Publié le 12 janvier 2021

Avis sur la proposition de loi visant à renforcer le droit à l’avortement

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Avis sur la proposition de loi visant à renforcer le droit à l’avortement

(examinée en Commission des affaires sociales de l’Assemblée Nationale le 30/09/2020 puis adoptée en première lecture le 8/10/2020)[1]

 

I – Le constat donne-t-il matière à un questionnement éthique ?

 

Les faits :

Le taux de recours à l’IVG en 2019 est le plus élevé depuis 1990 (232000 soit une IVG pour 3 naissances et 15.6 IVG pour 1000 femmes [DREES]. 8.8 IVG pour 1000 femmes aux Pays-Bas).

Une IVG sur 20 (5%) est réalisée entre 10 et 12 semaines de grossesse (12 à 14 semaines d’aménorrhée)[2].

 

Le nombre et le taux de demandes d’IVG après 12 semaines de grossesse varient selon les sources : entre 1500 et 5000 (< 2%). Une part similaire d’incertitude existe pour le nombre de femmes ayant recours à une IVG à l’étranger après 12 semaines de grossesse : 1000 à 3000 soit 1% environ.

 

Une étude récemment publiée portant sur un échantillon de 204 femmes (dont 27% venant de France) ayant eu recours à une IVG aux Pays-Bas, au Royaume-Uni ou en Espagne montre que 56% des femmes avaient confirmé leur grossesse à 14 semaines ou plus de gestation, alors que 33% des femmes se situaient avant 14 semaines[3].

 

De fortes inégalités territoriales sont constatées en France pour l’accès et le délai de réalisation après une première demande d’IVG, masquées par le délai moyen (7.4 jours).

Une variété de raisons individuelles, organisationnelles, dysfonctionnelles par rapport à la loi actuelle rendent compte du retard de prise en charge de ces femmes.

 

Plus une IVG se trouve retardée, plus elle est éprouvante pour les femmes et lourde pour les professionnels, même si les techniques (échographie, anesthésie…) ont permis d’en atténuer les conséquences.

 

Ces faits ont-ils une dimension éthique ?

OUI si l’on considère que, malgré leur nombre réduit, ces femmes en demande d’avortement retardé se trouvent confrontées à de réelles difficultés qui contreviennent aux principes éthiques :

– de bienfaisance qui est transgressée par des situations personnelles et/ou un parcours enfreignant leur accès à l’IVG dans les délais légaux requis.

– de non-malfaisance, car poursuivre une grossesse non désirée est source de souffrance psychologique avec la violence ressentie qui fait courir un risque ultérieur pour son enfant et envers elle-même.

– d’autonomie, c’est-à-dire de non-respect d’une auto-détermination de chaque femme à interrompre sa grossesse en vertu du droit des femmes à faire leur choix en fonction de leur prérogative individuelle et intime.

– d’égalité en raison d’un accès non équitable sur le territoire national conduisant certaines femmes (dont les moyens le permettent) à se rendre, au-delà de 12 semaines, dans les pays européens qui reconnaissent le droit légal à l’avortement de 14 à 22 semaines de grossesse.

 

II – L’article 1er de la proposition de loi relatif à l’allongement du délai de l’IVG de 12 à 14 semaines de grossesse (14 à 16 SA) soulève-t-il en soi un questionnement d’ordre éthique ?

 

– NON si l’on considère que le CE de l’ANM n’est pas qualifié pour intervenir dans une prise de position relevant…

. D’un débat sociétal sensible et sujet à de vifs débats entre le Droit des femmes à disposer de leur corps et le Respect de l’être humain d’avoir accès à la vie une fois le fœtus constitué de tout ce qui fait une personne humaine potentielle.

. D’un débat d’experts médicaux sur les risques ou non encourus par les femmes recourant aux IVG retardées de 12 à 14 semaines de grossesse.

 

– OUI si l’on considère que cela questionne sur la capacité ou non de la proposition de modification de la loi et plus particulièrement de l’allongement du délai légal de 12 à 14 semaines à apporter la meilleure réponse permettant d’atteindre l’objectif de prévention de la malfaisance, du non-respect de l’autonomie des femmes dans leur choix et de la correction des inégalités par un accès plus équitable des femmes confrontées à une IVG entre 12 et 14 semaines de grossesse.

