit le « comportemental » génère du biologique et le « biologique » du comportemental, et la pression environnementale aggrave le dysfonctionnement du système réglant les réserves énergétiques.
Interaction gènes — environnement
La génétique joue manifestement un rôle comme en témoigne la prédisposition familiale. Cet effet génétique n’explique pas la spectaculaire progression de la prévalence de la maladie. Il faut s’orienter vers un modèle explicatif dans lequel la génétique détermine une susceptibilité et où l’environnement et les comportements jouent un rôle majeur dans l’expression phénotypique. Certains facteurs environnementaux peuvent se manifester uniquement sur certains génotypes. Par exemple certains individus du fait de leur génotype aux effets de la sédentarité d’autres aux effets de l’alimentation hyperlipidique.
L’hypothèse du « gène d’épargne » (thrifty gene) est actuellement au cœur de la conception de la génétique de l’obésité humaine. Ces gènes prédisposeraient certains individus à une meilleure efficacité métabolique, à une particulière capacité de stockage en cas d’excès d’apport. La prédisposition génétique pourrait également provenir d’une empreinte laissée par les conditions intra-utérines ou post natales (dénutrition, obésité, diabète) sur le système de régulation énergétique.
Bilan d’énergie
Le niveau des réserves énergétiques est l’objet d’une régulation [3]. Une augmentation des dépenses énergétiques tend à être compensée par une augmentation de la prise alimentaire. Un ensemble de mécanismes régulateurs intervient pour satisfaire la ‘‘ valeur de consigne » d’un système réglant (‘‘ pondérostat ’’ ou ‘‘ adipostat ’’).
Ces mécanismes semblent combattre avec beaucoup plus d’efficacité les déficits que les excès du bilan d’énergie : accumuler des réserves lors des périodes de disette est essentiel pour la survie et la reproduction en période disette. Chez l’homme, le bilan est davantage contrôlé par la modulation des apports que par celle des dépenses énergétiques.
La composition corporelle ne peut être stable que si l’organisme oxyde un mélange de substrats énergétiques (dont rend compte le quotient respiratoire) équivalent non seulement en quantité mais aussi en qualité au mélange de macro nutriments ingérés (quotient alimentaire) [2]. En fonction de l’orientation des nutriments vers le stockage ou au contraire vers l’oxydation, la nature et le volume des réserves énergétiques changent. La physiologie du bilan d’énergie doit donc prendre en compte la nature des macro nutriments ingérés, absorbés, oxydés et stockés.
Il existe une hiérarchie dans l’oxydation des macro nutriments. L’oxydation des glucides et des protéines est directement fonction des apports. Des variations d’apport en glucides allant de 80 à 540 g s’accompagnent d’une adaptation de l’oxydation [2]. En revanche, il n’y a pas de lien entre les apports en lipides et leur oxydation. Quand on ajoute des lipides dans l’alimentation, l’oxydation des lipides n’augmente pas, ils sont donc stockés. Il existe des différences interindividuelles de capacité d’oxydation des glucides et des lipides. Certains sujets sont sans doute
constitutionnellement mieux équipés pour ‘‘ brûler ’’ préférentiellement l’un ou l’autre de ces substrats. Les sujets qui oxydent le mieux les glucides ont 2,5 fois plus de chance de prendre du poids (plus de 5 kg) que les sujets qui oxydent préférentiellement les lipides. La hiérarchie oxydative permet donc de prévoir que les lipides seront stockés de manière privilégiée [2]. Tout se passe comme si les réserves lipidiques intervenaient comme un système tampon. Un excès d’apport lipidique ne stimule pas l’oxydation des graisses qui peuvent s’accumuler ‘‘ passivement ’’. Le bilan d’énergie est donc moins bien contrôlé lorsque la proportion des calories lipidiques de l’alimentation s’accroît. Selon Flatt [2], pour s’adapter à une alimentation riche en lipide, l’organisme doit augmenter sa masse grasse pour augmenter l’oxydation lipidique (par un effet masse). Quand cet équilibre est atteint grâce à l’augmentation du tissu adipeux, le poids se stabilise.
