Résumé
Les aliments revendiquant un bénéfice nutritionnel ou de santé se multiplient en réponse aux attentes des consommateurs. Ce marché est l’objet d’enjeux industriels et commerciaux puissants. Mais la question est de savoir si certains aliments sont effectivement dotés d’effets santé, et si la population générale ou des groupes particuliers peuvent en tirer un réel bénéfice. Ceci impose de définir les conditions de validation, de communication et de suivi au travers d’un cadre réglementaire spécifique. L’émergence du concept d’aliment fonctionnel pour une nutrition optimisée, puis la construction des bases scientifiques susceptibles d’asseoir la démonstration de la fonctionnalité, et la mise au point d’une méthodologie rigoureuse appuyée sur des marqueurs, sont successivement développées. On décrit le contenu du projet de Règlement européen conçu autour de ces bases et présenté en juillet 2003. Les péripéties politiques entourant son adoption future sont évoquées. La Commission européenne défend la rigueur d’une autorisation préalable fondée sur la justification scientifique a priori des allégations et la définition de profils nutritionnels. Le Parlement européen soutient une procédure plus souple de notification, préservant pour les PME l’accès à un marché porteur. Entre rigueur scientifique et rigidité réglementaire, la voie est étroite pour la formulation commerciale d’allégations nutritionnelles et de santé dont les consommateurs attendent sans doute plus de merveilles qu’elles ne peuvent apporter.
Summary
The number of foods bearing health and nutrition claims is growing in line with consumers’ expectations. This market offers attractive prospects of profit for industry and commerce. The question is whether such foods really have health effects, and whether the general population or specific groups really benefit from their use. Specific regulations are needed to define the conditions of validation, communication and follow-up of such claims. The European Community’s internal market is currently governed by a fragmented set of regulations and enforcement systems. Member states’ national regulations differ in substance and application. For these reasons, the European Commission is seeking to create and adopt a common regulation. The following article considers the main stakes relating to consumers’ health expectations, public health, and industrial and commercial interests, together with the origins of the concept of ‘‘ functional foods ’’. In contrast to the ‘product based’ approach in other cultures (Japan, North America, etc.), Europe has chosen a ‘science based’ approach focusing on physiological functions. In particular, Europe funded the FUFOSE program (Functional Food Science in Europe) coordinated by ILSI (International Life Science Institute). The bases of true functional food science are considered — how to identify beneficial interactions between food components and specific body functions, and to understand the underlying mechanisms in order to construct hypotheses for testing on volunteers. A methodology based on biological markers has been developed. Europe then funded the PASSCLAIM program (Process for the assessment of scientific support for claims on foods) aimed at identifying relationships between a functional effect (normal or enhanced function) and a health benefit or a reduced risk of disease. Selected aspects of these 10-year programs illustrate the scientific bases for a European regulation of nutrition claims and so-called health claims (improved function and reduced risk of disease). The main points of the proposal are summarized. The most important questions are the need for prior authorization of health claims, and the possible banning of any claim on some foods, due to their bad ‘‘ nutritional profile ’’. This implies that such claims will have to be firmly grounded in science. However, these restraints were contested by the European Parliament, which preferred a simple notification procedure and suppressed the reference to ‘‘ nutritional profiling ’’ for identifying good and bad foods. These recent political episodes reflect the lobbying aimed at preserving innovation and development, mainly by small companies that are unable to support the cost of heavy research files. In addition, there is no scientific agreement on how to determine the nutritional profile of a given food. However, the Council of Europe restored the initial text, which will again be examined by the European Parliament in the coming months. The author emphasizes the fine line that must be drawn between scientific accuracy and regulatory rigidity when validating nutrition claims, which consumers are only too willing to accept at face value.
INTRODUCTION
D’une manière générale, alléguer consiste à mettre en avant un argument pour appuyer ses dires. Ainsi peut-on alléguer les bienfaits pour la santé de tel comportement (activité physique) ou de tel aliment (fruits et légumes). Dans le domaine spécifique de l’alimentation, le Codex Alimentarius définit une allégation comme toute « mention qui affirme, suggère ou implique qu’une denrée possède des caracté- ristiques nutritionnelles particulières », quelle qu’en soit l’origine, tandis que la réglementation européenne (règlement CEE 178/2002) définit une denrée alimentaire comme « toute substance ou produit, transformé, partiellement transformé, ou non transformé, destiné à être ingéré ou raisonnablement susceptible d’être ingéré par l’homme » à l’exclusion des médicaments.
L’Europe s’est dotée de règles détaillées en matière d’étiquetage (directive 2000/13/CE du Parlement et du Conseil concernant l’étiquetage et la présentation des denrées alimentaires ainsi que la publicité faite à leur égard), et notamment en matière d’étiquetage nutritionnel des denrées alimentaires (directive 90/496/CEE du Conseil). En outre, la directive 2000/13/CE interdit d’attribuer aux denrées alimentaires des propriétés de prévention, de traitement et de guérison. Correctement appliquées, ces dispositions devraient être de nature à prévenir les abus, pour autant qu’elles ne feraient pas l’objet d’interprétations différentes. Selon l’arrêt rendu par la Cour européenne de justice dans l’affaire C-221/00 (Autriche contre Commission) cette interdiction s’applique à toutes les allégations de santé qui ont trait aux maladies humaines. Il est alors apparu que le caractère absolu de cette définition interdit de valoriser les innovations technologiques intervenues dans le domaine de l’aliment.
Constatant la floraison d’allégations sur les étiquettes, les Etats membres ont adopté des dispositions législatives particulières, peu compatibles avec l’aspiration à un haut niveau de protection des consommateurs comme avec la libre circulation des denrées alimentaires et le bon fonctionnement du marché. Cette situation exige que soient démêlés le scientifique et le commercial et appelle donc tout à la fois la vigilance de la communauté scientifique et la rigueur du législateur [1]. C’est la raison pour laquelle l’Europe a souhaité se doter d’un nouveau « Règlement concernant les allégations nutritionnelles et de santé portant sur les denrées alimentaires » qui s’imposerait alors directement à tous les Etats membres.
