Résumé
Avec la publication en 1865 de l’« Introduction à l’étude de la médecine expérimentale » Claude Bernard a ouvert un nouveau champ conceptuel pour les sciences biologiques. Il a élaboré les principes d’une méthodologie expérimentale adaptée à ce domaine. En outre en insistant sur le lien existant entre l’observation clinique complétée par l’étude du milieu intérieur et par l’expérimentation animale, il a mis en place les grands principes de la recherche clinique et plus généralement de la recherche médicale.
Summary
With the publication of l’’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (Introduction to the Study of Experimental Medicine) in 1865, Claude Bernard opened up a new concept in experimental methodology. By stressing the essential link between clinical observation, exploration of the ‘‘ internal medium ’’, and animal studies, he established the founding principles of clinical research.
Lorsqu’en 1865 paraît l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, le monde entier comprend qu’une véritable révolution vient de se produire.
À cette époque, les progrès de la médecine étaient essentiellement nosologiques fondés sur la méthode anatomo-clinique. Les avancées thérapeutiques étaient du domaine des virtuoses du bistouri. Une évolution sous l’impulsion de Louis contri* Membre de l’Académie nationale de médecine, e-mail : rene.mornex@chu-lyon.fr Tirés à part : Professeur René Mornex, même adresse buait à quantifier les évènements cliniques mais, ne donnait pas beaucoup d’application concrète.
Le concept de médecine expérimentale avait été évoqué par l’Abbé Mariotte et par Georges Zimmermann. Il faut ajouter que Portal et Diderot avaient, de leur côté, apporté quelques contributions aux modalités de l’expérimentation.
En 1865, Claude Bernard avait 52 ans. Sa carrière médicale avait été assez modeste.
Interne des hôpitaux de Paris en 1839 sa grande chance avait été d’être découvert par François Magendie qui était alors titulaire d’un service à L’Hôtel Dieu. C’est celui-ci qui l’invita à venir travailler au Collège de France et Claude Bernard devint son préparateur à partir de 1841.
Pendant douze ans, dans ce laboratoire, la moisson scientifique de Claude Bernard est impressionnante avec la découverte :
— des nerfs vasomoteurs — de la fonction digestive du pancréas — de la pharmacologie du curare — de la fonction respiratoire du sang — et surtout de la fonction glycogénique du foie.
C’est cette dernière découverte qui en 1853 est l’objet de sa thèse de science naturelle et c’est à la suite de cela qu’il est nommé professeur de physiologie générale à la Sorbonne.
Lorsqu’en 1855, Magendie quitte sa chaire du Collège de France, c’est Claude Bernard qui lui succède. Sa leçon inaugurale de 1858 apporte deux jugements sur son maître :
« Magendie a fait des découvertes avec des expériences mais n’a jamais formulé de principe ». « La médecine que je dois enseigner n’existe pas ».
C’est à partir de cette affirmation que manifestement sa réflexion se dirige vers une approche purement méthodologique. Et l’on retrouve ainsi dans les manuscrits, en 1858 : « Conception d’un plan d’un ouvrage dogmatique sur la médecine expérimentale », et en 1862 : « Plan général de mon cours de médecine expérimentale ».
C’est donc entre 1862 et 1864 que l’ouvrage est rédigé. On a le témoignage de ce que le titre avait été long à définir puisqu’en janvier 1864 il écrivait : titre définitif :
Principe de la médecine expérimentale.
En réalité, le titre aurait pu être, « De la recherche médicale, je dirais même : de la recherche clinique » mais la période n’était pas prête pour ces évolutions sémantiques. Par contre, la teneur du texte est sans ambiguïté ce que je vais m’efforcer de vous démontrer. En effet, si nous relisons l’ouvrage de Claude Bernard, nous retrouvons une centaine de lignes prémonitoires de la démarche visant à faire progresser les connaissances médicales.
L’ESSENTIEL DU TEXTE La révolution doctrinale 1
Il faut admettre… que sur des êtres vivants aussi bien que dans des corps bruts, les conditions d’existence de tout phénomène sont déterminées de manière absolue.
…Les sciences physiologiques et les sciences physico-chimiques reposent exactement sur les mêmes principes d’investigation.
Les phénomènes vitaux ne sont que le résultat du contact des éléments organiques du corps avec le milieu intérieur physiologique.