Au total, il faut retenir qu’au-delà du bilan énergétique qui dépend évidemment des apports caloriques, l’équilibre des réserves énergétiques corporelles dépend de l’adéquation entre la proportion lipides/glucides ingérés et oxydés par l’organisme.
Excès d’apport énergétique
L’augmentation de la densité calorique de l’alimentation, la diminution de la consommation des fruits et légumes, la déstructuration des rythmes alimentaires, la disponibilité des aliments sont autant de facteurs susceptibles de prendre en défaut les mécanismes réglant le bilan d’énergie. Il faut aussi considérer les déterminants psychophysiologiques de la prise alimentaire (olfactifs, visuels, cognitifs etc) [7]. Un excès d’apport n’a pas besoin d’être massif pour entraîner un bilan énergétique faiblement positif (quelques %). Celui-ci, cumulé sur des années, peut rendre compte d’un gain de masse grasse de plusieurs kg. Le niveau des apports susceptibles d’entraîner un bilan positif est éminemment variable d’un individu à l’autre : la notion d’un dépassement des besoins caloriques reste donc purement individuelle et non normative.
L’augmentation des apports alimentaires peut suivre des voies tres variées. Chez certains sujets, la prise alimentaire est influencée de façon particulièrement importante par les stimuli sensoriels, en particulier la disponibilité et la palatabilité des aliments, les circonstances extérieures de la vie sociale. La convivialité, les habitudes familiales, les sollicitations professionnelles conduisent ainsi à une augmentation des apports lors des repas. Ailleurs ce sont de véritables troubles du comportement alimentaire qui sont en cause en rapport bien souvent avec un état de mal être voire une dépression. La prise alimentaire joue parfois le rôle d’une véritable automédication et certains ont parlé de toxicomanie alimentaire [5].
Dépenses énergétiques
Le développement de l’obésité est lié au style de vie sédentaire. Plusieurs études chez l’enfant, et dans des populations adultes particulièrement exposées à l’obésité, ont
montré que des dépenses énergétiques de repos basses augmentent le risque d’obé- sité dans les années suivantes. Le coût calorique de l’effort musculaire modéré semble diminué chez certains sujets obèses. Différents gènes pourraient être associés à des altérations de la dépense énergétique : β adreno récepteur, UCP.
Développement du tissu adipeux
Le tissu adipeux est d’une exceptionnelle plasticité [4,6,8]. Son développement connaît deux périodes physiologiques d’accélération, l’une après la naissance, l’autre entre 9 et 13 ans. Tout au long de la vie, il reste capable de s’étendre en fonction des besoins énergétiques, de la situation hormonale, des conditions environnementales. L’augmentation de la masse grasse dépend d’une augmentation de la taille des adipocytes (hypertrophie) et/ou de leur nombre (hyperplasie). L’hypertrophie précède généralement l’hyperplasie.
L’hypertrophie résulte de la balance lipogenèse/lipolyse. La question d’une anomalie primaire des capacités de lipogenèse dans l’obésité humaine est débattue. L’activité de la lipoproteine lipase, enzyme clé de la lipogenèse, est augmentée selon certaines études, mais il est difficile de savoir s’il s’agit d’un effet primaire ou secondaire.
