Résumé
Les erreurs médicamenteuses sont à l’origine d’échecs thérapeutiques et d’iatrogénie se traduisant par une morbidité voire une mortalité notamment dans des situations où les malades sont fragilisés ou lorsque les médicaments sont particulièrement toxiques. Ces deux facteurs de risques sont, le plus souvent, cumulés en cancérologie. Pour cette raison, il est très utile de sécuriser le circuit des médicaments anticancéreux, depuis leur prescription à partir d’un protocole thérapeutique validé jusqu’à son administration au malade. L’informatique tient un rôle majeur car elle permet de mémoriser un nombre considérable d’informations liées aux caractéristiques du malade, mais aussi aux médicaments de plus en plus diversifiés y compris les médicaments en essais cliniques, forcément moins bien connus des utilisateurs. Depuis une dizaine d’années, ces systèmes se sont multipliés et nous rapportons l’expérience de l’Hôtel-Dieu, où la mise en place de l’informatisation de ce circuit a permis, outre la sécurisation des moyens thérapeutiques et des économies substantielles, d’offrir au personnel infirmier une disponibilité accrue auprès des malades.
Summary
Medication errors can lead to treatment failure and adverse drug reactions with potentially life-threatening consequences, especially when the patient is fragile or the drug is highly toxic. Both these latter factors are frequent in the cancer setting. Computers can be used to securitize the prescription (through validated protocols), preparation and administration of anticancer drugs, including experimental drugs, as they can store a wealth of information on both the individual patient and the product. We report our experience at Hotel-Dieu Hospital in Paris, where a computerized anticancer drug distribution system has increased treatment safety, provided major cost savings, and allowed nurses to spend more time with their patients.
Introduction
L’iatrogénie hospitalière est un problème majeur de santé publique. Une enquête nationale sur les événements indésirables graves liés aux soins (ENEIS), réalisée par la Direction de la Recherche des Etudes de l’Evaluation et des Statistiques (Ministère des solidarités, de la santé et de la famille), a clairement mis en lumière ce phénomène [1]. Elle a été réalisée, en France, dans soixante et onze établissements de santé, avec un échantillon de 8 754 patients suivis pendant sept jours, soit au total 35 234 journées d’hospitalisation : 6,6 événements indésirables graves pour 1 000 journées d’hospitalisation ont été identifiés au cours de l’hospitalisation (répartition égale entre médecine et chirurgie). Deux événements sur cinq étaient « évitables » ; 49 % liés à une intervention chirurgicale, 24 % à des infections liées aux soins et 27 % concernaient des produits de santé dont 19 % de médicaments. Les événements étaient considérés comme graves s’ils étaient la cause d’une hospitalisation, qu’ils entraînaient une prolongation d’hospitalisation, une incapacité à la sortie de l’hôpital ou un risque vital.
Les études évaluant l’iatrogénie médicamenteuse (effets indésirables induits par les médicaments et erreurs médicamenteuses) montrent des pourcentages qui diffèrent de façon majeure suivant les méthodologies employées. La principale variable est le type d’évènement recensé : effet indésirable, erreur médicamenteuse avec ou sans conséquence, critères de gravité…. Ainsi, le pourcentage d’erreurs recensées peut aller, pour les évaluations les plus optimistes de 4 % au Département de Médecine du Brigham and Women’s Hospital [2] ou 6 % à Harvard School of Public Health de Boston [3] à des chiffres bien supérieurs : 19 % pour une étude en milieu gériatrique en Suède [4], et plus de 40 % pour une étude réalisée en Australie [5]. Les écarts observés entre ces différentes évaluations expliquent les réserves avec lesquelles certaines études ont été accueillies. Ce qui paraît plus important que des chiffres précis, est l’idée que quels que soient leurs auteurs, tous ces travaux révèlent que de nombreuses morts sont évitables [6]. D’autres travaux réalisés en France conduisent aux mêmes évaluations sont aussi variables qu’aux Etats-Unis, oscillant entre 4 % en réanimation médicale, médecine et chirurgie à Tours [7] ou 6,6 % en réanimation à Besançon [8] à plus de 20 % en pédiatrie à Paris [9].
Les erreurs médicamenteuses ne sont ni inéluctables ni la conséquence d’un hasard.
