Rapport
Séance du 11 décembre 2007

Célébration du centenaire du Professeur Émile Aron

Pierre Lefebvre *

Célébration du centenaire du Professeur Émile Aron

Pierre LEFEBVRE *

Monsieur le Doyen, Très respecté Maître, Nous fêtons ce soir votre Centenaire .

Lorsque Jacques-Louis Binet m’a fait l’honneur de me confier le soin de prononcer les paroles de circonstance au nom de l’Académie nationale de médecine toute entière, de son Président Pierre Ambroise-Thomas, de lui-même, je répondis d’empressement. Mon bonheur était extrême. Que notre Secrétaire perpétuel veuille bien croire à ma reconnaissance émue.

Monsieur, À l’évidence il ne s’agissait pas de présenter votre Eloge. Nous n’en sommes pas là et vous avez pour cela toute la vie devant vous ! Il me suffit d’exprimer trois sentiments : l’admiration que nous vous portons ; notre fierté de vous avoir parmi nous ;

notre affection. Propos facile pensera-t-on. Que non pas !

D’abord, il m’a fallu choisir entre cent faits significatifs, en prenant garde à ne pas froisser votre modestie. Ensuite, vaincre une légitime appréhension. Tant de lustres me séparent de vous ! Et je ne parle pas de ces trois lustres, espace de temps qui couvre très exactement quinze années, mais de ce lustre hors d’âge, cette qualité qui donne de l’éclat à une vie d’homme et qui est chez vous incomparable. Enfin, il m’a fallu tenir compte du fait que vos amis de Touraine n’ont pas attendu notre Académie pour fêter leur Héros. Vous leur appartenez en priorité. Vous faites partie de leur mythologie et trônez dans leur Olympe. Tout ce mois de novembre, vous avez subi le feu roulant de panégyriques, flots d’éloquence, cérémonies officielles, banquets. Vous avez vaillamment résisté. Que dire de plus aujourd’hui qui n’ait été dit, et surtout mieux ?

Monsieur, Vous êtes né le 2 novembre 1907 au Boulay, un petit hameau sis près de ChâteauRenault, autrefois Château-Rignault, en Indre-et-Loire. Il faut une carte d’étatmajor et une loupe grossissante pour identifier le lieu. A la suite de quelles circonstances votre famille arrivant des marches de l’Est, vint-elle s’y fixer ? Il s’agit d’une saga que seul, Monsieur, vous pourrez conter. A l’origine votre nom (qui était un prénom), s’écrivait avec deux « A ». Il vient de la nuit des temps : Aaron était le frère
aîné de Moïse, premier grand prêtre des Hébreux. Plus près de nous, vos proches aïeux perdirent un A. Ce qui n’était pas grave en soi mais cette élision explique que vous n’êtes nommé que quatrième dans l’annuaire alphabétique de l’Académie nationale de médecine.

Du côté paternel vous venez de Lorraine, de Rambervilliers dans les Vosges. Votre grand-père Paul y exerçait un prospère négoce en tissus ce qui l’incita à créer une usine de confection à Nancy. Entre temps il s’était marié avec Gabrielle Franck, dont il aura quatre enfants : Camille-Edouard, dit Henri, sera votre père ; André (il sera assassiné par les Allemands à Lyon en 1943) ; Max, promis à une brillante carrière hospitalo-universitaire ; Germaine, qui mourut prématurément.

Du côté maternel vos ascendants sont Alsaciens. Votre grand-père Émile Lévy était né à Strasbourg en 1833. Il avait embrassé la carrière des armes. Ancien élève de l’École du Service de santé militaire implanté en la ville, il sera à la tête du Service de santé du corps expéditionnaire français pendant la compagne du Mexique.

Alors que votre famille s’était installée à Nancy, un incident de santé atteignit votre père, jeune lycéen. Très brillant élève, ayant obtenu un prix de version grecque au Concours général, puis étant venu à Paris au Lycée Rollin pour se préparer à entrer à l’École normale supérieure, il fut contaminé par la tuberculose. Soigné en Suisse où il guérit vite, ses médecins ne lui en prescrivirent pas moins la « vie au grand air ».

Il orienta ses études vers l’Ecole nationale supérieure agronomique de Grignon.