La taille cellulaire est assez finement régulée entre 0.3 et 0.9 µg (le diamètre peut varier de 70 à 120 µm). Selon l’hypothèse de la taille critique, il existerait une taille cellulaire maximale. Ainsi, la cellule adipeuse différenciée se charge en triglycérides jusqu’à atteindre une taille critique au-delà de laquelle elle « recrute » un nouveau pré adipocyte. C’est ainsi que se constitue une hyperplasie. Le nombre des adipocytes peut s’accroître dans de larges proportions, de 2x (10)10 à 16×10 10. L’hyperplasie résulte du recrutement d’un nouvel adipocyte à partir d’un précurseur ou d’adipogenèse. Le nombre d’adipocytes peut continuer d’augmenter si le stockage d’énergie est rendu nécessaire par un bilan énergétique positif. En revanche, une fois différenciées, les cellules ne retournent pas au stade de précurseurs. Elles restent disponibles pour stocker de nouveau. Le nombre de cellules peut rester élevé même après perte de poids. La perte de poids est associée à une diminution de la taille non du nombre des adipocytes. Ceci explique pourquoi, au-delà d’une certaine ampleur et d’une certaine durée, le retour au poids antérieur n’est plus possible car il est difficile de maintenir la taille cellulaire en dessous d’une certaine valeur sans déclencher l’ensemble des mécanismes de reconstitution de la masse grasse.
Une augmentation des capacités de stockage (primitive ou secondaire) pourrait être un mécanisme physiopathologique central dans certains cas d’obésités. Tout se passerait alors comme si l’augmentation des apports était un phénomène secondaire au service du « remplissage » des capacités de stockage (liées par exemple à une hyperplasie). Le bilan énergétique se mettrait en quelque sorte de la demande des capacités de stockage (« l’offre crée la demande »). C’est bien ce qui se produit chez le sujet dont les stocks ont atteint un seuil trop bas lors de la période d’amaigrissement. C’est dire que la physiologie des réserves énergétique ne se limite pas à la
question d’une balance entre entrées et sorties mais doit tenir compte des capacités cellulaires et anatomiques de stockage.
Génétique
L’importance accordée aux facteurs génétiques varie. D’une manière générale, ce qui est transmis est la capacité d’adaptation du métabolisme énergétique de l’individu à un environnement donné et à ses variations. Il apparaît probable que plusieurs modes de transmission sont en cause. Dans beaucoup de situations, l’hérédité est ‘‘ polygénique ’’, concernant beaucoup de gènes dont chacun a une faible influence sur la constitution du phénotype. Certaines obésités humaines, notamment les obésités massives, pourraient cependant relever de la transmission d’un gène majeur peut être différent d’une famille à l’autre, dominant ou récessif, et s’exprimer quelle que soit l’alimentation ; si une ‘‘ hyperphagie ’’ survient sur ce ‘‘ terrain ’’ elle permettra la constitution d’une obésité massive. Les formes d’obésité monogéniques sont rares. Elles s’inscrivent généralement dans des syndromes pleiotropiques au sein des quels l’excès de poids n’est qu’un symptôme [1].
Déterminants psychologiques
Autour de l’acte alimentaire s’opère le développement psychologique de l’enfant. Il n’est donc pas étonnant que les facteurs psychologiques jouent un rôle déterminant dans la genèse de certaines obésités associées à des désordres du comportement alimentaire [5].
Dans un certain nombre de cas, les désordres psychologiques conduisent à l’obésité par le biais d’une modification du comportement alimentaire. La prise alimentaire est largement dépendante des émotions et affects. L’anxiété et/ou la dépression sont à l’origine de comportements impulsifs qui augmentent la prise calorique quotidienne. Le système de régulation des réserves énergétiques n’est plus opérant.
Ailleurs, il apparaît que les désordres psychologiques modifient le bilan énergétique indépendamment de la prise alimentaire.
Société et environnement
La prévalence des obésités dépend de déterminants socioculturels et économiques.
Il existe une relation inverse entre niveau de formation, revenus et prévalence de l’obésité. L’environnement nutritionnel (abondance, variété, palatabilité, densité calorique, disponibilité), mais aussi familial (conditionnements et habitudes alimentaires), et social s’associent aux évolutions économiques et des modes de vie (sédentarité) pour favoriser l’obésité chez les individus prédisposés.
Le système alimentaire est au cœur de la discussion sur les déterminants économiques. À tous les stades, interviennent des évolutions pouvant influencer les modes alimentaires :
— Production : la disponibilité alimentaire moyenne des individus dépasse largement les besoins d’où une augmentation de la taille des portions.
