L’honneur m’est accordé de devoir faire revivre quelques instants pour vous tous, non sans une grande émotion, notre ami Alain Rérat, décédé le 28 juillet 2014 à l’âge de 88 ans. La maladie l’avait progressivement éloigné de nous ; il lutta longtemps, avec le panache et cet humour de l’autodérision que nous lui connaissions tous, armé de sa farouche volonté d’avancer et de surmonter l’adversité. J’ai encore en mémoire ses paroles, lors de notre dernier échange, où perçait un renoncement douloureux : « Il faut bien finir un jour, avec d’autant plus de regret que le plaisir était grand de prolonger mon travail au delà de mes activités officielles ».
Notre rencontre date de 1968. C’est le Pr Raymond Jacquot, Directeur d’Institut de recherche sur la Nutrition du CNRS qui, devinant nos similitudes et nos complémentarités, dirigea vers le laboratoire d’Alain à Jouy en Josas le jeune chercheur que j’étais, formé à la physiologie comparée selon Claude Bernard et à la chirurgie expérimentale. Ce fut le début de plus de 45 ans de joies, de succès et de difficultés, de divergence parfois et de complicité souvent. Devant le trop plein de souvenirs, plutôt que la longue énumération des titres et mérites, laissez moi vous parler tout simplement d’Alain, évoquer le passé, et tenter de retracer l’Homme dans l’époque pour faire ressortir ce que vous connaissiez le moins de lui et qui fut l’aventure de sa vie.
Le parcours d’Alain est doublement exceptionnel, par la fertilité de sa pensée scientifique, mais aussi par la volonté qui fut la sienne d’abolir les frontières entre les mondes des vétérinaires, des médecins et des agronomes. Tous devaient lui témoigner leur profonde estime ; d’abord élu membre de l’Académie royale des Sciences vétérinaires de Madrid (1979), il fut appelé dans les années 1980 par nos Académies, Vétérinaire, d’Agriculture et de Médecine et fut Président de deux d’entre elles. Alain Rérat était Officier dans l’Ordre de la Légion d’Honneur, Officier de l’Ordre national du Mérite, et Commandeur de l’Ordre du Mérite agricole. Sa réputation transgressa nos frontières à la faveur des conférences et enseignements qu’il dispensa dans de nombreux pays, et de sa participation annuelle à des cours internationaux pour post-gradués. Aussi la communauté scientifique internationale lui décerna-t-elle de très nombreux prix, parmi les plus prestigieux, pour ses travaux de recherche. Et, lorsqu’il prit sa retraite administrative en 1991, il choisit de mettre ses multiples expériences croisées, professionnelles et académiques, vétérinaires et médicales, agricoles et alimentaires, et sa vision de la recherche, au service de la science et de la société, en devenant un scientifique militant.
Il est toujours intéressant de rechercher les circonstances qui ont modelé une personnalité. Né à Nancy le 16 juillet 1926, Alain descend de la souche jurassienne d’un grand père paternel forestier, de confession luthérienne, passionné de nature et d’abeilles. Son oncle Maurice, imprégné de cette double culture, devint vétérinaire à Montbéliard. Son père Armand, luthérien non pratiquant, épousa Lucienne, jeune catholique issue de la bourgeoisie du Nord et qui fut en son temps la première bachelière de France ; Armand, lui, avait été sélectionné par le pasteur à Montbéliard pour aller à l’école jusqu’à la prestigieuse Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Tous deux formèrent donc un couple de professeurs agrégés d’anglais, installés à Sceaux, et à la tête d’une famille pour laquelle les performances scolaires étaient importantes. Alain, ainsi nommé en hommage admiratif au philosophe Alain, eut un frère, qui devint physicien, et deux sœurs qui devinrent … professeurs d’anglais. On conçoit que dans cet environnement réunissant 4 agrégés d’anglais, Alain ait développé quelque intolérance à la langue de Shakespeare qu’il prit un malin plaisir, tout au long de sa carrière, à écorcher délibérément.
