Résumé
Les maladies émergentes sont de plus en plus présentes dans l’actualité de ces trente dernières années. Ne serait-ce pas notre façon d’habiter la Terre qui serait en cause ? Façon d’habiter à l’origine de la multiplication de ruptures d’équilibres ? Le monde de la fin du XXe siècle offre des circonstances extrêmement favorables à l’émergence et à la diffusion des germes dans la population, et à la propagation de la maladie. Trois dynamiques simultanées et interactives nourrissent ces circonstances : plus de promiscuité, plus d’instabilité, plus de mobilité. L’infection à VIH/sida, appliquée à des dynamiques africaines, est prise en exemple.
Summary
Emerging infectious diseases have become a major preoccupation over the past 30 years, possibly owing to the way in which we treat our environment. The current world situation, with its overcrowding, socio-political instability, and increased mobility, offers extremely favourable circumstances for the emergence and rapid spread of microbial pathogens through human populations. The HIV/AIDS pandemic and its impact on Africa is used to illustrate these risks.
Mai 1980, l’OMS proclame l’éradication de la variole, qui concrétise un siècle de progrès médical ininterrompu et de lutte victorieuse contre les maladies infectieuses.
Juin 2003, l’Institut Pasteur lance par voie de presse et affichage une grande
campagne d’appel au don : « Sras, méningites, tuberculose, paludisme, sida, hépatites, virus émergents… IL Y A URGENCE. Je donne à l’Institut Pasteur pour que la recherche aille plus vite que la maladie » . 1980-2003, au terme d’un XXe siècle riche de réussites médicales, de contrôle des germes infectieux dans les pays les plus développés, voire d’espoir d’éradication de certains d’entre eux, la campagne de l’Institut Pasteur marque un tournant dans l’histoire des hommes. Le risque infectieux redevient une préoccupation de santé publique universelle. Ce siècle et ses succès médicaux n’avaient-ils pas fait oublier un peu vite une leçon de Charles Nicolle prononcée au Collège de France voilà soixante-quinze ans : « Il y aura donc des maladies nouvelles. C’est un fait fatal. Un autre fait fatal est que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine. Lorsque nous aurons notion de ces maladies, elles seront déjà toutes formées, adultes pourrait-on dire. Elles apparaîtront comme Athéna parut, sortant toute armée du cerveau de Zeus » [1] ? Durant un siècle, l’homme a cru pouvoir maîtriser la nature, juguler les microbes, puis la résistance de « vieilles maladies » comme le paludisme ; mais l’avènement de maladies aux agents infectieux inconnus ont interrompu ce cycle, installant le doute et l’inquiétude. L’émergence du concept de « maladies émergentes », formalisé pour la première fois en 1989 aux États-Unis, est symptomatique de ce phénomène.
Les travaux de Mirko Grmek sur le concept de maladie émergente précisent son usage : « L’épithète « émergente » peut s’appliquer sans ambiguïté à toutes les maladies perçues comme « nouvelles » à un moment donné et dans une population donnée, tandis que l’usage de l’épithète « nouvelle » devrait être réservé aux maladies qui, avant une certaine date, n’ont existé dans aucune population en tant que réalités cliniques » [2]. La plupart des spécialistes s’accordent à définir émergente « une maladie dont l’incidence réelle augmente de manière significative dans une population donnée, d’une région donnée et durant une période donnée, par rapport à la situation épidémiologique habituelle de cette maladie » [3]. De tels événements ne sont pas nouveaux et rythment l’histoire et la géographie des maladies infectieuses et, de ce fait, l’histoire des hommes depuis des millénaires. Les textes des médecins de l’Égypte pharaonique, de l’historien Thucydide, de Pline et de Sénèque mentionnent ces maladies « nouvelles ».
Le grand nombre de maladies émergentes relevé dans le dernier tiers du XXe siècle conduit l’homme à s’interroger. Pourquoi maintenant ? Pourquoi là ? Ne serait-ce pas notre façon d’habiter la Terre qui serait en cause ? Façon d’habiter à l’origine de la multiplication de ruptures d’équilibres ? Ces interrogations changent son regard sur la maladie quand l’agent infectieux est non identifié et les remèdes, inexistants.
