Éloge de Lucien Leger (1912-1999)
Michel ARSAC
Nous célébrons aujourd’hui la mémoire d’un chirurgien exceptionnel. Il a illustré au plus haut degré la chirurgie française, l’école parisienne, au milieu du XXe siècle. Il a assumé par son action, ses travaux, son rayonnement une part remarquable de la prodigieuse mutation de la chirurgie au cours de cette période.
C’est à Bastia, le 29 août 1912, que Lucien Leger naquît, au cours d’un bref séjour en Corse que fit sa famille, loin de son origine guadeloupéenne. En fait, il s’agissait d’un détour. La famille, parisienne d’ascendance, s’était implantée « aux Îles » au début du XIXe siècle. Peu après la naissance de Lucien, son père, Marcel Leger, médecin biologiste appartenant au Corps de Santé d’outre-mer, fut appelé à retourner en Afrique. Il s’était illustré par ses travaux sur la lèpre, les trypanosomiases, notamment la leishmaniose. À cette époque la connaissance des parasitoses africaines progressait rapidement avec les travaux de Laveran et Mesnil, en 1903 et en 1912.
Le rôle des vecteurs, que sont la glossine, le phlébotome, venait d’être découvert.
Désigner Marcel Leger à la direction de l’Institut Pasteur de Dakar le plaçait au cœur du mouvement scientifique. C’est ainsi que Lucien Leger accomplit ses premières années d’études en terre africaine. Il fit preuve aussitôt d’une rapidité d’acquisition inhabituelle. De retour en métropole, selon le terme d’alors, en 1923, il entra au lycée Henri IV de Paris sans jamais avoir abordé le grec. En quelques mois, dans ce temple des lettres classiques, il égala les meilleurs de ses condisciples. Le cursus à la Faculté de Médecine ne démentit pas ces prémices : à tous les examens, quelle que soit la matière, ce fut la note maximale, 10/10 !
Sa nomination à l’Internat, dès le premier concours, en 1933, était dans la même ligne. Il fut classé 13e, entouré de Seringe, Gracianski, Siguier, Domart, Bouvrain, Faulong son ancien condisciple du Lycée Henri IV, Thieffry, etc.
La liste de ses Maîtres d’Internat mérite attention. On y trouve le germe de beaucoup d’aspects de sa pratique ultérieure. Ce fut d’abord Paul Moure, qui, attentif à la pathologie artérielle, avait dès 1912 envisagé et décrit l’intérêt des greffes artérielles. Puis il fut élève de Charles Lenormant, à la culture pathologique immense. Il rencontra chez lui Pierre Wilmoth, et se lia d’une profonde amitié avec Jean Patel. Ensuite il fut élève de Christophe Ménégaux, qui l’intéressa à la pathologie des membres, aux fractures, puis de Maurice Chevassu, pour une année entière d’urologie, durée exigée « par contrat ». Le séjour chez René Toupet le marqua profondément. Dans cette école de chirurgie, la discipline du geste, issue de la médecine opératoire de Farabeuf, réglait les opérations de manière souveraine.
Auprès de Raymond Grégoire l’importance des fondements anatomiques du choix de la voie d’abord qui rend l’acte aisé et rapide, était démontrée chaque jour. C’est sans doute l’exemple et la personnalité de Raymond Grégoire, dont il fut l’externe, qui suscita sa vocation chirurgicale, et le marqua de son style. Enfin chez Louis Michon une vision nouvelle de la pathologie urinaire était illustrée par la finesse sémiologique, par l’importance accordée à la physiopathologie rénale.
À la faculté, élève d’Henri Rouvière, d’André Hovelacque, d’Eugène Olivier, il fut nommé prosecteur en 1938. La qualité de ses démonstrations, la clarté de ses dessins sont encore présentes à la mémoire de ses élèves du pavillon d’anatomie. Gabriel Richet en témoigne parmi nous.
L’obtention de la médaille d’or de l’Internat en 1938, sur un mémoire consacré à « l’énervation sinu-carotidienne, étude anatomique et physiologique. Thèse : Paris, 1938 » lui a donné cette précieuse année supplémentaire qui lui a permis d’être l’élève d’Antonin Gosset, chez qui la rigueur des opérations réglées était élevée à la hauteur d’un culte, puis en deuxième semestre d’être l’interne d’Henri Mondor. Il rencontra là André Sicard et noua une amitié qui ne se départit jamais.