 

– Se questionner avec lucidité sur l’incertitude des effets favorables et collatéraux potentiels d’une proposition de loi n’est pas nier la souffrance des femmes, mais rechercher la moins mauvaise réponse qui est consubstantielle au questionnement éthique.

 

III – La proposition de loi qui met en avant dans l’article 1er l’allongement du délai légal de l’IVG de 12 à 14 semaines : est-ce la réponse adaptée pour résoudre le problème des IVG retardées ?

 

Le comité d’éthique a pris la mesure des graves difficultés que rencontrent 2% des femmes dont les demandes ne sont pas prises en compte dans les délais. Il estime que des solutions doivent être rapidement trouvées pour remédier à cet état de fait. Il comprend l’intention qui préside à la proposition de l’allongement du délai de l’avortement de 12 à 14 semaines de grossesse mais estime qu’elle ne sera pas efficace pour renforcer le droit à l’avortement, remédier aux racines des difficultés qui persistent et, ne donnant clairement pas la priorité à la prévention, risque de consacrer une fuite en avant vers des délais toujours plus retardés qui ne peuvent être sans conséquences physiques et psychologiques intimes. D’autant que l’étude récemment publiée précitée (3) montre que le report du délai légal à 14 semaines de grossesse aurait un faible impact alors que 56% des femmes ayant recours à une IVG dans un autre pays Européen sont au moins à 14 semaines de gestation et la médiane se situe à 18 semaines indiquant que 50% des femmes sont à plus de 18 semaines de gestation.

Ainsi, pour espérer atteindre l’objectif visé par l’article 1er, il serait donc nécessaire de reporter le délai bien au-delà de ce report de 2 semaines qui n’apparaît pas être la bonne réponse.

 

En particulier, le CE considère qu’une telle prolongation ne permettrait pas de remédier efficacement et durablement à l’atteinte du principe éthique d’égalité car elle ne corrigera pas les inégalités territoriales d’accès à l’IVG responsables de nombre de demandes d’IVG se retrouvant au-delà de 12 semaines de grossesse.

 

Il apparaît au comité d’éthique que prolonger le délai, mis en avant dans l’article 1er de la proposition de loi, ne répondra pas à l’essentiel du problème posé car :

 

– ne supprimera pas les disparités importantes de l’offre de soins selon les territoires

 

– n’améliorera en rien l’accès et la rapidité du 1er rendez-vous et les délais d’attente dans les territoires dont l’offre orthogénique est insuffisante et associée à une filière non réactive.

 

– ne corrigera pas l’insuffisance d’informations des femmes à l’origine de délais et d’une errance inacceptables lorsque la clause de conscience est invoquée sans l’associer à l’orientation et l’accompagnement indispensables requis.

 

– n’offrira pas une meilleure information pour le choix éclairé des femmes entre IVG médicamenteuse et IVG instrumentale/chirurgicale.

 

– n’apportera pas les moyens nécessaires au développement et à la facilitation des IVG médicamenteuses ambulatoires précoces, dans les centres de santé, de planning familial, en veillant à leur proximité.

 

– ne résoudra pas les difficultés de plus de la moitié des femmes qui ont recours à une IVG à l’étranger. (3)

 

– avant de changer la loi, il convient toujours de s’assurer que tout a été fait pour l’appliquer. Or, ce n’est pas le cas ! Car modifier la loi conduit à ignorer ou masquer les carences en ressources humaines, les défaillances organisationnelles et fonctionnelles dans nombre de territoires (ruraux, zones prioritaires…). On ne peut exclure que modifier la loi sans s’attaquer à la racine des problèmes responsables de sa non-application pourrait avoir un effet contre-productif en raison des réticences exprimées par certains praticiens impliqués en orthogénie[4].

 

L’article 1er de la proposition de loi met en exergue la réponse pour 2% des IVG minorant ainsi la mise en avant de l’essentiel soit les mesures préventives et correctrices afin de pallier les insuffisances de l’application de la loi actuelle.

 

 

IV – La proposition de loi relative au transfert de compétences pour l’IVG instrumentale (chirurgicale) aux sages-femmes relève-t-elle d’une dimension éthique ?

 

– NON car il s’agit du champ de compétences professionnelles reconnu ou pas par les instances habilitées à le définir et à l’évaluer.