Muni de son diplôme d’ingénieur agricole, il serait propriétaire terrien et exploitant agricole. Sans coup férir, Paul Aron en Patriarche — son épouse Gabrielle près de lui — décida le regroupement familial à la campagne. Il trouva sa Terre promise, son pays de Canaan en Touraine. Le 20 avril 1899, il achetait une ancienne propriété seigneuriale, d’époque Renaissance et qui a fière allure avec sa maison de maître à trois corps de bâtiment, une grande ferme, un jardin d’agrément et ses vignes et ses bois à l’entour. C’est dans ce domaine de rêve, appelé « La Chauvinière » que vous passerez votre enfance.

Enfance heureuse s’il en fût. La Chauvinière retentissait du chant des oiseaux et du rire des enfants. Tout en s’occupant de l’exploitation de son domaine, votre père donnait des leçons de grec et de latin. Il le fera jusqu’à 99 ans. Votre mère comme toutes les mamans entourait de soins sa nichée. Vous étiez le quatrième d’une fratrie de six enfants. De celle-ci nous possédons un document photographique. Il date de 1915. Par rang d’âge et de taille, bien alignés, d’abord Jean né en 1901 et Roger né en 1903 ; adolescents distingués, col blanc empesé et cravate noire. Puis Simone, née en 1905, jupette à fronces avec une mimique de quant-à-soi. Vous, Monsieur, col marin et galons aux poignets, vous n’êtes manifestement pas à la fête. Enfin deux frimousses en robe blanche : Hélène née en 1911, un peu boudeuse ; Jacqueline, tout sourire, elle a deux ans.

Les vacances étaient l’occasion de rassemblements familiaux. Gustave Aron, cousin germain d’Henri, Professeur à la Faculté de droit à Paris, y venait accompagné de son fils Raymond. Vous aviez envers celui-ci des affinités. De deux ans à peine votre
aîné, il était un peu votre mentor. Il vous apprit à tenir votre raquette de tennis, vos cartes de bridge. Surtout il contribua à ouvrir votre cœur et votre esprit à la poésie.

Un jour il vous offrit « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » qui avait valu à son jeune auteur Marcel Proust le Prix Goncourt en 1919. Raymond Aron deviendra l’un des plus réputés des sociologues français du XXe siècle. Il sera avec Henri Amouroux qui vient de mourir, le grand historien des temps de l’Occupation.

Vos études cependant se poursuivaient. Après avoir été à la communale au Boulay, vous étiez entré au Lycée Descartes de Tours. Brillant élève, vous obteniez une dispense d’âge pour vous présenter au premier baccalauréat (il fallait avoir seize ans). Dans la foulée vous obteniez votre deuxième baccalauréat dans la section de Mathématiques élémentaires avec la mention « Bien ». Il ne vous restait qu’à choisir la voie d’une carrière. Tout jeune vous aviez entendu l’« Appel de la Médecine », comme avant vous le Père de Foucauld avait entendu l’« Appel du Silence ». En classe de troisième dans un devoir demandé par votre professeur de Français vous aviez rédigé une véritable profession de foi. Oui, la Médecine comblerait votre ardente soif de dévouement et ce don de vous-même aux personnes souffrantes. Un moment vous pensâtes à la Médecine de marine ; un vague désir de voyage, un esprit cocardier entretenu par une tradition familiale — un de vos oncles, Adolphe Aron, avait été tué à Sedan — vous y poussaient. Finalement, votre Mère qui rêvait d’avoir un fils médecin près d’elle enleva la décision. A la rentrée d’octobre 1924 vous vous inscriviez à l’École de Médecine et de Pharmacie de Tours, afin d’y obtenir le Certificat d’Études de Physique, Chimie, Sciences Naturelles, le P.C.N., prélude indispensable. Vous y étiez reçu premier l’année suivante.

Mais l’École de Tours n’étant encore que de « plain exercice », il vous fallait parfaire votre formation scientifique dans une ville de faculté. Strasbourg était toute désignée, par votre atavisme ancestral, et surtout parce que votre oncle, le professeur Max Aron, avait pris votre destinée en main. Max Aron, lumineux maître dont les travaux en histophysiologie l’avaient classé dans l’élite des savants. C’est vousmême, Monsieur, qui l’avez proclamé. Il vous fit entrer à l’Institut d’histologie, dirigé par Pol Bouin, le célèbre inventeur du « liquide de Bouin » qui permet de conserver les prélèvements des biopsies. Reçu aux concours de l’externat puis de l’internant, vous deveniez l’interne de Prosper Merklen, médecin des hôpitaux de Paris, collaborateur de Fernand Widal, désigné pour enseigner à Strasbourg. Parmi vos condisciples était Hugues Gounelle qui relèvera plus tard son nom de Pontanel.

Il présidera l’Académie nationale de médecine, et sera votre ami pour la vie.