— Transformation : les aliments sont transformés dans une triple perspective :
améliorer les qualités sensorielles, allonger leur durée de consommation, les rendre accessibles au plus grand nombre. Ceci aboutit à une augmentation de la densité calorique (ajout de matières grasses et de glucides) et de la palatabilité.
La durabilité supprime la barrière du stockage : nombres d’aliments peuvent être transportés et rangés facilement…
— Distribution : son évolution rend accessible à la nourriture à toute heure et en tout lieu ; plus de la moitié des calories sont consommées hors habitation.
— Préparation : le travail de préparation est réduit mais reste l’occasion d’ajouter des calories (assaisonnement etc) et certains micro nutriments (sel).
— Consommation : la séquence » prise et non-prise alimentaire » s’estompe au profit d’une consommation échappant aux apprentissages et aux conditionnements.
La question centrale est celle de l’adaptation aux évolutions des modes de vie. Les populations les plus vulnérables sont celles qui se situent dans cette phase de transition économique et plus particulièrement celles qui abordent cette transition dans les conditions sociales les plus précaires. L’exemple des populations migrantes et celles des populations dont les pays changent de modèle économique l’illustrent bien : l’obésité connaît une progression spectaculaire dans les Iles du Pacifique ou dans les pays d’Europe de l’est. Les populations des milieux sub-urbains sont plus atteintes que les autres. Dans ces situations de transition, les effets tampon de la tradition et de la culture deviennent inopérants, les individus deviennent vulnérables.
Partant de ce type d’analyse, la « société de consommation » est mise au banc des accusés. L’industrie agroalimentaire devient rapidement la cible du classique processus de bouc émissaire. Ce serait oublier l’incroyable évolution de la santé des populations qui ont pu bénéficier d’une alimentation enfin disponible pour la majorité des individus avec pour conséquence l’allongement de la durée de vie. Il faut donc se garder d’une explication simpliste.
Modes de vie
À cette évolution des modes alimentaires, s’ajoutent les effets de la réduction globale de la dépense énergétique. On peut suspecter à l’origine de la réduction des dépenses énergétiques, l’évolution de l’habillement, du chauffage, des moyens de transport, du travail manuel, du travail de conquête de la nourriture, le développement des services, la réduction du « coût énergétique » des activités de consommation, les évolutions de la communication. Les évolutions des modes de vie ont conduit la majorité de la population à développer ses activités dans des domaines et lieux circonscrits, équipés pour réduire le travail d’adaptation à l’environnement (tempé- rature, distance etc). Si les loisirs occupent une place croissante, les activités physi-
ques de détente sont peu développées. La consommation passive de loisir (télévision et autre) domine en particulier en raison de l’urbanisation et de ses conséquences matérielles, psychologiques et sociales. Deux exemples types sont souvent cités :
l’automobile et la télévision. Il existe en effet une relation étroite entre le nombre d’heures passées devant la télévision et la prévalence de l’obésité. Les enfants sont particulièrement vulnérables.
Bien d’autres déterminants sociaux et sociétaux interviennent dont l’identification et l’étude physiopathologique relèvent des sciences humaines, insuffisamment soutenues dans la recherche institutionnelle et pourtant essentielles à la compréhension de l’épidémie, donc à la prévention, de l’obésité. Ils sont indissociables d’aspects sociologiques collectifs qui tournent autour de la place des comportements dans la relation à l’autre donc dans la gestion des conflits. Le passage à l’acte est actuellement une modalité dominante de résolution des tensions personnelles et interpersonnelle. Le recours à la consommation pour répondre aux « agressions » de la société de consommation est un paradoxe fascinant.
De l’adaptation à la maladie
L’obésité dans sa phase statique est un nouvel état homéostatique caractérisé par une augmentation des dépenses énergétiques (du fait de l’augmentation concomitante de la masse maigre), par une capacité accrue à oxyder les lipides [9]. L’augmentation de la masse grasse pourrait être le prix à payer pour rétablir l’équilibre énergétique face à la pression de l’environnement et aux évolutions des modes de vie.
