Éloge
Séance du 18 octobre 2011

Éloge de Maurice Cara (1917-2009)

Jean Natali *

Summary

Éloge de Maurice Cara (1917-2009)

Jean NATALI *

Il y a tout juste deux ans, disparaissait notre confrère Maurice Cara qui fut certainement un des esprits les plus originaux de notre Compagnie et dont l’œuvre médicale, scientifique et littéraire embrasse toute la seconde partie du xxe siècle. Peu d’entre nous, s’ils la connaissaient bien sûr, lorsqu’il fut élu, n’avaient pas directement partagé sa vie hospitalière.

Personnellement, j’avais eu cette chance, dans le Service de Robert Monod et à Laennëc en tant qu’interne en 1950 et quatre ans plus tard, en tant qu’assistant de ce même patron.

J’ai eu, au début de ce second séjour, un aperçu de ses talents, de son esprit inventif et de sa générosité car, en arrivant dans ce service, je me rends compte qu’il est absolument impossible d’effectuer dans cet hôpital, des angiographies. Le chef de service de radiologie me fait remarquer aimablement, que je suis dans un service de chirurgie thoracique et pleuro-pulmonaire où ce genre d’examen n’a aucun intérêt.

De plus, il le trouve dangereux. Tout ce qu’il peut faire, dans un élan de générosité, c’est de mettre à ma disposition, un manipulateur.

Je suis donc bien ennuyé et je ne sais pas comment Maurice Cara apprend mon souci. Quelque temps après, il me présente une série de tiroirs en contreplaqué et formica, le matériel à la mode à ce moment-là, tiroirs que l’on actionne les uns après les autres et qui permettent d’avoir des vues tout à fait correctes sur les différents axes vasculaires au fur et à mesure de leur opacification.

J’ai gardé à Maurice Cara, une grande reconnaissance.

Nos routes ont divergé après ce séjour à Laennëc mais nous ne nous sommes jamais perdus de vue et je l’ai retrouvé avec grand plaisir dans cette assemblée.

Comme me l’a écrit un de ses fils, son père est né le 24 novembre 1917, des hasards de la guerre, à Niederbruck, un petit village du Haut-Rhin, dans la vallée de la Doller, avec le Ballon d’Alsace, à l’Ouest et Masevaux, à l’Est. Ce village fut, comme toute l’Alsace-Lorraine, arraché à la France en 1871, mais en septembre-octobre 1914, une offensive victorieuse l’avait reconquis et, malgré tous les efforts de l’adversaire, il demeura français, si bien que Maurice naquit tout près du Front, mais en terre française.

Le nom de sa mère, Marie Bischoff, est bien mentionné sur son extrait de naissance, mais non celui de son père : en effet, celui-ci est un médecin lieutenant qui est brusquement transféré dans un autre secteur du Front.

Mais qui est exactement son père ? Comment s’appelle-t-il ?

Son nom est Hermann Carageorgiades et il est déjà marié. Il est d’origine grecque et a quarante-cinq ans. Il est né à Chypre dans une de ces familles de Grèce et de l’Orient où la langue française était à l’honneur.

Le père d’Hermann est un notable qui a exercé deux mandats de maire de Limassol, à Chypre. Après des études médicales en Grèce, Hermann, qui est un ardent francophile et francophone, vient en France, dans le Limousin où il est naturalisé français en 1900 et se marie en 1903 avec Marie-Thérèse Cousset, fille d’un ancien député ; il entreprend alors une carrière politique et devient conseiller général du canton de Bourganeuf, dans la Creuse.

En 1914, il s’engage dans l’Armée française et devient « Monsieur le Major » que nous retrouvons à Niederbruck et qui va ensuite avoir différentes affectations jusqu’à la Victoire. Lorsque la guerre se termine, il est démobilisé en 1919 et est décoré de la Légion d’honneur pour son action au cours de ces cinq années terribles.

Il entreprend alors une spécialisation de médecine pulmonaire dans le service du Professeur Rist, à l’Hôpital Laennëc, puis travaille à Bligny et ensuite, au sanatorium des cheminots de Ris-Orangis.