La traque du meurtrier s’opère tout azimut, entre les murs d’un laboratoire mais aussi hors du laboratoire, dans la quête de l’environnement et des processus qui auraient fait sa fortune. L’humanité a toujours su qu’un état de santé dépendait de l’environnement (traité d’Hippocrate écrit au Ve siècle av. J.C. « des airs, des eaux, des lieux ») mais le succès des recherches en laboratoire avait tant soit peu écarté l’environnement du raisonnement. Quelles sont donc ces circonstances qui font qu’ici et maintenant on assiste à une bouffée épidémique d’une maladie émergente ?
Y a-t-il une spécificité ultra-marine ? Charles Nicolle écrivait en 1933 : «
Tout, dans la diffusion des maladies, comme dans tout phénomène biologique naturel, est affaire de circonstances » [1].
LA FIN DU XXe SIÈCLE, UN CONCOURS ORIGINAL DE CIRCONSTANCES FAVORABLES
Mark E.J. Woolhouse inventoria les agents infectieux pathogènes pour l’espèce humaine. L’étude parut dans la revue Emerging Infectious Diseases en 2005. Sur 1 407 agents recensés pour l’espèce humaine, 177 (13 %) peuvent être considérés comme émergents ou réémergents. Certains types sont significativement plus repré- sentés, agents infectieux viraux (37 %) et zoonoses [4]. Relevons toutefois que les techniques biologiques d’identification des germes n’ont jamais été aussi performantes.
Les émergences sont un symptôme de bouleversements d’équilibre entre les agents pathogènes et leurs cibles animales ou humaines. Elles se manifestent sous l’effet de modifications des conditions de préexistence des germes. Le monde de la fin du XXe siècle offre des circonstances favorables à l’émergence et à la diffusion de germes dans la population, et à la propagation de la maladie. Ainsi, les formes actuelles de socialisation de l’espace créent des conditions propices à l’extraction d’un agent pathogène cantonné jusque là dans un cycle naturel ou animal, et à sa circulation. Le phénomène d’émergence n’est pas inféodé à une latitude donnée ; les pays du Nord comme les pays du Sud sont concernés par l’émergence d’agents pathogènes — le virus Ebola est apparu en Afrique centrale, le prion de l’encéphalite spongiforme, en Angleterre, le virus de Hantan, en Corée [5, 6] ; en ce sens il n’y a pas une spécificité ultramarine, mais l’impact d’une émergence modulé par les capacités de riposte des États.
Au cours des années 1990, de nombreux scientifiques se sont attachés à identifier les facteurs d’émergence des maladies infectieuses. L’émergence est multifactorielle.
Plutôt que de présenter une réflexion supplémentaire sur les facteurs : changements biologiques, écologiques, technologiques, comportements humains…, attachonsnous à une réflexion amont, montrant que tous les changements invoqués sont le résultat de trois dynamiques simultanées et interactives : plus de promiscuité, plus d’instabilité, plus de mobilité. Ce sont elles qui, avant tout, alimentent ces circonstances favorables.
Plus de promiscuité
La concentration des hommes
On ne peut omettre de placer en toile de fond le poids des hommes. Alors que le premier milliard d’hommes porté par la planète fut atteint en 1800, la Terre devrait
en porter neuf vers 2050. Plus de 95 % de cet accroissement sont le fait des pays en développement, particulièrement des pays les moins avancés. Or cet accroissement, porteur de plus grandes promiscuités par la simple augmentation des densités, s’ancre sur une dynamique de peuplement favorable à un sur-accroissement des promiscuités. Deux processus simultanés président à la concentration des hommes, — la littoralisation : plus de 20 % de la population mondiale vivent à moins de trois mètres d’altitude ; sept des dix plus grandes agglomérations du monde sont littorales.