FACE A DES ENJEUX MULTIPLES, LE CHOIX D’UNE DÉMARCHE
Consommateurs et acteurs économiques : des attentes fortes
Il est aujourd’hui commun d’observer sur les produits alimentaires des mentions attirant l’attention du consommateur sur telle caractéristique de composition, ou promettant un bénéfice plus ou moins clairement formulé en termes de bien-être et de santé. L’innovation est un moteur puissant de développement économique, incitant les acteurs de l’agroalimentaire à investir ce domaine de la santé pour répondre à l’attente par ailleurs très forte des consommateurs. Mais, confrontés à un contexte réglementaire perçu comme trop rigide, et jouant de l’implicite ou de la suggestion avec des arguments à la signification parfois incertaine, les opérateurs revendiquent des propriétés santé pour des produits regroupés sous des noms dépourvus de toute définition consensuelle ou réglementaire. Tel est le cas de « alicament », fâcheuse contraction d’aliment et de médicament, de « nutraceutique », mêlant le nutritionnel et le pharmaceutique, ou encore de ces « pharmafoods » et autres « cosmétofoods » issus d’un langage apatride. Le mot de nutraceutique est de surcroît un « faux ami » puisque les « nutraceuticals » nord-américains
recouvrent indifféremment des compléments alimentaires, des aliments fonctionnels et des produits diététiques [2].
Cette tentation de l’abus de langage se heurte évidemment au fait que le produit doit éviter d’apparaître comme un « médicament par présentation » selon la réglementation du médicament, et qu’il lui est interdit de faire état ou même d’évoquer des propriétés de prévention, de traitement et de guérison d’une maladie humaine. Au demeurant, des directives générales concernant les allégations ont été adoptées dès 1979, puis révisées en 1991, par le Codex Alimentarius. Elles reposent sur deux principes : premièrement aucun aliment ne devrait être décrit ni présenté de façon fausse, trompeuse, mensongère ou susceptible de créer la confusion quant à sa nature ; deuxièmement la personne qui commercialise l’aliment devrait être en mesure de justifier les allégations annoncées. Dans la législation française, les principes fondamentaux du droit de la consommation (sécurité des produits, responsabilité civile) et les textes applicables aux denrées alimentaires prévoient aussi que l’on n’induise pas le consommateur en erreur sur les caractéristiques du produit (nature, identité, qualités, composition) ou en lui attribuant des effets ou propriétés qu’il ne posséderait pas. Ces principes cardinaux (décret 84/1147 en droit français) sont en eux-mêmes suffisants. Mais, au sein des entreprises, le dialogue est malaisé entre le service nutrition garant de la véracité scientifique de l’information et les services commerciaux (marketing, publicité, vente) qui, chargés d’adapter l’information pour vendre dans un marché saturé, sont parfois trahis par les mots.
Les consommateurs sont de plus en plus attentifs et réceptifs aux promesses santé de leurs produits alimentaires. Leur attente est renforcée par un véritable scientisme médiatique porteur de modes et de dogmes puissants, dans une grande cacophonie de messages contradictoires. Malgré la référence pondérée et solide qu’offre le programme national nutrition santé (PNNS), l’angoisse d’une alimentation rationnelle (susceptible de conduire à l’orthorexie) remplace la quiétude d’une alimentation saine habituelle. L’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) a elle-même contribué, dans un glissement sémantique relativement récent de la sécurité sanitaire à la sécurité nutritionnelle, à l’inflation du risque perçu par le public [3]. Certes les effets des constituants ou composants de l’aliment sur les fonctions de l’organisme sont de mieux en mieux documentés et il est désormais habituel de considérer que l’alimentation est source de vie, de bien-être et de santé [4]. Mais, face à ces attentes, une première question est de savoir si un aliment particulier peut être porteur d’une revendication santé.
Une exigence de santé publique : quels bénéfices santé et dans quelles conditions ?
En fait la démarche va au delà du concept fondateur de nutrition équilibrée, formé dans une époque où l’enjeu était d’éviter carences et excès et de satisfaire les besoins par un assortiment varié d’aliments [5]. Les évolutions démographiques, épidémiologiques et sociologiques induisent un accroissement considérable des dépenses de santé qui n’est plus l’apanage des seuls pays riches. Elles incitent à promouvoir un
certain état de bien-être physique et mental, tout en s’efforçant de contrer le développement de maladies dont les coûts deviennent socialement excessifs. La définition de la santé adoptée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), comme les politiques actuelles de santé publique, répondent à ces impératifs. Les aliments, par le caractère quotidien, universel et inéluctable de leur usage, sont au cœur de la démarche de prévention nutritionnelle. Ceci conduit la nutrition moderne à s’orienter vers un concept d’optimisation de la nutrition qui vise à maximiser la santé et le bien-être et à minimiser le risque de maladie. L’idée sous-jacente est d’assurer à chacun des apports adaptés à ses besoins, génétiquement uniques, par le bon usage d’aliments assurant le meilleur déroulement des fonctions physiologiques [2].
Mais, face aux attentes sans doute excessives des consommateurs, et aux appétits industriels et commerciaux puissants, il est essentiel que les pouvoirs publics et le législateur bornent l’usage des revendications portées par l’aliment [6, 7]. Ces allégations deviennent en fait un enjeu de santé publique pour la prévention et la maîtrise des dépenses de santé, et un enjeu réglementaire pour les Agences en charge de la sécurité et de la véracité. Dès lors, la seconde question est de préciser dans quelles conditions l’aliment peut être porteur d’une revendication santé [4]. En termes de santé publique il faut savoir avec certitude si certains aliments sont effectivement dotés d’effets santé et si la population générale ou certains groupes de population peuvent en tirer un réel bénéfice [8]. Ceci revient à s’interroger sur les conditions de validation, de communication et de suivi, et à envisager les adaptations réglementaires nécessaires pour encadrer et contrôler l’utilisation des allégations, enjeu majeur des débats en cours au niveau européen.
