Publié le 19 février 2008
Éloge

Georges David*

Éloge de Philippe Monod-Broca (1918-2006)

Georges DAVID*

Louis XIII, lorsqu’il imposa Richelieu aux grands du Royaume, contre toute logique des prérogatives, eut en réponse aux scrupules de l’intéressé cette seule justification : ‘‘ C’est assez que c’est moi qui le veut ’’. Ce fût sensiblement en ces termes que Philippe Monod-Broca eut raison de mes réserves lorsqu’il me demanda de prononcer son éloge.

Cette insigne marque de confiance m’honorait, mais j’en mesurais le poids. Avec la crainte de le trahir dans son exigence fondamentale de vérité, qui m’imposait de trouver et de maintenir le juste milieu entre l’excès dans la louange et l’insuffisance dans la traduction de la singularité de sa stature, peu commune. Singularité que m’avait progressivement révélée une longue amitié.

Cette amitié remontait en effet à six décennies et avait été marquée par trois épisodes, trois lieux, Saint-Louis, Bicêtre et notre Académie.

Saint-Louis, 1944, c’est notre première rencontre, dans le service de chirurgie de son père Raoul-Charles Monod. Il était mon interne, dans sa première année d’internat, moi dans ma première année d’externat. Son premier contact m’avait impressionné :

abord réservé, sobriété dans la parole, retenue dans le geste. On pouvait craindre une certaine froideur. Ce sentiment s’effaçait au lit du malade qu’il abordait avec une * Membre de l’Académie nationale de médecine.

ouverture souriante, une attention bienveillante lors de l’interrogatoire, une délicatesse, une pudeur même dans l’examen. C’est là et c’est de lui que j’ai appris le respect du patient. Économe dans les mots, il était modèle par son comportement.

Déjà s’imposait sa personnalité : donneur d’exemple plus que donneur de leçon.

Je m’étais étonné, à l’époque, de la différence patronymique entre son père RaoulCharles Monod et lui Philippe Monod-Broca. C’est beaucoup plus tard que je devais découvrir l’origine du double patronyme en même temps que la richesse de son double héritage, la lignée Monod paternelle et la lignée Broca maternelle. Deux dynasties de la chirurgie parisienne qui ont donné six chirurgiens des Hôpitaux de Paris ayant tous eu l’honneur de présider l’Académie de chirurgie. Trois d’entre eux firent partie de notre Académie. Deux la présidèrent.

Dans la lignée Monod, grande et prolifique famille protestante, c’est l’arrière grand-père de Philippe, Gustave Monod, fondateur de l’Académie de chirurgie qui avait été le précurseur. Le grand-père Charles et le père, Raoul-Charles, eurent la même carrière de chirurgien des Hôpitaux.

Dans la lignée Broca, également protestante, l’orientation chirurgicale remontait à un Benjamin Broca qui après avoir été chirurgien de l’armée impériale, vint exercer la médecine générale dans le berceau familial de Sainte-Foy-la-Grande, en Dordogne. C’est de lui que naquit l’illustre Paul Broca, Chirurgien des Hôpitaux de Paris, mais surtout grand esprit scientifique. Il était l’arrière-grand-père de Philippe qui, fasciné par ce génie, lui consacrera de mémorables écrits. Son fils, le grand-père de Philippe, Auguste Broca fut aussi Chirurgien des Hôpitaux Paul Broca avait marqué une certaine rupture avec la foi protestante par son adhésion à la libre pensée républicaine, ajoutant un aspect supplémentaire à cet héritage, que Philippe avait résumé d’une phrase : « Mon enfance a été baignée dans le culte de la République démocratique et laïque, mais aussi dans le culte de la science, tout ceci dans un milieu protestant »

