Communication scientifique
Séance du 4 octobre 2011

De la nociception à la douleur de l’homme : la douleur dans la relation médecin-malade

From nociception to subjective pain: pain in the medical relationship
KEY-WORDS : nociception. pain management. physician-patient relations

Jean Cambier

Jean CAMBIER *

« Comprendre la douleur pour la maîtriser » . Tel est l’objectif de notre réunion. Le parcours que nous avons accompli depuis ce matin nous a menés de la nociception à la douleur de l’homme. Il est naturel qu’il s’achève par une réflexion sur la place de la douleur dans la relation médecin-malade.

Le message issu des terminaisons nociceptives a une finalité protectrice. Dès le premier relais synaptique, il engendre l’évitement et il suspend l’action. Au sein des structures supra segmentaires, ce message est interprété en fonction du contexte et de l’expérience du sujet.

L’intervention des dispositifs encéphalinergique et dopaminergique permet à l’organisme d’adapter sa réponse à la situation. Vécue comme une émotion, la douleur provoquée engendre un cri, une mimique, une conduite d’évitement ;

reconnue comme une sensation, sa localisation, son intensité, sa durée sont exprimées par le langage…

La douleur ressentie lors d’une agression, traumatisme, brûlure superficielle ou geste chirurgical, est un signal d’alerte qui est diversement vécu suivant les sujets et suivant les circonstances. L’insensibilité congénitale est l’exemple extrême d’une considérable inégalité génétique en matière de nociception.

Sur le fond de cette diversité naturelle, l’éducation, le milieu social, le contexte culturel façonnent les réactions de chacun. En outre, à tout moment, des déterminants psychologiques interviennent pour moduler la réponse. Dans le feu de l’action, le combattant ou le sportif en compétition ignorent la douleur. Les mystiques la subliment dans l’extase. Dans une relation sadomasochiste, la douleur est recherchée comme un accès au plaisir.

 

Des gestes invasifs, biopsie, manipulation de cathéters, ponction lombaire sont réalisés sous hypnose. L’analgésie ainsi produite est associée à une élévation du seuil des réflexes nociceptifs et elle fait intervenir une activation du cortex cingulaire antérieur. Une telle mobilisation, sous la seule influence de la suggestion, des dispositifs anti nociceptifs est l’illustration des déterminants psychologiques qui personnalisent la relation médicale.

À l’opposé de cette douleur-symptôme, événement sans lendemain, la douleurmaladie est vécue dans la durée et elle tend à imprimer sa marque exclusive à la vie du patient.

Quel que soit son déterminisme : stimulation excessive et persistante des nocicepteurs pour la pathologie somatique, dénaturation du message pour les douleurs neuropathiques, interprétation obstinément erronée de ce message pour les douleurs psychogènes, la douleur chronique est vécue dans le contexte d’une inhibition durable de l’élan vital : attitude en rétraction, contracture réflexe, spasme viscéral pour les affections somatiques, conduite d’évitement pour les douleurs neuropathiques, retrait social et renoncement à l’action pour les psychalgies.

Tout en dévoilant l’inégalité naturelle ou acquise de la tolérance à la douleur, le comportement du patient se plie aux réactions de l’entourage. L’expression physique et vocale de la souffrance intervient à la façon d’un comportement opérant à l’égard des proches dont il mobilise l’empathie. L’appel est modulé suivant l’accueil qu’il rencontre. Alphonse Daudet le constate : « Chaque patient fait la sienne et le mal varie, comme la voix du chanteur, selon l’acoustique de la salle ».

C’est, en premier lieu, au médecin que s’adresse le patient. Avant d’aborder cette rencontre, il est utile de s’interroger sur les facteurs inconscients qui interviennent dans une telle confrontation, ce qui revient à se pencher sur les mystères de l’effet placebo.

Lors des essais contrôlés, une fraction significative des sujets affectés au groupe témoin réagit à l’administration d’une substance inerte de la même façon que les patients qui ont reçu le produit actif. Loin d’être limité à l’administration d’une substance, le même effet s’attache à des paroles ou à des manipulations, à l’emploi d’un appareil, voire à une intervention chirurgicale factice. La sensibilité à l’effet placebo varie suivant la personnalité du sujet. Elle est influencée par la qualité du protocole et par le climat psychologique qui préside au déroulement de l’intervention.

Le phénomène peut être interprété comme relevant d’un conditionnement pavlovien quand le produit inerte est substitué, à l’insu du patient, à une substance active dont le sujet a préalablement bénéficié. Mais l’effet placebo s’exerce aussi en l’absence de tout apprentissage, faisant intervenir la notion d’attente et de désir. C’est dans ces termes qu’Alphonse Daudet fait allusion à la petite maison où il trouve la morphine « J’y pense, je me défends longtemps. Puis j’y vais. Soulagé même dès l’arrivée. » ,

L’anticipation d’un résultat explicité verbalement, suggéré par un effet de groupe, imaginé dans un contexte culturel favorable mais, plus encore le désir de satisfaire un objectif partagé et de plaire à l’expérimentateur font intervenir des dispositifs neuronaux dont l’étude a bénéficié des progrès de l’imagerie fonctionnelle.