Puis ce fut le dramatique entracte de la guerre de 1939-1940 à l’HOE 2. C’est avec l’ambulance 236 qu’il vécut l’exode et la défaite ; à Digne, ils furent accueillis et réconfortés par Robert de Vernejoul. Démobilisé, Lucien Leger revint chez Mondor. Tout a été dit et écrit sur Henri Mondor, tant fut grand le prestige du clinicien, du chirurgien, de l’homme de lettres. Ce n’est pas son moindre mérite d’avoir attiré dans son service une pléiade d’élèves et la plupart de ceux qui devinrent les chirurgiens les plus éminents de la deuxième moitié du XXesiècle. Encadrés par Lucien Leger et par Claude Olivier, ils reçurent, du maître comme de ses adjoints, l’exemple de la critique clinique, de la documentation étayée et le goût du langage précis et limpide. Ce fut sa véritable maison d’attachement.
Nommé chirurgien des hôpitaux de Paris en 1944, et professeur agrégé en 1946, il demeura à La Salpêtrière jusqu’à sa nomination comme chef de service à l’hôpital intercommunal de Créteil, puis à l’hôpital Lariboisière. En 1955, il fut élu professeur de technique chirurgicale et de chirurgie expérimentale, et en 1960 il accéda à la chaire de clinique chirurgicale de l’hôpital Cochin qu’il animera jusqu’à son accession à l’honorariat en 1980. À ses côtés, ses adjoints et assistants contribueront au rayonnement de cette grande école, Philippe Detrie, Claude Frileux, Jean-Claude Patel, Michel Prémont, Jean-Pierre Lenriot, Bernard Delaitre, et enfin Yves Chapuis qui lui succédera.
Les étapes ainsi résumées de la carrière de Lucien Leger constituent le cadre hospitalier et universitaire de son activité. Il nous faut maintenant évoquer son œuvre scientifique et les fonctions qu’il a assumées. Partagé entre le vertige de plusieurs centaines de publications, toutes du plus haut niveau, et la difficulté du choix des plus représentatives, le sentiment d’une inaccessible gageure s’empare de l’analyste. Une certitude apparaît : de nombreux travaux importants ne pourront trouver place dans un éloge trop bref. L’espoir n’est que de donner un reflet, et qu’il soit exact.
Les travaux de Lucien Leger sont dominés par la pathologie pancréatique et l’hypertension portale.
Il expérimenta la pancréatite aiguë hémorragique et nécrosante sur l’animal avec le professeur Marcenac de l’École vétérinaire de Maisons-Alfort, en la provoquant par hypertension ductale, pathogénie souvent invoquée. Il chercha par scintigraphie à la séléno-méthionine à en évaluer l’extension ; il insista sur la prédominance des lésions péripancréatiques, sur les pseudokystes dont il recueillit 115 cas en 1977. Il chercha à agir sur l’hypertension intra-ductale par drainage transpapillaire du canal de Wirsung (1952), par sphinctérotomie oddienne par voie ouverte d’abord, puis par voie endoscopique, avec Liguory, dès l’apparition de l’instrumentation nécessaire. Il en rapporta nombre d’observations à l’Académie de Chirurgie. Plus récemment, le diagnostic et le traitement endoscopique des pseudo-kystes (1982), le rôle et le traitement du pancréas divisum confirmèrent l’intérêt constant qu’il portait à cette affection.
Il analysa les difficultés diagnostiques des pancréatites chroniques. Une mention spéciale doit être réservée à la pancréatographie. Il en a été l’initiateur en 1952, en peropératoire d’abord, rétrograde ou directe sur canal de Wirsung dilaté, puis par voie endoscopique : c’est la cholangio-pancréatographie rétrograde endoscopique.
Il en a débattu les indications, l’intérêt et les risques. Il avait précédemment montré que cet examen peropératoire permet de choisir une splanchnicectomie d’attente, pour qu’une dilatation progressive du canal de Wirsung augmente les chances de succès d’une anastomose wirsungo-jéjunale. Il a étudié les lithiases du Wirsung avec Philippe Détrie, en 1961, les cancers survenant sur pancréatite chronique, et dans ce cas la difficulté accrue du diagnostic ainsi que les écueils de l’exérèse en raison de la sclérose péri-pancréatique. Il en fut de même des hypertensions portales segmentaires d’origine pancréatique et de leurs hémorragies, etc. Une part notable de son attention fut accordée aux tumeurs sécrétantes du pancréas. Les difficultés du diagnostic étiologique et de la physiopathologie des hypoglycémies pancréatiques, les carcinomes langerhansiens ont été étudiés avec Michel Prémont, en 1960.