Mais il est une autre empreinte, qui, pour être plus tardive, n’en a pas moins été essentielle. C’est la vôtre Madame. Permettez-moi de m’y arrêter. Je sais qu’il vous en coûtera. Votre père, Robert Debré, a si justement dit de vous dans ses mémoires « ma fille Claude réservée et d’une délicate sensibilité cachée par sa discrétion ». Votre union avec Philippe a découlé de la grande proximité, des deux familles Broca et Debré, qui vous a fait grandir ensemble, favorisant le passage des jeux à l’affection puis de l’affection à l’union. Union profonde qui a entouré vos cinq enfants, dont l’aînée Madame Carlier, pédiatre, perpétue la tradition médicale, et vous a donné dix-neuf petits enfants. Votre influence sur Philippe a été grande, par votre culture familiale et par votre nature propre. Culture familiale marquée au plan religieux par la diversité puisque votre famille maternelle, les Debat-Ponsant, était d’obédience catholique, alors que votre famille paternelle, les Debré, avait une origine israélite, mais avec une nuance importante apportée par la prise de distance à l’égard de toute croyance religieuse que votre père avait choisie dans sa jeunesse. Ainsi le couple que vous avez formé avec Philippe s’est-il trouvé à la rencontre de plusieurs courants, protestant, israélite, catholique et même laïque. Une conjonction qui aurait pu être conflictuelle mais a réalisé au contraire un environnement d’une particulière tolé- rance. C’est là que je vois clairement l’influence surajoutée de votre propre nature.

Philippe reconnaissait cette heureuse influence qui avait évité que sa rigueur ne versât dans l’intolérance. Il vous créditait d’ailleurs de beaucoup plus, me faisant devoir de vous l’exprimer. « Dites bien que sans Claude je n’aurais pas été ce que j’ai été, je n’aurais pas fait ce que j’ai fait », et il ajoutait : « Elle a sacrifié pour moi et pour notre famille une carrière médicale qui étant donnés ses dons aurait pu renouveler l’exploit de sa mère ». C’était ici une allusion à la performance de votre mère, Jeanne

Debat-Ponsan, la troisième femme de l’histoire de l’internat de Paris à y avoir été reçue. Et dans les tout premiers.

Bicêtre fût le lieu de notre deuxième rencontre, à l’occasion des bouleversements de 1968. J’y arrive comme jeune agrégé. Il y est depuis trois ans comme chef du service de chirurgie. Depuis Saint-Louis il avait accompli un parcours rapide dans la hiérarchie hospitalière qu’a rappelé Claude Kenesi dans son éloge à l’Académie de chirurgie. Médaille d’or, Assistant de Chirurgie dans le service de Jean-Claude Rudler, puis Chirurgien des Hôpitaux de Paris à trente-six ans. À quarante et un ans il prend la direction du service de chirurgie de l’hôpital de Courbevoie. Il y rencontre Pierre Testas qui le suivra à Bicêtre et lui succédera. Courbevoie n’est qu’un passage, occasion, du fait du recrutement particulier dû à un environnement local riche en maisons de retraite, de s’intéresser en précurseur à la chirurgie du vieillard qui restera, avec la chirurgie d’urgence, l’axe principal de ses travaux.

En 1965 il avait pris la tête d’un des deux services de chirurgie de Bicêtre. Pourquoi ce choix, alors qu’il avait bien d’autres possibilités, pour un établissement sortant seulement et difficilement de son long passé d’hospice dont la fonction principale avait été le « renfermement », comme l’on disait alors, c’est-à-dire la relégation de toutes les misères du monde, où la médecine cachait ses incurables et la société ses incuries ?

Le regard de Philippe était différent. Pour lui Bicêtre c’était à la fois un lieu de mémoire et un lieu d’espoir.

Lieu de mémoire parce que c’est à Bicêtre que Paul Broca, avait exercé comme chirurgien et y avait fait la géniale découverte de l’aire de la parole. Il n’y avait pas seulement exercé, il y avait habité avec femme et enfants dans la phase la plus active de sa vie.

Lieu d’espoir, parce qu’il savait que la réforme hospitalo-universitaire conçue par Robert Debré était en marche, annonciatrice du plein temps qu’il avait choisi et porteuse d’un avenir de rénovation hospitalière. Quelques autres dont le pédiatre Daniel Alagille avait fait le même pari, misant sur les potentialités de Bicêtre.

Leur espoir allait se réaliser plus tôt et plus brutalement que prévu, avec le grand chambardement de 1968. L’éclatement de la Faculté parisienne fait de Bicètre un centre hospitalier et universitaire, siège d’une faculté de médecine. Belle promotion pour cet ex-hospice. Mais avec bien peu de moyens en administration et en locaux.