La recherche était pour vous indissociable de la clinique. En 1933, une chaire de Physiologie ayant été créée à Tours, vous en étiez nommé titulaire. Vous reveniez dans votre chère ville. Quatre ans plus tard vous prononciez votre Leçon inaugurale.

Max Aron, Prosper Merklen, Alfred Weiss étaient venus de Strasbourg, Léon Binet de Paris. Instants éblouissants de bonheur, et d’autant plus que le 22 mars précédent vous aviez épousé à Bienne, en Suisse dans le canton de Berne, une jeune fille ravissante, Madeleine Löb.

Le 2 septembre 1939 était déclarée la guerre qui allait faire basculer le monde. Vous étiez mobilisé et dirigiez l’ambulance médicale 84 de la cinquième armée installée à Ingwiller en arrière de la ligne Maginot. Quand l’attaque allemande se déclencha le 10 mai 1940, votre formation assura au mieux les soins aux blessés et leur évacuation. Vous étiez fait prisonnier le 21 juin. Alors que vos camarades médecins étaient libérés, c’est pas miracle que vous échappâtes au camp de travail auquel vous étiez destiné. Revenu à Tours vous appreniez que votre nom était retenu sur une liste d’otages établie par la préfecture de police. N’aviez-vous pas lors de votre arrivée en 1933 prononcé une conférence retentissante à l’encontre du fascisme ? N’aviez-vous pas adhéré à la S.F.I.O., suspecte de répandre les idées libertaires ? N’étiez-vous pas conseiller municipal en charge de responsabilités ?

Monsieur, Vous étiez Juif. Pardonnez-m’en si ma voix s’étrangle en l’évocation de faits historiques. La loi du 3 octobre 1940, précisée par la circulaire no 37 du 21 février 1941, préludait aux lois iniques du régime de Vichy. La grande persécution était en marche. Vous fûtes chassé des hôpitaux avec interdiction de soigner et d’enseigner.

Le 7 juin 1942, les nazis imposeront aux Juifs le port de l’Étoile jaune. Face à l’ignominieuse injonction la plupart se soumirent. Ils le firent sans perdre leur fierté.

Quand notre maître Monsieur Baruk passait chaque matin sa visite dans son service de Charenton son Étoile bien en place sur sa blouse blanche, soyons bien persuadés qu’il n’y avait là aucune forfanterie mais, seul, le témoignage d’une foi affirmée.

Vous, Monsieur, vous refusâtes toujours de porter l’Étoile. Que de grandeur, que de courage dans les deux attitudes !

La résistance au régime de Vichy et à l’occupant était encore à ses débuts. Vous avez été l’un des tout premiers à l’organiser dans l’Indre et l’Indre-et-Loire. Vous fabriquiez de faux papiers et de fausses cartes d’identité à l’usage de personnes menacées ou d’aviateurs alliés que vous aidiez à passer en zone libre, établissiez des contacts, trame de futurs réseaux. Mais vous étiez surveillé. A votre tour vous deviez traverser la ligne de démarcation. Accueilli par de sûrs amis, vous entriez dans la clandestinité, d’autant plus angoissante que votre jeune épouse Madeleine qui a pu partir avec vous, donne le jour, le 25 février 1942, à votre premier enfant, François. La « chasse aux Juifs » a commencé. Au mois de juillet la rafle du Vel’ d’Hiv à Paris, les arrestations en province emplissent Fresnes et Drancy, en attente des déportations en Allemagne dont beaucoup de malheureux ne reviendront pas. Votre famille est évidemment inquiétée. Dans leur paisible Touraine, à la Chauvinière, Henri et Eugénie Aron seront arrêtés et conduits menottes aux mains à la gendarmerie de Château-Renault. Abominations dont l’occupant et ses séides porteront la flétrissure à jamais.

Quand, le 11 novembre 1942, les Allemands envahissent la zone libre il vous faut fuir l’emprise directe de la Gestapo. De Lyon avec l’aide de la Croix-Rouge de HauteSavoie, vous organisez le passage de votre fils de huit mois en Suisse, où ses grands-parents maternels viendront le prendre. Le mois suivant avec Madeleine
vous franchissez la frontière à Saint-Julien-en-Genevois. Vous obtenez une carte de séjour et le droit de travailler à la Faculté de Médecine de Genève. Vous y rencontrez un savant de grande vertu, le professeur Édouard Frommel qui se prend d’amitié pour vous et vous accueille dans son laboratoire de recherche, vous faisant participer à ses travaux sur les vitamines et sur l’insuline. Mais la guerre n’est pas finie. Vous avez gardé les relations les plus étroites avec le réseau de résistance de Savoie et vous ravitaillez le maquis en matériels et médicaments. Vous ferez mieux encore en formant une ambulance médico-chirurgicale que vous remettrez aux Forces Françaises de l’Intérieur.