L’enfant connut des vocations précoces successives qu’il qualifia lui même de « fugaces » quoiqu’elles fussent porteuses de sens : une vocation de marin, et plus profondément une vocation de prêtre répondant à de réelles interrogations métaphysiques. Mais la générosité de l’enfant et les principes de son éducation trouvèrent à s’exprimer dans sa participation aux Eclaireurs de France. Héritage rural jurassien, imprégnation naturaliste par les œuvres de Jean-Henri Fabre, Alain puise aussi à des sources intellectuelles. Issu d’une filière littéraire couronnée par un baccalauréat de série A (latin et grec), il saisit l’occasion de la création d’une toute nouvelle terminale « Philo-Sciences » au lycée Lakanal à Sceaux. Il y fait la rencontre déterminante d’un enseignant de sciences naturelles, le professeur Campan, qui lui fait découvrir la merveilleuse logique organisatrice du Vivant. C’est l’occasion d’une nomination au Concours général en Sciences naturelles. Titulaire en 1943 de ce second Bac « Sciences expérimentales », mais attiré par la voie vétérinaire, Alain suit son professeur, muté à Saint Louis à la tête d’une « Prépa Agro-Véto » ; il y découvre le monde des agronomes, alors assez hostile aux vétérinaires, et décroche un bac « Mathématiques élémentaires » en 1944, dans le contexte de la libération de Paris. Après une malheureuse primo infection et une seconde année de classe préparatoire, Alain Rérat est admis en 1945 à l’École nationale vétérinaire d’Alfort.
Une nouvelle vie s’impose à lui dans l’une de ces promotions d’après-guerre, creuset d’amitiés indéfectibles, agrégeant aux jeunes élèves issus du concours des hommes marqués par la guerre, travailleurs forcés, prisonniers ou déportés. Remarqué par le Professeur Simonnet, Alain devient son élève de laboratoire en physiologie de 1947 à 1949. Il participe alors avec le Professeur Brunaud à l’étude des effets de l’adrénaline sur la motricité du duodénum du cheval, objet d’une première publication dans le Journal de Physiologie (Paris) dès 1949. Malgré l’interdit de la direction d’Alfort qui ne veut pas que l’on se disperse, Alain suit des certificats en Sorbonne mais, affecté par une adénite tuberculeuse, il terminera sa licence plus tard.
Au terme de quatre années à l’Ecole d’Alfort et après un premier contact avec la clientèle vétérinaire en Normandie, Alain sacrifie à ses obligations militaires, d’abord à Compiègne au Centre d’Instruction du Service vétérinaire de l’Armée, où il connaît le dur apprentissage de la cavalerie sous les ordres d’officiers du Cadre noir de Saumur. Il est ensuite affecté au laboratoire vétérinaire de contrôle d’Offenbourg, en charge de l’inspection sanitaire de toutes les denrées alimentaires destinées aux Forces Françaises de la zone d’occupation en Allemagne et aux personnels civils de l’armée. De retour à Sceaux au début octobre 1950, Alain a pris conscience de sa réelle vocation pour le laboratoire, et soutient en 1951 une thèse de Doctorat vétérinaire fondée, non pas sur une compilation comme c’était alors l’usage, mais sur l’expérimentation.