— l’urbanisation : près de cinq milliards de personnes vivront en zone urbaine d’ici à 2030 contre deux milliards huit en 2000. La croissance la plus forte est observée dans les pays du Sud. Les hommes n’ont jamais été aussi nombreux sur de petites surfaces, les villes, qui s’agrandissent en jetant des tentacules le long des axes de circulation, morphologie favorable à une intrication espaces bâtis — espaces ruraux. Cette charge humaine concentrée sur de petits territoires entraîne une série de réactions en chaîne porteuses de nouveaux équilibres.
De nouveaux modes de vie urbains
La ville, parce qu’elle est lieu d’innovation, d’émancipation, favorise de nouvelles relations à l’autre, facteurs d’évolution de comportements porteurs de promiscuités favorables à des germes émergents transmissibles, comme le VIH/sida.
La ville favorise de nouvelles relations nature-société, porteuses de nouveaux contacts homme-vecteur ou animal réservoir. Elles s’expriment dans la vogue de pratiques sportives et récréatives dans les ceintures vertes périurbaines (risque d’exposition à la maladie de Lyme), de l’écotourisme, qui prospère aussi bien dans les Vosges qu’en Thaïlande ou aux Bijagos en Guinée-Bissau, comme de l’adoption d’animaux de compagnie, en particulier les NAC (Nouveaux Animaux de Compagnie) à l’origine par exemple de l’introduction du monkey-pox aux États-Unis (le vecteur est un rat africain).
Nourrir les villes
C’est un des défis de ce siècle. Cela signifie exploiter de nouvelles terres et (ou) développer des pratiques plus intensives. Les changements d’usage des terres, des pratiques agricoles, des technologies et un marché mondialisé favorisent la redistribution de vecteurs ou d’animaux réservoirs, ainsi que les modalités de transmission et de circulation comme en témoignent le sras ou l’ESB. Par leurs besoins, les villes sont de puissants moteurs de nouvelles pratiques spatiales porteuses de nouveaux équilibres pour le meilleur et pour le pire. Mais l’histoire ne se répète-t-elle pas ? Les émergences de la fin du XXe siècle ne rappellent-elles pas des processus fort anciens ?
Pendant des dizaines de milliers d’années les hommes vivent en petits groupes dispersés, à la recherche de subsistances sur des territoires restreints. En devenant villageois, cultivateurs et éleveurs, les hommes du Néolithique étendent l’espace qu’ils contrôlent et s’exposent à des environnements neufs. Les défrichements les mettent au contact d’une faune inconnue potentiellement redoutable parce que réservoir ou vecteur d’agents infectieux, et la domestication d’espèces animales crée de nouvelles promiscuités favorables à la transmission à l’homme de microoganismes infectieux. Ici et là, les hommes offrirent à des germes des occasions de vie nouvelle.
Aujourd’hui, les contacts avec des animaux sauvages infectés sont à l’origine de la majorité des maladies émergentes : fièvres de Marburg, Ebola, Lassa, VIH, Monkeypox et bien d’autres. Les massifs forestiers équatoriaux, derniers grands fronts de l’œkoumène, qui offrent un très grand nombre de niches écologiques, sont particulièrement sensibles. Chasseurs, forestiers, chercheurs de métaux précieux, cultivateurs à la recherche de nouvelles terres s’y côtoient sur fond d’absence de contrôle étatique. En Afrique centrale, le commerce de viande de brousse qui ravitaille les marchés urbains ne s’est jamais aussi bien porté. Le chasseur fait sortir des germes de leur niche écologique. La contamination est très ponctuelle mais le développement des échanges forme une chaîne favorable à des contaminations secondaires à plus ou moins grande portée selon la stratégie du germe pathogène. Comme le virus Ebola tue rapidement son hôte humain après l’avoir infecté, il est facile d’identifier et d’isoler les victimes potentielles. Le virus du sida, lui, reste silencieux dans l’organisme pendant dix à quinze ans : stratégie de survie à efficacité de propagation redoutable.