Le 1er septembre 1944, apprenant la libération de Tours, prenant hâtivement congé de vos amis Suisses, vous enfourchez votre bicyclette, seul moyen de communication rapide. Vous pénétrez dans une ville dévastée par les bombardements et vous rendez directement à la mairie où votre ami Jean Meunier, président du Comité départemental de Libération vient d’être nommé Maire, en exécution des directives du gouvernement provisoire de la République. Vous récupérez votre appartement qui a subi quelques déprédations, vous vous empressez de faire revenir votre femme et votre fils. La guerre n’est pas finie, mais s’est déplacée vers l’Est. Dans la France meurtrie, Tours a payé son lourd tribu : les ponts, les voies ferroviaires et routières sont détruits, des quartiers entiers sont réduits à l’état de ruine. Partout il faut nettoyer, reconstruire, réorganiser, porter des secours, assurer des soins, pourvoir aux approvisionnements car la pénurie est grande. Toute la population participe à l’effort colossal. Elle a pour la guider une municipalité exemplaire au sein de laquelle vous déployez une infatigable énergie, tout à la fois médecin, hygiéniste, urbaniste, architecte, car il faut aussi prévoir de nouvelles difficultés qui surgiront avec la proche victoire et le retour des prisonniers. A l’écoute de chacun, précis, chaleureux, efficace, vous faites merveille. La guerre terminée, vous reprenez tout simplement votre place et vos fonctions à la Faculté et à l’Hôpital, comme si rien ne s’était passé.

Vous fûtes quand même décoré de la Médaille de la Résistance.

Monsieur le Doyen, Très révéré Maître, À peine la guerre achevée une ère d’espoir et de prospérité allait s’ouvrir. Vous l’appelâtes « l’Âge d’or de la Médecine ». Le 4 octobre 1945 était créée la Sécurité sociale sous le gouvernement du général de Gaulle. Ce fut une avancée considérable, paradoxalement assez mal appréciée du corps médical. Vous la défendiez aussitôt « comme une acquisition fondamentale pour la santé publique, à l’honneur de la France […] La Sécurité sociale ne se contenta pas d’être un simple système d’assurances contre la maladie, contre les accidents du travail, pour la retraite, elle intervient par son action sanitaire et sociale dans les organismes de prévention ou de traitement. Elle collabora à la construction et à la modernisation des hôpitaux […]. » Ces lignes sont extraites de votre livre : La Médecine en Touraine des origines à nos jours , paru en 1992 aux éditions CLD, à Chambray-lès-Tours. Vous étiez partout inspirant, créant. Tours devenait une capitale de la Médecine. En 1962, son École de

Médecine et de Pharmacie ayant été élevée au rang de Faculté, c’est tout naturellement que vous en étiez nommé le Doyen. Vous l’organiserez de fond en comble l’enrichissant de nouveaux pôles scientifiques comme un centre de dépistage des cancers de l’utérus, l’un des tout premiers en France. C’était le temps malheureux de la fin de l’Algérie française. Spontanément vous décidiez d’accueillir (le mot recueillir serait plus juste) nos infortunés confrères d’Alger. Vous aviez été reçu par eux au temps de leur splendeur et de leur rayonnement. Vous le leur rendiez maintenant. Vous avez été récompensé car vous avez enrichi votre Faculté de la grande école de cardiologie d’Alger. Le professeur Robert Raynaud a laissé son éponyme au syndrome qui porte son nom.

Monsieur, Votre œuvre porte la marque de la médecine contemporaine. Il n’est pas un des fléaux qui menacent notre société et notre vie, contre lequel vous n’ayez engagé de croisade passionnée : l’alcoolisme, la prostitution, l’hépatite B, le cancer. A cet égard vous avez été l’un des créateurs à Tours de la Fondation Paul Métadier à la généreuse initiative des laboratoires pharmaceutiques dispensateurs de bienfaits dans la santé et la culture. Vous avez exercé votre propre mécénat en faveur de dispensaires, d’écoles, de centres de soins, fondé et animé des revues médicales. Vous appartenez à d’innombrables sociétés savantes. Nous le savons tous. Il reviendra à celui d’entre nous qui aura le délectable plaisir de prononcer votre Éloge d’en faire l’inventaire.