La pancréatectomie comme traitement radical du cancer du pancréas a été l’objet du rapport au Congrès de l’Association Française de Chirurgie en 1949. Rédigé avec Jacques Bréhant, d’une documentation exhaustive, les nombreux aspects de ces opérations et les nombreuses solutions de reconstruction imaginées dans le monde y sont illustrés. Une monographie en est issue.
L’hypertension portale a été l’autre thème majeur de son œuvre. Les étapes expérimentales d’abord, sur le chien, avec Marcenac, afin de provoquer une hypertension portale ou pour éprouver les variétés d’anastomoses entre les systèmes porte et cave.
Le développement en a été le rapport au Congrès de l’Association Française de Chirurgie en 1965, avec Pierre Marion. Tous les aspects de cette hypertension ont été étudiés et marqués de son empreinte, en partant de la physiopathologie. Il en était ainsi de l’histologie, la splénoportographie (avec Gally, Arvey, Oudot et Auvert), la splénomanométrie, l’interprétation du cathétérisme libre ou bloqué des veines sus-hépatiques, l’artériographie hépatique. Les formes segmentaires, les causes moins fréquentes, toutes les tentatives thérapeutiques, depuis les anastomoses diverses, avec Michel Prémont, jusqu’à la transposition thoracique de la rate, aux trans-sections, à la sclérose des varices oesophagiennes (247 observations), tout ce qui a concerné l’hypertension portale a été rapporté, étudié, discuté au fil de l’évolution des conceptions. Comme l’a souligné Jean Baumann, de ce sujet, il a tout dit et tout écrit. Nous n’avons pu que l’évoquer ici.
Il nous faut aussi mentionner d’autres thèmes, tant son intérêt s’étendait à toute la pathologie.
Le risque majeur, incontrôlé, d’embolies pulmonaires postopératoires lui était inacceptable. Il a étudié leur origine, les thromboses veineuses profondes, et les formes anatomo-cliniques des phlébites ; il a rapporté les premiers essais de leur traitement réel : s’opposer à l’hypercoagulabilité, par les coumariniques à cette époque, et à la migration des caillots par les ligatures veineuses (1946). Pour la menace majeure d’embolie pulmonaire dans les formes itératives, il a défendu le recours à la ligature de la veine cave inférieure avec Jacques Oudot, avec Claude Frileux (1951), et il a appliqué cette méthode aux thrombophlébites suppurées pelviennes, avec Jean Natali. Dans de nombreuses publications, il a exposé son expérience et rapporté celle de nombreux auteurs. La phlébographie a été l’objet de la description des techniques, des indications, et de la valeur sémiologique avec Claude Frileux (1950). Il a donc été un des pionniers de la lutte contre les embolies.
Une monographie a été consacrée à l’ensemble de ces études.
La pathologie artérielle a aussi retenu son attention. Il a évalué l’anticoagulothérapie au long cours chez les artéritiques et a étudié, avec Georges Cerbonnet, les mégadolicho-artères. Dès 1958, il a expérimenté et utilisé les prothèses artérielles en fibres tressées.
Les nombreux travaux qu’il a consacrés au corpuscule carotidien après sa thèse viennent alors à l’esprit. Commencées avec Wilmoth, ces études se sont étendues de 1939 à 1942, envisageant tous les aspects des tumeurs de ce corpuscule, le retentissement de leur excitation, l’éventualité de l’expression d’une enzyme, les techniques et résultats de l’énervation.
Résolument pathologiste de culture générale, il ne délaissa pas la pathologie ostéoarticulaire. Il publia des observations d’ostéite fibro-géodique et de tumeurs parathyroïdiennes, de syndromes d’Albright, de Milkman, etc. Deux titres sont surtout à retenir. Le granulome éosinophile, objet de plusieurs travaux, et surtout les entorses. Il en recueillera de nombreuses observations, expérimentera, défendra l’arthrographie, et montrera que les entorses graves correspondent à une lésion ligamentaire réelle, objective : étirement, déchirure ou rupture. Une monographie, publiée en 1945 avec Claude Olivier comme coauteur, rassemblera et affirmera ces faits. Une polémique s’éleva à ce propos, dont nous reparlerons.