Plus d’instabilité
Dans tous les domaines ce début de XXIe siècle voit s’accroître l’instabilité des situations acquises, agro-écologiques, sociétales, techniques, économiques, voire politiques, dans un contexte de prise de conscience du changement climatique.
Quelle que soit l’échelle, globale, régionale ou locale, ces changements ne sont pas sans effets sur des processus d’émergence.
Sous toutes les latitudes, l’urbanisation du monde met en évidence de rapides changements sociétaux. Les mutations d’ordre technologique sont encore plus rapides. Elles firent la fortune de l’ESB, de la légionellose, indirectement d’Ebola par l’intermédiaire de véhicules 4×4 capables de pénétrer toujours plus vite, toujours plus loin dans les massifs forestiers.
L’instabilité politico-militaire et sa chaîne de conflits, de mouvements de troupe, de milices, de populations déplacées, réfugiées en forêt ou dans des camps, comme l’illustre l’Afrique subsaharienne depuis les indépendances, ne peut pas être sans effet sur des phénomènes d’émergence. En 1985 D. Serwadda et al . publiaient dans
The Lancet un article intitulé « Slim disease : a new disease in Uganda and its
association with HTLV-III infection. » Ils écrivaient « A new disease has been recognised in the Rakai district in South West Uganda. The first patients were seen in 1982. […] Because the major symptoms are weight loss and diarrhoea, it is known locally as slim disease » [7]. Dès 1984, des analyses sérologiques identifièrent le VIH-1. Cet article important signe une émergence épidémique et, durant la décennie 1980, l’Afrique des Grands Lacs forma le plus vaste et le plus ancien territoire de haute séroprévalence. Or, après les indépendances, une conjonction exceptionnelle d’instabilités civiles et militaires caractérisa cette région [8]. Depuis son indépendance en 1962, l’Ouganda a vécu six coups d’Etat, certains ont engendré des mouvements de troupes étrangères ; en 1979 Idi Amin Dada fut renversé par une coalition ougandaise aidée par l’armée tanzanienne. La conjonction exceptionnelle d’instabilités n’a-t-elle pas créé, dans cette région, une dynamique d’échanges étendus et multipliés favorable à l’épidémisation d’un virus comme le VIH ?
C’est dans ce contexte d’instabilités accrues qu’incontestablement le climat se réchauffe. Les bouleversements attendus menacent l’équilibre de la planète et des sociétés. Une plus grande instabilité des écosystèmes en est une expression. La tendance à la diminution des précipitations dans la zone soudano-sahélienne, observée depuis la décennie soixante-dix, modifie l’épidémiologie des maladies liées aux eaux de surface ainsi que leur géographie. Entre 14 et 19° L.N., l’évolution des écosystèmes raréfie l’affection paludéenne qui passe d’une courbe endémoépidémique à une courbe épidémique. La multiplication des événements climatiques extrêmes, cyclones, inondations, sécheresses, engendre des bouffées épidémiques à des latitudes inhabituelles. Le paludisme ou le choléra en témoignent. Le réchauffement dessinerait une nouvelle géographie des arthropodes vecteurs et des parasites dont le potentiel de conquête spatiale est limité par des températures insuffisantes tout ou partie de l’année. Les maladies à transmission vectorielle étant les plus inféodées aux écosystèmes, des zones tempérées plus chaudes pourraient offrir des conditions favorables au développement de vecteurs dont l’extension est encore limitée à la zone chaude, ou favoriser l’avancée vers de plus hautes latitudes d’espèces méditerranéennes ; dans la zone chaude, la barrière thermique serait reportée à plus haute altitude. De nouvelles conditions environnementales induisant de nouvelles distributions des espèces hôtes et des parasites signifient aussi de nouvelles relations hôtes-parasites, pour le meilleur ou pour le pire selon l’évolution de la compatibilité génétique et de la virulence des parasites ou des virus. Il convient d’éviter tout déterminisme. Le biotope est une condition nécessaire mais pas suffisante : c’est la somme des facteurs socio-écologiques existant, à un moment donné en un lieu donné, qui fera la fortune de l’agent causal. Le succès d’une émergence dépend pour beaucoup du contexte sociétal dans lequel elle se produit. Le degré de vulnérabilité des sociétés exposées est déterminant.