Elles sont presque toujours associées à un facteur humain et sont, le plus souvent, évitables, ce qui suggère l’intérêt d’organiser une véritable politique de prévention
des erreurs médicamenteuses au moyen d’outils adaptés [10]. Ces erreurs peuvent se produire aux trois étapes clés du circuit du médicament en milieu hospitalier : la prescription par le médecin, la dispensation par le pharmacien et l’administration par l’infirmière [11]. Lorsque l’on considère l’iatrogénie médicamenteuse, au moins 25 % de la pathologie induite par les soins, serait en rapport avec une erreur médicamenteuse ou une imprudence, ce qui en fait théoriquement autant d’évènements évitables (APNET [12]).
L’Institute of Medicine (IOM) publia le 29 novembre 1999 dans son rapport ’’To Err Is Human : Building a Safer Health System ’’ les chiffres impressionnants de 44 à 98 000 Américains qui mouraient chaque année en raison d’erreurs médicamenteuses. 71 % des américains estimaient que la révélation de telles erreurs serait de nature à en diminuer le nombre. Ce qui était confirmé quelques années plus tard, en 2003, avec la publication par l’IOM d’un second rapport « Patient Safety :
Achieving a New Standard of Care » selon lequel le partage de l’information était préférable au traditionnel excès de discrétion.
Erreurs médicamenteuses en cancérologie
En cancérologie, l’erreur médicamenteuse peut rapidement revêtir des conséquences dramatiques en raison de la très faible marge thérapeutique des drogues utilisées et de la grande fragilisation des patients.
Le 3 décembre 1994, Betsy LEHMAN, une jeune femme de 39 ans, décédait au Dana Farber Cancer Institute à Boston des complications d’un surdosage en cyclophosphamide. Elle recevait ce médicament dans le cadre d’une chimiothérapie pour cancer du sein [13]. Alors que protocole prévoyait la prescription de 6 g sur 4 jours (soit 1,5 g par jour), elle reçut en un jour 26 g de cyclophosphamide (4 fois 6,5 g). Le service de pharmacie ne détecta pas l’erreur et délivra les 26 grammes demandés. Malgré une prise en charge immédiate en soins intensifs, une insuffisance cardiaque suraiguë emporta la malade en quelques heures. Betsy LEHMAN était journaliste, responsable de la rubrique médicale du Boston Globe , ce qui explique le retentissement de ce drame. L’enquête administrative montra une quantité incroyable de failles dans le système d’assurance qualité : violations des protocoles, rapports d’erreurs sur les médicaments sans suite, mépris des procédures définies, etc. Ce qui dicta une reprise en main des méthodes de travail et fut à l’origine d’une nouvelle génération de programmes de préparation des médicaments anticancéreux.
Parmi les erreurs les plus fréquentes, on distingue les erreurs dans le choix du médicament prescrit ou administré, les erreurs dans la dose administrée, et les erreurs concernant les modalités d’administration.
Dans le cas d’une erreur portant sur l’identité du médicament, les causes sont essentiellement liées à la ressemblance des noms de spécialité ou de DCI. La confusion peut se produire au moment de la prescription ou de la dispensation, notamment en cas de prescription manuscrite peu lisible et mal interprétée lors de
l’administration par l’infirmière. On signale souvent la confusion entre cisplatine et carboplatine, daunorubicine et doxorubicine, vindésine et vinblastine…. Le risque de surdosage susceptible d’entraîner une toxicité ou de sous-dosage est lié à la différence dans les doses habituellement utilisées pour ces couples de médicaments.
Dans le cas d’une erreur de posologie, les conséquences cliniques peuvent être gravissimes [14]. Nous rapportons ci-dessous le cas d’une patiente ayant reçu une dose dix fois supérieure à la dose prescrite.
Mme G…, âgée de 65 ans, est hospitalisée pour une leucémie aiguë myéloide de type 3 (promyélocytaire). La chimiothérapie d’induction par ATRA, daunorubicine, aracytine permet une rémission complète. La patiente est alors incluse dans un nouveau protocole (APL ) de consolidation, comprenant aracytine 2,5 g/j 2000 de J à J , daunorubicine 6,9 mg/j de J à J et trioxyde d’arsenic 8 mg/j en iv 1 7 1 3 pendant 25 jours (Trisénox®). 48 h après, la patiente montre une fièvre et des frissons avec hémoculture sur cathéter positive à staphylocoque coagulase négative méti-R. Elle est transférée en réanimation dans un tableau de choc septique avec défaillance multiviscérale. Elle bénéficie d’une réanimation associée à une antibiothérapie à large spectre. Un décompte rétrospectif des ampoules d’arsenic réalisé dans le cadre des bonnes pratiques d’essais cliniques révèle une erreur dans la dose administrée d’arsenic à J et J : la patiente a reçu 80 mg/j de 2 3
Trisenox® au lieu des 8 mg prévus dans le protocole, soit dix fois la dose prescrite.