Les années passant, son enthousiasme pour l’innovation ne faiblit pas, puisqu’en 1958, l’apparition récente des prothèses acryliques de Judet, Robert et Jean, lui offrit l’occasion de transformer la lente et aléatoire consolidation des fractures trans-cervicales du col du fémur par une opération tout à la fois rapide et efficace ;
il en publia 70 cas, chiffre élevé à ce moment. Avec Jean-Paul Binet, il soutint l’intérêt de la création d’une banque d’os, dont André Sicard venait de montrer la grande utilité.
Il faut aussi souligner le caractère novateur et rationnel de son raisonnement en mentionnant la défense de l’anesthésie locale dans les fractures de côte. La menace de l’atélectasie pulmonaire ne vient-elle pas de la restriction antalgique de la ventilation ?
Plus proche de son domaine chirurgical habituel, on ne peut passer sous silence, et malheureusement se borner à citer seulement, les travaux de Lucien Leger sur la chirurgie des surrénales, le phéochromocytome, la chirurgie aortique, l’éventualité de l’évolution primitive juxta-aortique d’un séminome avec Philippe Monod-Broca (1962), l’irrigation-dialyse des péritonites, les carcinoïdes sécrétants, les anneaux œsophagiens de Schatzki (1974) et les débats pathogéniques qu’ils ont suscités, la chirurgie de l’obésité, les ulcérations gastriques aiguës après absorption de chlorure de potassium avec Jean-Pierre Lenriot, la réfrigération gastrique modérée avec Jean-Claude Patel dans 60 cas d’hémorragie gastrique et aussi l’embolisation arté- rielle dans cette même circonstance, les tumeurs myxoïdes, le foie de Curshman, le traitement de la lithiase intra-hépatique, et enfin, avec Liguory, le traitement endoscopique de la lithiase de la voie biliaire principale.
Les articles consacrés à la technique opératoire ont été nombreux. Il faut noter l’étude expérimentale effectuée avec Bernard Delaitre des surjets en un plan extramuqueux, 40 lapins et 101 applications cliniques, la description et la défense de la thoraco-phréno-laparotomie droite dans la chirurgie du foie, et surtout l’intérêt aussitôt porté aux hépatectomies majeures, ainsi que son souci de l’avenir des greffes de foie, après expérimentation, avec Yves Chapuis. Il appartiendra à ce dernier d’en assumer le développement à Cochin même, avec le succès que l’on sait.
En fait l’adhésion étroite à l’évolution scientifique va de pair avec la diffusion des connaissances, avec l’enseignement. Très tôt il montra cette aptitude par l’édition, ronéotypée à l’époque, de « questions d’internat », modèle de réponse à la question du jury. Il étendit, renouvela et perfectionna le « dossier » de Jean Blanquine (promotion 1929), en faveur avant la guerre de 1939. Il y montrait les qualités essentielles qu’on retrouvera toujours dans son style de rédaction : concision, clarté, exactitude des termes. Dix années plus tard, les « questions » de Leger figuraient encore dans les documents que les candidats de caractère archiviste conservaient avec soin au-dessous des strates plus récentes. Il développa ce rayonnement au cours de l’expansion de sa carrière. La publication en 1964 de la « Sémiologie chirurgicale » en fut le prolongement naturel. Les éditions Masson recevront une part importante de son activité dans les comités de rédaction de La Presse Médicale , du
Journal de Chirurgie , puis en tant que codirecteur de ces titres avec Jean Patel, directeur enfin après la mort prématurée de celui-ci. La publication du Traité de technique chirurgicale en 15 volumes, ouvrage collectif qu’il dirigea également avec Jean Patel, en sera une œuvre notable parue à partir de 1967. Il s’attachera personnellement à la chirurgie du pancréas et à la chirurgie de l’hypertension portale, volumes XII et XIII.