Plus de mobilité
L’émergence d’une maladie infectieuse, phénomène d’abord localisé, peut désormais, en un temps très bref, se mondialiser. La dimension mobilité a toujours été un
facteur clé de la géographie d’une maladie transmissible. Mais les mobilités contemporaines favorisent, par leur ampleur, leur diversité et la vitesse des déplacements, de nouveaux contacts homme vecteur ou animal réservoir et la circulation des agents pathogènes. Pour la seule année 2006, pas moins de 2,1 milliards de personnes ont parcouru la planète en avion, sans compter les flux commerciaux, licites et illicites, des animaux et des marchandises. Le sras en 2003, l’expansion de la dengue au cours du dernier tiers du XXe siècle [9], le VIH/sida bien sûr, sont symptomatiques de ces mobilités humaines intercontinentales et des migrations vers des agglomérations à caractère urbain.
Des mobilités locales aux mobilités planétaires, le monde contemporain est pris dans un enchevêtrement de mobilités de toute nature. La dynamique spatio-temporelle des maladies infectieuses suit l’anthropisation de l’espace. Depuis un siècle, l’accélération de l’histoire provoque des téléscopages sociétaux et des mutations environnementales, créant toute une série de nouvelles promiscuités et interactions entre nature et société, entre sociétés. L’épidémisation et la pandémisation fulgurante de l’infection à VIH manifestent ces bouleversements.
Les virus ont trouvé un terreau favorable à leur émergence et à leur dissémination dans la population et l’épidémie, des relais spatiaux favorables à sa propagation.
L’EXEMPLE DU VIH/SIDA
Le système de l’infection à VIH/sida combine les variables d’exposition au virus — un comportement sexuel, la consommation de drogue par voie intraveineuse par exemple —, celles de transmission du virus — présence de maladies sexuellement transmissibles, absence de recours au préservatif, échange de seringues… — qui déterminent la diffusion du virus dans la population, celles de propagation relatives aux mobilités des populations et aux fonctions des lieux qui conditionnent les itinéraires et les relais spatiaux du virus. Ces variables s’expriment différemment selon le contexte, toile de fond de l’infection, combinant des facteurs structurels et conjoncturels qui relèvent de la géographie, des héritages historiques, du politique, de l’économique, du social et du culturel, des modes, des niveaux et des lieux de vie.
La diffusion du virus dans la population et sa propagation dans l’espace sont la résultante de ce « milieu » multidimensionnel dont les éléments construisent des combinaisons variant selon les circonstances.
Le sida a été un « moteur de recherche » exceptionnel. Mais le regard que porte notre spécialité et l’accumulation des études anthropologiques permettent de relever que celles-ci ont souvent, en Afrique subsaharienne, mis trop de distance entre leur objet — l’homme dans ses comportements sexuels, ses représentations et ses pratiques autour du sida — et les réalités des contextes de vie. Il ne s’agit pas de nier l’importance des éléments culturels mais l’impact d’un facteur culturel d’exposition au risque diffère selon les lieux parce que le fonctionnement d’un lieu influence les
attitudes de la société. Les lieux, dans leur histoire, leur structure et leurs effets, sont au cœur de la compréhension des épidémies à VIH, expressions de ces réalités contextuelles.