Les dosages sanguins corroborent le diagnostic d’intoxication par l’arsenic :
1,4 µ mol/L 72 h après la dernière injection (trois fois les concentrations thérapeutiques pour une LAM 3 (0,4-0,5 µ mol/L). Une hémodialyse et l’administration d’un chélateur oral d’arsenic, le DMSA (Succimer®), 800mg/j, permit une amélioration après 8 jours de réanimation et la sortie de la patiente, sans séquelles.
Les signes cliniques du surdosage ont été masqués dans un premier temps par un choc septique. La prescription était correctement libellée mais le traitement a été dispensé pour une durée trop longue de 25 jours (soit 25 ampoules à 10 mg). Une infirmière, nouvellement arrivée dans le service, avait administré (dès le deuxième jour) dix ampoules au lieu d’une seule. L’analyse de cet accident démontre clairement son caractère évitable dans le cadre d’une préparation centralisée et informatisée de la chimiothérapie.
Dans le cas d’une erreur portant sur la voie ou les modalités d’administration (durée de perfusion) du médicament anti-cancéreux, les conséquences sont variables. Les cancérologues craignent surtout la confusion entre la voie intraveineuse et la voie intrarachidienne. Dans ce cas, les conséquences cliniques sont souvent irréversibles.
Ainsi en 2001, treize cas d’administration rachidienne de vinca-alcaloïdes avaient été observés au Royaume-Uni, conduisant à trois paralysies complètes et à dix décès [15]. Il a été recommandé, depuis, de dissocier dans le temps les injections intrara-
chidiennes et intraveineuses, d’administrer les vinca-alcaloïdes dans un conditionnement de gros volume non compatible avec une injection intrarachidienne, et de prévoir une identification sans ambiguïté de l’étiquetage des seringues.
Les erreurs d’administration ne sont pas le seul fait des « petits » centres hospitaliers. C’est dans les CHU, au niveau desquels on compte les services les plus spécialisés que la fréquence des erreurs médicamenteuses est la plus élevée [1]. Ainsi, dans le cas de la cancérologie et des médicaments anticancéreux, la prescription, la préparation, la dispensation et l’administration informatisées des chimiothérapies apparaissent-elles comme un socle indispensable à la sécurisation du circuit du médicament à chacune de ses étapes, même si cette condition n’est pas suffisante pour garantir une sécurité absolue des soins en cancérologie.
Matériel et méthodes
L’Assistance Publique — Hôpitaux de Paris a retenu le logiciel CHIMIO®, développé par la Société Computer Engineering, pour informatiser le circuit des chimiothérapies au sein de ses hôpitaux. Il permet la gestion de la prescription, la validation pharmaceutique, la préparation, la dispensation et l’administration des chimiothérapies et des produits annexes. Il a été installé à l’Hôtel-Dieu en octobre 2004. Après une « période d’appropriation » du logiciel par les équipes soignantes qui a permis de créer les fichiers « produits » et de définir les protocoles thérapeutiques utilisés pour le traitement des tumeurs solides ou des hémopathies, son utilisation réelle n’a débuté en février 2005 à l’hôpital de jour d’hématologieoncologie. Encore, cette première phase de développement n’a-t-elle concerné que les étapes de prescription et d’administration. Trois mois plus tard, l’unité de reconstitution centralisée a pris en charge la fabrication des préparations de chimiothérapies et le logiciel a pu être utilisé dans l’ensemble de ses fonctionnalités. A la fin de l’année 2005, l’application CHIMIO® a été déployée sur dix-huit postes informatiques : quatre dans le service de pharmacie, trois à l’hôpital de jour d’hématologie-oncologie, quatre en hospitalisation d’oncologie et sept en hospitalisation d’hématologie. Son fonctionnement en réseau permet la transmission en ligne des informations entre les unités cliniques (39 lits d’hospitalisation conventionnelle et 11 postes d’hospitalisation de jour) et service de pharmacie. Au total, 24 médecins à temps plein, 70 infirmières et 10 pharmaciens ont été formés à l’utilisation du logiciel, accessible 24 heures sur 24 et permettant prescription et dispensation jour et nuit, sept jours sur sept.