Le choix d’une démarche scientifique et l’émergence de la notion de réduction de risque
Dès lors que l’on attend d’un aliment un effet bénéfique sur une ou plusieurs fonctions de l’organisme, c’est bien la question de la fonctionnalité qui est au cœur de l’analyse. On peut considérer que tout aliment est fonctionnel, à partir du moment où il est digestible, et où ses constituants sont disponibles et utilisés par le métabolisme des tissus. Mais il importe d’aller au delà d’effets nutritionnels « ordinaires », pour définir la valeur santé d’un aliment fonctionnel par le bien fondé de l’allégation dont il est porteur. Les démarches adoptées dans ce but varient très largement selon les pays [9]. Une recherche spécifique est née au Japon dès 1980, et un cadre réglementaire particulier a été introduit dès 1991 concernant les « Foods for Special Health Uses » (FOSHU). La législation des pays nord-américains tolère d’innombrables produits mal définis mais 60 % des consommateurs les choisissent parce qu’ils pensent qu’ils sont fonctionnels ! Le Canada soutient une recherche très active sur les propriétés d’une multitude de substances, mais l’intérêt est canalisé par le Ministère de la Santé [10]. La caractéristique commune des approches, traditionnelles ou biotechnologiques, de ces différents pays est d’être une approche « produits » dans une logique de marché.
La France et l’Europe ont fait le choix d’une autre voie, en l’occurrence celle d’une logique scientifique. Au-delà des premières lignes directrices générales du Codex Alimentarius concernant les allégations, formulées en 1979, le Conseil supérieur d’hygiène publique de France (CSHPF), et la Commission interministérielle d’étude des produits destinés à une alimentation particulière (CEDAP), aujourd’hui inté- grés à l’AFSSA, la Commission du visa PP (Publicité publique), et le Conseil national de l’alimentation (CNA), ont contribué à la formation et à l’évolution de la doctrine nationale. Prolongées dans une synthèse de l’Institut français pour la nutrition (IFN), et amplifiées par une réflexion prospective du CNA, les diverses recommandations émises ont inspiré les travaux d’organismes communautaires et internationaux [11, 12].
Dès mars 1998, le Parlement européen a adopté une résolution (JO C 104 du 06.04.1998) demandant à la Commission de proposer une législation pour que les allégations de santé sur les denrées alimentaires « ne soient autorisées que si elles ont été examinées et confirmées par un organisme communautaire indépendant ». Tout en souhaitant voir maintenue l’interdiction des allégations qui concerneraient la pré- vention, le traitement ou la guérison de maladies, cette même résolution estime qu’il conviendrait d’autoriser les allégations relatives à la réduction d’un risque de maladie « à condition que ces indications reposent sur des données scientifiques suffisantes et reconnues ». L’émergence de la notion de réduction de risque (ou aide à la réduction de risque) ouvre la porte à une marge de progrès et d’innovation dans le domaine de l’aliment. De plus cette formulation répond au caractère multifactoriel de la plupart des risques visés, et s’accommode mieux de l’obligation de résultat éventuellement associée à la notion de prévention. Cette ouverture prudente du domaine de l’allégation a été soutenue par le Comité du Codex Alimentarius sur la nutrition et les produits diététiques (reconnaissance de l’allégation de diminution du risque, prise en compte de l’impact de l’allégation, notion de haut niveau de preuve, évaluation adaptée au type de produit et réévaluation périodique) [13].
Des allégations nutritionnelles aux allégations fonctionnelles
La question se trouvait donc ouverte d’introduire dans le droit communautaire des dispositions spécifiques pour réglementer les allégations « nutritionnelles » et les allégations « fonctionnelles ». Cette évolution a été soutenue par une résolution du Parlement Européen adoptée en juin 2001 (JO C 197 du 12.07.2001), incitant la Commission à examiner les « allégations d’amélioration de fonction et de prévention des maladies ». Ainsi se dessinent deux catégories d’allégations :
— les allégations nutritionnelles, indiquant la présence, l’absence ou la quantité d’un nutriment dans un aliment, ou sa valeur par rapport à des produits analogues ;
— les allégations fonctionnelles, c’est-à-dire liées aux effets bénéfiques d’un nutriment sur certaines fonctions corporelles normales.
Les allégations nutritionnelles sont toutes celles qui affirment, suggèrent, ou impliquent qu’une denrée alimentaire possède des propriétés particulières en raison de sa valeur énergétique ou de sa teneur en tel ou tel nutriment (protéines, glucides, lipides, fibres, sodium, vitamines et sels minéraux selon l’annexe de la directive 90/496/CEE). Celles-ci reposent donc sur une base analytique simple. Cependant, dans la perspective de la circulation des denrées alimentaires au sein du marché européen, il est essentiel de pouvoir fournir aux consommateurs et aux industriels des repères clairs pour l’utilisation de telles allégations, appelées notamment à figurer sur les emballages. Les critères en ont été définis progressivement par le Codex Alimentarius et diverses dispositions nationales ou communautaires. Il en découle, dans l’annexe du projet de Règlement européen en cours d’élaboration, la proposition d’un ensemble de conditions spécifiques d’utilisation pour les allégations nutritionnelles. Le tableau 1 présente les teneurs indicatives des seuils qui bornent l’usage des allégations les plus courantes. Pour ce qui concerne les allégations dites comparatives, telles que « augmenté en » ou « réduit en », que la comparaison soit effectuée avec des aliments différents ou de même catégorie (le débat subsiste entre la Commission et le Parlement), les denrées comparées doivent être aisément identifiables par le consommateur ou clairement indiquées, et la différence de teneur doit se rapporter à la même quantité de denrée alimentaire.
Mais le plus intéressant dans l’évolution survenue alentour de l’an 2000 est assuré- ment la reconnaissance de la notion d’aliment fonctionnel, et la reconnaissance, au sein de la catégorie générique des allégations « de santé », d’une distinction entre la prévention (allégation qui reste interdite) et la « réduction d’un facteur de risque de maladie », notion qui relève de la fonctionnalité de l’aliment. Le Conseil de l’Europe, dans le cadre de l’accord partiel dans le domaine social et de la santé publique, a lui même introduit la notion d’aliment fonctionnel dans un projet de lignes directrices sur les allégations santé des aliments fonctionnels.