Dans le contexte des restrictions budgétaires imposées dès 1950 par Antoine Pinay, ses premiers espoirs de poste de chercheur furent déçus, en microbiologie à Rabat (concours forclos), en physiologie à Alfort, ou en endocrinologie chez le Professeur Courrier au Collège de France. C’est pour Alain, pur citadin, l’opportunité de découvrir le monde rural dans sa grande diversité humaine et géographique. Il enchaine alors diverses positions d’aide ou de remplaçant, dans des clientèles vétérinaires de l’Ouest et chez son oncle Maurice, vétérinaire à Montbéliard. Mais cette expérience de la pratique vétérinaire rurale ne le détourne pas de son souhait de faire de la recherche, et la chance tourne : Alain est recruté en mai 1952 par l’INRA naissant. Il revient donc vivre chez ses parents à Sceaux, et y reste jusqu’à son mariage au Danemark en avril 1957. Il complète sa licence, et assure un enseignement à l’Ecole d’Alfort. Pourtant, en ce début de carrière, Alain connait une sévère et double épreuve lorsqu’on découvre, en octobre 1954, qu’il est atteint d’un cancer, heureusement radiosensible. Après chirurgie et des radiothérapies répétitives, cet épisode difficile est suivi d’une violente iridocyclite à l’œil gauche dont il gardera les séquelles à vie. Enduré à 28 ans, ce cancer n’était que le premier des 5 cancers successifs qu’Alain devra surmonter au cours de sa vie, faisant preuve d’une grande force de caractère et d’un solide optimisme. Mais je ne reviendrai pas sur cette douloureuse parenthèse.
À cette époque l’INRA détache ses nouvelles recrues dans des laboratoires de formation. Alain est donc affecté au laboratoire de biochimie de la nutrition du CNRS, à Meudon-Bellevue, dirigé par le Professeur Raymond Jacquot qui sera pour lui son premier patron mais surtout un ami et un père spirituel, qui lui a appris la recherche, le plaisir de la pratiquer, l’aptitude à relativiser et critiquer les faits scientifiques, à se laisser aller aux joies de l’imagination. Alain restera marqué par cet homme qu’il reconnaitra (je le cite) comme « son maître, celui auquel il doit sa propre philosophie de la recherche ». C’est dans ce moule que, durant 7 ans, il se spécialise dans l’absorption des nutriments.
Ses premiers travaux, objet d’une thèse de Doctorat d’Etat es Sciences en 1960, démontrent la couverture des besoins en vitamines B par les synthèses microbiennes dans le tube digestif du Mouton. Parallèlement, il s’intéresse aux besoins protéiques, en particulier aux besoins en acides aminés, et développe un « modèle Rat » pour une première expérience sur les besoins en lysine, réalisée avec la complicité d’un confrère ami le Docteur Jean-Claude Bouffault. Ce sera le fondement de sa future méthodologie d’étude de la nutrition chez le Porc, par l’analyse des relations entre les besoins en acides aminés et l’apport énergétique.
Alain rejoint le centre INRA de Jouy en Josas en 1959. En cette époque de « dévouement quasi religieux » pour la recherche et pour nourrir la France (ce commentaire est d’un ancien ministre de l’Agriculture), imaginez un groupe d’hommes qui inventent les ingrédients d’une recherche agronomique. Des agronomes bien sûr, parmi lesquels émerge la figure de Raymond Février à qui l’on doit la création de l’INRA et du centre de Jouy en Josas en 1951. Mais aussi, deux personnalités extérieures remarquables : un universitaire, Charles Thibault, qui sera à l’origine de la fécondation in vitro des mammifères ; et un vétérinaire, Alain Rérat qui fut une figure marquante de l’INRA dès son retour à Jouy en Josas en 1959. Ils sont de ceux qui ont créé les conditions de la « révolution verte ». C’est un peu grâce à eux que la France de l’après-guerre est passée de la famine à l’opulence alimentaire.
Ce centre de Jouy en Josas devient un lieu d’imagination créatrice et d’intense fermentation intellectuelle autour de la bibliothèque, qui sera plus tard dirigée par Kirsten Rérat pour l’ensemble des recherches en Productions animales. Tout n’y est pas facile pour autant, car il règne alors à l’INRA une préférence agronomique. Au demeurant (l’analyse est de Raymond Février lui-même) « les vétérinaires se sont longtemps sentis étrangers à l’INRA, voire « déportés ». C’est un corps qui a toujours été un peu écartelé entre le monde médical et le monde agricole ». Mais Alain tente l’impossible synthèse. En position de pionnier vétérinaire en terre agronomique, il doit étudier les besoins nutritionnels et évaluer l’efficacité des étapes de la digestion, à une époque où la méthode reine est encore celle des bilans entrées-sorties.
