Résumé
Sous le nom d’amusie sont regroupés les troubles de la perception et de l’exécution de la musique d’origine cérébrale que ne peuvent expliquer d’autres atteintes motrices, sensitives ou périphériques. L’amusie est le plus souvent associée à d’autres désordres neuropsychologiques, nous rapportons une observation exceptionnelle d’amusie isolée d’apparition brutale chez un chef de chœur, révélatrice d’un infarctus du planum temporal droit dû à une thrombose de l’artère carotide interne. Les divers constituants de cette agnosie auditive pour la musique ainsi que les secteurs perceptifs respectés sont analysés par rapport à l’implication de chaque hémisphère cérébral dans la perception de la musique, mise en évidence d’après les observations cliniques connues et l’imagerie fonctionnelle cérébrale.
Summary
Amusia is the impaired perception and performance of music due to brain lesions that do not affect motor or sensory skills. Amusia is usually associated with other neuropsychological disorders. We report an exceptional case of pure amusia of sudden onset in a professional choir conductor, following right-sided temporal planum infarction revealing internal carotid occlusion. We describe this patient‘s symptoms in relation to published observations and to the conclusions of PET scanning. This clinical case confirms that singing disorders and impaired timbre and melodic perception are particularly linked to the right temporal lobe, whereas rhythm perception involves the left temporal lobe.
INTRODUCTION
Le terme d’amusie, créé par Knoblauch en 1888 [1], désigne globalement les troubles de la perception et de l’exécution, vocale ou instrumentale, ainsi que de la représentation mentale de la musique, en rapport avec une lésion cérébrale et en l’absence de dysfonctionnement cochléaire, et que ne peuvent suffire à expliquer des déficits moteurs, sensitifs ou sensoriels pas plus que des troubles de nature aphasique ou apraxique.
Le plus souvent, l’amusie fait partie d’un ensemble complexe comprenant d’autres signes neurologiques ou neuropsychologiques ; isolée, elle est exceptionnelle, il n’en existe que peu d’observations publiées. L’amusie de perception ou réceptive est la forme la plus habituelle, c’est une agnosie auditive pour la musique, nous en avons décrit trois degrés [2] : le premier se caractérise par l’impossibilité de reconnaître la nature musicale du stimulus auditif perçu. Dans la forme du second degré, le patient reconnaît bien que ce qu’il entend est de la musique, mais il n’en perçoit pas un ou plusieurs éléments comme le rythme, les timbres ou les hauteurs. Le troisième degré, c’est l’impossibilité d’identifier l’œuvre entendue (agnosie asémantique) [3]. La séparation de trois types d’amusie touchant respectivement la perception, l’exécution ou la représentation cérébrale de la musique est plus théorique que réelle ; à notre connaissance une amusie d’exécution pure n’a jamais été décrite, et quand survient une amusie de perception, elle entraîne le plus souvent une difficulté ou une impossibilité de chanter, de se servir de son instrument habituel, et de se représenter mentalement la musique. Les troubles de la lecture ou de l’écriture musicale font partie des amusies et peuvent être rattachées au second degré.
Le pronostic des amusies est fonction de leurs causes, quand il s’agit, comme ici d’un infarctus temporal, l’évolution est en général favorable, ce qui ne fut pas le cas chez notre patient.
OBSERVATION
Monsieur C. Pierre, né en 1928, ancien ingénieur, a appris à chanter dès sa jeunesse ;
bien qu’il n’ait pas fréquenté un conservatoire, il a acquis, au prix de nombreux stages, une solide formation de chef de chœur et c’est cette profession qu’il exerce
depuis douze ans. Il dirige trois chorales qu’il fait travailler à raison de trois répétitions par semaines. Il n’a pas l’oreille absolue mais il possède une excellente oreille relative qui lui permet de repérer la moindre erreur de justesse dans un ensemble choral. Il n’a pas reçu de formation instrumentale, il est néanmoins capable de s’aider du piano pour apprendre de nouvelles mélodies.