 

– Le CE, tenant compte des réalités actuelles et soucieux de prévenir toute malfaisance potentielle pour les femmes recourant à l’IVG de façon retardée souligne l’impératif de réunir les conditions pré-requises à ce transfert de compétences (non réunies à ce jour) :

. formation adaptée

. accréditation

. délimitation claire des compétences et des indicateurs d’évaluation :

.IVG instrumentale par la technique d’aspiration (jusqu’à 10 semaines)

 

V – La proposition de loi relative à la suppression de la clause de conscience spécifique

 

– Le CE souligne d’abord et avec force que la clause de conscience générale est attachée à la liberté de conscience qui s’appuie sur la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789) et d’autres textes fondamentaux de la République. Comme le rappelle la décision du Conseil Constitutionnel du 27 Juin 2001 relative à la loi sur l‘IVG et la contraception, la liberté de conscience constitue l’un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (…). Un médecin n’est jamais tenu de pratiquer une IVG.

 

– La clause de conscience a été inscrite de manière spécifique à l’IVG dans la loi de 1975 portant sur l’IVG dans un but de protection des femmes. Il s’agissait à l’époque d’éviter l’errance de celles auxquelles un refus était opposé sur la base de ladite clause.

 

– Une clause de conscience est inscrite dans le code de déontologie médicale, dont peuvent faire usage tous les médecins. Il en est de même pour le code de déontologie médicale des sages- femmes. L’abandon de l’énoncé spécifique, applicable à l’IVG, ne privera donc nullement ces professionnels de la possibilité de ne pas pratiquer un tel acte.

 

– La question majeure, plus essentielle encore, concerne l’errance des femmes confrontées à un refus fondé sur la clause de conscience. Il faut que les femmes en demande d’IVG soient immédiatement informées de l’évocation de cette clause par tel médecin ou telle sage-femme. Elles doivent aussitôt disposer de l’information sur les professionnels ou les structures auxquels elles peuvent s’adresser pour qu’il soit donné suite à leur demande. Le respect de ces obligations (informer immédiatement et adresser) doit être tracé, comme un véritable marqueur de la qualité des soins aux femmes. Il devrait même être assorti de sanctions en cas de non-respect.

Différents moyens peuvent être utilisés pour qu’il en soit ainsi : un annuaire édité par l’agence régionale de santé, livret d’adresses remis par les professionnels, site internet explicatif.

 

– En conséquence, s’il est décidé, à propos de l’IVG, de ne pas reprendre l’énoncé législatif spécifique de la clause, il sera indispensable d’être plus directif et exigeant sur l’information et l’accompagnement dont doivent disposer les femmes en cas de refus, afin de respect du principe éthique de bienveillance.

 

VI – Proposition de mesures préventives visant à répondre au triple défi éthique posé par la situation des femmes confrontées à un retard entraînant une maltraitance, un non-respect de leur autonomie et de leurs droits au regard de l’inégalité manifeste d’accès en certains territoires

 

– Accroître fortement et sanctuariser les moyens humains, techniques et financiers pour assurer les filières réactives des structures d’orthogénie dûment organisées dans tous les territoires pour recevoir les femmes sans délai, les écouter, les accompagner.

 

– Renforcer et contrôler l’obligation pour les médecins appliquant la clause de conscience d’informer sans délai les femmes et de les orienter en leur obtenant les rendez-vous avec un professionnel et /ou une structure d’orthogénie (traçabilité : affichage, remise d’un annuaire et d’une date de rendez-vous dans les 5 jours).

 

– Créer une « cellule d’urgence » par département avec un numéro d’appel et disposer d’un annuaire des centres d’accueil par régions et territoires pour les situations d’IVG retardées dont l’accès ainsi facilité en proximité garantira une plus grande efficacité qu’une loi générale. Un accompagnement réactif des femmes se trouvant au-delà du délai de 12 semaines pourrait être ainsi assuré avec toute la conscience, la solidarité et l’humanité dont les équipes savent faire preuve dans des situations difficiles.

 

– Développer et faciliter les IVG médicamenteuses ambulatoires dans les centres de santé, planning familial par les sages-femmes et médecins.

 

– Veiller à l’accès aux IVG instrumentales afin de donner aux femmes le droit de choisir lorsque les 2 options sont possibles.