L’exemple de l’Algérie
La phase épidémique commença à la fin des années quatre-vingts. Les analyses de biologie moléculaire déterminèrent que le sous-type viral B dominait dans l’ensemble régional du Maghreb, comme dans toute l’Afrique méditerranéenne et comme en Europe. Cette similitude est un bon indicateur de la route empruntée par le virus. Le pays notifie les cas depuis 1988. Pendant une décennie, les territoires septentrionaux ont enregistré le plus grand nombre de cas. Mais les données de 1999 montrent que Tamanrasset bouleverse cette géographie, s’inscrivant alors en tête des taux de prévalence et d’incidence. Est-ce le résultat d’une construction politique pour faire porter le fardeau épidémique à une terre si différente du Nord et si lointaine — 1 970 km séparent Tamanrasset de la capitale — ou un marqueur de l’évolution récente des réseaux sociaux du Sud algérien ? Tamanrasset, création coloniale, est une escale transsaharienne majeure, place marchande active et plaque tournante entre le nord de l’Algérie et l’Afrique noire. Les échanges entre l’Algérie et l’Afrique noire connurent des fortunes diverses au cours du XXe siècle. Ils chutèrent entre 1991 et 1995, paralysés par un mouvement de rébellion touarègue et par l’insécurité entretenue par le Front Islamique du Salut. La restauration de la paix affirme l’importance de l’axe Tamanrasset-Gao, qui dessert le Burkina Faso, le Ghana et la Côte d’Ivoire. La cité, première escale et premier centre de commerce saharien, devient la ville la plus cosmopolite d’Algérie. Quarante-cinq nations africaines y sont présentes, migrants en route pour la Libye et (ou) l’Europe. Les conditions de la migration, faite surtout d’hommes jeunes et célibataires, exposent ceux-ci à des risques sanitaires ; la transmission sexuelle du VIH en est une expression. Dans les immensités arides sahariennes, les hommes ont façonné des espaces porteurs du risque de transmission du virus. Tamanrasset, ville pont entre l’Afrique du Nord et l’Afrique noire, s’est affirmée comme une des toutes premières portes d’entrée des virus méridionaux en Algérie et, au-delà, dans tout le Maghreb et le Machrek. La situation algérienne démontre que le lieu de contamination, porteur d’un contexte socio-économique et culturel propre, est un déterminant capital du mode de transmission du virus. En Algérie, à la fin de la décennie 1990, deux systèmes épidémiques primaires coexistaient sans cohabiter, celui du Nord liait le Maghreb aux territoires d’Outre Méditerranée, celui du Sud entretenait des relations avec l’Afrique noire.
Le lieu est influencé par les événements qui se déroulent dans tous les lieux qui lui sont connectés. Les relations construisent un système spatial, ensemble organisé d’interactions entre des éléments localisés. La géographie de l’infection s’est donc inscrite dans les logiques de systèmes spatiaux régionaux. En retour, le VIH est un marqueur spatial fort du fonctionnement des territoires. Faire parler les localisa-
tions enseigne qu’aucun lieu ne peut être considéré à l’abri de l’importation du virus mais aussi que certains sont privilégiés.
L’exemple de l’Afrique australe
L’infection a flambé durant la première moitié des années 1990 au Zimbabwe, durant la seconde en Afrique australe. En quelques années, la région est devenue la plus affectée du monde. Le VIH y a rencontré, plus que partout ailleurs, des facteurs de prospérité. Le grand intérêt de l’analyse du système infectieux austral est de permettre de mesurer le contexte dans lequel « tombe » le virus.
Des processus macropolitiques, macroéconomiques et sociaux identifient cet ensemble régional :
— les politiques ségrégationnistes aboutirent à un cantonnement strict de la population africaine.
— Afrique du Sud, Zimbabwe, Botswana, Namibie ont tiré l’essentiel de leurs revenus de l’industrie minière, à l’origine de l’émergence d’une société urbaine, d’une industrialisation — surtout au Zimbabwe et en Afrique du Sud —, de migrations de main d’œuvre nationales et internationales et du développement du réseau de transport ;
— les politiques de développement séparé conduites jusqu’en 1980 au Zimbabwe, 1990 en Namibie, 1994 en Afrique du Sud se sont traduites par une crise sociale urbaine originale cristallisée sur les quartiers noirs, qui cumulent la grande jeunesse de leur population (plus de la moitié des Sud-africains a moins de vingt-quatre ans), le chômage, la pauvreté, la précarité des conditions de logement, les sous-encadrement et sous-équipement, la violence, les viols, le trafic et la consommation de drogues. Ces facteurs conditionnent l’exposition au virus et le risque de transmission pour les populations les plus vulnérables ;
— la fin de la politique ségrégationniste a favorisé la dynamique migratoire. Or la migration est le fait d’une population pauvre, sans qualification, surtout masculine. L’Afrique du Sud est redevenue, depuis la fin de l’apartheid en 1994, ouvertement une terre d’accueil et sans contraintes de circulation pour les travailleurs migrants des Etats voisins. Le contexte régional conduit l’Afrique du Sud, en ce début du XXIe siècle, au rang de seule puissance de l’Afrique australe.