Tout est à inventer. Tout est à faire pour assurer la rentrée en novembre 68. Il y a bien un doyen actif, André Monsaingeon, et quelques enseignants. Il y a aussi, innovation de la loi Faure, un conseil de gestion, avec sa composition paritaire, enseignants et étudiants. Structure dotée de tous les pouvoirs mais souvent freinée par des étudiants encore sous le coup des utopies de 68. C’est dans les moments houleux des réunions de ce conseil que Philippe va avoir un rôle majeur. Tant que les demandes des étudiants étaient légitimes et surtout exprimées avec calme, et un minimum de logique et de pondération, il est de ceux qui cherchaient à les satisfaire. Mais lorsque se produisait le dérapage dans le raisonnement, la confusion dans les échanges et la véhémence dans le ton, son irritation croissante était physiquement perceptible.

Commençant par un silence ostensible, puis par une évidente crispation, enfin par une poussée de rougeur du visage. Dernier stade avant l’éclatement d’une intervention, brutale, courte, cinglante. Provoquant la sidération de l’assemblée. L’ordre revenait. Le débat pouvait reprendre sur des bases plus raisonnables.

Typique réaction de son fonds protestant : la remise en cause oui, la réforme oui ; le désordre non.

Les étudiants ont vite compris et, curieusement, admis cette autorité éclairée. Les enseignants aussi. C’est ce qui lui a donné un statut moral très particulier et un rôle d’autant plus reconnu qu’il œuvrait efficacement pour la qualité de l’enseignement.

Les doyens successifs, Jean-Pierre Étienne, Jean Dormont puis René Caquet que je salue, comme le corps enseignant de l’époque, largement représenté aujourd’hui, lui ont gardé gré de ce rôle de tutorat qu’il avait joué dans l’enfance et la croissance de cette jeune et fragile faculté.

J’ai eu moi-même l’occasion de vivre les tensions que provoquaient chez lui la juxtaposition de convictions inébranlables et de la conscience d’un devoir de tolé- rance. Ce fut à l’occasion de la création du premier CECOS (centre d’étude et de conservation du sperme) dont l’un des objectifs affiché était de mettre ouvertement à la disposition des couples frappés par une infécondité masculine la solution du don de gamètes, jusqu’alors proscrite. L’accord ministériel comportait une condition : la mise sur pied d’un conseil de surveillance chargé de faire l’évaluation objective des résultats de cette entreprise jugée alors hasardeuse. C’est avec beaucoup de réticence qu’il avait accepté d’en faire partie du fait de son opposition absolue à cette intrusion dans la conception qu’il jugeait, selon son expression, « diabolique ». Ayant finalement cédé il entrait dans cette structure comportant des partisans certes mais des réservés comme Claude Sureau ou neutres comme Daniel Schwartz, voire des opposants comme lui. Cependant il y joua pleinement le jeu, reconnaissant à l’épreuve du temps, le caractère nettement positif du bilan.

Néanmoins à son départ à la retraite, en réponse à un message de reconnaissance pour son accompagnement que je lui avais adressé, il crut nécessaire de lever toute ambiguïté : « n’oubliez pas que je reste, au plan des principes, opposé à toute intervention dans le champ sacré de la procréation . Vous avez ouvert la boite de Pandore, vous ne savez pas et vous ne contrôlerez pas ce qui en sortira ». J’avoue qu’il m’arrive vingt après cet avertissement, alors que l’Académie est sollicitée à donner son avis sur des innovations techniques dans ce domaine, impensables jusqu’alors, de songer à ce prémonitoire avertissement.

Curieusement malgré notre fondamentale divergence de vue, ou peut-être à cause d’elle, notre amitié en était sortie renforcée.Ce n’est pas le moindre de ses paradoxes.

L’Académie nationale de médecine, c’est dans cette enceinte que j’allais le retrouver en 1994. Il en était membre depuis 1989, occupant une position morale privilégiée, comme elle l’avait été à Bicêtre. Cela tenait à sa totale indépendance d’esprit et à l’originalité si fréquente de ses prises de position. Cette originalité prenait tout son éclat à l’occasion de certains votes, surtout lorsque le résultat en paraissait évident, acquis d’avance. Alors que l’on s’attendait à une unanimité il n’était pas rare qu’il soit le seul à s’abstenir. Il justifiait cette singularité par sa méfiance de principe à l’égard de tout ce qui semble aller de soi, dispensant d’une véritable réflexion. C’est dire combien il se méfiait de cette opinion publique de plus en plus tyrannique qui donne la préférence à l’émotion sur la réflexion.