Mais que devient le jeune Maurice ? Il grandit dans la famille de sa mère : de modestes agriculteurs et ce n’est qu’en 1922, qu’Hermann, qui vient d’être nommé Médecin-chef du sanatorium du Glandier, en Corrèze, l’adopte. L’épouse d’Hermann l’accueille et va le considérer comme son fils, mais Maurice gardera, sa vie durant, un contact avec sa mère et sa famille alsaciennes. Sa mère s’était mariée et l’accueille pendant les grandes vacances. Il fait ses études primaires à l’Ecole du village du Glandier où son père lui trouve un précepteur, si bien qu’il est admis au Lycée de Limoges. Il y a tout lieu de penser que ses notes sont excellentes puisqu’il est admis à Louis le Grand, à Paris, en seconde. En 1937, il est présenté au Concours Général de Physique et obtient le double baccalauréat Math-Philo, diplôme de règle chez les très bons élèves.

Avec son baccalauréat en poche, Maurice hésite entre une carrière scientifique (il envisage une préparation de l’agrégation de Physique), et la Médecine. Il s’inscrit au PCB. en 1937 alors qu’il se marie.

En 1939, il est mobilisé en tant qu’infirmier et fait prisonnier en mai 1940, mais il n’abandonne pas ses blessés. Il est ensuite libéré en 1941.

Il est alors affecté à l’Hôpital ex franco-britannique de Levallois, devenu clinique Villiers, annexe du Val de Grâce, sous les ordres du Professeur Robert Monod, alors chef du centre de chirurgie thoracique militaire, en même temps que du service de chirurgie thoracique de Laennëc. Ce sera là une étape essentielle de sa vie car il demeurera un élément inamovible du service de son Patron, jusqu’à la retraite de Robert Monod.

Celui-ci était, à cette époque, avec André Maurer, le représentant hospitalier de la chirurgie thoracique et il décela, sans aucun doute, chez Cara, des dispositions particulières puisqu’en 1943, il lui confia la direction du laboratoire d’explorations fonctionnelles qu’il venait de créer. Le laboratoire fonctionne alors comme une consultation d’anesthésie pré-opératoire pour les patients insuffisants respiratoires.

Il a une autre section, la bronchoscopie, confiée à André Soulas et ainsi, Maurice Cara peut poursuivre une formation pratique, débutée sur le terrain, en s’initiant à l’intubation trachéale et au passage des sondes de Carlens, utilisées lors des pneumomectomies.

Mais nous sommes à un tournant de la guerre et Robert Monod fait de son service à Laennëc, un élément essentiel du Comité médical de la Résistance avec Milliez, Pasteur Valléry-Radot, Merle d’Aubigné et notre Confrère Claude Dufourmentel, dit « Tristan » que je salue en votre nom. Le nom de guerre de Robert Monod est Profumo, le héros de la Tempête et il enrôle son jeune collaborateur, Maurice Cara, qu’il appelle Léonidas…

Robert Monod raconte dans un petit livre « Les dernières heures de la Libération de Paris », ces moments cruciaux d’Août 1944 où l’insurrection, entreprise avec des moyens dérisoires, va être anéantie. Comme vous le savez, le plan primitif d’Eisenhower était de contourner Paris. Robert Monod réussit à faire traverser les lignes ennemies à quelques collaborateurs relais, dont le Général Gallois. Ce groupe va arracher au Général Bradley, adjoint d’Eisenhower, l’autorisation de laisser la Division Leclerc foncer sur Paris et c’est ainsi que Paris put être libéré, sans brûler, comme Hitler l’avait ordonné.

En novembre 1944, Maurice Cara termine ses études médicales comme boursier de l’Institut national d’hygiène (actuellement Inserm) avant de passer sa thèse sur les soins post-opératoires en chirurgie thoracique.

En 1945, le Général Koëing lui décerna la Croix de Guerre pour ses activités de Résistance, l’organisation d’un poste de secours dans les combats de la Libération et également, une raison tout à fait particulière : la fabrication, par une maison travaillant pour l’armée allemande, de brancards d’un modèle nouveau, destinés au maquis pour faciliter l’évacuation des blessés de la ligne de feu. Voilà un trait de l’ingéniosité inventive de Maurice Cara dont je viens de vous parler.

La paix revenue, ce laboratoire de la fonction respiratoire rend aux médecins et à l’Assistance Publique, un service extrêmement important. Il développe le travail princeps de son Maître André Strohl qui est le réel inventeur (en 1919), de l’épreuve d’expiration forcée, dite épreuve de Tiffeneau, en mettant au point l’appareillage et la technique. Il devient l’Assistant de Strohl alors qu’il assume les fonctions de chef de travaux de la Faculté de Nancy, en Physique médicale.