Prescription
La prescription des médicaments en cancérologie est un acte d’autant plus complexe que les progrès constants, même s’ils sont parfois minimes, doivent impérativement conduire à une mise à jour fréquente des stratégies de soins. Ce qui pose le problème de l’actualisation des connaissances, l’inclusion des nouveaux protocoles après validation par les sociétés savantes nationales ou internationales et des comités
thérapeutiques locaux sur la base de la publication d’essais cliniques contrôlés. Or, si les supports traditionnels ont longtemps conservé leurs adeptes [16], l’approche « informatique » est bien la seule à permettre la mémorisation et la conservation de ce savoir sans limite de volume ou de durée. Ces qualités contribuent à une sécurité accrue.
La prescription ne peut être effectuée que dans le cadre de protocoles rassemblés dans un thésaurus, ce qui permet la standardisation et la définition stricte des choix de médicaments, des doses, des programmes d’administration, etc. Le thésaurus peut être consulté par l’ensemble des professionnels de santé qui utilisent le logiciel : médecins, pharmaciens, personnels infirmiers, rendant ainsi l’information aisé- ment accessible et lisible. Une fois validé, un protocole ne peut être modifié que par un « senior administrateur », ce qui permet de minimiser le risque d’interprétation erronée par les internes en médecine du service. Lors de la création des protocoles, comme au moment de la prescription, le médecin peut, en permanence, consulter la « fiche produit » du médicament que le pharmacien aura rédigé faisant figurer ses indications, sa posologie, ses contre-indications, les principales interactions physico-chimiques susceptibles d’entraver son bon usage, mais aussi données de stabilité en fonction du solvant de perfusion choisi. L’utilisation de ces protocoles n’est possible qu’après une double validation médicale et pharmaceutique.
Avant la prescription proprement dite, le médecin inclut, lors d’une première étape, son patient dans le protocole choisi. Il a ainsi ultérieurement accès à la prescription et peut, alors rédiger l’ordonnance sur un support informatique. Compte tenu des données relatives au poids et à la taille du patient, qui sont des champs obligatoires, le logiciel calcule la surface corporelle du patient et propose au médecin les posologies théoriques correspondant au protocole. Un certain nombre de modifications sont alors possibles :
— On peut diminuer la posologie d’un des médicaments au point de l’annuler, ce qui correspond à la suppression du médicament, — On peut augmenter la posologie, mais sans dépasser un maximum de 10 %, — On peut aussi modifier le solvant dans la limite des stabilités.
En revanche, le remplacement d’un médicament par un autre est impossible.
Il est également possible de paramétrer une dose maximale cumulée pour les médicaments qui le nécessitent. C’est en particulier le cas pour les anthracyclines ou la bléomycine, dont la toxicité de cure en cure est cumulative. Le logiciel utilisé calcule la dose cumulée reçue par le patient et alerte le médecin, lors du déroulement des cures, au moment où la dose est sur le point d’atteindre la dose maximale paramétrée (par exemple 550 mg/m2 pour la doxorubicine).
Une fois validée, la prescription passe de l’état « protocole prévu » à l’état « protocole prescrit » et le nom du prescripteur est enregistré lors de sa signature. Dès cet instant, la validation pharmaceutique de la prescription est possible. Mais la dernière étape, spécifique, consiste à faire passer la prescription de l’état « protocole
prescrit » à l’état « protocole demandé ». C’est cette opération qui déclenche la fabrication des poches de chimiothérapie par le service de pharmacie. Cette étape est impérative car dans la plupart des situations, le cancérologue prévoit a priori la prescription d’une cure à un patient sans l’avoir revu. C’est évidemment le cas au sein d’un hôpital de jour où le malade n’est pas hébergé. Or, c’est à l’issue d’une évaluation du statut clinique et biologique du malade, que le cancérologue confirme (ou infirme) le passage du protocole, de l’état « prescrit » à l’état « demandé ». Le service de pharmacie attend ce qu’en langage de travail on appelle le « OK chimio » qui scelle la décision du prescripteur de mise en route du protocole de chimiothérapie. Cette fonction « OK chimio » est paramétrée dans le protocole de sorte qu’il puisse être donné soit une seule fois à J , soit uniquement certains jours de la cure 1 nécessitant une surveillance particulière ou si c’est jugé utile dans le protocole, chaque jour de la cure.