Élu conseiller de l’Ordre national des médecins, puis vice-président de 1975 à 1983, il se consacra personnellement à la 3e section, en charge de l’enseignement et de la formation. Président du Comité Interministériel audio-visuel santé, dès le début des années 70, il m’appela à ses côtés. Il fonda l’association pour l’enseignement médical à la télévision. Il dirigea la production d’une vingtaine de films. En dépit du succès indéniable de 280 programmes, ce cycle de formation ne résista pas au coût de l’ouverture de l’antenne de télévision avant l’allumage destiné au public.
L’attention portée à la formation au décours des études a donné lieu à plusieurs textes révélateurs de sa pensée. « Le problème posé s’applique à l’intégralité du système de formation des cadres », dit-il au cours de sa Leçon inaugurale, en 1960, et il poursuit en jugeant l’externat le mode de sélection le moins injuste. « le nombre élevé de places offertes, la multiplicité des questions posées… assurent un recrutement d’excellente qualité » (ibid.). Il en a commenté la disparition dans son mémorable «
Requiem pour un externe » (suppl. au no 32 de La Presse Médicale , 31 août-2 septembre 1968). Pour l’Internat, il note « … qu’il prête déjà plus à discussion car il constitue pour beaucoup un facteur de spécialisation dont le choix est laissé au libre arbitre de chacun des élus. . » (leçon inaugurale), mais plus loin… « l’internat constituera le cadre de la spécialité en médecine générale, et l’ancien interne des hôpitaux reprendra le rôle de consultant, disputé par les détenteurs de certificat ». Cependant « … à côté de l’internat qui vise à une instruction pragmatique, la nécessité de leçons semi-théoriques n’apparaît pas contestable ». Il a créé le certificat d’études spéciales en chirurgie. Il s’agissait dans son esprit d’une première étape. Il avait été acquis à l’idée de René Toupet, et il milita pour une École de chirurgie véritable, qu’il entrevoit… « articulée avec les laboratoires de Pathologie, d’Anatomie normale et pathologique, et avec l’enseignement clinique dispensé dans les hôpitaux » (Leçon inaugurale), … parce que «
La chirurgie n’est plus seulement la culture du geste, mais la synthèse d’une série de connaissances d’une complexité croissante » (ibid.). L’opé- rateur doit aussi… « savoir interpréter le fouillis d’appareillages complexes, et il demeure encore le maître après Dieu, avec tout ce que cette souveraineté comporte de responsabilités. Il ne peut utilement diriger son équipe que s’il est capable de discuter avec ses collaborateurs de toutes disciplines. La culture du chirurgien devrait être infinie » (ibid.). Cette limite idéale le conduira d’ailleurs, en tant que vice-président de l’Ordre national des médecins, à une réflexion générale plus pragmatique sur « La responsabilité médicale et la responsabilité partagée en matière d’interventions chirurgicales » qu’il exposera dans une lecture devant notre Compagnie (Académie nationale de médecine, 26 janvier 1982).
La disponibilité totale qui était la sienne l’entraînait à s’attacher à toute innovation, à tout sujet qui lui semblait digne d’intérêt, à l’étudier et à le faire étudier activement par tel ou tel de ses collaborateurs.
Une telle activité protéiforme devait être soutenue par plusieurs qualités indispensables. Un talent littéraire marqué par des textes concis et clairs, traquant l’ambiguïté qu’il réprouvait. Une vigueur de polémiste, toujours en éveil. On se souvient des affrontements au sujet de la pathogénie des entorses, où René Leriche voyait une prédominance de phénomènes neuro-vasomoteurs, tandis que Lucien Leger montrait la réalité de lésions ligamentaires organiques. Les pancréatites, la sphinctérotomie lui fournirent autant d’occasions d’exercer sa pugnacité. Il n’était pas aisé d’esquiver la logique de ses déductions, la rigueur de son raisonnement. Cependant, il savait interrompre le débat, atténuer brusquement l’affrontement, et, d’un brin de théâtre raviver la cordialité… sans rien céder ! La tribune de l’Académie de chirurgie, qu’il présida en 1979, de l’Académie nationale de médecine furent le champ de ces joutes, toujours suivies avec attention, et amusement parfois.
Tant d’activité était sous-tendue par un travail incessant qu’il s’imposait sans effort apparent, comme allant de soi, et où il entraînait sans relâche tout son entourage, ses proches collaborateurs en impulsant l’activité de chacun. Leurs travaux devaient reposer sur une documentation étendue et scrupuleuse. Il exigeait instamment leur communication dans le délai le plus court. Ainsi, clarté, rigueur, érudition, chacun de ses écrits témoigne de l’état de l’art lors de leur publication.