À partir de 1946-1947, ce laboratoire est chargé d’expertiser les appareils d’anesthé- sie qui arrivent avec les surplus américains, d’où la création du « laboratoire expérimental de Physique », créé par l’Assistance Publique.

La première fois que je pénétrai dans ce local, à l’écart des salles d’hospitalisation, mon impression fut celle d’un bric-à-brac invraisemblable, mais je vis Maurice Cara s’en accommoder parfaitement, allant de l’un à l’autre, distinguant ce qui n’était qu’un rebut d’un véritable appareil en état de marche de celui ayant seulement besoin d’une révision un peu poussée.

Par ailleurs, il améliore la technique d’anesthésie à thorax ouvert par la respiration artificielle mécanique continue en période post-opératoire. Avec Henri Desgrez, notre regretté confrère, il s’aide de radio-caméra pour les examens fonctionnels respiratoires.

Au fil des années, ce laboratoire s’étoffe et après sa première collaboratrice, Denise Jouasset, viennent Michel Poisvert et Victor Jalibert, puis Geneviève Laborit et Pierre Jolis. Je ne peux citer tous les autres noms mais tout de même, il faut rappeler ceux de Hurtaud, Cazalaa qui se chargera, après Cara, de la normalisation du matériel d’anesthésie réanimation, de de Courcy qui a succédé à Hurtaud à la Direction médicale d’Europe-assistance.

Mais ce n’est pas tout : ses fonctions à Nancy, auprès du Professeur Sadoul notre confrère récemment disparu, lui permettent de nouer des relations étroites auprès des Médecins des Mines de Lorraine et, en accord avec la CECA. (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier), de monter un laboratoire d’explorations fonctionnelles, à l’origine de la découverte des pneumoconioses et de faire reconnaître la silicose, ce qui l’introduira plus tard auprès de l’OMS.

Mais un évènement pathologique majeur survient : c’est l’épidémie de poliomyélite qui commence à frapper l’Europe du Nord et qui se propage ensuite à toute l’Europe.

Maurice Cara se tient au courant et dès 1952, il prend contact avec Henri Lassen, chef d’un service de maladies infectieuses à Copenhague. Au pic de l’épidémie,

Lassen reçoit une dizaine de patients en détresse par jour, alors qu’il ne disposait que d’un seul poumon d’acier, peu efficace pour les formes graves. Dans toute l’Europe du Nord, on compte plusieurs milliers de paralysies plus ou moins étendues et des centaines de décès, en grande majorité d’origine respiratoire, mais Henry Lassen a, dans son hôpital, un voisin anesthésiste, Ibsen, qui grâce à une ventilation assistée à la main et au ballon, par l’intermédiaire d’une ventilation trachéale ou d’une trachéotomie, obtient des résultats remarquables mais quel effort pour assister tous ces patients ! Fort heureusement, Engstrom, anesthésiste de l’armée suédoise, parvient à réaliser un respirateur artificiel permettant de faire inspirer et expirer le malade par intubation trachéale sans l‘enfermer dans un cylindre d’acier. Il confie un appareil à Cara qui le rapporte en France. Les autres centres parisiens, en particulier l’Hôpital Claude Bernard, avec Mollaret, sont alors équipés et l’épidémie est en voie d’être maîtrisée.

Pour tous les malades à proximité d’un centre de réanimation, le problème est résolu, mais pour les autres, d’autant que d’autres indications apparaissent : un tétanos gravissime, un traumatisme crânio-cérébral, une maladie neurologique avec atteinte des centres respiratoires, le problème du transport est essentiel. Mais comment transporter ces blessés ? Le Docteur Leclainche, Directeur de l’Assistance Publique, décide en mai 1956, la création d’un service mobile d’urgence de réanimation : c’est le SMUR et il en confie la direction à Cara qui se met à l’œuvre et construit, avec l’ingénieur Raymond Pesty, un appareil plus léger, le RPR (respirateur de Rosentiel-Pesty-Richard).

L’Engestrom et le RPR seront utilisés encore pendant de longues années, jusqu’en 1980.

Le Ministère de la Santé lui octroie un rayon d’action de deux cents kilomètres, l’Assistance Publique fournit des ambulances et Cara et ses collaborateurs utilisent leur matériel d’anesthésie, le RPR ou celui en cours d’essai. Mais rapidement, il s’avère nécessaire de prévoir le rapatriement des malades très éloignés des centres, mais aussi des accidentés de la route et Cara se met en rapport avec Bourel, élève de Marcel Arnaud, de Salon de Provence, qui réalise une antenne mobile de réanimation médicalisée par ses internes, pour ramasser les blessés de la route.