Cette proposition provocante est soutenue par des arguments physiologiques et cliniques : il n’est que constater la difficulté du sujet obèse à se réadapter à des niveaux d’apports énergétiques inférieurs ! Si l’excès de masse grasse n’avait pas de conséquences sur la santé, si la société était plus tolérante à la diversité des formes, il serait possible de plaider pour l’excès de masse grasse.
Ce n’est pas par simple goût du paradoxe que cette hypothèse d’un mécanisme adaptatif est soulevée. Elle incite à la réflexion sur le statut même de l’obésité et la position sociétale vis-à-vis de celle-ci : l’individu doit-il s’adapter aux évolutions en devenant plus corpulent ou la société doit-elle s’adapter pour éviter ce phénomène nuisible à la santé ? Devant chaque situation individuelle, le clinicien doit chercher à identifier la part de l’adaptatif et du pathologique. Il doit s’interroger sur les résistances qui contrarient son projet thérapeutique.
En conclusion :
— L’obésité humaine évolue en deux phases. L’une de constitution (dynamique), l’autre de maintien (statique). La première résulte d’un bilan d’énergie positif (excès d’apport et/ou diminution des dépenses énergétiques). La phase seconde témoigne d’un nouvel équilibre énergétique.
— À chacune de ces phases correspondent des processus physiopathologiques différents. Interviennent tour à tour et en interaction les uns avec les autres, des
éléments anatomiques, métaboliques, neuroendocriniens, psychologiques, géné- tiquement déterminés et/ou acquis sous la pression de l’environnement et de l’obésité elle-même.
Le travail clinique initial est d’identifier les mécanismes prédominant pour leur opposer des solutions thérapeutiques individuelles.
BIBLIOGRAPHIE [1] CLEMENT K., VAISSE C., LAHLOU N., CABROL S., PELLOUX V., CASSUTO D., GOURMELEN M., DINA C., CHAMBAZ J., BASDEVANT A., LACORTE J., BOUGNERES P., LEBOUC Y., FROGUEL P., GUY-GRAND B. — A mutation in the human leptin receptor gene causes obesity and pituitary dysfunction. Nature , 1998, 392 : 398-401.
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DISCUSSION
M. Claude JAFFIOL
Que peut-on retirer des recherches vétérinaires cherchant à obtenir des espèces animales ‘‘ maigres ’’ ?
Les modèles animaux sont essentiels à la recherche sur l’obésité. Classiquement, c’est bien entendu aux modèles d’obésité chez le rongeur que l’on s’intéresse. Les modèles les plus étudiés sont les modèles lésionnels (lésion de l’hypothalamus ventromédian), les obésités induites par le régime hypergras ou par la simulation sensorielle (‘‘ rat cafeta-
ria ’’), les obésités génétiques (ob/ob). Sur les gros animaux, des recherches sont en cours qui mériteraient une attention plus précise de la recherche médicale. Une interrogation particulière concerne la teneur en lipides des masses musculaires.
M. Jean-Daniel SRAER
A la phase d’obésité morbide, cette maladie n’est-elle pas une maladie uniquement accessible à la chirurgie quelle qu’elle soit ?
En effet dans les formes extrêmement graves d’obésité, la place de la chirurgie est de plus en plus importante. L’importance de l’inflation adipeuse, son ancienneté, son organisation cellulaire et biologique rendent les thérapeutiques usuelles peu efficaces. La chirurgie réalise une contrainte anatomique, en réalité biologique par suppression des signaux d’origines digestives, et permet d’assurer une astreinte acceptable pour le patient.