Le 10 février 1999, à 21heures30, au cours d’une répétition, il a l’impression qu’un, puis plusieurs choristes chantent faux et il leur en fait la remarque ; quelques minutes plus tard, il ne peut distinguer les différentes voix et la polyphonie perd sa netteté. Son acuité auditive est normale, sa conscience est parfaite, il ne met pas en doute la nature musicale des sons qu’il perçoit. Il n’a aucun trouble de la compré- hension ni de l’expression du langage. Il ne ressent aucune autre gène, pas même une céphalée et il rentre chez lui sans encombre.
Le lendemain matin, il identifie bien les sons de l’environnement ainsi que les voix de ses proches qu’il comprend normalement, mais quand il veut écouter ses disques préférés, il n’entend qu’un bruit informe, laid et désagréable rendant les airs impossibles à identifier ; il s’aperçoit alors qu’il est incapable de chanter, ne maîtrisant plus la hauteur des notes et ne pouvant pas se représenter mentalement les mélodies. Au téléphone, il a toujours bien perçu le langage verbal et reconnu la voix du locuteur.
Le 12 février, il consulte un otorhinolaryngologiste qui ne décèle aucune anomalie, « l’examen audiométrique est normal, à droite comme à gauche, sans trouble de l’intelligibilité ». Le 15 février, le patient est hospitalisé dans le service de neurologie du CHU de Besançon.
L’examen neurologique ne montre pas d’anomalie en dehors de l’agnosie musicale.
En revanche, il existe des antécédents vasculaires : crises angineuses favorisées par un tabagisme ancien, hypertension artérielle, hypercholesterolémie plus une bronchite chronique et des apnées du sommeil.
Le scanner cérébral, réalisé cinq jours après le début montre une hypodensité temporo-pariétale droite témoignant d’un infarctus cérébral. L’échodoppler des vaisseaux du cou révèle une occlusion de l’artère carotide interne droite. L’angiographie met en évidence une occlusion complète de la carotide interne droite peu après son origine avec bonne collatéralité : il existe une inversion du courant sanguin dans l’artère ophtalmique droite, et une revascularisation de l’hémisphère droit par l’artère carotide interne gauche et la communicante antérieure. L’artère vertébrale gauche est hypoplasique. L’échographie cardiaque par voie thoracique et transœsophagienne est normale.
Un traitement d’héparine à dose efficace, qui sera relayé par un antiagrégant plaquettaire est mis en route. Après quarante-huit heures, les troubles perceptifs commencent à régresser, le patient reconnaît qu’il entend de la musique mais il ne peut pas identifier les airs qui lui semblent étrangers et chante faux. Il subit une rééducation par une orthophoniste musicienne qui apporte peu d’amélioration. Le 22 juin 1999, il est dirigé vers le service de neurologie du CHU de Caen pour des examens neuropsychologiques.
RÉSULTAT DES EXAMENS NEUROPSYCHOLOGIQUES
Au CHU de Caen, en juin 1999, les examens du langage ne montrèrent aucune anomalie ; le test d’écoute dichotique verbal était normal ainsi que les épreuves de discrimination ou d’identification phonémiques et d’identification des bruits de l’environnement (44 présentations identifiées sur 44 présentations).
NEUROPSYCHOLOGIE DE LA MUSIQUE
Hauteurs, Les sons présentés étaient délivrés par un synthétiseur dont le malade assis à un mètre cinquante ne pouvait voir le clavier. La discrimination (pareil-pas pareil) de sons flûtés identiques, différents d’un demi ton était parfaite (34 essais sur 34).
Timbres , la discrimination d’une série de timbres de même intensité sonore, enregistrés sur une bande, montre huit échecs sur vingt-quatre présentations (un premier instrument joue une note, l’épreuve consiste a déceler l’entrée en scène d’un second instrument qui se met à jouer la même note). Une épreuve standard d’identification des timbres montre dix bonnes réponses sur dix.
Rythmes, la reproduction et la discrimination de rythmes sont normales ; il en est de même des mouvements (ou mètres), la lecture des rythmes écrits sur la portée est parfaite.
Mélodies, la discrimination (épreuve pareil-pas pareil) de deux mélodies inconnues composées spécialement a été étudiée dans deux contextes. Dans un contexte de contour violé, le patient doit distinguer si ces mélodies sont identiques, il ne fait aucune erreur (24 bonnes réponses sur 24). Dans un contexte de contour respecté, il présente une gène pour effectuer la tâche bien que les résultats soient globalement bons mais pas parfaits (22 sur 24). L’identification verbale des mélodies familières était correcte dans 31 essais sur 34, les trois mélodies non dénommées spontané- ment furent correctement identifiées par désignation du titre écrit dans un choix multiple de quatre.