Mais je ne puis passer sous silence deux Compagnies auxquelles vous aurez donné le meilleur de vous-même : l’Académie nationale de médecine et l’Académie des sciences, arts et belles lettres de Touraine .

À la première, l’Académie nationale de médecine, vous avez été élu en 1979. Chaque semaine, le mardi à 14 heures 30 exactement, vous participez à ses séances, ce qui ne vous empêche pas de vous restaurer auparavant à la Brasserie Lipp, car, fin gourmet, vous savez qu’« il n’est bon bec que de Paris ». J’évoque un court instant l’Académie il y a une vingtaine d’années. Son paysage a changé avec l’arrivée de jeunes et brillants patrons. Alors Henri Bricaire siégeait près de vous. Devant étaient René Küss et Pierre Maurice. Puis, moi-même au côté de Marcel Roux. Au premier rang étaient le chancelier de l’Institut, Édouard Bonnefous, le doyen Tayeau et, bon pied bon œil, notre maître Henri Baruk. Il vous précéda dans la voie triomphale de nos Centenaires. Monsieur Raymond Bastin alors secrétaire perpétuel avait organisé la cérémonie de noble et digne façon. L’Éloge de Monsieur Baruk sera prononcé par Pierre Pichot, le 24 octobre 2000.

L’Académie des sciences, arts et belles lettres de Touraine, vous l’avez refondue en 1988 avec Philippe Dubreuil-Chambardel. Vous en êtes le Président à vie. Votre immense érudition, votre passion pour l’Histoire, en ont fait un cénacle conservatoire de la pensée tourangelle. Toutes les grandes figures du Val-de-Loire ont défilé sous votre plume : François Rabelais, Pierre de Ronsard, René Descartes, Honoré de Balzac, Jean-Fidèle Bretonneau et ses élèves Armand Trousseau et Alfred Velpeau, Henri Dutrochet. Dans des livres ou dans des conférences éblouissantes vous les
avez fait revivre en ce pays de douce France arrosé par la Loire, le fleuve des Rois.

Vous avez suivi leurs pas au flanc des coteaux vineux couverts de vignes généreuses en bordure de la forêt de Gastine, terre des Muses et de la Dive Bouteille : Rabelais au château de la Devinière près Chinon, Dutrochet à celui de Neuville-sur-Brennes, Balzac au château de Saché. Ronsard surtout dont le souvenir est partout. Vous le voyez lisant Virgile, écrivant les « Odes » et les « Amours » que lui ont inspirés

Cassandre Salviati et Marie Dupin dans son manoir de la Possonnière en terrain Vendômois. Nulle part la pierre de tuffeau n’y est plus blanche irisée au soleil couchant. Nulle part les roses « mignonnettes » ne s’y épanouissent en leur suave parfum. « Mignonne, allons voir si la rose qui ce matin avait déclose sa robe de pourpre au soleil, a point perdu cette vesprée les plis de sa robe pourprée, et son teint au vostre pareil. Las ! … »

Cette évanescence m’invite, Monsieur, à cerner quelques traits de votre personne.

Renaud Donnadieu de Vabres a récemment écrit : « Émile Aron est une sommité sur le plan intellectuel, dont la disponibilité, la gentillesse, la jeunesse d’esprit sont exceptionnelles. Il fait la fierté de la Ville. C’est un esprit ouvert, respectueux des autres. » Votre sourire est doux, attentif, malicieux, un rien moqueur, plein de bonté.

Tolérant au possible, vous êtes intransigeant sur les principes fondamentaux, votre prestance est grande. Monsieur Jean Germain, le très distingué Maire de Tours a écrit que « vous avez traversé le siècle avec cette inimitable élégance dont jamais vous ne vous départissez, une vie baignée de poésie, de tendresse et de lumière ». Je n’aurais garde de changer un iota à cette joliesse. Oui, Monsieur, vous êtes un aristocrate et un poète, un homme encore de la Renaissance. Vous appartenez à la Pléiade. A fréquenter Ronsard, du Bellay, du Baïf, vous avez pris leur langage. Vous continuez à parler de vieillesse quand il est de bon ton de parler de longévité, et de Jouvence pour désigner la jeunesse. François Ier oblige.