Mais il y a tout de même des blessés et intoxiqués qui sont beaucoup plus éloignés.

La guerre d’Algérie qui débute, lui offre un vaste champ d’action et notre confrère Charles Laverdant se souvient du travail très important effectué à l’Hôpital Maillot à Alger. S’aidant des relations qu’il a nouées avec la CECA, il se rend compte que la voie aérienne est indispensable. Il prend donc contact avec le Conseil supérieur de l’aviation civile qui lui ouvre grandes ses portes et dont il sera membre pendant vingt ans.

Le Docteur Germat, son Directeur actuel, m’a exposé le travail considérable de Cara dans ce domaine. Il se rend compte qu’un élément est indispensable : c’est une réanimation primaire qui doit absolument être faite avant tout transport rapide, terrestre ou aérien. Ce sont là des notions évidentes aujourd’hui, mais qui ne l’étaient pas à l’époque.

Son absence de titres, autant que sa compétence, lui jouent parfois quelques mauvais tours…

En 1955, la Société française d’anesthésie et d’analgésie, à son initiative, consacra une de ses séances au traitement de l’insuffisance respiratoire aiguë, plus particuliè- rement de la poliomyélite. Le panel des invités, constitué par Cara, comporte du beau monde : Engstrom, les Suisses Baudray et Raymond, des praticiens français, dont Pierre Mollaret, O. Leroy, chacun relatant son expérience, mais voilà : Mollaret avait accepté l’invitation, — à la condition que Cara ne soit pas présent – et celui-ci, beau joueur, demanda à Louis Amiot, Président de la société, de prononcer l’exposé introductif.

Le rôle de Maurice Cara, dans beaucoup de domaines, est donc essentiel, mais ce Service, qui n’en est pas un, suscite certaines jalousies, ce qui, en 1958, entraîne une inspection, décidée au plus haut niveau de l’Assistance Publique par Monsieur le Directeur Général, le Docteur Leclainche, et confiée à Monsieur l’Inspecteur Paul Aurousseau.

J’ai pu avoir en main, ce document de dix pages, véritablement passionnant.

Je vais m’efforcer de vous en résumer les points essentiels ainsi que les commentaires et annotations de la main du Directeur général.

Paul Aurousseau décide d’intituler cette étude « Centre Cara » et non pas Laboratoire expérimental de Physique car il est bien plus que cela (dit-il).

Il comporte six chapitres :

Le banc d’essai

Après avoir détaillé son fonctionnement, l’Inspecteur conclut que son rôle est essentiel : grâce à lui, on évite bien des bévues, bien des mauvais marchés et l’on devrait demander de semblables bancs d’essai pour d’autres appareils, souhaité par notre corps médical.

Monsieur le Directeur Général a indiqué en marge « C’est certain ».

L’examen fonctionnel de la respiration

En associant l’étude de l’amortissement du matériel, la formation du personnel, il définit les critères exigibles d’une technique spirographique complète et il conclut :

« C’est dans cette consultation que Monsieur Cara, dans des locaux qui laissent à désirer, a réalisé une véritable œuvre scientifique. » La respiration artificielle dans les formes graves de la poliomyélite

Dans ces installations, le corps médical peut être rapidement mis au courant de toutes les nouveautés et cela, de façon concrète. Il a ainsi formé une petite, mais valeureuse école, et commencé une véritable œuvre scientifique.

Le contrôle des appareils de respiration artificielle

Le Docteur Cara est le représentant officiel de l’administration, chargé de confirmer la qualité des appareils. Il a ainsi une documentation complète sur ces appareils. De plus, sa position d’expert auprès de la CECA lui permet de conduire une action analogue sur le plan international. Il va disposer ensuite d’un appareil destiné à la mesure des volumes gazeux. Enfin, la CECA. lui assure la collaboration, à plein temps, de deux médecins.

La respiration artificielle en chirurgie

Cara a pris connaissance des résultats obtenus dans le service de Clarence Craaford à Stockolm et par deux chirurgiens thoraciques : Engstrom et Bjorck : comme ils apparaissaient excellents, le Centre Cara été doté de deux respirateurs d’Engstrom, grâce auxquels le Professeur Rudler a procédé à deux interventions avec des résultats remarquables.