DÉMONTRER LA FONCTIONNALITÉ FONDE L’ALLÉGATION
En l’absence de définition universellement reconnue, on admet que la caractéristique princeps des aliments fonctionnels, excluant toute pilule, gélule ou capsule, doit être de rester des aliments constitutifs d’un régime alimentaire, participant à un mode d’alimentation, et reconnus comme bénéfiques pour le bien-être et la santé [14, 15]. Cette volonté constitue par elle même la garantie d’une limitation physiologique de l’ingestion et donc d’une sécurité d’emploi des aliments fonctionnels.
Dans cet esprit, un très important travail scientifique collectif a été soutenu de 1995 à 2005 par l’Union Européenne au cours des 4ème et 5ème programmes cadre de recherche développement (PCRD), en deux étapes : l’une a établi les bases d’une authentique science de l’aliment fonctionnel ; l’autre s’est attachée à la définition des outils et d’une méthode sur lesquels puisse s’appuyer valablement la démonstration d’une allégation.
TABLEAU 1 : Allégations nutritionnelles ; valeurs seuil des teneurs.
Caractéristique
Allégation
Condition requise pour autoriser l’usage de nutritionnelle nutritionnelle l’allégation nutritionnelle
Faible
Moins de 40 kcal (170 kJ) par 100 g, et moins de 20 valeur kcal (80 kJ) par 100 ml énergétique Valeur
Valeur énergét.
Réduction d’au moins 30 p. 100 énergétique réduite
Préciser la caractéristique qui entraîne la réduction Sans apport
Moins de 4 kcal (17 kJ) par 100 ml énergétique Faible
Pas plus de 3 g de MG par 100 g, teneur ou 1,5 g de MG par 100 ml
Teneur en
Sans matières
Pas plus de 0,5 g de MG par 100 g ou 100 ml matières grasses grasses (MG)
Faible teneur en
Pas plus de 1,5 g de graisses saturées par 100 g de graisses saturées solide, pas plus de 0,75 g par 100 ml de liquide, et énergie ainsi apportée n’excédant pas 10 % Faible
Pas plus de 5 g de sucres par 100 g ou 100 ml teneur Teneur en
Sans sucres
Pas plus de 0,5 g de sucres par 100 g ou 100 ml sucres
Sans sucres
Absence de monosaccharides, disaccharides, ou ajoutés autres édulcorants ajoutés Pauvre en sodium
Pas plus de 0,12 g de sodium ou l’équivalent en sel par ou sel 100 g ou 100 ml Teneur en sodium
Très pauvre en
Pas plus de 0,04 g de sodium ou l’équivalent en sel par ou sodium ou sel 100 g ou 100 ml en sel
Sans sodium
Pas plus de 0,005 g de sodium ou l’équivalent en sel ou sel par 100 g ou 100 ml Source de
Au moins 3 g de fibres par 100 g ou au moins 1,5 g de fibres fibres par 100 kcal.
Teneur en fibres
Riche en
Au moins 6 g de fibres par 100 g ou au moins 3 g de fibres fibres par 100 kcal.
Source de
Au moins 12 % de la valeur énergétique produits par Teneur en protéines les protéines protéines
Riche en
Au moins 20 % de la valeur énergétique produits par protéines les protéines Source naturelle
Au moins 15 % des apports journaliers recommandés de (directive 90/496/CEE) par 100 g ou 100 ml Vitamines
Fortifiée ou
Au moins la quantité significative définie à l’annexe de et/ou enrichie la directive 90/496/CEE sels minéraux
Riche en
Au moins deux fois la teneur requise pour l’allégation Vitam. Minér.
« source de.. »
Enrichi en
Conditions requises pour l’allégation « source de » et augmentation de la teneur d’au moins 30 %
Nutriment ou
Réduit en
Sauf micronutriments définis (directive 90/496/CEE), macronutriment réduction d’au moins 30 % Allégé ou « light »
Mêmes conditions que pour l’allégation « réduit en » et mention de l’origine de l’allègement Les fondements de la science des aliments fonctionnels en Europe
Le projet « functional food science in Europe » (FUFOSE), coordonné par l’Institut international des sciences du vivant (ILSI,
International Life Science Institute ) et lancé en avril 1996, a posé les bases scientifiques d’une science des aliments fonctionnels répondant à deux grands objectifs : — identifier des interactions bénéfiques entre la présence ou l’absence d’un constituant de l’aliment et une fonction spécifique de l’organisme ; — comprendre les mécanismes sous-jacents pour construire des hypothèses susceptibles d’être testées dans des protocoles d’étude chez le sujet humain. Cette démarche collective, rassemblant quelques quatre-vingts scientifiques, a contribué à préciser ce que pourrait être une alimentation fonctionnelle, au terme d’un inventaire critique de l’état de la science dans six champs de connaissances [16]. Ont ainsi été analysés la croissance, le développement et la différentiation, le métabolisme des substrats, la défense contre les espèces réactives de l’oxygène, le fonctionnement du système cardiovasculaire, les fonctions gastro-intestinales, et les fonctions cognitives, comportementales et psychologiques.
Quoique les données épidémiologiques suggèrent que les effets bénéfiques sur la santé découlent généralement d’un mode d’alimentation plus que de la consommation d’un aliment particulier, il a été proposé qu’un aliment soit « dit fonctionnel s’il contient un constituant (nutriment ou non) qui affecte une ou un nombre limité de fonctions dans l’organisme, selon un mécanisme tel qu’il a un effet positif, et s’il a un effet physiologique ou psychologique qui va au delà de l’effet nutritionnel traditionnel » [16]. Par exemple, l’effet physiologique spécifique d’inhibition de l’agrégation plaquettaire par les acides gras oméga-3, qui permet d’en attendre une réduction de risque de maladie cardio-vasculaire, fait de ceux-ci un constituant alimentaire « fonctionnel » [17]. L’intérêt de FUFOSE a été d’aborder d’emblée la question par l’exploration des fonctions géniques, cellulaires, biochimiques ou physiologiques de l’organisme, dont la nature et les modulations, universelles, échappent aux divers facteurs socio-économiques qui façonnent les gammes d’aliments propres à chaque pays. Ces concepts ont été repris dans un document de consensus fondateur sur les aliments fonctionnels [18]. Néanmoins, il se dégage le sentiment que les certitudes scientifiques ne sont pas très nombreuses, et que le domaine des prébiotiques et probiotiques est sans doute celui où les hypothèses sont les plus solides [17, 19].