Dictée musicale (les deux premières mesures de la Sonate pour piano dite facile de
Mozart, Koechel 545 sont délivrées par un synthétiseur que le patient ne voit pas).
Dans la première mesure les notes sont à leur place sur la portée mais les valeurs de notes sont écrites toutes identiques, puis il déclare « je suis complètement perdu bien que je connaisse ce morceau » et il abandonne. Si on prononce le nom des notes, il les écrit sans difficulté sur la portée puis en clair au dessous de celle-ci, il n’existe ni alexie ni agraphie musicale.
Accords, la première consigne est de dire si deux accords de trois notes présentés par paires et séparés par deux secondes, joués sur le synthétiseur délivrant un son flûté, sont pareils ou pas pareils (une seule note était différente) : un premier essai était
parfaitement réussi (12 sur 12), un second test plus difficile révélait quatre erreurs sur douze. Le troisième test consistait à dire si les accords parfaits, présentés à l’état fondamental, dans les mêmes conditions étaient des accords parfaits majeurs ou parfaits mineurs ; ce test révéla six erreurs sur douze présentations.
Chant , le patient chante faux et se critique, la simple lecture de la musique en disant les noms des notes ne lui pose pas de difficulté, en revanche il ne pouvait solfier en chantant juste.
Epreuve de congruence d’accords , le patient doit dire si le dernier accord d’une suite de dix clôt d’une façon satisfaisante une séquence. Sans échouer, il exprime un manque de confiance en lui.
Les PEA du tronc cérébral ainsi que corticaux (inférieurs à 300 milli-secondes) sont normaux.
En résumé : les troubles de la perception de la musique sont isolés. Ils respectent le rythme, la perception élémentaire des hauteurs. En revanche quatre mois après le début, le patient fait des erreurs dans la perception des timbres, dans la reproduction d’une mélodie et dans la dictée musicale qui est irréalisable ainsi que dans la discrimination des accords. Il est incapable de chanter. Ont disparu : le trouble de la reconnaissance des mélodies, l’impression de laideur et de perte du plaisir musical à l’audition d’un disque classique.
DONNÉES DE L’IMAGERIE CÉRÉBRALE
Le scanner initial fait le 5 février 1999, trois jours après l’accident vasculaire, mit en évidence une plage hypodense compatible avec un accident ischémique dans le territoire temporopariétal droit.
Un première IRM cérébrale faite le 22 février à Besançon a confirmé le scanner.
Une seconde IRM faite au CHU de Caen le 23 juin, interprétée par référence à l’atlas de Talairach et Tournoux [4] a permis de préciser les limites exactes de cet infarctus. Il occupe la partie supérieure horizontale du gyrus temporal supérieur dans sa moitié postérieure c’est-à-dire le planum temporal droit ou aire 42 (fig.1), appelée jadis aire auditive secondaire.
En avant, l’infarctus laisse à distance le gyrus de Heschl, ou aire 41 (aire auditive primaire).
En profondeur la lésion est corticale et sous—corticale, elle reste externe n’atteignant pas les radiations acoustiques.
Vers l’arrière (fig.2), la lésion mord sur l’aire 22, l’équivalent de l’aire de Wernicke à droite, restant cortico-sous-corticale, elle respecte l’aire 40 ou gyrus supramarginalis ; plus en arrière la lésion entoure dans la substance blanche la profondeur du sillon temporal supérieur mais en respecte les berges.
En arrière, elle ne va pas jusqu’au cortex occipital.
FIG. 1. — Coupe coronale de l’hémisphère cérébral droit rapportée à l’atlas de Talairach et Tournoux : infarctus du planum temporal, figuré en noir en regard du no de l’aire (42) DISCUSSION.