Dès lors qu’un patient est inclus dans un protocole et que l’ordonnance d’une première cure a été enregistrée, le logiciel génère automatiquement les éléments de la prescription des jours suivants. Le médecin peut toutefois choisir de valider ces propositions de dates au contraire de les modifier.
Chaque médecin dispose d’un code d’accès au logiciel qui détermine ses droits :
— Senior administrateur qui peut créer, valider, modifier les protocoles, et bien sûr prescrire et donner les « OK chimio », — Senior qui peut prescrire et donner les « OK chimio », — Junior qui ne peut que prescrire.
Validation pharmaceutique de la prescription et préparation de la chimiothérapie
L’utilisation de l’outil informatique apporte la majorité des informations dont le pharmacien a besoin pour lui permettre d’effectuer une analyse pertinente. La validation pharmaceutique nécessite la vérification, d’une part de la nature du médicament prescrit et de sa posologie par rapport aux données de poids et de surface corporelle du patient, d’autre part des données de stabilité de chaque préparation demandée. Ceci présente un intérêt majeur lors de la gestion de fabrications à l’avance des poches ou seringues de médicaments permettant de planifier l’organisation des fabrications (préparation des poches plusieurs jours à l’avance quand c’est possible).
Une des difficultés de l’analyse repose sur le fait que le logiciel utilisé ne gère que le circuit des médicaments anticancéreux et les médicaments annexes (antiémétiques, hyperhydratation…). Malheureusement une partie importante des médicaments administrés par ailleurs au patient (antibiotiques, antifongiques…) échappent à l’analyse pharmaceutique, ce qui ne permet pas d’apprécier réellement l’ordonnance du patient.
Une fois la prescription validée par le pharmacien, l’édition de la feuille de fabrication et des étiquettes destinées à identifier la préparation est alors lancée.
Le logiciel permet de d’effectuer une traçabilité totale (par numéro de lot) des éléments utilisés pour la préparation :
‚ les médicaments (principes actifs, solvants) ‚ les dispositifs (diffuseurs portables, seringues, aiguilles, compresses…) ‚ les tubulures.
Il appartient au pharmacien de déterminer l’étendue de la traçabilité qu’il souhaite mettre en œuvre, mettant en balance d’une part la sécurisation de la préparation et d’autre part les contraintes pratiques que requiert une traçabilité de tous les élé- ments de la fabrication.
L’identification des préparations est réalisée à l’aide d’étiquettes comportant les informations suivantes :
· Nom, prénom du patient, · Dose du médicament, · Date de péremption, · Date de naissance · Durée de perfusion, · Heure d’administration, · Dénomination commune · Conditions de conservation, · Voie d’administration.
· Nom de la spécialité, · Numéro d’ordonnancier, Ces différents éléments constituent une aide précieuse pour le personnel infirmier lors de l’administration de la préparation et donc une sécurité pour le patient.
Dispensation
Une fois fabriquées, étiquetées et contrôlées, les préparations constituées d’une seringue, d’un diffuseur portable ou d’une poche et d’une tubulure adaptée, sont placées dans une enveloppe protectrice, le cas échéant opaque à la lumière si le médicament est photosensible. Les poches sont alors dispensées au service utilisateur. Un bordereau de dispensation a été préalablement édité permettant au personnel infirmier ou au médecin de vérifier la conformité de l’étiquetage des préparations. Ce document, signé d’une part par le pharmacien et d’autre part par un médecin ou une infirmière du service, constitue la trace de la dispensation, élément contractuel entre service de pharmacie et service de cancérologie.
Administration
Le personnel infirmier utilise le plan d’administration édité à partir du logiciel afin de planifier les administrations à chacune des étapes de la cure. Comme les autres documents édités à partir du logiciel, le plan d’administration est adaptable à l’utilisateur. Ainsi, dans le même établissement, on peut proposer un plan d’administration personnalisé par service, ce qui, aux yeux des utilisateurs, renforce l’idée que la mise en place de l’informatisation du circuit des anticancéreux n’est pas un bouleversement imposé, mais au contraire une amélioration des conditions de travail et des standards professionnels.