 

Les régions du cerveau activées lors d’une analgésie-placebo sont les mêmes que celles qui le sont par les opiacés , le degré d’activation variant suivant que le sujet est haut ou bas répondeur. La participation des opioïdes est confirmée par l’effet antagoniste de la naloxone et par l’action facilitatrice d’un antagoniste de la cholecystokinine. Le dispositif dopaminergique participe à l’effet placebo en soustendant l’anticipation. C’est ainsi que le cortex cingulaire antérieur est activé durant l’analgésie-placebo en corrélation avec une mise en jeu de la substance grise périaqueducale. Une sécrétion de dopamine dans le noyau accubens, proportionnelle au degré d’analgésie est constatée.

L’effet placebo est omniprésent. L’action attribuée à un médicament ou à toute autre intervention médicale à visée thérapeutique lui appartient pour une part. Cette part varie avec la personnalité et les expériences antérieures du patient mais aussi suivant la conduite de l’expérimentation au point qu’une parole malencontreuse, la présentation maladroite du protocole, les explications relatives au consensus préalable, une rumeur critique relative à l’essai peuvent générer un effet « nocebo » L’effet placebo désespère les expérimentateurs parce qu’il échappe à toute évaluation scientifique. Il fait en revanche la fortune des médecines douces : l’acuponcture, les manipulations, la physiothérapie, les cures thermales en bénéficient pour une part sans qu’il soit possible de soumettre leurs résultats à un contrôle en double insu.

« Placebo , Je ferai plaisir »… à qui désirer plaire sinon à celui qui détient le pouvoir de guérir ? L’effet placebo s’inscrit inévitablement dans la relation médecin-malade.

S’il révèle la confiance et l’attente du patient, il engage en retour la personnalité du thérapeute.

Avant de l’interroger, le clinicien laisse le patient s’exprimer. Après l’instauration d’une relation détendue qui apaise l’anxiété, il devient possible de spécifier les modalités de la douleur, ses conditions d’apparition, son siège, son rythme, les facteurs qui la déclenchent, les comportements qui l’apaisent en évitant de suggérer les réponses par des questions par trop incitatives. La striction thoracique se prolongeant dans le bras gauche de l’angine de poitrine, la décharge fulgurante de la névralgie du trijumeau, la sensation brûlante d’une causalgie, les irradiations d’une colique vésiculaire ou néphrétique sont des contributions irremplaçables au diagnostic.

L’épingle à nourrice est un attribut du neurologue au même titre que le marteau à réflexe. La poursuite de l’examen contraint à bien d’autres gestes qui réveillent ou exacerbent la douleur. Loin de nuire, ces manœuvres , lorsqu’elles sont menées avec tact, en avertissant le sujet pour obtenir sa participation, ne font que dynamiser une relation positive. Il a été prouvé que le soin apporté au déroulement de l’examen et le choix justifié des explorations complémentaires renforcent l’effet placebo qui s’attache à l’acte médical.

De cette façon, c’est dans un climat de confiance que le médecin affronte les questions.

Assiégé par la douleur qu’il perçoit, accablé par la douleur qu’il pressent, le patient attend un diagnostic ou au moins une explication ; il sollicite un pronostic, non sans en redouter le verdict ; avant tout, il implore un soulagement. Si la vérité lui est due, il est des façons plus ou moins heureuses de faire face à cette obligation. L’important est de faire entendre au patient toute la vérité qu’il peut supporter et de présenter cette information de telle sorte qu’elle ouvre la perspective d’un traitement.

L’expérience des consultations spécialisées où convergent les échecs thérapeutiques nous a appris le rôle néfaste de quelques prédictions malencontreuses qui, entendues dans les suites douloureuses d’une intervention chirurgicale, dans l’angoisse d’une crise aiguë, ou banalement lors de la soudaine éruption d’un zona, seront fidèlement répétées par le patient plusieurs années après l’événement. Nul doute qu’un tel « effet Cassandre » ne soit une composante de l’effet nocebo.

Chaque médication antalgique a ses indications et connaît des limites. Les plus efficaces exposent à la dépendance. Suivant les cas, l’association d’anti-inflammatoires, d’antispasmodiques, d’anxiolytiques ou d’antidépresseurs est justifiée.

Chaque fois qu’il est possible, la médication s’inscrit dans un programme d’animation : kinésithérapie, ergothérapie voire hydrothérapie ou cures thermales.