Nommé en 1962 Directeur d’une station de recherche dédiée au Porc et à son élevage, Alain atteint dès 1964 le grade de Directeur de recherche. Soucieux de la valeur des protéines, sa préoccupation est de diminuer l’apport de protéines bien équilibrées en acides aminés, constituant un « luxe » pour l’animal et une concurrence à l’alimentation humaine, en remplaçant les produits nobles (poudre de lait, farine de poisson), par des protéines végétales moins bien équilibrées mais additionnées d’acides aminés de synthèse pour un strict ajustement aux besoins. Sa méthodologie d’analyse des besoins en acides aminés en lien avec l’apport énergétique lui permet d’affronter notre dépendance à l’égard de protéines végétales importées pour l’alimentation animale, telles le soja, par une plus juste appréciation des besoins nutritionnels en élevage porcin, et une meilleure connaissance de la valeur nutritive réelle de très nombreux aliments mal exploités ou nouveaux. Les fortes économies de protéines alimentaires importées intéressent les politiques, surtout lorsque la France doit affronter un embargo sur le soja décidé par le Président Nixon. Ce succès tient aussi au fait qu’Alain a su porter ce travail de recherche zootechnique vers les professionnels en fondant les Journées de la Recherche Porcine en France, qu’il accompagnera jusqu’en 1996. Au demeurant, il fut durablement et activement engagé dans diverses organisations professionnelles vétérinaires, de l’élevage, et de l’alimentation animale.
La création d’autres centres de recherche INRA en province aspira les animaux de ferme devenus encombrants dans la vallée de la Bièvre. Les équipes de zootechnie du porc, formées durant une décennie autour d’Alain, partirent à Rennes en 1972. Vingt ans après son entrée à l’INRA, Alain peut enfin se consacrer tout entier à son idée maîtresse de physiologiste : développer une technique permettant de mesurer directement la qualité et la quantité des nutriments absorbés dans la veine porte, pour aller vers une digestibilité réelle et analytique des nutriments essentiels. Dès la fin des années 60, quelques physiologistes ouverts à des recherches à finalité biomédicale, utilisant le Porc comme un modèle privilégié de l’Homme, le rejoignent et, en 1972, ce groupe prend le nom de « laboratoire de physiologie de la nutrition ». Ayant été moi-même, aux côtés d’Alain, l’un des principaux acteurs de cette période, qu’il me soit permis de témoigner, non seulement de notre intense activité, quasi passionnelle, mais aussi du fait que Alain a toujours su laisser à ceux qui l’entouraient un immense espace de liberté pour imaginer, explorer, tester des idées nouvelles, tout en préservant l’homogénéité du laboratoire au service de l’idée centrale de la connaissance des mécanismes concourant à la nutrition.
La méthode était celle de Claude Bernard, mais notre privilège collectif fut de devoir inventer.
L’originalité première de la démarche tenait à la volonté d’explorer les phénomènes physiologiques chez un porc de 60 kg, éveillé, à la fois intelligent et peureux, capable de s’alimenter normalement puisque l’objectif était de suivre en direct le devenir des aliments ingérés lors de repas expérimentaux définis très précisément.
La seconde originalité des travaux du groupe résidait dans les techniques chirurgicales que chacun de nous dut développer, créer de toutes pièces parfois, pour accéder aux mesures souhaitées chez ce porc éveillé, pour un suivi quantitatif, qualitatif et chronologique de la digestion. Notre (ce nous n’a aucun sens possessif mais bien tout son poids collectif) équipe de physiologie de la nutrition recueillit ainsi une très grande notoriété pour ses travaux sur les mécanismes de l’ingestion et de la digestion. Alain développe personnellement la mesure intégrative directe de l’absorption des nutriments dans la veine porte, par la mise en œuvre concomitante d’un cathétérisme portal chronique et de la débitmétrie sanguine portale, exploités chez l’animal éveillé après un repas test.