Monsieur, Vous avez tout connu, et les grands de ce monde. Des médecins d’auréole : Georges Duhamel, Robert Debré, André Soubiran. Des littérateurs et des artistes : Sacha Guitry, Francis Poulenc. Des hommes d’État : Léopold Sedar Senghor quand, jeune agrégé de grammaire, il avait été affecté au lycée René Descartes de Tours. Il vous recevra plus tard à Dakar… en chef d’État, Michel Debré, ministre favori du général de Gaulle. De tous ces êtres d’exception vous vous êtes fait des amis, au sens plein du terme. L’un vous a marqué entre tous : Henri Bergson. Le Maître, déjà vieillissant, se retirait l’été à Saint-Cergue en Jura. Ses médecins lui ayant déconseillé le climat d’altitude, il s’installa à Saint-Cyr-sur-Loire en Touraine. Vous devîntes son médecin, son ami, le dépositaire de sa pensée. Vous avez écrit des pages magnifiques sur son œuvre que vous avez rassemblées dans un bijou de la littérature : « Henri Bergson, De l’universelle renommée à l’oubli immérité ». Alors qu’il allait mourir, il vous légua sa montre en or de gousset. Sa fille Jeanne Bergson vous la donna : « Je lègue en souvenir au Docteur Émile Aron la montre en or de mon Père car il l’aimait beaucoup ». Il vous laissa aussi nombre d’ouvrages dédicacés. Sur la page de garde de Matière et Mémoire , il avait écrit d’une main ferme : « il faut agir en homme de
pensée, et penser en homme d’action ». Bergson domina la pensée philosophique de son temps. Il eut le mérite d’opposer la spiritualité à la science créatrice. « L’être est durée, invention, liberté ». L’« Homme neuronal », conception moderne et aléatoire l’a-t-il remplacé ? Qu’il nous soit permis d’en douter.

Monsieur, Très respecté Maître, Jacques-Louis Binet m’avait encouragé à rappeler les circonstances de notre rencontre, loin des sempiternelles considérations académiques. Je le fais avec d’autant plus de plaisir que cela me permet de mieux personnaliser mon propos. J’avais le sentiment que je vous connaissais de toute éternité. Plus précisément c’est à Monsieur Gounelle que je dois votre amitié. Il était mon aîné, mon « Ancien » dans la lignée des élèves du Prytanée, et dans celle des Agrégés du Val-de-Grâce. Sans doute s’était-il mis en tête de me faire entrer à l’Académie de médecine. Il vous parla de moi sous un jour favorable, de ma jeunesse fléchoise, angevine, si semblable à la vôtre, tourangelle. Il vous dit comment ma famille fut mise sous surveillance sous l’Occupation. Un jour d’octobre 1943 vint la Gestapo. A peine me regarda-t-elle. Bien renseignée elle me jugea incapable d’ébranler le grand Reich. Mais elle enleva mon jeune frère Philippe. Il venait d’avoir seize ans. Il était membre du réseau Buckmaster. Elle le tortura à la prison du Pré Pigeon d’Angers, de sinistre mémoire. Par Royallieu il partit pour Buchenwald, avant d’être dirigé sur Dora puis BergenBelsen. Dans son convoi « Nacht und Nebel » de janvier 1944, il eut pour compagnon de route Georges Samprun. Le nom de mon frère est gravé dans le marbre blanc veiné de rose qui est apposé dans le péristyle d’honneur du Prytanée et qui porte le nécrologe des anciens élèves de l’École morts pour la France. D’avoir mené un même combat bien que dans des conditions différentes contre la tyrannie nazie nous avait incontestablement rapprochés.

Il me serait agréable d’évoquer enfin deux rencontres. La première survint en 1987 à La Flèche où nous commémorions le 350e anniversaire du Discours de la Méthode .

Un congrès universitaire avait été organisé, placé sous la présidence de François Fillon, alors député de la Sarthe et Ministre de l’Education nationale. Vous étiez venu au volant de votre automobile et nous fîtes bénéficier de votre savoir. Vous êtes l’un des meilleurs connaisseurs de Descartes et de son œuvre. Le philosophe, ancien élève du collège des Jésuites à la Flèche, où il fut contemporain de Mersenne, fondateur de l’Académie des sciences, et de Berwick, fils naturel du roi d’Angleterre et devenu maréchal de France, était mort en 1650 à Stockholm où la reine Christine de Suède l’avait appelé. Son corps rapatrié avait été inhumé d’abord à l’Eglise Sainte-Geneviève puis en celle de Saint-Germain-des-Prés. La Patrie n’était pas encore « Reconnaissante » au sens où nous l’entendons aujourd’hui, et le Panthéon n’existait pas. Au cours des manipulations nécropsiques, on s’aperçut que le cadavre avait perdu sa tête. Dérobée par un admirateur, elle fut retrouvée. Vous en avez suivi la trace au cours d’une rigoureuse enquête. Le crâne se trouve de nos jours dans une vitrine du Musée de l’Homme, à côté de celui de Cartouche, réduit à l’état de curiosité anatomique. Sa place est dans l’église du Prytanée, sous le cénotaphe qui
abrite l’urne contenant les cendres des cœurs d’Henri IV et de Marie de Médicis.