Le développement des outils : des marqueurs pertinents et fiables
Pour apporter à l’alimentation fonctionnelle les démonstrations requises, il convient d’identifier les marqueurs pertinents permettant d’associer un constituant alimentaire à un effet physiologique. Trois grands types de marqueurs ont été retenus [18].
— Les marqueurs d’exposition au constituant alimentaire étudié, qui peuvent être sériques, fécaux, urinaires, ou tissulaires. Ainsi le taux d’acide folique et de ses métabolites dans les globules rouges est un indicateur de l’absorption intestinale de vitamine B9. Ces marqueurs qui, par définition, témoignent du fait que l’individu a ingéré le constituant étudié, ne sont cependant pas nécessairement une preuve de biodisponibilité. Ce peut être le cas s’il s’agit de l’apparition dans le plasma d’un métabolite actif issu de la métabolisation par la flore intestinale d’un constituant alimentaire. Mais le fait qu’une molécule issue de l’aliment apparaisse dans le plasma n’implique pas nécessairement qu’elle soit utilisable par les cellules de l’organisme pour leur entretien ou leur croissance.
— Les marqueurs en relation avec une fonction cible normale ou une réponse biologique, comme la modification du taux d’un métabolite, d’une enzyme ou d’une protéine dans les fluides corporels. Par exemple, la réduction du taux d’homocystéine plasmatique peut être une réponse aux folates alimentaires ;
l’augmentation du taux de sérotonine cérébrale peut être une réponse à l’apport de tryptophane alimentaire. Ces marqueurs indiquent que la molécule d’intérêt exerce bien un effet sur le fonctionnement cellulaire de l’hôte : elle peut par exemple participer au déroulement normal de la fonction de nutrition en apportant un substrat nécessaire pour le bon fonctionnement d’une voie métabolique (un acide aminé indispensable pour la protéosynthèse) ; elle peut aussi, en qualité de signal inducteur d’une cascade métabolique, contribuer à stimuler une fonction cible pour en améliorer l’efficacité (acide gras doté d’un effet transcriptionnel par l’intermédiaire de récepteurs nucléaires).
— Les marqueurs en rapport direct, causal, avec l’état de santé ou le risque de maladie . Ces ‘‘ marqueurs précoces de pathologies ’’ correspondent à des estimations de processus biologiques tels que le degré de rétrécissement de l’artère carotide qui constitue un indicateur de risque vasculaire.
L’appréciation de la qualité requise pour les marqueurs prend classiquement en compte la précision et l’exactitude, la sensibilité qui doit idéalement permettre d’identifier tous les échantillons porteurs d’une caractéristique (faible proportion de faux négatifs), la spécificité qui doit autoriser sans confusion l’identification de la présence ou de l’absence de la caractéristique, la répétabilité de la mesure sur un même échantillon et sa reproductibilité par des opérateurs différents, sans oublier la linéarité du signal par rapport à la plage de variation de la caractéristique étudiée, et les limites dans lesquelles l’appareillage autorise une détection linéaire. L’intérêt de l’identification de tels marqueurs clairement reliés à un mécanisme, physiologique ou physiopathologique, est d’éviter la multiplication de mesures à la signification
imprécise et de fournir des résultats plus rapidement que ne le permettraient des études d’intervention classiques, sans encourir les risques parfois enregistrés avec ces dernières [20]. En tout état de cause, ces marqueurs devraient permettre de définir et de contrôler les allégations associées à des aliments fonctionnels, et donc de fonder toute évolution éventuelle de la réglementation.
La définition d’une méthodologie pour une réglementation des allégations
La seconde étape de la démarche scientifique collective a consisté, à partir de l’état des connaissances construit par FUFOSE, à définir une méthodologie rigoureuse capable de conduire de la science aux principes potentiellement fondateurs d’une réglementation en matière de validation et de validité des allégations. Egalement conduite par ILSI, cette seconde étape est connue sous le nom de PASSCLAIM ( Process for the assessment of scientific support for claims on foods ). Exploitant des faisceaux de marqueurs dans une approche physiologique, PASSCLAIM s’est attaché à mettre en relation l’affirmation d’un effet fonctionnel avec un bénéfice santé (fonction normale ou fonction améliorée) ou une réduction de risque de maladie [21]. Cette logique scientifique conduisant des marqueurs à la démonstration d’effets fonctionnels, puis de ceux-ci à la formulation d’allégations, est illustrée par la figure 1 qui exprime la relation entre les allégations santé proposées par PASSCLAIM et le concept d’évidence scientifique formulé par FUFOSE [22] Ainsi ont été considérées dans un premier temps les pathologies cardiovasculaires présentant une composante étiologique liée à l’alimentation, la bonne santé du système squelettique en relation avec le développement de l’ostéoporose, et les relations entre activité physique et bien-être. Dans un second temps ont été analysées les relations entre régulation du poids corporel, sensibilité à l’insuline, et risque de diabète, entre cancers et habitudes alimentaires, entre performances et état mental, et entre immunité et bon fonctionnement digestif.
En définitive un consensus a été établi sur les critères de justification requis pour une allégation [22]. Reprenons en ici l’énumération :
— l’aliment (ou son constituant) auquel est attribué l’effet revendiqué doit être caractérisé ;
— la preuve d’une allégation doit être fondée sur des données établies chez l’homme, principalement à partir d’études d’intervention dont la conception répond à une série d’exigences : groupes d’étude représentatifs de la population cible ; groupes contrôle appropriés ; durée adéquate de l’exposition et du suivi, autorisant la mise en évidence de l’effet attendu ; caractérisation du régime alimentaire de base et du mode de vie des sujets inclus dans les groupes d’étude ;
utilisation d’une quantité de l’aliment concerné compatible avec sa consommation normale prévisible ; prise en compte de l’influence de la matrice alimentaire et du contexte général de l’alimentation sur l’effet fonctionnel ; surveillance de la compliance des sujets à l’égard de l’ingestion de l’aliment testé ; puissance statistique pour évaluer l’hypothèse étudiée ;
FIG. 1. — Relations entre les allégations de santé proposées par PASSCLAIM et le concept d’évidence scientifique sous-jacent tel que défini par FUFOSE (interprété d’après Aggett et al. [22].