La convergence de nos travaux et la cohérence de la pensée initiale d’Alain trouvèrent leur couronnement à la faveur d’un partenariat avec un nutritionniste de Rostock, le Dr W.B. Souffrant, attiré par le caractère unique de la technique développée par Alain, et disposant de quantités importantes d’un acide aminé marqué par un isotope stable, en l’occurrence la L-(15N) leucine. Il fut alors possible de mesurer les flux d’azote et d’acides aminés, exogènes et endogènes, aux différents étages du tube digestif, et parallèlement l’apparition des nutriments dans la veine porte. Dès lors, nous disposions de toutes les informations quantitatives, qualitatives (composition en acides aminés) et chronologiques, pour apprécier le déroulement et l’efficacité de la digestion, et comprendre l’influence des cinétiques d’absorption sur la fonction hépatique ou sur les synthèses protéiques au niveau périphérique. Ces approches physiologiques sur le modèle Porc permirent d’apporter des informations essentielles à des chercheurs d’autres organismes (Inserm et Hôpitaux), à une époque où n’étaient pas encore disponibles les moyens technologiques d’exploration fonctionnelle qui plus tard seraient applicables chez l’Homme. Tout cela fut abondamment valorisé au bénéfice d’applications biomédicales, en particulier dans le champ de la nutrition entérale et parentérale, et beaucoup de ces résultats firent l’objet de « lectures » qu’Alain donna devant votre Compagnie.
Clairement la finalité de la quête d’Alain était bien l’Homme, d’abord en filigrane dans la préoccupation avant-gardiste d’une nutrition animale économe et efficace pour alimenter les humains, puis très ouvertement dans la valorisation médicale des travaux de physiologie comparée. Du reste il s’intéressa directement à la qualité des aliments de l’Homme en apportant son concours à l’Institut Français pour la Nutrition de 1992 à 2001.
Rançon de la notoriété, d’autres fonctions moins ludiques furent imposées à Alain. Il fut administrateur du Centre de Jouy en Josas de 1970 à 1972, une charge assumée, certainement sans joie mais avec la distance que confère le bon sens. Mais surtout, en 1972, alors qu’émerge le nouveau laboratoire de physiologie de la nutrition, fort d’une cinquantaine de personnes, Alain est nommé directeur du centre de recherche sur la nutrition du CNRS à Bellevue (environ 60 personnes dont 15 chercheurs) et il le restera 10 ans. L’INRA lui confie aussi de 1972 à 1984, la charge de Chef du département de Nutrition de l’INRA, structure englobant environ 220 personnes dont 75 chercheurs et ingénieurs répartis dans 9 laboratoires étudiant à peu près toutes les facettes de la nutrition. Ainsi, durant une douzaine d’années, tout en dirigeant simultanément ces trois structures, Alain poursuit à Jouy en Josas ses travaux personnels sur l’absorption sans jamais abandonner son travail chirurgical et le calcul des flux digestifs. Il continue pourtant d’apporter son concours au CNERNA (Centre national d’études et de recherches sur la nutrition et l’alimentation) du CNRS, et à la DGRST (Délégation générale à la Recherche scientifique et technique). Il fut encore membre et vice-président à la commission n°7 (nutrition, appareil digestif et annexes) de l’INSERM de 1979 à 1982, ce qui lui fit côtoyer de grands médecins gastroentérologues, des pédiatres, des toxicologues, …etc. Face à toutes ces charges, Alain a toujours gardé un recul suffisant et un bon sens inébranlable qui lui permirent de s’en acquitter en s’appuyant sur la solidité de notre groupe.