Quand vous aviez exposé la situation à Monsieur François Fillon il vous avait écouté avec la plus grande attention. Il y a vingt ans de cela mais vous aviez semé un bon grain en terre fertile. Vous êtes devenu Centenaire et Monsieur Fillon est devenu le Premier Ministre du Gouvernement. Il est plausible de penser que dès que des questions plus graves et plus urgentes pour la France seront résolues, le souhait de voir le crâne de Descartes rejoindre la Flèche pourra se transformer en véritable projet. Vous en serez le maître d’œuvre.

Une autre journée mémorable que j’eus le plaisir de vivre grâce à vous, se déroula en 1996. Vous m’aviez invité à prendre la parole devant l’Académie de Touraine. J’avais pris pour thème : « Du château de Couzières au Val-de-Grâce ». Autour de cet axe s’était nouée l’« affaire » qui éclata au mois d’août 1637, et qui faillit ébranler le trône de France. De Couzières où elle était assignée en résidence surveillée, à une lieue de Tours, au Val-de-Grâce où la Reine Anne d’Autriche l’attendait dans son couvent, Madame de Chevreuse avait établi un réseau d’intrigues hostiles à la politique de Richelieu. L’affaire était grave, la guerre avait repris avec l’Espagne et, l’année précédente était survenu le désastre de Corbie. Le Roi très au courant commanda au chancelier Séguier de perquisitionner au Val-de-Grâce. Prévenues, les Bénédictines avaient fait disparaître les pièces compromettantes. On ne trouva rien.

Anne, suffisamment compromise par ailleurs dut demander son pardon. Le Roi le lui accorda. Il y joignit le plus beau cadeau. Celui d’un enfant, du Dauphin si longtemps désiré depuis vingt-trois ans de mariage. Le 5 septembre 1638 naissait, à Saint-Germain-en-Laye, Louis-Dieudonné. Il sera le Roi-Soleil. Les voies de Dieu sont insondables, même lorsqu’elles empruntent celles de la Touraine.

J’avais prévu de me rendre à Tours en passant par Amboise et j’avais offert à mon camarade du Prytanée, Mansour Abd-El-Kader, de m’accompagner. Mansour est le descendant en ligne directe et l’héritier de l’Émir. Prévenu aussitôt, notre très éminent confrère, Bernard Debré, le Maire d’Amboise, tint à présenter lui-même, au château d’Amboise, les appartements et les tombes récemment restaurées où reposent les femmes et les enfants de l’Émir. Il offrit au Prince de venir signer le Livre d’Or de sa Ville. Il était midi quand Pierre et Christiane Delaveau nous reçurent chez eux dans leur cottage qui avait appartenu à Pierre Gaxotte. Ils sont ici. Ils savent mon affection profonde. Le soir, après la séance que vous aviez animée avec le Prince, vous nous reçûtes dans une fastueuse réception en votre palais de la rue Béranger.

Vous aviez invité beaucoup d’amis : parmi eux le général Jehan-René Poudelet et sa pétillante épouse Babette, une « demoiselle » Métadier. Votre bien charmante épouse était à votre côté, souriante, attentive. Il m’est doux d’honorer son souvenir.

Monsieur, Il est temps de rentrer dans la Fête. Que celle-ci vous comble. Permettez-moi de vous rappeler le conseil de votre ami Ronsard :

« … Vivez, n’attendez à demain,

Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie. »

Réponse d’Émile Aron *

Je remercie mon ami Pierre Lefebvre de vous avoir présenté, mes chers confrères, mon « observation » avec beaucoup d’indulgence. Sa tâche était ardue, car je suis curieux de nature.

Le Professeur Merklen dont je fus l’interne à Strasbourg a tenté de me freiner et m’a souvent répété « le succès dans une carrière, c’est de savoir se limiter ».

Je vous remercie de célébrer mon siècle dans l’ambiance cordiale de notre Compagnie à laquelle je suis très attaché depuis 1979. Mais cette longévité mérite-t-elle des éloges ? Lorsqu’on vit, on vieillit ! Le vieillissement est un processus vital qui mérite nos études. Henri Bergson nous a avertis que « il y a ouvert quelque part un registre où le temps s’inscrit ». C’est le sort de tous les êtres vivants.