Le transport des malades en insuffisance respiratoire .

À partir du 23 mai 1956, une garde médicale a été instituée par l’administration, par deux de ses collaborateurs et lui-même, avec un matériel utilisable dans les ambulances. Il a ainsi pu faire face à des situations extrêmement graves et complexes : transports de poliomyélitiques asphyxiques, tétanos gravissimes, myasthénies graves.

Les conclusions sont dithyrambiques : « on voit comment, en partant d’un humble banc d’essai pour appareils d’anesthésie, on a abouti à un ensemble d’attributions. » Bien sûr, il y a quelques griefs venant de Claude Bernard (Mollaret) mais on a pu établir que Maurice Cara était tout à fait hors de cause ; ce serait une catastrophe si ce Centre n’existait pas. En effet, d’autres Centres verront vraisemblablement le jour, mais trouvera-t-on le personnel nécessaire pour le faire fonctionner ?

Avant de se servir d’un appareil d’Engstrom, il faut savoir examiner le patient et être certain que cet appareil est indispensable, en précisant la cause de l’asphyxie car, dans un certain nombre de cas, cette étiologie ne le permettra absolument pas.

Que se passerait-il si Monsieur Cara et ses collaborateurs décidaient de quitter ce Centre ?

Ce serait tragique ! Comment faire ? Si nous vivions en temps de raison, créer au bénéfice de Monsieur le Docteur Cara, un service dont il serait le chef et ses principaux collaborateurs, assistants et attachés. Mais cette hypothèse est absurde.

Monsieur Cara n’est pas Ancien Interne et fut-il dix fois plus savant, rien ne vaut contre cette tare originelle. Ce qu’il y a de remarquable dans cette affaire, c’est que Monsieur Cara ne demande rien. Esprit curieux, savant désintéressé, il est d’une farouche indépendance, il est l’homme des contrats d’avant-garde, pas celui des situations acquises et ses collaborateurs semblent comme lui.

L’Inspecteur donne alors des chiffres de son salaire en anciens francs qui, convertis en euros, n’assurent à Monsieur Cara, qu’un salaire de « smicard », un peu amé- lioré. Il propose de lui attribuer, en tant que chef de laboratoire, un index 650 et Monsieur le Directeur indique : « d’accord » en marge, comme il le fait pour la création d’un poste de chef-adjoint, ainsi que d’indemnités qui lui permettront, écrit-il, « de vivre, sans plus ».

Mais que faire ? On est dans une impasse. Mais la Providence apporte une solution.

En effet, en 1958, c’est la mise en place de la réforme Debré : l’intégration, quelques mois plus tard, dans le corps hospitalo-universitaire, était proposée aux candidats titulaires d’un poste hospitalier et (ou) bien universitaire. Sur le plan de l’anesthésie, il y avait quelques assistants, mais Madame Delahaye-Plouvier était la seule Interne des Hôpitaux. En définitive, cette réforme va donc constituer, pour les anesthésistes, le seul moyen d’accéder à une carrière universitaire dans la discipline ; Maurice Cara le sait, mais pris par ses nombreuses occupations, le dossier allait être forclos quand, la veille de la clôture, son assistant, Pierre Jolis, lui a rappelé que la date limite était le lendemain. Maurice Cara avait été nommé en 1947, assistant d’Anesthésie Réanimation et chef de travaux de Physique médicale, puis chargé de recherches au CNRS. Il fut donc intégré comme anesthésiste des Hôpitaux et devint agrégé en 1962.

Le vœu de Monsieur l’Inspecteur Général Paul Aurousseau avait été exaucé au bon moment ! Car Robert Monod prenait sa retraite quelques mois plus tard.

À partir de ces années 1959-1960, la situation personnelle de Maurice Cara est devenue plus claire et il va se consacrer à des occupations universitaires et hospitalières.

Quand il prend en main le département d’anesthésiologie, en 1962, il a la charge anesthésique de six hôpitaux et de quinze services de chirurgie et spécialités chirurgicales. Il y a environ une mort par semaine, plus ou moins imputable à l’anesthésie.

Il fallait contrôler l’appareillage, améliorer les techniques anesthésiques, organiser la surveillance post-opératoire (il n’y avait pas de salle de réveil à cette époque).