 

– Développer les téléconsultations pour informer et accélérer le parcours des femmes afin de réduire les inégalités territoriales d’accès à l’IVG et faciliter les IVG médicamenteuses.

 

– Valoriser la nomenclature de l’IVG afin de donner les moyens aux centres, aux établissements hospitaliers et aux praticiens qui s’impliquent dans la filière de l’IVG.

 

– Obtenir des chiffres fiables par un observatoire de veille et d’alerte des pratiques territoriales avec la participation des femmes sur les délais et rejets des IVG en particuliers tardives.

 

– Mettre en place les formations complémentaires de sages-femmes, les stages et les indicateurs d’évaluation exigés pour accéder à la pratique d’IVG par aspiration jusqu’à la 10e semaine de grossesse.

 

– Donner accès à la formation, à l’évaluation et à la pratique encadrée de l’IVG aux internes en Médecine générale.

 

– Renforcer l’information, l’éducation précocement et de façon répétée en milieu scolaire. Il s’agit de promouvoir fortement une politique de sensibilisation de la jeunesse aux enjeux de la contraception qui ne se limite pas à un cours sur la sexualité, sur la connaissance biologique de la reproduction ou la reconnaissance des premiers signes de grossesse mais qui porte sur la responsabilisation dans son rapport à l’autre, dans le respect de la personne.

La place essentielle donnée à cette éducation aux Pays-Bas rend compte en grande partie de la stabilité du faible taux d’IVG de ce pays (8.5 / 1000 femmes) comparé au taux croissant d’IVG de la France (15.6 / 1000 femmes).

 

Avis du Comité d’Éthique de l’Académie Nationale de Médecine à la suite de l’audition de :

 

Philippe Faucher, Gynécologue-obstétricien, Praticien Hospitalier responsable de l’UF orthogénie à L’APHP, Vice-Président du Réseau Ville-Hôpital pour l’Orthogénie (REVHO).

René Frydman, Professeur Honoraire, Gynécologue-obstétricien.

Adrien Gantois, Président du Collège National des Sages-Femmes.

Nathalie Laurenceau, Sage-Femme coordonnatrice du pôle femme-mère-couple du CHU de Toulouse.

Jacques Milliez, Membre de l’Académie Nationale de Médecine, Professeur Honoraire de Gynécologie-obstétrique.

Israël Nisand, Professeur de Gynécologie-obstétrique au CHU de Strasbourg, Président du Collège National de Gynécologie-obstétrique (CNGOG).

Véronique Sehier, ancienne Co-Présidente du Planning Familial, Membre de la section des Affaires Sociales et de la Santé de la Délégation des droits des femmes et égalité, conseillère du CESE.

Yves Ville, Membre de l’Académie Nationale de Médecine, Professeur en Gynécologie-obstétrique de l’Université Paris Descartes, Chef de service Obstétrique et Médecine Fœtale à l’Hôpital Necker Enfants Malades.

 

Les membres du Comité d’Éthique les remercient pour l’éclairage apporté à leurs débats.

 

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Avis approuvé par le Conseil d’administration le 12 janvier 2021.

 

 

 

                                                                                                             

[1] Rapport n° 3383 fait au nom de la commission des affaires sociales : A. Gaillot (2020). Rapport sur la proposition de loi visant à renforcer le droit à l’avortement, Assemblée nationale, 71 p. http://www.assemblée-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-soc/l15b3383_rapport-fond.pdf

[2] A. Villain (2020). Interruptions volontaires de grossesse : une hausse confirmée en 2019. Études et Résultats, n° 1163, DREES, 7 p. https://drees.solidarités-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er_1163_ivg_bat.pdf

[3] De Zordo S., Zanini G., Mishtal J., Garnsey C., Ziegler A.-K., Gerdts C. (2020). Gestational age limits for abortion and cross-border reproductive care in Europe : a mixed-methods Study. BJOG ; https://doi.org/10.1111/1471-0528.16534.

[4] Raison principale pour laquelle le Collège national des gynécologues et obstétriciens français (http://www.cngof.fr/D_PAGES/MDIR_06.html) et l’Académie Nationale de Médecine ont émis une position défavorable quant à l’allongement du délai à 14 semaines (http://www.academie-medecine.fr/wp-content/uploads/2020/10/Communiqué-IVG-octobre-2020.pdf)