Le protocole sera d’autant mieux respecté qu’il est adapté à la personnalité du patient et qu’il le fait participer à l’évaluation des résultats. Pour établir ce programme « sur mesure », le praticien, sans abdiquer son propre engagement, peut faire appel à l’expérience de ses confrères dans le cadre d’une consultation ou d’un centre spécialisé. La prévention et le traitement de la douleur sont maintenant devenus une affaire de Santé publique.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Les arracheurs de dent procédaient au son du tambour, sans égard à la douleur. Opérant sur le champ de bataille, Jean-Dominique Larrey découvrit les vertus analgésiques du froid lors de la retraite de Russie. Le chloroforme acquit ses lettres de noblesse quand la reine Victoria accoucha sans douleur. L’anesthésie qui libérait l’opérateur fut adoptée sans délai par les chirurgiens. Durant tout ce temps, la douleur n’était pas la préoccupation dominante des médecins. Charcot envoyait les tabétiques à Lamalou-les-Bains puis, s’ils insistaient, il les soumettait sans pitié au supplice de la suspension. Il encourageait Alphonse Daudet à user largement de la morphine sans se rendre à l’évidence que les opiacés ne préviennent pas les douleurs fulgurantes.

Au xxe siècle, la recherche diversifia les antalgiques. Les barbituriques, les anxiolytiques, les neuroleptiques et les antidépresseurs enrichirent l’arsenal thérapeutique. Mais, d’une guerre à l’autre, le combat contre la douleur fut conduit en ordre dispersé. En France, il fallut attendre la constitution des CHU pour que soit reconnu l’intérêt de confrontations pluridisciplinaires. À la fin des années 60, Denise AlbeFessard et Jean-Marie Besson m’ont associé à la fondation de la Section française de l’Association internationale pour l’Étude de la Douleur. Cette rencontre de cliniciens, médecins, chirurgiens et obstétriciens, d’anesthésistes, de spécialistes des explorations fonctionnelles et de chercheurs peut être retenue comme consacrant l’avènement d’une prise de conscience collective.

Depuis ce tournant, les Centres de la douleur, les consultations spécialisées, les associations ouvertes aux infirmières, voire aux patients, se sont multipliés et le thème a conquis les médias. Les bénéfices que les malades ont tiré de l’ère nouvelle ne se comptent pas : déculpabilisation de l’emploi des analgésiques ; systématisation des pratiques préventives en chirurgie, en obstétrique, en art dentaire, mais aussi en médecine pour des actes tels que la ponction lombaire ou la pose de cathéters ; prise en compte de la douleur de l’enfant ; développement de l’éducation du personnel en vue de la prévention de la douleur liée aux soins ; conseil apporté aux praticiens et mise à leur disposition de techniques spécialisées. Ajoutons que la recherche pharmaceutique a bénéficié de conditions favorables à l’expérimentation de médicaments nouveaux.

Il n’est pas de progrès sans rançon. Tout centre spécialisé a une vocation de recherche. Pour expérimenter, il faut classer et pour cela étiqueter les patients. Or la douleur chronique supporte mal les étiquettes, « chaque patient fait la sienne ». La démarche qui retient les points communs a pour effet de négliger ce qui fait le propre de la douleur de chacun. Qualifié lombalgique, fibromyalgique, algodystrophique, neuropathique, voire psychalgique, le patient est assigné à un groupe dont il partage le protocole thérapeutique ; il est affecté, s’il y consent, à une cohorte en vue d’une expérimentation.

Ces conditions dégradent la qualité de la relation médecin-malade. Le risque est si vrai que les consultations spécialisées ont recours à l’hypnose pour faire face à la douleur chronique. Sous l’emprise de la suggestion, le sujet modifie sa perception du message douloureux dont la composante affective se trouve réduite. Il en résulte une transformation du comportement dont témoigne la reprise des contacts et des activités en même temps que le patient regagne un certain contrôle sur la maladie.

Faute de mémoire explicite, la douleur de l’animal est vécue dans le moment. Tout au plus, peut-elle, par sa répétition, conditionner une conduite d’évitement. Son expression fonctionne comme un signal d’alerte et non comme un appel. Il n’y a pas trace de compassion dans le monde animal. À l’opposé, la douleur de l’homme cesse d’être un événement pour être vécue dans la durée. Son expression n’a plus une fonction d’alerte, mais elle revêt la signification d’un appel à l’autre, recours prévu par la nature, puisque le cerveau de l’homme, animal social, est structurellement disposé à l’empathie.

La Société se mobilise contre la douleur, notre réunion en témoigne. Mais n’oublions pas que l’appel du patient est adressé en personne à celui ou à ceux qui ont mission de le soulager. Outre l’arsenal thérapeutique, chacun de ces intervenants dispose d’un « pouvoir de bien faire ». En engageant ce pouvoir qu’il partage sans honte avec les guérisseurs, il confère à la relation médecin-malade un supplément d’âme qui, pour l’acte médical, constitue un complément de valeur ajoutée.

 

<p>* Membre de l’Académie nationale de médecine, e-mail : j.cambier@wanadoo.fr ** Conclusion de la réunion de l’Académie des sciences et de l’Académie nationale de médecine du mardi 5 mai 2011.</p>

Bull. Acad. Natle Méd., 2011, 195, no 7, 1507-1511, séance du 4 octobre 2011