Une autre facette de la notoriété tient à la diffusion des connaissances et à la promotion des idées dans un contexte de compétition scientifique internationale. Alain fut accueilli très tôt par les grandes sociétés scientifiques du monde anglo-saxon, Nutrition Society (Londres) dès 1972, et American Society for Animal Sciences (USA) dès 1976. Mais les résultats de portée internationale passaient aussi par le canal de la Fédération européenne de Zootechnie (FEZ), institution originellement dominée par le Royaume Uni et l’Allemagne. Et ce fut l’arène d’une double bataille :
– celle de la reconnaissance des travaux des équipes de Jouy en Josas fut acquise lorsque Alain occupa à la FEZ la vice-présidence (1966-1970) puis la présidence (1972-1978) de la Commission de production porcine, ouvrant la voie à la diffusion en langue anglaise et à la plus large reconnaissance internationale ;
– celle d’une intense compétition entre Alain porteur des travaux de Jouy en Josas et de leur évolution originale vers les approches physiologiques, et Raphaël Braude appuyé sur les travaux de son ancien département de recherches porcines à l’Université de Reading (UK), qui contestait une approche physiologique dont il n’avait pas les moyens. La domination du laboratoire de physiologie de la nutrition soudé autour d’Alain fut, dès 1979, concrétisée par la pérennisation d’un symposium spécifique, d’abord européen puis international, dédié tous les trois ans à la Physiologie digestive du Porc.
Au niveau national, la Nutrition, récemment promue discipline à part entière, ne disposait pas en France d’une société savante représentative. Alain insuffla donc l’élan de création de l’Association française de Nutrition (AFN), dans le souci d’abolir les frontières entre disciplines. Après deux décennies, le pari visionnaire d’Alain est en voie de réalisation par la fusion de l’AFN avec la SNDLF (Société de Nutrition et de Diététique de langue française) en 2002, le rapprochement avec la SFNEP (Société française de Nutrition entérale et parentérale), et l’œcuménisme croissant de Journées francophones de Nutrition.
Personnage phare de la Nutrition française, Alain gravit tous les échelons, développant activement la FENS (Federation of the European Nutrition Societies) dont il fut le secrétaire général de 1983 à 1991. Puis il fut élu membre du Conseil de l’IUNS (International Union of Nutritional Sciences) de 1982 à 1990, et vice président de 1989 à 1997. Il fut aussi conseiller de la FAO de 1990 à 1995.
Vous connaissez la suite puisqu’il était alors parmi nous. Dès sa retraite administrative intervenue en 1991, l’une des premières préoccupations d’Alain fut d’écrire un ouvrage, paru en août 1994, sur l’articulation entre « production alimentaire mondiale et environnement », sous-titré « notre avenir en jeu ». On y retrouve, avec une capacité d’indignation et une curiosité intellectuelle intactes, la préoccupation humaniste d’un avenir durable qui l’animait cinquante ans plus tôt.
Nos Académies lui offraient une exceptionnelle tribune pour faire partager les valeurs de la Science. Aussi Alain allait prendre une part active aux très grands débats qui animèrent le tournant du millénaire : émergence de l’ESB (encéphalite spongiforme bovine), développement des biotechnologies, peur des OGM (organismes génétiquement modifiés). Il fut animateur de séances dédiées, responsable de groupe de travail, notamment sur les biotechnologies. Il créa à l’Académie de Médecine le groupe OGM, qu’il anima de 2000 à 2003 ; et il fut le coordonnateur du rapport bi-académique (avec l’Académie nationale de Pharmacie) consacré à « OGM et Santé ». Fasciné par le potentiel de développement des OGM, il soutenait l’intensification des recherches sur le génie génétique. Alain porta même courageusement le débat dans la grande presse, défendant l’objectivité scientifique à travers les OGM, et prenant la défense des scientifiques soupçonnés de conflit d’intérêt.