La démarche 1
Il faut d’abord poser le problème médical tel qu’il est donné par l’observation de la maladie, puis analyser expérimentalement les phénomènes pathologiques mais, dans cette analyse, l’observation médicale ne doit jamais disparaître ou être perdue de vue.
Elle reste comme la base constante ou le terrain commun de toutes les études et de toutes les explications.
Le point de vue anatomique est suffisant pour reconnaître classer les maladies mais (il) n’explique rien ni sur les causes ni sur les raisons de la mort.
Il y a deux choses à considérer dans la méthode expérimentale :
L’art d’obtenir des faits exacts au moyen d’une investigation rigoureuse et l’art de les mettre en œuvre au moyen d’un raisonnement expérimental afin d’en faire ressortir la connaissance des lois des phénomènes.
L’investigation médicale est la plus compliquée de toutes. Tout l’avenir de la médecine expérimentale est la création d’une méthode de recherche applicable avec fruit à l’étude des phénomènes de la vie, soit à l’état normal soit à l’état pathologique.
L’expérience est une observation provoquée dans le but de faire naître une idée…
L’initiative du médecin consiste à voir et à ne pas laisser passer le fait que le hasard lui a offert.
La méthodologie 1 … l’analyse expérimentale décompose successivement tous les phénomènes complexes en phénomènes simples…
Tout l’avenir de la médecine expérimentale est subordonné à la création d’une méthode de recherches applicables avec fruit à l’étude des phénomènes de la vie, soit à l’état physiologique, soit à l’état pathologique.
1 Ces sous-titres ne figurent pas dans le texte original.
Le précepte général qui est une des bases de la méthode expérimentale c’est le doute…il n’y a de vérité absolue que pour les principes mathématiques. L’expérimentateur a l’esprit nécessairement modeste et souple et accepte la contradiction…
Les coïncidences constituent… un des écueils les plus graves… on ne peut asseoir solidement ses idées qu’en cherchant à détruire ses propres conclusions par des contre expériences.
(Il ne faut) jamais faire des expériences pour confirmer des idées mais pour les contrôler.
L’expérimentateur qui continue à garder son idée préconçue et qui ne constate les résultats de son expérience qu’à ce point de vue, tombe nécessairement dans l’erreur…
et fait une observation incomplète.
Quand le fait que l’on rencontre est en opposition avec une théorie régnante, il faut accepter le fait et abandonner la théorie.
Dans les sciences expérimentales, le respect mal entendu de l’autorité personnelle serait de la superstition et serait un véritable obstacle au progrès de la science…En effet les grands hommes sont précisément ceux qui ont apporté des idées nouvelles et détruit des erreurs.
Ils n’ont pas respecté eux-mêmes l’autorité de leurs prédécesseurs et ils n’entendent pas que l’on agisse autrement avec eux.
L’emploi des moyennes en physiologie et en médecine ne donne le plus souvent qu’une fausse précision du résultat détruisant la variété biologique des phénomènes. La statistique ne peut rien apporter sur la nature du phénomène.
On a le droit de pratiquer sur l’homme une expérience toutes les fois que l’on peut lui sauver la vie.
Tout médecin qui donne des médicaments actifs à ses malades coopère à l’édification de la médecine expérimentale.
Ce qui distingue la médecine expérimentale moderne c’est d’être fondée sur la connaissance du milieu intérieur…plus tard et à mesure que la physiologie fera des progrès on pourra pénétrer dans le milieu intérieur, c’est-à-dire dans le sang.
Comment connaître ce milieu intérieur… si ce n’est en n’y descendant en quelque sorte…à l’aide de procédés de vivisection. Il faut instituer pour la pathologie une vivisection pathologique c’est-à-dire…(qu’il) faut créer les maladies chez des animaux et les sacrifier à diverses périodes des maladies.
Dans l’investigation scientifique, les moindres procédés sont de la plus haute importance. Le choix heureux d’un animal, un instrument construit d’une certaine façon, l’emploi d’un réactif au lieu d’un autre, suffisent souvent pour résoudre les questions générales les plus élevées.
…la médecine ne finit pas à l’hôpital comme on le croit souvent, mais elle ne fait qu’y commencer, c’est le laboratoire qui est le sanctuaire médical. On le voit, la médecine expérimentale n’exclut pas la médecine clinique d’observation : au contraire, mais elle ne vient qu’après elle.
