Published 13 January 2004
Éloge

Gabriel Richet

Éloge de Marcel Legrain (1923-2003)

Gabriel RICHET

Un Éloge n’est pas un hommage mais dit Bichat un précis de travaux. Ceux de

Marcel Legrain rendent la tâche aisée.

Marcel nous a quittés le 21 juin 2003. A 18 ans, en 1941, il ne savait dans quelle voie s’engager. Une matinée chez R. Moreau et ce fut la médecine, servie 60 ans par l’esprit et par le cœur. Interne, il découvrit chez M. Dérot la néphrologie avec le traitement de l’urémie aigüe. Puis il s’illustra dans tous les moyens de suppléer au rein défaillant avant de s’orienter vers la Santé Publique.

En 1945, l’urémie aigue fit irruption en médecine, l’anurie emportant blessés et malades qui venaient d’être sauvés d’une intoxication ou d’un choc le plus souvent infectieux. De 47 à 51, le traitement de l’urémie aigüe fit rêver, chercher et agir avec une hardiesse qui marqua définitivement la néphrologie. Ainsi fut isolé le syndrome anatomo-bioclinique, urémie aigue jusque là fatale, lésions réversibles, chimie pathologique identifiée permettant un traitement métabolique adapté et efficace.

Une révolution !

Les méthodes proposées furent l’exsanguino-transfusion, la perfusion intestinale et, seule épuration extra rénale ayant résisté au temps avant le rein artificiel, la dialyse péritonéale. Celle-ci fut le sujet de la thèse de Marcel Legrain, riche de 63 cas d’anurie traités en 1949-50 avec 60 % de succès. Ce travail couronnait les efforts continus de l’école de Dérot consignés dans 24 articles débutant par celui de P. Tanret et J.C. Reymond en 1947 qui suscita plus de sourires que d’intérêt et suivi par ceux connus de nous tous médecins et pharmaciens J.J. Bernier, M. Arthuis, G. Lagrue, Pignard et P. Delaveau. Marcel alla ensuite à Boston chez Merrill, unité de référence alors pour le rein artificiel aux résultats impressionnants. Il n’arrivait pas les mains vides car il apportait la méthode de dialyse péritonéale intermittente et courte mise au point à l’Hôtel Dieu avec J.J. Bernier, aussitôt adoptée au Peter Bent Brigham. Marcel et Merrill la publièrent dans le New England Journal of Medicine.

À son retour, tout en gardant un pied à l’Hôtel Dieu, Marcel fut chef de clinique de Moreau puis chef de laboratoire de Fey lui aussi à Cochin. C’est là que naquit un intérêt jamais démenti pour la néphro-urologie ainsi que l’amitié l’unissant à R.

Küss.

À l’Hôpital Foch en 1960, Küss et Legrain s’unirent pour une allogreffe de rein de sœur à frère. Ce cas aurait été abandonné sans l’audace raisonnée de nos deux amis.

Le receveur avait un carcinome sur rein restant après néphrectomie pour cancer. Sa sœur offrait avec insistance un des siens. Le rein unique fut donc enlevé et la transplantation tentée après irradiation immuno-suppressive, méthode appliquée un an avant par Merrill et par J. Hamburger dans deux greffes entre jumeaux non identiques. Le rein fonctionna quatre mois avant que le cancer ne se généralise. Dans la Presse Médicale, Küss et Legrain publièrent cette première, signée avec onze experts. Trois seront de l’Académie de même que trois autres, cités pour avis donné.

Dans la foulée, furent menées deux greffes sans lien parental, la mercaptopurine complétant la radiothérapie. Une autre avancée, une percée même, bien qu’un rejet chronique soit survenu.

La réussite des allotransplantations fut certes le fruit d’une biologie cernant les obstacles. Mais crucial fut aussi l’apport des premières tentatives, toutes uniques et à l’avenir imprévisible ! Oeuvres de cliniciens expérimentateurs, elles en tirèrent bien des leçons, éclairant parfois la biologie. Qu’on en juge en suivant la séquence royale menant à la réussite : technique opératoire de R. Küss, rigueur du suivi bio-clinique du cas de M. Renard qui permit à J. Hamburger et J. Crosnier d’isoler les signes annonçant le rejet subaigu accessible aux corticoïdes, immuno-suppression par la radiothérapie efficace dans l’allo-transplantation de Legrain et Küss comme chez les jumeaux non identiques, mercaptopurine de Calne premier immuno-suppresseur chimique, serum anti-lymphocytes préconisé par J. Traeger et enfin groupes HLA de J. Dausset. Dès lors, le lien de parenté n’étant plus impératif, la greffe de rein de cadavre devint espoir, bientôt comblé.