— lorsque le bénéfice revendiqué ne peut être mesuré directement au niveau de la cible fonctionnelle terminale, l’étude doit utiliser des marqueurs ;
— ces marqueurs doivent être solidement validés, tout à la fois au plan biologique et au plan méthodologique ;
— la variable étudiée doit changer d’une façon statistiquement significative et biologiquement signifiante compte tenu de la revendication formulée pour le groupe cible ;
— au total une allégation doit être étayée scientifiquement par la prise en compte de l’intégralité des données disponibles, et par le poids de la preuve.
Au terme de l’ensemble de ces travaux échelonnés sur une dizaine d’années, le document de consensus propose de retenir trois types d’allégations [22] :
• des allégations nutritionnelles, relevant de connaissances généralement acceptées, et justifiant un étiquetage nutritionnel ;
• des allégations d’amélioration de telle ou telle fonction de l’organisme, mais nécessitant l’administration de la preuve par une étude scientifique spécifique ;
• des allégations de réduction de risque, nécessitant bien évidemment elles aussi l’administration de preuves solides apportées de façon privilégiée par des études d’intervention.
Cette conception consensuelle est exprimée par la figure 1.
PROJET DE RÈGLEMENT EUROPÉEN : UNE ISSUE INCERTAINE
Devant la variété des produits, la diversité des situations, et le caractère multifactoriel des déterminismes, il semble raisonnable d’envisager un cadre réglementaire ouvert et adaptable dans ses procédures et ses exigences. Tel était dès 1995 le sens des propositions de l’IFN pour plusieurs raisons : urgence à prévenir l’usage d’allégations non fondées et toutes formes de charlatanisme nutritionnel ; nécessité de reconnaître et délimiter précisément les responsabilités ; utilité d’un arbre de décision clair et opérationnel pour les industriels [11]. De plus une expertise scientifique au plus niveau, permettant de juger les dossiers scientifiques dans leur globalité, était déjà considérée comme une impérieuse nécessité [23]. Alors qu’un contrôle a posteriori , plus simple à mettre en œuvre, peut être considéré comme bien adapté pour des allégations strictement nutritionnelles, déjà reconnues ou relevant de connaissances généralement acceptées, un contrôle a priori paraît indispensable pour les allégations fonctionnelles nouvelles et pour les allégations de réduction de risque dont la portée et la formulation doivent être pesées et formulées avec soin.
Disposant de l’important travail conduit dans le cadre de FUFOSE et de PASSCLAIM, l’Union européenne a donc élaboré un projet de Règlement du Parlement Européen et du Conseil, présenté par la Commission et appelé à s’imposer à tous les Etats. Ce projet, présenté dans sa forme initiale en juillet 2003, répond à cinq objectifs : garantir un niveau élevé de protection des consommateurs, faciliter la libre circulation des marchandises, augmenter la sécurité juridique pour les acteurs économiques, garantir une concurrence loyale, promouvoir et protéger l’innovation dans le domaine des aliments. La procédure d’adoption n’est pas, à ce jour (janvier 2006) arrivée à son terme.
Ce projet de Règlement européen propose • d’harmoniser les allégations en deux catégories, « nutritionnelles » d’une part et « de santé » (fonctionnelles et de réduction de risque) d’autre part ;
• de constituer des listes positives d’allégations autorisées ;
• de renforcer la séparation aliment-médicament, déjà inscrite dans la réglementation ;
• de protéger la recherche propriétaire pour une juste rémunération de l’effort consenti par les industriels (par exemple Unilever pour développer la margarine aux phytostérols Pro-activ®) ;
• d’exclure les allégations à la formulation trop vague, souvent vide de sens, procé- dant par allusion ambiguë et invérifiable (par exemple : renforce la résistance de l’organisme, purifie l’organisme, aide au bien-être du corps, préserve la jeunesse) ;
• d’exclure pour des raisons éthiques et pratiques le support de certains produits tels que les boissons titrant plus de 1,2 % d’alcool (sauf compléments alimentaires) et les aliments pour enfants (sauf règlement spécifique) ;
• d’exclure également certains produits en fonction de leur place dans l’alimentation ou de leur « profil nutritionnel », notamment les produits à forte densité énergétique jugés trop gras (matières grasses totales, acides gras saturés ou trans) et/ou trop sucrés ou salés, dont la consommation ne saurait être encouragée par la mention d’une allégation.
Sur ce dernier point, par exemple, l’allégation « faible teneur en matières grasses » ne devrait être autorisée que si le produit n’est pas excessivement sucré ou salé ; l’allégation « teneur élevée en calcium » ne devrait pas être utilisée pour un produit à forte teneur en matières grasses. L’intention louable du législateur est d’éviter que l’attrait supplémentaire induit par l’allégation n’amène certains consommateurs à faire un usage excessif de tels produits, mais une telle interdiction contredit le principe nutritionnel selon lequel il n’existe pas de bons et de mauvais aliments mais seulement de bons et de mauvais régimes alimentaires. A ce jour, il n’existe pas de consensus, ni même de cohérence, entre les différents systèmes en cours de développement pour la classification des aliments selon leur composition nutritionnelle globale.
Dans sa formulation initiale, le projet de règlement affirmait un certain nombre d’exigences et de grands principes :
• une allégation ne doit pas être inexacte ou trompeuse, ni susciter des doutes quant à la sécurité d’emploi d’autres aliments, ni mentionner des modifications de fonctions corporelles en termes inappropriés ou alarmants sous quelque forme que ce soit (y compris images, symboles, ou graphiques).