La médecine débute nécessairement par la clinique puisque c’est elle… qui définit l’objet de la médecine, c’est-à-dire le problème médical
L’enseignement 1
Pour être la première étude du médecin, la clinique n’est pas pour cela la base de la médecine scientifique : c’est la physiologie… qui doit donner l’explication des phénomènes morbides. En introduisant cette idée fondamentale …dans l’esprit des jeunes gens dès le début des études médicales, on leur montrerait que les sciences physicochimiques qu’ils ont dû apprendre sont des instruments qui les aideront à analyser la vie de l’état normal à l’état pathologique. Je pense qu’il importe beaucoup de diriger de bonne heure l’esprit des élèves vers la science active expérimentale en leur faisant comprendre qu’elle se développe dans les laboratoires au lieu de leur laisser croire qu’elle réside dans les livres…
L’organisation matérielle 1
Le laboratoire du médecin physiologiste doit être en rapport avec l’hôpital, de manière à en recevoir les produits pathologiques sur lesquels il doit porter l’investigation scientifique.
Il faut nécessairement (qu’il soit) pourvu d’un ou plus ou moins grand nombre d’instruments (qu’il faut) chercher autant que possible à simplifier. L’expérimentateur ne grandit pas avec le nombre et la complexité de ses instruments mais c’est plutôt le contraire.
Le médecin qui est jaloux de mériter ce nom dans le sens scientifique doit, en sortant de l’hôpital, aller dans ce laboratoire, et c’est là qu’il cherchera par des expériences sur des animaux à se rendre compte de ce qu’il a observé sur ses malades…
CONCLUSION
Je pense vous avoir démontré qu’effectivement Claude Bernard est bien le père de la recherche clinique.
Des esprits chagrins pourraient s’étonner qu’auteur des préceptes aussi fondamentaux et aussi lumineux, Claude Bernard n’en n’ait pas poussé l’application.
Il faut dire que les moyens d’investigation humaine étaient, à cette époque assez modestes et que d’autre part son accès à une activité clinique était réduit.
Pour terminer par une réflexion sur les applications des leçons bernardiennes j’insisterais sur trois aspects.
Ce sont tout d’abord dans des états de carences que ce schéma général d’observation, de réflexion, d’expérimentation ou d’application thérapeutique s’est le mieux exprimé : le scorbut entre 1670 et 1753 et le crétinisme par carence iodée entre 1792 et 1860. On doit pouvoir créditer Claude Bernard d’une véritable recherche de médecine expérimentale. Lorsqu’il a pris en charge l’analyse de l’effet mortel des flèches enduites de curare. Il a constaté un fait clinique, analysé le mécanisme d’action du poison, démontré qu’il pouvait disparaître spontanément et que le malade pouvait rester en vie au prix d’une assistance respiratoire.
Parmi ses successeurs, il faut isoler deux personnages qui ont mis en application les méthodes de la médecine expérimentale :
Paul Bert a étudié les gaz du sang à partir de 1872, et en 1878 ses concepts, sur ses conseils, ont permis de traiter les accidents de décompression chez les plongeurs.
A Lyon, Léopold Ollier, chirurgien orthopédique a commencé à découvrir le rôle ostéogénique du périoste, ce qui lui a permis de réséquer des articulations tuberculeuses en laissant se reconstruire une diaphyse osseuse donc en évitant l’amputation.
Je pense que l’on peut rendre un grand hommage à Claude Bernard au début de cette séance consacrée à la recherche clinique en reprenant son texte.
La médecine est destinée à sortir peu à peu de l’empirisme et elle en sortira par la méthodologie. Sans doute, nous ne verrons pas de nos jours cet épanouissement de la médecine scientifique.
Je dis à ceux que leur voie portera vers la théorie ou vers la science pure de ne jamais perdre de vue le problème de la médecine, qui est de conserver la santé et de guérir les maladies.
Je dis à ceux que leur voie dirigera au contraire vers la pratique, de ne jamais oublier que si la théorie est destinée à éclairer la pratique, la pratique à son tour doit tourner au profit de la science.
Il faut dire à l’honneur de la science française, qu’elle a eu la gloire d’inaugurer de manière définitive, la méthode expérimentale dans la science du phénomène de la vie.
Bull. Acad. Natle Méd., 2010, 194, no 9, 1669-1674, séance du 7 décembre 2010