Le maintien d’un plan d’administration au format « papier » permet d’alimenter le dossier infirmier et semble aujourd’hui irremplaçable. La validation par l’infirmière
de l’administration des médicaments anticancéreux directement dans le logiciel permet non seulement de saisir les horaires de début et de fin d’administration mais également de consigner les incidents éventuels tels qu’un arrêt de perfusion, avec la cause de cet arrêt et la dose de médicament effectivement perfusée, etc. Cette étape est essentielle car de sa réalisation en temps réel dépend la génération, par le logiciel, du programme d’administration des médicaments des jours suivants.
Résultats et Discussion
Ce type d’organisation a été mis en place à l’Hôtel-Dieu comme dans d’autres établissements hospitaliers français, ce qui a facilité les coopérations entre établissements. C’est par exemple le cas aujourd’hui dans le cadre du pôle régional francilien « Cancer Ouest » où les pharmaciens de l’Hôtel-Dieu coopèrent avec ceux de Cochin, Curie, Necker, Georges Pompidou, René Huguenin, Foch et SaintJoseph afin d’adapter au mieux leur outil de travail et d’échanger leurs informations et leurs expériences.
La mise en place d’un outil informatique en réseau tel que celui-ci permet de renforcer la sécurité des soins, la collaboration entre services cliniques et service de pharmacie, de promouvoir la communication entre les différents acteurs du circuit du médicament. Malgré la croissance des ressources dévolues aux institutions hospitalières, force est de constater que, d’un pays à l’autre, d’une institution à l’autre, des accidents dramatiques se reproduisent. Devant ces difficultés probablement liées à un rythme accru de taches pour les personnels, à une formation probablement inadaptée et à la mise en jeu d’armes thérapeutiques de plus en plus puissantes, les seules réponses concrètes ont reposé ces dernières années sur le développement des nouveaux moyens en informatique hospitalière [17]. L’informatisation du circuit du médicament a pour corollaire une transformation des pratiques conduisant à une véritable réorganisation des services cliniques sur la base de quelques principes parmi lesquels figure une prise de conscience par les équipes soignantes des risques encourus par les malades en raison d’erreurs de prescription ou d’administration de médicaments [18].
La sécurisation de chacune des étapes du circuit du médicament est un travail sans fin. Il convient de mettre à profit les expériences du quotidien, les idées apportées par chacun des personnels (médicaux ou non) impliqués, pour améliorer les gestes effectués et les solutions techniques retenues. Une des limites du système est que plus on recherche les éléments de risques et les causes d’erreur, plus on fait croître l’angoisse des partenaires. L’équilibre entre sérénité et prudence est la règle, mais la « transparence » sur les erreurs est un impératif de qualité.
Même si certains auteurs se plaignent du faible nombre d’études d’impact et se demandent si l’installation de tels systèmes n’est pas de nature à générer un surcroît d’effets négatifs et une augmentation substantielle des coûts [19], la prescription informatisée apparaît aux yeux du plus grand nombre comme un progrès majeur de la qualité en cancérologie. Outre le respect de la précision des protocoles et la qualité
des préparations apportées par l’informatique, d’autres éléments extérieurs participent à la réussite du système : la rapidité de livraison des poches, l’anticipation des programmes thérapeutiques, l’organisation de la disponibilité des places d’hôpital de jour, la vérification de la qualité des pompes de perfusion, etc. [20].
Un des éléments les plus spectaculaires observés est probablement la qualité de l’approche multidisciplinaire. De ce fait, se construisent de nouvelles solidarités entre les services impliqués qui s’expriment notamment par ce que les anglo-saxons appellent un « nonpunitive reporting environment ’’ (environnement non-punitif) stimulant la transparence nécessaire à l’analyse des erreurs ou des insuffisances [21].
Dans un système d’assurance qualité, la neutralisation du « facteur humain » semble indispensable. Mais la confiance réciproque, certes nécessaire, ne doit pas conduire à un immobilisme des procédures et une confiance excessive des partenaires [22]. Ce qui est toujours un facteur de progrès est la remise en cause et, le cas échéant, le changement radical des procédures et des méthodes [23].