— la présence ou l’absence du constituant concerné doit avoir un effet bénéfique démontré ; cette allégation doit être fondée scientifiquement, la charge de la preuve incombant à l’exploitant ;
— la substance à l’origine de la revendication doit être disponible en quantité suffisante dans le produit, et éventuellement sous une forme permettant à l’organisme de l’utiliser, pour obtenir l’effet revendiqué ;
— la mention d’une allégation entraîne pour le produit concerné une obligation d’étiquetage nutritionnel ;
— les allégations santé (fonctionnelles et de réduction de risque) ne devraient être autorisées que si la revendication rappelle l’importance d’une alimentation variée et équilibrée et d’un mode de vie sain, comporte le cas échéant une information pour les personnes devant éviter de consommer la denrée objet de l’allégation, et formule un avertissement pour les produits pouvant présenter un danger en cas de consommation excessive ;
— enfin le consommateur moyen doit pouvoir comprendre les effets bénéfiques revendiqués ; il existe en effet un risque que les allégations ne soient ni comprises ni utilisées correctement.
Selon ce projet, il est prévu que soient autorisées sans procédure spécifique les allégations qui décrivent le rôle d’une substance sur les fonctions normales du corps, celles qui sont fondées sur des données scientifiques généralement acceptées et bien comprises du consommateur moyen, et celles qui figurent sur une liste communiquée par les Etats membres à la Commission. Le projet prévoit aussi que les allégations santé (fonctionnelles et de réduction de risque) doivent être soumises à encadrement (lignes directrices ou autorisations spéciales). Mais les allégations implicites de santé faisant référence à des effets généraux sur la santé et le bien-être, ou faisant référence aux fonctions cognitives, comportementales ou psychologiques, ne sont pas autorisées. Cette position tient aux nombreux abus actuellement constatés sur le marché avec des vitamines « de l’intelligence » ou des produits favorisant « une bonne mémoire » ou « le succès aux examens ». Devraient également être interdites les allégations faisant référence à l’amaigrissement ou au contrôle du poids, ou au renforcement de la satiété, domaines qui font l’objet de promesses abusives trop fréquentes à l’heure actuelle. Enfin est proscrite une allégation qui affirmerait un risque si le produit n’est pas consommé, ou dont la cible exclusive ou prioritaire concernerait les enfants.
Le projet prévoit encore que les allégations de réduction de risque doivent être soumises à autorisation préalable, selon une procédure communautaire faisant intervenir l’Agence européenne de sécurité des aliments (AESA), en conjonction avec les états membres. Il souhaite qu’à ces allégations soit adjointe la mention d’une indication selon laquelle les maladies sont multifactorielles. Il précise la tenue d’un Registre communautaire public des allégations nutritionnelles et de santé autorisées et de leurs conditions d’emploi, et des allégations santé refusées avec mention du motif de rejet. Enfin il identifie un registre spécifique pour les allégations autorisées sur la base de données de propriété industrielle.
Des aléas politiques et une issue incertaine
Alors que, au début de l’année 2005, ce projet paraissait encore réunir un large consensus, la démarche vers son adoption a été singulièrement freinée. En totale contradiction avec la résolution du Parlement européen de mars 1998, souhaitant que les allégations « ne soient autorisées que si elles ont été examinées et confirmées par un organisme communautaire indépendant », la commission « Environnement, santé publique et sécurité alimentaire » du Parlement européen a proposé fin avril 2005 d’alléger considérablement les exigences prévues dans le projet de Règlement.
Suivant l’avis de cette commission, le Parlement européen a adopté le 26 mai 2005 en première lecture un texte amendant largement la proposition de la Commission européenne.
Nous ne saurions évidemment reprendre le détail des quelques soixante-douze amendements apportés à ce stade aux divers considérants et aux articles du texte lui même. Mais certaines modifications sont révélatrices des pressions exercées sur le Parlement européen. Ainsi, appelant à une proportionnalité de la justification
scientifique, l’amendement 5 dit : « il ne faudrait pas oublier cependant certaines lacunes structurelles et organisationnelles affectant les petites et moyennes entreprises ». L’amendement 13 poursuit : « Pour que l’innovation et la compétitivité ne soient pas compromises, il convient de tenir compte des besoins de l’industrie alimentaire européenne et, plus particulièrement, de ceux des PME ». Dans cet esprit, l’amendement 20 supprime dans sa totalité l’article 4 relatif aux restrictions apportées à l’emploi d’allégations, en relation avec le profil nutritionnel des denrées et avec leur teneur en alcool. L’amendement 34 apporté à l’article 5 supprime l’exigence de compréhension de l’effet allégué par le consommateur moyen. L’amendement 42 apporté à l’article 11 supprime les réserves exprimées à l’égard d’allégations implicites faisant référence à des effets bénéfiques généraux ou aux fonctions psychologiques et comportementales. Il accepte les allégations faisant référence à l’amaigrissement ou au contrôle du poids si elles sont scientifiquement fondées. Enfin, rejetant la procédure d’autorisation préalable prévue par la Commission, le Parlement propose de s’en tenir à une simple notification lors de la première mise en marché. Au total, on peut retenir pour l’essentiel que cette évolution du texte écarte toute procédure trop stricte de vérification a priori de la justification scientifique des allégations nutritionnelles et de santé, et rejette l’instauration de profils nutritionnels.
A ce stade, il paraissait pourtant peu vraisemblable de renoncer à un principe anciennement établi par le Codex Alimentarius, selon lequel la personne qui commercialise l’aliment devrait être en mesure de justifier les allégations annoncées.
Aussi, choisissant, au bénéfice du consommateur, de contrer le Parlement européen sur les aspects essentiels du texte, les 25 Etats membres de l’Union européenne ont, à l’occasion du Conseil des Ministres de l’Union tenu le 3 juin 2005, et au terme d’un accord politique âprement négocié, souhaité maintenir la notion de profil et la procédure d’autorisation préalable, au moins pour les allégations les plus fortes (réduction de risque de maladie). La procédure de co-décision suit son cours et l’on attend généralement, à l’heure où sont écrites ces lignes, que les parlementaires européens valident en deuxième lecture le projet restauré afin de préserver la rigueur de la justification scientifique des allégations, sous le contrôle de l’AESA, et d’assurer un contrôle nécessaire du marché.