Je dis affectueusement merci à notre Secrétaire perpétuel qui a organisé ce sacre centennal. Son père, le Doyen Léon Binet fut mon maître et mon ami… Voici l’occasion de souligner qu’il fut un éminent pionnier de la gériatrie en créant à l’Hôpital Necker une consultation de gériatrie ainsi qu’à l’Hospice Sainte-Périne, avec de précieux collaborateurs tels que François Bourlière et Henri Bour.

Le grand’père de notre confrère et ami Maurice Guéniot, Alexandre Guéniot, fut en 1880, membre de notre « section d’accouchements », Président en 1906, il siègea cinquante-cinq ans à notre Académie. Il décèdera en 1935 à cent-trois ans. A quatre vingt dix-neuf ans il écrivit un livre intitulé « Pour vivre cent ans ». Il recommandait de manger de la viande et de boire du vin de Bordeaux.

Les hommes, depuis l’Antiquité, ont caressé l’espoir de vivre longtemps à l’exemple des Patriarches de la Bible. L’accroissement de la longévité constitue le phénomène le plus spectaculaire de l’histoire de la biologie contemporaine. Le problème qui se pose pour ne pas vieillir est de rester jeune. En pratique, la recherche des causes du vieillissement et la découverte de traitements de jouvence sont les clés de l’espoir.

La première condition pour convoiter une longue vie, c’est de préparer sa vieillesse à l’avance. Les entorses à l’hygiène corporelle et les dérèglements alimentaires ne pardonnent pas. L’alcoolisme, le tabagisme, l’association alcool-tabac, l’obésité, l’abus des corps gras, une vie sédentaire, l’abandon des exercices physiques, sont autant de risques à l’encontre de la longévité.

* Membre de l’Académie nationale de médecine.

Le Doyen Émile Aron

Les manifestations du vieillissement sont aujourd’hui l’objet de recherches prometteuses, et on peut souhaiter que vieillir ne soit demain qu’une manière de vivre longtemps et non une disgrâce. On ne peut demander plus à la science, et c’était déjà l’avis du Docteur François Rabelais qui, sous le pseudonyme de Maître Alcofribas Nasier, déclarait dans sa Pantagruelique Prognostication « Vieillesse est incurable cette année à cause des années précédentes ».

Que la sagesse des Anciens, amassée au cours des ans, soit utile aux enfants et aux adultes égarés par les célèbres vers du Cid où « vieillesse ennemie » rime avec « infamie ».

Les seniors sont soumis à un harcèlement ininterrompu de laboratoires, souvent suisses, qui vous invitent à rajeunir avec des pilules en vantant leur formule magique.

Une commission de notre Compagnie pourrait étudier l’efficacité illusoire de ces recettes destinées à donner une « seconde jeunesse » et dont le seul mérite est d’alléger les finances des seniors. De ces produits, il en est de classiques, comme le Ginseng, racine de vie d’Extrême Orient, ou la Gelée royale de nos abeilles françaises, ou le topinambour d’Amérique qui nous est proposé avec cette mention sur l’enveloppe « Oui, je veux rajeunir et gagner dix ans avec ce produit révolutionnaire ».

A Amboise, les laboratoires Pfizer fabriquent le Viagra qui est apprécié par de nombreux séniors qui souhaitent retrouver leur vigueur sexuelle d’antan. Voici l’aventure d’un vieux coq qui bénéficia pour l’expérimentation, de la pilule de Viagra :

Le vieux coq et la pilule

Un coq à la retraite Regrettait les vieux jours Où, dans les basses-cours Il faisait ses conquêtes.

Finis « cocoricos » Succès et performances, Le don de sa semence Ne serait de sitôt.

Arrive d’USA Instrument de jouvence, Garantie d’efficicence.

La « Pilule Viagra ».

Notre coq s’en nourrit Sa crête se redresse.

A lui joies et prouesses De jour comme de nuit.

Las, le corps ne suit pas Les appels du désir.

Par excès de plaisir Le coq chut en trépas !

Qui s’en frotta les mains ?

La caisse de retraites…

Voici la moralité :

Vieux coq ne doit faire Plus que ne le permet L’âge de ses artères L’homme, malgré son génie, doit respecter les lois de la Nature. Ne rêvons pas. Je ne crois pas que les vieillards soient une espèce en voie de disparition !

* Membre de l’Académie nationale de médecine

Bull. Acad. Natle Méd., 2007, 191, no 9, 1861-1873, séance du 11 décembre 2007