M. Alain RERAT
A l’INRA, nous avons beaucoup étudié chez l’animal, le porc en particulier, l’influence de la restriction alimentaire (et ses mécanismes) sur l’adiposité, dans la perspective de la production d’animaux maigres. Et nous avons bien réussi puisque finalement, la production de gras chez le porc en France est devenue si faible qu’il a fallu importer des bardières étrangères pour « barder » les rôtis de bœuf ! Nos études portaient, en particulier, sur les alternances de restriction et de consommation, et montraient qu’à chaque changement se produisait un temps d’adaptation vis-à-vis de la nouvelle situation, phénomènes où intervenaient sans doute des régulations endocriniennes (d’origine thyroïdienne ?). A. BASDEVANT, pourrait-il préciser la part prise par les phénomènes épigénétiques dans ce déterminisme de l’obésité ?
Le développement actuel de la recherche est particulièrement focalisé sur les phénomènes que vous décrivez. Une question clé est, en effet, de savoir si des évènements précoces au début de la vie et surtout pendant la vie intra-utérine, pourraient modifier par des mécanismes épigénétiques, l’expression génique aboutissant aux phénotypes d’obésité, indépendamment des aspects purement génomiques. Ce sont des travaux qui sont particulièrement développés en France par le groupe de Claudine Junien.
M. René MORNEX.
Ma question porte sur l’ancienne distinction entre hyperplasie et hypertrophie des cellules adipeuses. Qu’en est-il actuellement ?
La distinction entre obésité hyperplasique et hypertrophique garde sa pertinence. Ainsi que je l’ai discuté dans mon exposé, la séquence vraisemblable dans la majorité des cas est la suivante : à la suite d’un déséquilibre du métabolisme énergétique, une hypertrophie des cellules adipeuses intervient. Si cette hypertrophie persiste et atteint un niveau trop important, il y a recrutement de cellules ‘‘ dormantes ’’ qui se transforment en adipocytes. Le résultat est donc une hyperplasie. La répétition de cette séquence pourrait créer un état de résistance à la perte de poids en développant le nombre de cellules c’est à dire une hyperplasie. Les mécanismes biologiques du recrutement cellulaires sont activement
étudiés. Les messages adressés par les cellules hypertrophiées aux cellules ‘‘ dormantes ’’ sont mieux connus. Quant au processus de différenciation adipositaire, il a connu grâce aux études sur les lignées d’adipocytes, un développement passionnant. Les mécanismes bio-moléculaires en causes sont actuellement bien cernés. Les travaux français dans ce domaine ont été d’un apport considérable.
M. Jacques BATTIN
Qu’en est-il de la nébuleuse des neuropeptides stimulant ou inhibant la leptine, tels que NPY, la galanine, les orexines, bombesines, etc. A-t-on trouvé des mutations ?
La galanine et la bombésine ne sont pas actuellement reconnues comme des peptides chez l’homme. En revanche, beaucoup de recherches se focalisent sur le neuropeptide Y qui est un peptide qui déclenche des prises alimentaire intenses. Dans ce domaine, les recherches les plus fructueuses n’ont pas concerné le neuropeptide Y lui même mais le système des mélanocortines. Des mutations du récepteur des mélanocortines de type MC4-R sont manifestement en causes dans de nombreuses obésités de l’enfant. On peut dire qu’il s’agit actuellement de l’anomalie de la génétique la plus commune.
M. Jean-Marie MANTZ
Je voudrais faire état d’une enquête menée récemment à Strasbourg auprès d’enfants des classes primaires qui met en lumière l’importance des facteurs sociaux, environnementaux, familiaux surtout dans la genèse de l’obésité. Selon cette enquête les deux tiers des enfants obèses d’âge scolaire appartiennent à des familles à problèmes : discordes familiales, carence ou tyranie parentale, alcoolisme parental avec son cortège habituel de violence, ou plus simplement maladie grave d’un des deux parents. L’anxiété de ces enfants, leur souffrance, le stress permanent auquel ils sont soumis sont de puissants stimuli de la boulimie. Tout se passe comme si l’enfant compensait par l’oralité la tendresse dont il est privé.