Maurice Cara déploie une énergie considérable pendant deux ans pour effectuer tout ce travail et intégrer des infirmiers-infirmières anesthésistes qui se révéleront rapidement des auxiliaires indispensables. Quant à la transformation du SMUR en SAMU, elle ne se fera que progressivement.

J’avais envisagé de demander à notre confrère Pierre Carli de prendre en charge cette partie de l’éloge de Maurice Cara, mais d’un commun accord, nous avons dû renoncer. Pierre Carli vous exposera lui-même, ultérieurement, cette histoire passionnante.

Sachez simplement que c’est seulement le 6 janvier 1986, à l’initiative de Louis Hareng, de Toulouse, député des Hautes-Pyrénées, qu’est votée une loi relative à l’aide médicale urgente et aux transports sanitaires et que le SAMU naît officiellement.

Déchargé de toutes ces besognes, Maurice CARA devrait donc prévoir prendre quelques repos.

Mais c’est mal le connaître. Il participe aux secours de catastrophes hors de France :

explosion de Los Alfaques, tremblements de terre (El Asnan) en Algérie, ce qui donna l’occasion à son fils Michel (professeur de Géophysique, directeur du Laboratoire de sismologie de l’Institut de Physique au CHU de Strasbourg), d’écrire un article sur la construction parasismique. Il s’occupe d’un accident collectif sur une plate-forme pétrolière en Afrique Equatoriale.

Son fils Alain m’a rappelé que l’esprit de l’ingénieur était toujours en lui, comme l’illustrent ces deux anecdotes :

— il l’a vu travailler pendant une semaine au refuge Vallot (4.2OO m d’altitude), au prélèvement d’air fossile dans les strates des glaciers du Mont-Blanc ;

— pendant longtemps, on s’est demandé si des hublots étaient possibles sur l’avion de transport super-sonique « Le Concorde » et il a étudié tout particulièrement ce problème.

La limite d’âge le dégage, en 1986, de ses obligations hospitalières et universitaires, mais Maurice Cara n’est pas en manque d’occupations. J’ai renoncé à vous faire part de toutes les associations dont il fait partie, depuis les anciens de l’Université Aurore de Shangai jusqu’aux cercles des Résistants encore vivants et de tous les sujets de réflexion et d’écriture J’en ai retenu trois :

Le premier est relatif à ses activités dans la Médecine aéronautique .

J’en ai parlé tout à l’heure, lors de la constitution du SMUR et du transport aérien des malades et blessés, mais il est aussi le pionnier des secours aéro-médicaux. Après la fin du conflit algérien dans l’aviation civile, il met au point un matériel adapté aux contraintes aéronautiques et trace les contours de la médecine des transports. En collaboration avec le service de santé des Armées, il accueille les médecins destinés à l’Armée de l’Air pour un stage spécifique. Au niveau civil, il est à l’origine de la notion d’assistance qui sera mise en œuvre pour Europe-Assistance, dirigée par son élève, Arnaud de Courcy. Il s’intéresse aussi à la médecine des passagers et aux urgences médicales à bord.

En 1986, compte tenu de son expérience de la médecine aéronautique, il entre au conseil médical de l’Aéronautique civile dont il devient le Vice-président en 1989. Il établit, avec notre Confrère Etienne Fournier, membre du Conseil médical de l’Aéronautique civile, une règlementation sur le personnel navigant de l’Aviation civile ; avec quelques adaptations liées aux différents pays, elle constitue une réfé- rence internationale en matière de défense du secret médical et sur le niveau exigé de l’expertise médicale des pilotes.

En 1998, il définit avec nos confrères : Étienne Fournier, Guy de Thé et Maurice Tubiana, l’application, dans l’aviation civile, d’une directive européenne sur la radioprotection des travailleurs.

Sa seconde préoccupation essentielle est la défense de la langue française dans tous les domaines .

Il avait en chantier, avec Philippe Guran, une monographie sur ce sujet : sur la naissance des mots, de l’écriture et du raisonnement.

Il a écrit un certain nombre d’articles sur la nécessité absolue, pour un médecin, de s’exprimer correctement en français :

— pratique de la langue française, — le médecin doit savoir parler, — pas d’alarme efficace sans français correct, — l’origine de l’orthographe du français, — l’importance du langage dans l’exercice quotidien de notre métier.

Mais comme l’a rappelé notre collègue neuro-psychiatre Edouard Zourifian, c’est la parole, source de bonheur comme de nos peines, qui nous fait vivre dans un mélange subtil de réel, d’imaginaire et de symbolique.