Ces dernières années, les domaines d’application de l’informatique au service du circuit du médicament à l’hôpital, se sont multipliées. La traçabilité des médicaments dérivés du sang, rendue obligatoire depuis 1995, permet par exemple de retrouver l’identité de patients ayant reçu une unité appartenant à un lot retiré du marché. Il en est de même pour les dispositifs médicaux implantables qui sont désormais tracés, qu’il s’agisse d’endoprothèses coronaires, de prothèses articulaires ou d’implants dentaires. Ces exemples démontrent la place que l’ordinateur peut avoir comme instrument de mémoire, de tri et de classement… Mais une application plus performante encore repose sur l’utilisation de programmes de prescription et de dispensation des médicaments. La saisie de la prescription réalisée au lit d’un malade au moyen d’un micro-ordinateur de poche peut désormais être télétransmise au moyen d’une borne infrarouge vers un poste de soin et le service de pharmacie. Le système de dispensation informatisée évalue la qualité de l’ordonnance par rapport à un référentiel sur lequel les partenaires se sont mis d’accord et une base de données de type THERIAQUE®. Ces systèmes experts sont appelés à un grand développement [24].
Contrairement aux idées reçues, l’informatisation du circuit du médicament n’est pas réductrice des responsabilités et des missions des partenaires hospitaliers. En même temps qu’un formidable stimulant de la formation continue des médecins et des pharmaciens, il renforce la qualité des soins et allège la charge de travail des personnels. Si ordinateurs et logiciels ne protègent pas de manière absolue à l’égard des défaillances du système hospitalier, ils offrent, par exemple dans le domaine de la chimiothérapie anticancéreuse, une aide précieuse pour améliorer la sécurité de la prescription de la préparation et de l’administration des médicaments.
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[24] BOBB A., GLEASON K., HUSCH M., FEINGLASS J., YARNOLD P.R., NOSKIN G.A. — The epidemiology of prescribing errors : the potential impact of computerized prescriber order entry., Arch. Intern. Med ., 2004, 164 (7), 785-92.
DISCUSSION
M. Jacques-Louis BINET
Avez-vous observé des accidents avec votre système à l’Hôtel-Dieu ? Quels sont les services d’hématologie qui disposent d’un système informatique identique ?
Depuis que ce logiciel est installé à l’Hôtel-Dieu, aucune erreur ni aucun incident n’ont été signalés par les différentes équipes (hématologie, oncologie ou hôpital de jour). Sur le pôle régional Cancer Ouest plusieurs établissements disposent de ce logiciel : outre l’Hôtel-Dieu, Cochin, Georges Pompidou, Curie et René Huguenin utilisent le même outil.
M. Denys PELLERIN
Vous avez parfaitement démontré l’intérêt de l’informatisation de la prescription, et de la dispensation du médicament, dans une pathologie précise : le cancer, dans le cadre de protocoles thérapeutiques pré-établis. Qu’en est-il de l’informatisation de la prescription du médicament dans les établissements polyvalents ? Quelles indications, quelle sécurité, quelle évolution ?
Le temps qui m’était imparti m’a incité à centrer mon propos sur la cancérologie, mais il existe aujourd’hui diverses autres applications qui fonctionnent à partir d’une prescription informatisée, d’une validation pharmaceutique (reposant sur une base de données sur le médicament fiable, comme THERIAQUE) et d’une dispensation nominative. C’est
le cas, par exemple, du logiciel PHEDRA qui est installé dans divers établissement de l’Assistance Publique — Hôpitaux de Paris. Ces logiciels sont d’autant mieux acceptés que leur application est simple : la gérontologie, par exemple, est plus simple à adapter que la réanimation. Les sécurités sont validées au quotidien pour des milliers de malades.
L’évolution voudrait qu’à chaque prescription validée corresponde une dispensation individuelle. Ici les questions de moyens en personnels peuvent retarder les évolutions.
* Service de Pharmacie, Pharmacologie, Toxicologie de l’Hôtel-Dieu, 1 place du Parvis NotreDame, 75181 Paris Cedex 04. Tirés à part : François CHAST à l’adresse ci-dessus. Article reçu et accepté le 14 novembre 2005.
Bull. Acad. Natle Méd., 2005, 189, no 8, 1721-1733, séance du 22 novembre 2005