Mesure-t-on aujourd’hui la dette contractée envers ceux capables d’oser parce qu’ils avaient réfléchi ? Nos jeunes collègues cliniciens ont-ils conscience que la morale acceptée et le savoir vérifié ne doivent inhiber ni l’esprit de décision ni celui d’invention mais au contraire les servir, le danger pathologique devenant une exigence l’emportant sur l’aléa thérapeutique.

Les trois greffes de Küss et Legrain démontrent que l’initiative médico chirurgicale a toujours sa place dans les progrès de la médecine Si la permission avait été .

demandée à un Comité, celui-ci aurait cité le Prix Nobel Mac Farlane Burnet déniant tout intérêt à la transplantation, traitée de chimère thérapeutique. Un avis biologique ne peut interdire une tentative cliniquement motivée. La partie semblant perdue, il faut encore conserver la volonté de penser et d’innover. Bien des progrès en sont nés. Le cancer sur rein unique légitimait l’action de nos amis et ce fut un pas décisif vers l’entrée de l’allogreffe en thérapeutique.

En 1960, B.H. Scribner adapta le rein artificiel à la dialyse itérative pour traiter l’urémie chronique. Marcel fut avec Traeger l’un des premiers en France à monter cette technique nécessitant de passer d’artifices bricolés à des solutions fiables. En simplifiant et codifiant ce traitement, ils en favorisèrent la diffusion.

Puis Marcel, avec C. Jacobs, son successeur à la Pitié, J. Rottembourg, A. Baumelou, G. Deray, T. Petitclerc et d’autres s’attaqua à l’urémie chronique des diabétiques, si complexe par ses multiples atteintes viscérales. Ses résultats lui valurent en 1993 le Prix Maurice Dérot, son Patron aimé, néphrologue et diabétologue.

Marcel enseignait et bien. Ses cours et son précis, écrit avec J.M. Suc, ont dispensé le savoir néphrologique à des générations qui y ont trouvé l’acquis menant à la décision classique et les idées en gestation ouvrant sur l’avenir. Externes et stagiaires étrangers de son Service recevaient ainsi une formation scientifico-clinique, gravée par l’échange critique, rêve trop souvent inassouvi des étudiants. Le souvenir qu’il a laissé à la Faculté naissante de Paris-Ouest puis à la Pitié n’est pas près de s’éteindre car il a montré qu’un Service devait être un foyer intellectuel spécialisé et un Hôpital Universitaire un Forum interdisciplinaire. Sujet brûlant car la crainte est que notre crise hospitalière actuelle repousse au second plan la formation initiale et continue, obligations de tout hôpital, universitaire ou non. Caveant Consules.

Legrain a rempli des fonctions médico administratives. Sa réputation, son ouverture sociale et son charisme faisait qu’il était sollicité par les Ministères de la Santé ou de l’Éducation Nationale, l’INSERM, la DGRST, le Plan et l’OMS. Il s’engagea dans cette voie dans le droit fil d’une éducation cultivant travail, volonté et générosité. À 9 ans, Marcel avait perdu son père, Pierre Legrain, dermatologue, ancien interne de Paris. Sa mère fit face et veilla à ce que sa jeune sœur et lui s’épanouissent dans un milieu familial ouvert et chaleureux. Ses études, Marcel les suivit au Cours Saint Louis où prirent racines de définitives convictions chrétiennes inspirant sa pensée et ses engagements, jusqu’à la fin. Vint la guerre, l’année de philosophie, l’entrée en médecine et l’externat. En 1944, en mission Croix Rouge près de la population civile, il se trouve au cœur de la poche de Falaise où la bataille faisait rage. Volontaire à la 1re Armée, il fut Médecin Auxiliaire dans les Vosges, passa le Rhin et reçut la Croix de Guerre. De retour à Paris avec C. Dubost, C. Polony et Sabouraud, ses fidèles amis, il prépara l’Internat où il fut nommé en 1946.

 

Affrontant sans père l’existence, Marcel s’était forgé une solide force de caractère bien disciplinée qui transforma l’ouvrier-médecin-traitant qu’il était en architecte bâtisseur d’une noble médecine sociale à laquelle il se consacra avec passion.

Son premier objectif : traiter toutes les urémies chroniques, rendre ces patients si possible autonomes et limiter la charge économique de cette thérapeutique. Il fut à la Commission créée par Hamburger puis de 1977 à 1985 à la Présidence de l’AURA qui organisa la dialyse à domicile en Ile de France. D’où une place éminente dans le secteur social de la Nation garant de l’accès de la totalité des concitoyens aux progrès de la médecine.