À ce sujet, j’ai retrouvé récemment, dans une revue américaine, l’importance de l’intonation de la voix des chirurgiens qui est un élément déterminant des reproches des patients. Les auteurs établissent qu’il y a une relation directe entre l’intonation des chirurgiens s’adressant à leurs patients et le nombre de plaintes dont ils seront l’objet.

Enfin, le troisième fut le Dictionnaire de l’Académie de Médecine , réalisé sous la direction de Jean-Charles Sournia et de Jacques Polonowski.

Ce tome, intitulé « Dictionnaire d’anesthésie, réanimation , urgences » a comme auteurs principaux : Maurice Cara, Etienne Fournier, Maurice Goulon, Alain Larcan, auxquels se sont joints six de nos confrères, et répond à deux impératifs essentiels :

— être irréprochable sur le plan de la langue française, — aboutir à un texte compréhensible pour un esprit médical non spécialisé.

Comme vous le voyez, Maurice Cara ne s’accorde jamais de repos car, comme l’a écrit un de ses fils, il prenait plaisir au travail : aucun sujet ne le rebutait du moment qu’il s’orientait vers un but pratique, au service des malades et de la Santé publique.

Philippe Monod-Broca, lors de son rapport pour son élection devant l’Académie, l’avait déjà remarqué et cela, dans un désintéressement absolu. Il ne recherchait pas les honneurs. Il avait, toutefois, été très fier de la reconnaissance de la France et de sa décoration au grade d’OfficierdelaLégiond’honneur,ainsiquedesonappartenanceà l’Académie de Pharmacie et à un grand nombre de Sociétés savantes étrangères..

Citons maintenant, dans le désordre, les articles ou monographies qu’il distribue dans différents journaux et qui témoignent de sa curiosité universelle :

— Les superstitions médicales : l’astrologie, — Essai sur les causes et effets des accidents, — Le résultat du traitement de l’arrêt cardiaque : son interprétation à travers la théorie des catastrophes, — La naissance des mots, de l’écriture et limites du raisonnement, essai qu’il préparait avec Philippe Guran, comme je vous le disais il y a quelques instants, — Le principe d’analogie et le vitriol, — L’anthrax, les assassins et le petit voleur, — Que signifie le mot « mort » ?

Mais je m’arrête pour ne mentionner que le dernier : « Asclépios et les Asclépiades », paru dans les Archives of the Balkan Medical Union, et qui valut à son auteur, une médaille que Michel Huguier s’est procurée et va remettre à Madame Élisabeth Cara, ici présente.

Au terme de cet éloge, je m’aperçois que je n’ai pas parlé de sa famille, de ses cinq enfants, de ses onze petits-enfants : qu’ils veuillent bien accepter mes excuses, mais mon souci essentiel a été de leur montrer quel homme exceptionnel a été ce père, ce grand-père. Ils peuvent en être fiers, même s’ils l’ont trop peu vu, car son seul souci fut, comme je viens de le dire, le bien des autres.

Et maintenant, voici le portrait, stupéfiant de vérité, qu’a brossé de lui, Monsieur Paul Aurousseau, Inspecteur Général de l’Assistance Publique, en 1958, dans le rapport dont je vous ai parlé et dont je ne change pas un mot. Je cite : « En somme, Monsieur Cara n’a pour lui que sa science et son flair ; il n’a pas de titres ; ses leçons sont parfois dures à avaler, surtout qu’il les donne avec une concision froide et n’a point, pour se faire pardonner d’avoir raison, la gentillesse de certains Maîtres. On ne peut tout de même pas lui demander la compétence, le dévouement et le désintéressement et, au surplus, l’humilité des Saints. Ce n’est pas un Saint, il n’a pas toujours bon caractère et il sait ce qu’il veut, ce qui n’arrange pas toujours les choses … Mais ce qu’il faut faire, c’est améliorer son Centre, mieux honorer son équipe et conserver à l’Assistance Publique et à la Médecine française, un homme de réputation internationale, qui ne serait pas embarrassé pour trouver, à l’étranger, un champ pour son activité. » Et Monsieur le Directeur Général écrit en marge : « D’accord. » L’Académie, comme ses enfants, peut être fière d’avoir accueilli cet homme exceptionnel.

Ce sera ma conclusion.

<p>* Membre de l’Académie nationale de médecine, e-mail : prnatali@noos.fr</p>