Rauschecker et al . [5] ont remis en question l’opposition entre le cortex visuel qui répond à une organisation parallèle des afférences et le cortex auditif qui traditionnellement répond plutôt à une organisation en série. Ils ont décrit trois aires tonotopiques sur le cortex de la partie supérieure du gyrus temporal supérieur :
l’aire auditive primaire (A1) qui occupe le gyrus temporal transverse de Heschl ;
l’aire caudomédiale (CM) occupant le planum temporal en arrière du gyrus de Heschl, l’aire rostrale (R) située en avant du gyrus de Heschl. La partie ventrale du corps genouillé médian projette à la fois sur A1 et sur R en ce qui concerne les hauteurs et les sons purs, A1 sert de relais pour CM. La partie dorsale du corps genouillé médian projette sur CM en ce qui concerne les sons complexes et les hautes fréquences (donc les harmoniques). Les sons phonétiques sont traités surtout par la partie moyenne de T1et les aires 21 et 22 gauches chez le droitier. Ces aires ont des caractéristiques histologiques : le gyrus de Heschl est fait de koniocortex à petits
FIG. 2. — Partie postérieure de l’infarctus, dans la substance blanche entourant le sillon temporal supérieur, en regard des numéros des aires 21 et 22.
neurones granulaires alors que des cellules pyramidales sont présentes dans les régions CM et R [6].
L’atteinte de la perception auditive d’origine cérébrale se distingue cliniquement en trois syndromes :
— La surdité corticale, due à la destruction bilatérale des gyrus de Heschl, se traduit par une surdité sans anomalie de l’oreille interne avec abolition des potentiels auditifs corticaux. Des lésions bilatérales sous corticales, des radiations acoustiques ou des tubercules quadrijumeaux médians peuvent donner un même tableau clinique.
— Dans l’agnosie auditive le patient ne reconnaît pas les sons, qu’il affirme cependant entendre, la lésion siège dans le gyrus temporal supérieur épargnant le gyrus de Heschl ; si les lésions sont bilatérales l’agnosie touche les trois types de sons : langage, musique, environnement, si elle est seulement gauche chez le droitier, elle donne généralement.
— Une surdité verbale pure.
— Si elle est unilatérale droite comme chez notre patient, elle entraîne une agnosie de perception pour la musique, ou pour la musique et les sons de l’environnement.
En raison de la pureté du syndrome clinique et de la petite taille de la lésion ischémique, notre observation est démonstrative du rôle du planum temporal droit dans la perception de la musique, corrélation que nous pourrons comparer aux cas d’amusie publiés et aux résultats de l’étude par la caméra à positons, réalisée pendant l’audition d’une bande musicale [7].
L’absence d’aphasie chez notre patient démontre que le langage et la perception de la musique empruntent des canaux différents. L’inventaire des fonctions musicales préservées peut être corrélé avec le respect de l’hémisphère gauche.
La normalité de la perception et de l’expression du rythme s’explique puisqu’il est traité par le cortex frontal gauche dans la région de l’aire Broca, région concernée par la composante expressive du langage, notamment la segmentation de la production verbale motrice. Chez le patient de Mavlov [8], atteint d’une perte spectaculaire de la fonction rythmique, c’est dans l’hémisphère gauche que siégeait l’infarctus en cause, il était temporo-parietal , chez celui de Di Pietro [9] dont l’amusie se résumait à une impossibilité de discriminer et de reproduire les rythmes, l’infarctus était également temporo-pariétal gauche, il faut souligner que notre chef de chœur a toujours affirmé qu’il n’avait jamais eu de difficultés avec la perception ou l’exécution du rythme sous toutes ses formes. Le rythme musical est une fonction composite qui recouvre le mouvement ou mètre (mouvement de marche, de valse etc.) et le rythme proprement dit ou perception de la segmentation du temps en subdivisions inégale ; ceci expliquerait que des lésions temporales antérieures droites ou bilaté- rales aient pu être incriminées dans le défaut de perception des différents types de rythmes. La perception du rythme stricto sensu est dévolue à l’hémisphère dominant tandis que les autres composantes rythmiques (mouvement ou mètre) sont traitées par l’hémisphère droit, ici les deux composantes étaient intactes.