Vous soulignez l’importance des déterminants psycho sociaux dans le développement de l’obésité. Ceci est un constat épidémiologique : les difficultés sociales, la vulnérabilité de certaines populations sont indiscutablement un facteur de risque de l’obésité. Sur le plan psychologique, peu d’études ont été consacrées aux déterminants familiaux, aux relations intra familiales mais dans l’expérience du clinicien, ils sont fréquents et dès lors l’objet prioritaire du travail thérapeutique.
M. Claude DREUX
Dans les relations obésité/cancer du sein, confirmez vous les chiffres suivant :
R.R. obésité 1,6, R.R. THS 5ans 1,2 (1,3 dans l’étude HI où les femmes américaines sont souvent obèses !). Quels sont les mécanismes des risques de cancer dans l’obésité, surtout féminine ?
Les chiffres que vous indiquez sont en effet, ceux retenus dans la majorité des études sur le sujet. Les mécanismes en cause dans la relation entre cancer féminin et obésité sont vraisemblablement multiples. Beaucoup d’intérêt est porté à la sécrétion endogène de stéroïdes par le tissu adipeux lui-même. D’autres hypothèses sont soulevées en particulier
le rôle de l’alimentation : l’obésité et les cancers pourraient partager des déterminants alimentaires communs.
M. Pierre GODEAU
L’obésité pouvant résulter comme vous l’avez signalé de processus ancestraux de défense contre les périodes de disette,l’épargne en sodium peut de même exposer à des HTA résistantes. Y-a-t-il coexistence des deux mécanismes ou s’agit-il de populations différentes ?
Oui, il y a en effet coexistence des deux mécanismes, en particulier chez l’enfant. Il a été montré que les enfants obèses présentaient une sensibilité accrue à la surcharge en sel.
Ceci se traduit cliniquement par des hypertensions artérielles plus dépendantes du sel chez les adolescents obèses. La question que vous soulevez devrait conduire les chercheurs génétiques à rechercher une agrégation de ces déterminants communs de la prise de poids et de la rétention sodée.
M. Jean SENECAL
Existe-t-il une corrélation entre l’index de masse corporelle au cours des premières années de vie. L’obésité chez l’adolescent et l’adulte, Madame Rolland Cachera a montré que le rebond de l’infirmité motrice cérébrale entre 5 et 7ans survenait plus fréquemment chez les sujets obèses. Y-a-t-il des travaux sur ce point ?
Madame Rolland Cachera a clairement montré que le rebond d’adiposité précoce était un facteur de risque de l’obésité. Des auteurs américains ont recherché à préciser si la date de survenue de l’obésité au cours du développement de l’enfant jouait un rôle sur l’avenir pondéral de l’adulte. D’après ces études, il semblerait que la survenue tardive de l’obésité au cours du développement de l’enfant, en particulier après l’âge de 14 ans favorisait la persistance de l’obésité à l’âge adulte.
M. Jacques-Louis BINET
Dans l’histoire naturelle de la maladie, je voudrais savoir à quel âge, chez l’enfant apparaît la maladie. A quel âge apparaissent les pics de fréquence ?
Les pics de fréquence de la maladie chez l’enfant et l’adolescent sont avant l’âge du rebond d’adiposité assez stéréotypés : arrêt de l’activité physique, arrêt du tabac, période de stress, changement de mode de vie, événements hormonaux. Dans tous les cas, il faut analyser, non seulement des pics de fréquence mais les circonstances déclenchantes. Chez l’enfant, comme chez l’adulte, interviennent des déterminants biologiques, psychologiques et comportementaux. La part respective de ces déterminants est extrêmement variable d’un individu à l’autre.
* Service de Nutrition, Hôtel-Dieu, Université Paris 6, 75181 Paris cedex 04. Tirés-à-part : Professeur Arnaud BASDEVANT, à l’adresse ci-dessus. Article reçu et accepté le 13 octobre 2003.
Bull. Acad. Natle Méd., 2003, 187, no 7, 1343-1355, séance du 28 octobre 2003