Un seul champ migratoire établi à son profit en fait aussi la première puissance économique du continent. La géographie et l’histoire de l’infection à VIH dans la région sont en résonance avec ce tableau : l’infection à VIH est devenue un identifiant inattendu à l’échelle régionale. Les virus ont trouvé dans les six pays de l’Afrique australe un terreau exceptionnel, conjugaison du passé, de l’histoire récente et de la géographie. Ce sont toutes ces circonstances qui ont permis au VIH de prospérer ici mieux que nulle part ailleurs [10].
CONCLUSION
La variabilité du vivant, l’adaptabilité des agents biologiques font que l’histoire des relations hommes-micro-organismes infectieux réserve sans aucun doute de très riches et surprenants chapitres. Mais les interrogations soulevées par le retour dans l’actualité des maladies infectieuses sont l’occasion de montrer que celles-ci « ne peuvent jamais être dissociées de la façon dont les hommes ne cessent de définir et de redéfinir les usages sociaux de la nature » [11]. Pline et Sénèque n’attribuaient-ils pas déjà l’apparition de maladies « nouvelles » en Europe au brassage des populations et au changement du mode de vie ! Un microbe est une condition nécessaire au développement d’une maladie dans la société mais non suffisante. L’émergence, le maintien, la diffusion d’un germe pathogène dépendent de circonstances autant biologiques que sociétales du territoire. L’histoire des germes pathogènes pour l’homme se répète mais dans un contexte original, celui de la socialisation de la Terre à la charnière du XXe et XXIe siècles. De ce fait, les maladies infectieuses émergentes, humaines et animales sont certainement amenées à être de plus en plus présentes dans le paysage mondial.
Les dizaines de maladies émergentes relevées depuis les années 1970 montrent qu’il n’existe pas de déterminisme géographique de l’émergence ; mais leur impact, leur létalité, leur avenir sont modulés par les systèmes sociétaux, porteurs de fortune ou d’infortune comme le démontrent la géographie mondiale du VIH/sida et la diversité de leurs effets dans les territoires ultra marins. La prévalence et l’incidence d’une maladie émergente sont ainsi un observatoire privilégié du niveau de développement, des modes de vie, des pratiques spatiales mais aussi des politiques de santé, qui se traduisent par la mise en œuvre de ripostes face aux besoins. Les disparités observées montrent la force des contextes locaux. Résultat, améliorer la santé des hommes signifie se battre de plus en plus en combinant les échelles d’action, en profitant aussi des moyens que propose la révolution des NTIC au cœur, par exemple, du Goarn Global alert and response network crée en 2000 par l’OMS ;
l’épidémie de sras de 2003 en fut un test grandeur nature. La globalisation des problèmes de santé publique, mais leurs traductions locales font que la gestion des questions sanitaires ne peut plus être que « glocale ».
Ajoutons que, dans le champ de la santé, les maladies infectieuses ne sont pas les seules concernées par le phénomène d’émergence ; l’épidémie de cancers de l’amiante, l’épidémie mondiale de diabète, l’épidémie d’Alzheimer sont d’autres expressions de ce phénomène.
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* Département de Géographie, Université Paris 12-Val de Marne, 61 av. du Gl. de Gaulle, 94010 Créteil cédex Tirés à part : Professeur Jeanne-Marie AMAT-ROZE, même adresse
Bull. Acad. Natle Méd., 2007, 191, no 8, 1551-1561, séance du 20 novembre 2007