La reconnaissance élémentaire des hauteurs des sons (pitch) qui est traitée tant par l’hémisphère gauche que par l’hémisphère droit a toujours été intacte chez notre patient. Chez le sujet normal, les travaux de neuroimagerie fonctionnelle montrent l’implication préférentielle des régions temporales supérieures droites dans l’analyse de la hauteur musicale, bien que les régions gauches participent également à cette analyse [7]. La supériorité droite ou gauche pour la perception des hauteurs musicales et des mélodies est fonction de nombreux paramètres : longueur et familiarité des stimuli utilisés, niveau d’expertise musicale du sujet, stratégies et analyses utilisées. Ainsi, la participation de régions préfrontales ou pariéto-occipitales dans des tâches de perception mélodique reflètent notamment ces facteurs stratégiques ou cette expertise.
L’hémisphère dominant tient également sous sa dépendance l’identification de l’œuvre musicale entendue, ce qu’attestent de nombreuses observations cliniques [10] ainsi que les données de la caméra à positions qui localise l’impression de
familiarité dans plusieurs aires : frontale inférieure, temporale supérieure, cingulaire supérieure gauches [11]. Or notre chef de chœur souffrit initialement de l’impossibilité de reconnaître ses airs préférés malgré l’intégrité de son hémisphère gauche, ceci n’est nullement contradictoire : les patients atteints d’une lésion temporale gauche ont une difficulté à identifier ce qu’ils entendent (agnosie asémantique) mais les autres capacités de la perception et de l’exécution de la musique sont conservées [12, 13], à l’inverse, dans notre observation, la lésion temporale droite altérait la qualité de la perception de la musique, c’était une agnosie aperceptive pour la musique, l’altération du message sonore en faisait une référence inutilisable, qui rendait impossible son identification.
On a longtemps cru que l’hémisphère droit était le seul impliqué dans la perception de la musique, il existe des observations de musiciens professionnels qui après un accident vasculaire hémisphérique gauche ont pu, malgré leur aphasie, continuer leur carrière de chef d’orchestre, de compositeur, de pianiste ou d’organiste [14]. En fait, les travaux modernes montrent que les deux hémisphères cérébraux participent, mais de façon différente, à la perception de la musique.
L’étude des déficits neuropsychologique de notre patient permet d’en déduire le rôle du lobe temporal droit dans la perception et l’appréhension de la musique. Ces déficits concernent la perception des mélodies, des timbres, et la disparition du plaisir musical.
Helmohtz [15] a montré que les timbres résultent de la composition spectrale du son, c’est-à-dire de sa composition en harmoniques, ce qui explique que les agnosies pour la musique comprennent souvent des erreurs dans la perception des timbres, puisqu’elles sont dues à des lésions rétro Hescheliennes touchant le planum temporal, zone de perception des sons aigus donc des harmoniques. Les patients confondent souvent les voix de leurs proches avec des bruits divers comme ceux d’un moteur, ce qui n’était pas le cas chez notre chef de chœur, en revanche, la musique après avoir été perçue comme un bruit lui parut par la suite déformée, méconnaissable et surtout laide et désagréable. C’est la perte du plaisir musical, certains patients perçoivent des œuvres qu’il aimaient comme plates, inexpressives, sans intérêt. Beaucoup d’arguments autorisent à penser que le lobe temporal droit module le plaisir attaché à l’audition de la musique.
Zattore et coll . [16] ont montré que la discrimination et la reconnaissance des mélodies s’opère dans le gyrus temporal droit chez le droitier. Liegeois — Chauvel et al . [17] ont rapporté qu’une cortectomie temporale droite (faite comme traitement de l’épilepsie rebelle au traitement médical) perturbait aussi bien la perception de certaines mélodies que des intervalles alors que la seule exérèse gauche ne perturbait que la perception des intervalles. Peretz a opposé [18] la perception d’un contenu mélodique à partir d’une représentation globale non analytique de l’enveloppe sonore (ou contour), qui est sous la dépendance de l’hémisphère droit à la perception élémentaire de la hauteur des sons qui dépend de l’hémisphère gauche. Ainsi le rôle des deux lobes temporaux est complémentaire dans la perception des mélodies.