Il était cependant encore un sujet qui le passionna : ce sont les abeilles. Enfant déjà, Alain observait les ruches de son père dans le jardin de Sceaux. Plus tard il devait poursuivre cette activité particulière, prolongeant une pratique familiale, en installant des ruches dans son jardin à flanc de colline. C’est dire qu’il s’engagea dans les débats autour de la mortalité catastrophique survenue dans les ruchers au cours des dernières années. Enfin, son insatiable curiosité intellectuelle lui fit consacrer les dernières semaines de sa vie à constituer un nouveau dossier de travail sur les cellules souche.
Permettez-moi de conclure maintenant par un portrait plus intimiste.
– Ceux qui ont connu Alain peuvent témoigner de sa curiosité, de la fertilité de son esprit, de la fécondité de sa pensée, et de sa constante exigence. Elle aura été le tremplin d’une autre manière de voir la recherche en nutrition.
– Alain a été gourmand de la vie, gourmand de la pensée, gourmand de faire et d’avancer, passionné de littérature et de musique dans le plus total éclectisme, dévorant livres et publications scientifiques, multipliant les calculs sur ses résultats expérimentaux, et écrivant beaucoup et de façon totalement illisible tant la plume avait du mal à suivre la pensée. Au fond, sa vie c’était ce travail de recherche, cette quête permanente animée par le doute.
– Volontiers frondeur, à la démarche originale mais toujours engagée, convaincu du pouvoir de la raison et de la science, Alain fut un combattant courageux pour les débats les plus polémiques. Il réagissait sur les faits de société. Il était animé d’une sorte d’urgence à exposer et argumenter les idées qui se pressaient en lui. Son extraordinaire réussite académique était là pour signifier le partage de sa conviction profonde. Il défendait farouchement ses idées, et sa volonté de convaincre balayait tout, au point d’enfoncer les barrières de temps imparties à tout orateur, au désespoir des organisateurs de congrès.
– Alain était fougueux, impétueux même parfois, pratiquant le tennis et le ski avec intensité, s’adonnant à l’occasion au char à voile, et adepte d’une conduite automobile « musclée ». Mais il savait aussi faire des mots croisés ou jouer au scrabble avec ses petits-enfants.
– Alain était machiste par jeu, appréciant l’impertinence des jolies femmes, qui en retour lui ont toujours trouvé beaucoup de charme. Mais il était l’homme d’une seule femme … jaloux et très amoureux de vous chère Kirsten. Il était aussi particulièrement fier de ses deux filles, toutes deux médecins, Elisabeth docteur es Sciences, et Karin neurologue, et de ses 5 petits-enfants pour lesquels il avait révélé sa capacité à faire la cuisine.
– Pratiquant un humour de façade parfois décapant, mais toujours très fin, il était animé d’une éthique solidement ancrée dans sa foi et ses interrogations. Cette éthique rendait compte d’une rectitude sans compromis qui fut la source d’oppositions fortes et durables dans ses fonctions, mais à vrai dire Alain n’était guère diplomate … toujours cette impétuosité !
Ayant rejoint son laboratoire en 1968, je peux témoigner : Alain a été un patron exceptionnel, agaçant parfois, provocateur souvent, mais tellement attachant. Grâce à lui nous avons passé du bon temps ensemble en recherche. Au demeurant n’a-t-il pas publiquement remercié ses nombreux collaborateurs « d’avoir su s’amuser avec lui ».
Une figure importante de la recherche en Nutrition s’est éteinte. Il aura gardé le sourire jusqu’au bout, et nombreux sont ceux qui peuvent témoigner de ce qu’Alain Rérat aura essaimé (un bien joli mot pour un passionné d’abeilles).
À vous Madame, chère Kirsten, comme à Élisabeth, Karin, et leurs conjoints, et à tous vos petits-enfants, je transmets le témoignage de tristesse et d’affection de notre Compagnie.
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Bull. Acad. Natle Méd., 2015, 199, nos 4-5, 485-493, séance du 19 mai 2015