L’étape suivante fut institutionnelle. En 1978, Mme Simone Veil, Ministre de la Santé, nomma Marcel à la tête du Comité de mise sur le Marché des Médicaments veillant à leur efficacité et à leur sécurité ainsi qu’à la claire information du public.

Marcel donna à cette instance puis à l’Agence du Médicament qu’il dirigea plus tard un style unique. Les évaluations furent confiées à des experts extérieurs choisis pour leurs compétence et non pour leurs titres. Ce faisant, il tissa des liens étroits avec les Facultés de Médecine et de Pharmacie, les Institutions de Recherche et l’Industrie et bouscula la pharmacopée de comptoir. Sans lui y aurait-il des pharmacologues cliniciens dans nos hôpitaux ?

Dans le même esprit il s’attaqua à l’évaluation des soins. Sagement il se limita aux pratiques médicales, négligeant ce qui relève de la gestion donc de l’Administration.

À notre tribune il montra l’efficacité d’une auto-évaluation de la substitution de colloïdes aux produits sanguins et mesura les obstacles à l’évaluation d’une pathologie trop large et partant hors propos en politique de Santé, son exemple étant l’urémie chronique. Qui pouvait mieux en parler ? L’évaluation systématique est donc loin d’être pour demain. Mais Marcel, convaincu de son intérêt, tint à faire réfléchir les diverses parties concernées, l’AP-HP où il a présidé le Conseil de l’Évaluation, l’ANDEM du Ministère de la Santé et la Faculté Dauphine où il a enseigné. Il savait qu’il faudra qu’un jour les versants médical et administratif unissent leurs efforts pour aboutir, sans qu’un seul cherche à dominer l’autre.

L’activité de Marcel ne pouvait pas s’éteindre à l’approche de la retraite. En 1986. il abrégea sa chefferie de Service, pour partager les fruits de son expérience avec des Pays élevant leur niveau scientifique. Il avait établi des liens avec le Maghreb dont il accueillait à la Pitié médecins ou patients pour les préparer à mener ou à subir dialyse itérative et greffe. La Pitié ne fut pas le seul hôpital en France à le faire mais il fut celui où cet objectif fut particulièrement retenu, attirant maints confrères Maghrébins aux Séminaires d’Uro-Néphrologie . Professeur Associé à l’Hôpital

Mustapha d’Alger durant deux années, il y anima une équipe qui fit 15 transplantations avec donneurs apparentés. Revenu à Paris, Marcel se préoccupa des médecins et soignants réfugiés en France. Deux Associations le rappelèrent dans le Monde après son décès. Notre règlementation multiplie les obstacles à l’exercice d’étrangers alors que des postes sont vacants faute de candidats français. Les vacances devant être comblées, les hôpitaux recrutent très discrétement, souvent à des salaires de misère et, plus grave, sans toujours contrôler les capacités des postulants. Le règlement en vigueur ne devrait il pas être revu ? Marcel le demandait et inventait d’efficaces et humaines solutions qui furent des exemples heureux car il veillait à la compétence.

Toute sa vie Marcel accorda place à la musique et au sport, ski, tennis, voile, courses croisières comprises. À l’âge où menace l’assoupissement incitant à fermer la porte aux nouveautés, Marcel en poussa une, pas la mieux huilée, apprendre l’allemand. Il avait aussi le culte de l’amitié que n’altéraient ni les différences d’opinion ni les inévitables séparations qu’imposent les aléas de l’existence.

Élevant toujours le débat, figure de proue de notre médecine, il était Commandeur de la Légion d’Honneur et Grand Officier du Mérite, Dignité remise par Bernard Kouchner. Interne à l’Hôtel Dieu, Marcel épousa Colette Bonamy sa collègue pharmacienne du service Dérot, active, pleine de charme et pianiste de talent.

Pendant plus de cinquante ans, ils partagèrent joies familiales et convictions spirituelles. Colette précéda de peu Marcel dans la mort. Notre ami l’entoura avec un dévouement total oubliant auprès d’elle sa propre maladie dont il savait parfaitement le caractère inexorable.

Sa vie durant, l’amour du prochain fut sien, lui inspirant un texte lu à ses obsèques « Aime l’homme malade » qui se termine par « Ensemble nous faisons route et l’amour ne disparaît jamais ».

Marcel et Colette eurent quatre enfants, Sylvie professeur de Gériatrie à la Faculté Xavier Bichat, Anne violoniste, Pierre à la tête du Département de Biologie du CEA et Michel dirigeant une grande unité commerciale. À tous et à Agnès Moulonguet, sa sœur, l’Académie fait part de sa profonde émotion et de la grande estime en laquelle elle tient l’œuvre et la vie de Marcel Legrain.