L’activité opératoire proprement dite devait s’intégrer dans un emploi du temps strictement organisé. Formé à l’école de René Toupet, à l’école d’Antonin Gosset, il avait conservé l’économie du geste, l’efficacité du moindre d’entre eux, la précision de la voie d’abord, issues de l’anatomie et de la médecine opératoire, la stricte ordonnance des instruments et du champ opératoire. De Raymond Grégoire, il gardait la notion du plus court chemin et de l’essentiel de l’acte, sans digression. La chirurgie réglée se déroulait ainsi par une stimulation constante de tous les acteurs de l’équipe. La rencontre d’un obstacle imprévu, l’obligation d’une modification du plan habituel de l’opération, d’une extension de l’intervention, mettaient en valeur la cohésion de l’équipe et la contribution active de chacun pour conserver le cadre imparti. Le dévouement et la compétence de son anesthésiste, Monique Lande, s’adaptaient stoïquement à ces circonstances tendues. L’attention portée aux suites opératoires montrait le même souci d’engagement constant de chacun : surveillance, rapport immédiat au patron de la moindre anomalie, et disponibilité immédiate si l’incident nécessitait examen ou réintervention, quelle que soit l’heure ou le programme engagé ailleurs.
La description d’une activité aussi variée demeure superficielle, si on ne s’attache pas à chercher les racines lointaines de l’élaboration de la personnalité.
Dans sa leçon inaugurale, Lucien Leger nous a livré une des clés de cette analyse, en exprimant la vénération qu’il portait à son père. Il le décrit comme un travailleur acharné, d’une scrupuleuse honnêteté, d’une totale indépendance d’esprit, d’une loyauté rigoureuse, d’une intransigeance extrême envers soi-même, et d’une immense indulgence.
Par ailleurs, deux éléments constants sont décelables dans ses prédilections : les lettres et le droit.
Le souci de la forme littéraire de l’expression, dans le style qui fut toujours le sien, clair et concis. La fin de ses études secondaires, de la 4e au baccalauréat au Lycée Henri IV a sûrement imprimé une estime profonde pour l’art des lettres. Certains ne manqueraient pas de noter sa parenté avec l’élégant poète et diplomate Alexis Leger, plus connu et prix Nobel sous son nom de plume de Saint-John Perse. Influence lointaine en fait, sinon nulle, parce que de nombreuses années durant l’océan Atlantique les sépara, sans échanges réels. Mais cependant, peut-être pas nulle puisqu’il cite Saint-John Perse aussi bien dans sa leçon inaugurale que dans son discours de président de l’Académie de chirurgie. Effet subliminal, pourrait-on dire.
Mais l’hésitation pour une carrière des Lettres aurait cependant flotté un instant au sortir des études classiques. Alors, ce fut donc un épanouissement indirect dans une immense joie familiale lorsque le grand-père put célébrer l’agrégation de lettres d’Isabelle, obtenue à son premier concours, à 22 ans.
L’autre élément extra-chirurgical concerne le droit. Ce sens de l’équité qu’il célébrait chez son père trouve son expression dans l’intérêt attaché à la responsabilité du médecin, à l’exigence de la loyauté, de la probité professionnelle, au devoir de cette formation scientifique continue qu’il a contribué à organiser, dans l’activité notable qu’il a consacrée à l’Ordre des médecins, à sa juridiction, à ses expertises près la cour d’appel. Il a publié en 1982 un Dictionnaire Juridique de Droit médical avec Pouletty et Tardieu. C’est aussi un épanouissement indirect qui lui a été donné par la carrière de son fils, maître Lucien-Alexis Leger, avocat, puis magistrat, Président de Tribunal, conforté par la joie d’être lui-même chargé de lui conférer la Légion d’honneur, intronisation du Chevalier par le Commandeur.
La vie quotidienne était ainsi laminée par les multiples facettes de cette activité. Il ne pouvait s’y trouver qu’une place strictement encadrée pour les heures familiales. Le dévouement insondable de son épouse, médecin elle-même, veillant inlassablement à ce que rien ne l’entrave, ni le trouble, doit recueillir notre respectueuse admiration.