Comme l’avait très bien analysé Husserl dans sa Phénoménologie de la conscience intime du temps [19] : une mélodie n’est pas perçue comme une succession de petits segments (bien qu’il ne cite pas le nom, il s’agit des intervalles successifs) mais comme un tout : « que plusieurs sons successifs donnent une mélodie, c’est possible seulement par ce que la succession des processus psychiques s’unifie sans plus pour former un ensemble. Ils sont l’un après l’autre dans la conscience, mais ils tombent à l’intérieur d’un seul et même acte de conscience ». Cette capacité holistique du lobe temporal droit de percevoir les mélodies comme des ensembles a deux corollaires : la possibilité de stocker les mélodies comme autant d’éléments de la mémoire musicale, la possibilité de les restituer par le chant et de s’y référer pour chanter juste , notre patient avait perdu l’image sonore du contour de la mélodie qu’il désirait chanter [17] on comprend que la dictée musicale soit encore irréalisable trois mois après l’accident vasculaire causal. En cas de disparition de l’image sonore du contour, du fait de la lésion temporale droite la justesse devint aléatoire. Zattore et al . [16] ont localisé dans l’hémisphère cérébral droit la faculté de discriminer la hauteur des notes, cependant des lésions droites ne produisent pas toujours comme c’est le cas pour notre patient des troubles perceptifs de la hauteur musicale de base.
Ce fait n’est pas contradictoire : reconnaître un changement de hauteur d’un son est une opération élémentaire proche de la détection d’intervalles exécutée sur ordre, la consigne met en jeu des représentations d’échelle de hauteur comme en témoigne l’activation des aires visuelles détectée par la caméra à positons chez des non musiciens lors de jugement d’intervalles [7]. Au contraire la reconnaissance d’une mélodie repose sur une perception holistique d’un contour. Son évocation exacte est nécessaire à sa traduction vocale par le chant.
Ainsi l’écoute musicale est une re-création qui consiste a segmenter le discours, pour en extraire des phrases mélodiques avec leurs particularités, leurs timbres, leurs nuances, leurs inflexions, permettant à l’auditeur au cours d’instants privilégiés de prendre conscience des intentions de l’auteur.
L’absence de trouble de la perception des sons de l’environnement traités cependant par la même aire corticale que la musique peut s’expliquer par leurs projections bilatérales et par le fait qu’ils sont plus résistants, ne répondant pas à des rapports d’harmoniques aussi précis et immuables que ceux de la musique.
Le caractère isolé et brutal n’est pas l’aspect le moins intéressant de notre observation. A notre connaissance, le cas de Griffith [20]qui rapporte une amusie par lésion temporale droite chez un droitier est proche du notre mais l’amusie n’était pas isolée, il existait une hémiplégie gauche.
Enfin, la récupération constatée quatre mois après le début chez notre patient n’était que partielle, ce qui permet de supposer qu’il n’existe pas un transfert de la fonction perceptive et représentative des mélodies depuis le cortex temporal droit vers le cortex temporal gauche symétrique . Vraisemblablement, au cours de l’évolution darwinienne, les fonctions de cris modulés signifiants ont-elles précédé l’apparition du langage articulé, et ont-elles été localisées de façon plus immuable et moins capables d’adaptation que celles du langage.
ÉVOLUTION
Le patient a pu reprendre la direction de ses chœurs en octobre 1999. Il a subi pendant cinq années une rééducation avec une orthophoniste musicienne qui lui réapprenait à chanter. Récemment il a fait plusieurs crises d’épilepsie partielles complexes au volant de sa voiture, annoncées par une hallucination visuelle, sous forme d’une lueur colorée clignotante, mais sans hallucination auditive, suivie d’une désorientation spatiale avec agnosie des lieux, il a été obligé de demander son chemin pour rentrer chez lui. Un traitement anti-épileptique a été institué qui a fait disparaître les crises.
Le 16 mars 2006, le patient déclare qu’il perçoit bien la musique en tant que telle, il l’écoute avec plaisir, la lit normalement et aucun détail d’interprétation ne lui échappe. Il perçoit discrimine et reconnaît normalement les timbres émis séparé- ment, ce qu’il ne fait qu’avec beaucoup de difficulté à l’écoute d’un orchestre symphonique. Quand il dirige, en cas d’erreur, il a du mal a « détecter le pupitre fautif ». Il insiste sur le fait qu’il n’a jamais eu de troubles de perception ou d’exécution du rythme musical, ce qui l’aide pour la reconnaissance des mélodies. Sa représentation interne de la musique est imparfaite. Il peut se représente avec difficulté les mélodies dans sa tête sans les chanter mais sa mémoire des mélodies est déficiente surtout quand il doit en mémoriser de nouvelles. Son principal handicap est qu’il chante faux, si il est accompagné par un instrument il dit qu’il est amélioré, il croit qu’il entend juste (ce qui est invérifiable) mais qu’il ne peut pas chanter juste ;
par exemple, il ne peut spontanément chanter en arpégeant un accord parfait majeur. Pour diriger le chœur, le diapason ne lui est d’aucun secours, c’est un de ses chanteurs qui, à l’aide d’un synthétiseur, doit donner le ton des notes exactes avant de commencer.