Cette période de la retraite lui avait laissé le temps de se livrer à ses passe-temps préférés, la lecture et surtout l’écriture. Les sujets en étaient variés, avec une prédilection pour la biographie. Il avait écrit deux ouvrages.

Le premier sur Branly dont l’œuvre scientifique et peut-être plus encore l’indépendance d’esprit l’avaient séduit, « il était toujours à contre-courant » écrivait-il avec une évidente admiration.

La deuxième ouvrage, plus récent, concernait son grand ancêtre « Paul Broca », avec un sous titre parlant « Un géant du XIXe siècle ». Cette biographie eut un grand retentissement par la valeur de l’analyse et l’originalité de la documentation provenant des archives familiales.

Ce genre, la biographie il l’avait poli au temps où il avait été Secrétaire général de l’Académie de chirurgie ayant eu une dizaine d’éloges à prononcer. Il excellait dans cet exercice avec l’art de faire en quelques pages le tour d’un personnage et le cours d’une vie. Il l’avait poussé un jour jusqu’à tenter une synthèse de la personnalité décrite en un seul terme. C’est ainsi qu’il avait résumé Leveuf par « l’intelligence », Michon par « le bon sens » Redon par « la virtuosité ».

S’il me fallait lui retourner aujourd’hui le procédé quel terme choisirais-je ? Sans aucun doute la droiture. Droit il l’était dans son port physique. Droit il l’était dans sa morale, dans ses jugements, dans ses expressions, dans ses relations et dans ses amitiés. Droit il l’était enfin dans son indépendance allant jusqu’à se garder de la course aux honneurs ou aux décorations.

Mais, allez-vous me demander : n’était-il pas austère ? Et bien non et vous allez le constater dans ce court montage d’extraits d’une conférence sur un célèbre chirurgien du XIXe siècle, Péan.

Ici projection de trois minutes d’extraits de la conférence sur Péan

Je tiens à remercier Valerie Carlier, sa petite fille à qui l’on doit cet adroit montage.

Quelle émotion de retrouver cette présence et de réentendre cette voix que l’on croyait à jamais éteinte. Quelle découverte aussi que celle d’un autre Philippe, léger, brillant, délié, manifestement heureux de jouer de son pouvoir de séduction. Face insoupçonnée pour qui n’a pas eu le bonheur d’assister à l’une de ces performances.

Pour apprécier, pleinement, ce dédoublement rappelons la date de celle que nous venons de voir : 1998, soit huit ans avant son décès. Déjà il connaissait l’origine du mal qui expliquait les premiers troubles de sa vision. Il en savait la gravité, le caractère évolutif lent mais irrémédiable qui avant de l’emporter allait le plonger auparavant dans une cécité totale. Tout au long de ce calvaire, pas une plainte. Il a continué à venir parmi nous aussi régulièrement, guidé par sa mémoire des lieux et surtout aidé par l’affectueuse sollicitude de son élève, Emmanuel Cabanis et de ses voisins de pupitre, Pierre Ambroise-Thomas et Jean Dubousset, objet de la part de tous d’une admiration croissante. Il eut même la force et l’extraordinaire courage d’une dernière conférence sur Paul Broca au musée de l’Assistance publique, quelques mois avant son décès. On l’a tous vécu dans l’émotion poignante d’un ultime adieu.

Il avait auparavant terminé son ouvrage sur Paul Broca, puis entrepris la rédaction d’une vaste réflexion sur l’évolution du corps social, s’appuyant sur des centaines de citations toutes présentes à son étonnante mémoire. Elles étaient connotées d’un certain pessimisme mais sans aucune allusion personnelle, sans aucune de ces interrogations que l’approche de la fin peut soulever. C’est peu de temps avant son décès qu’il les fit réunir dans un volume que nous fûmes quelques-uns à recevoir, découvrant son titre, aussi laconique qu’elliptique : « A demain ».

Permettez-moi de l’interpréter comme un message d’espoir bien dans sa manière, et d’y répondre aussi sobrement qu’affectueusement :

A demain