Et la joie est demeurée toute intérieure de la carrière de ses enfants : maître Lucien-Alexis Leger, juriste éminent, souvent associé aux interrogations juridiques qui le souciaient, et notre collègue Françoise-Aubène Leger qui, après une brève incursion à Normale Supérieure Sciences, a délaissé la rue d’Ulm pour gravir brillamment les échelons qui l’ont menée, dans la discrétion, au titre de praticien hospitalier. Ses petits-enfants lui ont permis de dévoiler, surtout dans leur propriété de Méricourt, la sensibilité et les talents d’un grand-père touché par la fraîcheur des jeunes années.
Trop brèves heures en fait. Peu d’existences ont été aussi exclusivement consacrées à la chirurgie. En activité soutenue de 6 heures 30 à 23 heures, lisant, dictant au besoin au cours des repas. À son chevet, un bloc-notes prêt à recueillir une pensée surgie de quelque insomnie. Il a associé ses plus proches, famille, secrétaires, collaborateurs de toutes disciplines, à l’élaboration d’une tâche d’une étendue exceptionnelle. La seule distraction qu’il s’accordait était la visite de quelque galerie de tableaux, de quelque musée le dimanche après-midi pendant une heure, parfois une heure et demie. Il appréciait particulièrement la peinture figurative et cette période de la fin du XIXe siècle où l’académisme laissait encore la trace de la représentation exacte et où la sève nouvelle faisait éclater les couleurs, les formes, le sentiment du mouvement et suggérait le concept. Les congrès étaient studieux, et courte la parenthèse au musée local. Les vacances étaient studieuses, accompagnées d’une valise dévolue à l’achè- vement des travaux en cours. Parce qu’avant toute chose lui importait de pousser en avant les équipes qu’il dirigeait. Il était véritablement celui qui anime, qui incite, qui arbitre. Tel il apparaissait lors de la réunion hebdomadaire, les traits souvent légèrement marqués de la fatigue opératoire, à ce « staff » du lundi matin. De la présence extrême de cette image se dégage le sentiment d’une attention intense, captant le moindre détail, accueillant le témoignage, un imperceptible sourire à fleur de peau prêt à souligner une naïveté, une lacune d’information. Dans toute l’acception et la noblesse du terme, dans la richesse de la fonction, il était le « Patron ».
Les plus grands honneurs couronnèrent une telle personnalité. Il était Commandeur dans l’Ordre de la Légion d’honneur, et Commandeur des Palmes académiques. Il avait été élu membre de l’Académie nationale de médecine en 1970. Il était membre et ancien Président de l’Académie nationale de chirurgie, de nombreuses société savantes françaises et étrangères, Honorary Fellow de l’American College of Surgeons, Honorary Member of the American Surgical Association, membre des Académies de Médecine de Madrid, de Sao Paolo, du Pérou, etc.
Admis à l’honorariat des hôpitaux de Paris en 1980, il cessa son activité peu après.
Alors, le corps trahissant la lucidité conservée de l’esprit, commencèrent de longues années où ceux qui l’admiraient, ceux qu’il s’était attachés, ceux qui l’aimaient, respectueusement, se recueillaient…
Lucien Leger est mort le 2 juillet 1999.
Un regard d’ensemble sur cette carrière prodigieuse éveille une remarque qui le situe dans l’histoire de la médecine. Il a été formé au sein de la médecine d’entre les deux guerres, lorsque la chirurgie était freinée par la toxicité des anesthésies générales de longue durée, par l’utilisation balbutiante du remplacement des liquides organiques épanchés, sang et solutions diverses. Le succès opératoire tenait encore à la rapidité, fille de l’exactitude anatomique. Il a vécu, accompagné au plus près, et bien souvent dépassé en pionnier, d’incessantes innovations, sur un rythme inégalé jusqu’alors. Il représente à la perfection l’aventure chirurgicale du milieu du XXe siècle.
Que madame Lucien Leger, associée attentive et dévouée à tant de travail, trouve ici l’expression de notre respect et de l’admiration de notre Compagnie pour notre confrère disparu. Que son fils, maître Lucien-Alexis Leger, que sa fille, madame le docteur Françoise-Aubène Leger, notre collègue, que ses petits-enfants soient assurés de la part que nous prenons à la perte immense qui les a éprouvés.
La mémoire de Lucien Leger sera conservée en ces murs, parce qu’il a tant honoré notre Compagnie.