Le 18 novembre 2006, le patient nous déclarait (par téléphone) qu’il chantait toujours faux du fait qu’il ne pouvait placer sa voix. Il lit parfaitement la musique et n’a aucune difficulté avec le rythme, mais il n’entend pas bien la mélodie « dans sa tête » comme le font tous les musiciens. En s’aidant du piano, il ne se représente que grossièrement la mélodie, il déclare ne pas pouvoir « entrer dans la musique ».
EN CONCLUSION
Le suivi prolongé de ce chef de chœur permet de conclure que, près de huit ans après l’infarctus du planum temporal droit causal, le maître-symptôme durable et électif est la perte des représentations mentales (ou imagerie sonore) des mélodies, entraî- nant une difficulté d’apprécier la justesse, une impossibilité de chanter juste, et de faire une dictée musicale, mais sans altération des rythmes.
REMERCIEMENTS
Les auteurs remercient Messieurs Vincent de la Sayette pour son aide dans la lecture anatomique des IRM cérébrales et le report des images sur l’atlas de Talairac et Tournoux et Philippe Conejero pour son assistance technique.
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[21] Addendum : au moment de mettre sous presse paraît une importante revue sur les amusies :
STEWART L., VON KRIEGSTEIN K., WARREN J.D., GRIFFITHS T.D. — Music and the brain :
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DISCUSSION
M. Claude Henri CHOUARD
Quelles sont les hypothèses rendant compte des amusies essentielles ?
Les hypothèses sont au nombre de trois mais ne se contredisent pas : la première pourrait être appelée fonctionnelle, elle incrimine un environnement sans musique dans la petite enfance : j’ai observé un ami-médecin, par ailleurs très cultivé, proche de cette catégorie.
Il n’avait reçu aucune culture musicale et n’avait jamais chanté de sa vie. La seconde hypothèse incrimine une origine génétique. La troisième est lésionnelle et soutient l’existence d’anomalies de la substance blanche frontale droite. Il est concevable que, comme chez les aveugles de naissance, la privation de la fonction puisse entraîner une atrophie localisée, non pas occipitale mais ici, frontale droite.
M. Patrice TRAN BA HUY
La rareté de cette observation la rend particulièrement intéressante en ce qu’elle permet une approche quasi expérimentale des mécanismes complexes et passionnants de la perception de la musique. Quels sont les rapports éventuels entre l’amusie acquise de votre patient et l’amusie congénitale ? Des travaux récents suggèrent que cette dernière serait en rapport avec des anomalies de la substance blanche du cortex frontal droit. Existe-t-il une différence entre les deux types d’amusie ? Les deux types d’amusie relèveraient-elles de régions distinctes ? Les professionnels de la musique comme votre patient développeraient-ils, par plasticité, d’autres zones d’intégration ? Des études par IRM fonctionnelle ont-elles été conduites comparant les ‘‘ musiciens ’’ possédant éventuellement l’oreille absolue et des sujets contrôles ou ‘‘ amusiciens ’’ ?
Le terme d’amusie est, comme celui d’aphasie, très flou. Les cas d’amusie « lésionnelle » ne sont pas tous identiques. Je ne suis pas en mesure d’établir une comparaison entre les aspects cliniques des amusies spontanées et acquises. Il me semble que les difficultés d’adaptation tonale sont au premier plan dans les amusies congénitales. En ce qui concerne l’oreille absolue, les travaux des auteurs allemands sont résumés dans mon livre « Le cerveau de Mozart ». Vous y trouverez des observations de musiciens professionnels cérébro-lésés, et la question de la plasticité cérébrale avec le texte princeps de JeanPhilippe Rameau.
Bull. Acad. Natle Méd., 2006, 190, no 8, 1697-1709, séance du 21 novembre 2006