CONCLUSION
En définitive, cette longue aventure scientifique, réglementaire et politique, porteuse d’enjeux considérables pour la santé publique dans nos pays européens et pour la santé individuelle dans le contexte de nos cultures occidentales, se trouve confrontée à la nécessaire prise en compte d’impératifs économiques qui fondent par d’autres critères un certain bien-être social également pris en compte par l’OMS dans sa définition de la santé. Dès lors qu’il convient de rechercher une solution raisonnable de compromis à un débat dont l’issue est dans les mains des institutions politiques, deux aspects devraient faire l’objet d’une évaluation :
— Peut-on faire évoluer le dispositif de recherche et développement, et son accessibilité, pour répondre à la nécessaire préservation de la compétitivité des petites et moyennes entreprises ? N’est-il pas préférable de les aider afin de leur permettre d’engager un effort de recherche suffisant pour garantir la pertinence physiologique des allégations plutôt que d’alléger les contraintes réglementaires afin de préserver leur accès au marché ?
— Quelle sera la capacité des grandes sociétés agroalimentaires à investir financiè- rement dans une recherche clinique lourde sur volontaires humains ? Ces entreprises sont-elles prêtes à prendre le risque d’une réponse négative qui sera très certainement, et de loin, la plus fréquente au terme des études nécessaires pour démontrer scientifiquement les effets fonctionnels qui sous tendent une allégation de santé ? Peu d’entre elles sans doute en sont capables à ce jour dans la mesure où leurs actionnaires recherchent les profits et imposent une logique financière.
Les enjeux sont donc considérables tant pour la recherche et l’innovation que pour l’industrie et pour les consommateurs. Mais on peut aussi légitimement se demander si le dispositif en place, Agences de sécurité sanitaire des aliments et application du principe fondamental de la loi existante (ne pas induire le consommateur en erreur sur les caractéristiques du produit en lui attribuant des effets ou propriétés qu’il ne posséderait pas), ne serait pas suffisant. Il est en effet difficile d’évaluer par avance les éventuels effets pervers d’une réglementation qui s’avèrerait trop contraignante.
Entre rigueur scientifique et rigidité réglementaire, la voie est étroite pour la formulation commerciale d’allégations nutritionnelles et de santé dont les consommateurs attendent sans doute plus de merveilles qu’elles ne peuvent apporter.
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DISCUSSION
M. Alain RERAT
Après cette mise au point du plus grand intérêt et très nécessaire pour comprendre les difficultés rencontrées pour une information complète des consommateurs et leur éviter
d’être trompés par des « allégations » parfois excessives, ou tronquées, j’aimerais vous poser deux questions. Connaît-on les raisons qui ont incité certains pays à s’abstenir ou à voter contre le projet de règlement européen ? — Quels sont les moyens de contrôle et éventuellement de cœrcition dans le cas de non application des principes réglementaires ?
Le vote du 12 octobre 2006, par lequel l’Union européenne des vingt-cinq pays membres a définitivement adopté la proposition de règlement sur les allégations nutritionnelles et de santé, a effectivement été acquis alors que l’Irlande et les Pays-Bas se sont abstenus, et que le Danemark et la Suède ont voté contre la proposition. Ces quatre pays ont au demeurant signé une déclaration conjointe dans laquelle ils critiquent la dérogation d’ores et déjà prévue à l’article 4 concernant les profils nutritionnels. En voici l’explication : le texte adopté en première lecture par le Parlement européen le 26 mai 2005 avait considérablement amoindri les exigences prévues dans le projet. La prise de position du Conseil des Ministres de l’Union tenu le 3 juin 2005 a permis de revenir sur cette évolution. Mais la position commune définie en date du 8 décembre 2005, puis le vote en seconde lecture de quelques quarante amendements à la position commune par le Parlement européen le 16 mai 2006, sont nécessairement la résultante d’un compromis.
L’article 4 en est la démonstration : le paragraphe 1 de l’article 4 instaure la notion de profils nutritionnels que les produits alimentaires doivent respecter pour être autorisés à porter une allégation nutritionnelle ou de santé. Mais le paragraphe 2 introduit dès la naissance de ce Règlement deux dérogations : — « l es allégations nutritionnelles qui sont relatives à la réduction de la teneur en matières grasses, en acides gras saturés, en acides gras trans, en sucres et en sel/sodium, et ne faisant pas référence à un profil défini pour le ou les nutriments particuliers pour lesquels l’allégation est formulée sont autorisées, à condition qu’elles remplissent les conditions définies dans le présent règlement ; — les allégations nutritionnelles sont autorisées dans le cas où un nutriment particulier excède le profil nutritionnel pourvu qu’une information portant spécialement sur ledit nutriment apparaisse à proximité de l’allégation, sur la même face et avec la même visibilité ». On conçoit que cette tolérance soit tenue pour fâcheuse par les défenseurs de la plus grande rigueur nutritionnelle face à l’incidence croissante de maladies chroniques liées à la nutrition.
Concernant la question des moyens de contrôle et éventuellement de coercition dont dispose la puissance publique en cas de non respect des dispositions réglementaires, je ne peux vous apporter de réponse, n’ayant ni compétence juridique, ni qualité pour appré- cier les moyens de contrôle dont disposent les services en charge de la répression des fraudes. Il ne m’appartient pas non plus de commenter de quelque façon l’interprétation que donneront les tribunaux à l’occasion des litiges que ne manquera pas de susciter la concurrence.
M. Georges DAVID
Votre présentation a porté avec beaucoup de pertinence sur la justification des allégations.
Mais dispose-t-on de données sur leur motivation commerciale, c’est-à-dire leur efficacité en termes de développement des ventes ? Par exemple, l’efficacité est-elle différente selon que l’on use d’allégations nutritionnelles ou d’allégations de protection contre des risques pathologiques ?
L’industrie agro-alimentaire engage des moyens importants pour apprécier de manière très différenciée les attentes des consommateurs, pour évaluer de façon précise leurs comportements d’achat, et pour apprécier l’efficacité économique de la mise en marché d’un nouveau produit ou d’une nouvelle présentation (augmentation des ventes, de la
part de marché) compte tenu du coût de développement du produit considéré. Les opérateurs économiques disposent donc selon les cas de bases de données et/ou d’études plus ou moins fines sur les attentes et les achats. Il y a là une masse de données particulièrement intéressantes à laquelle il serait souhaitable que des chercheurs du secteur public puissent accéder. Les allégations sont d’une manière générale un puissant outil de différenciation entre des produits équivalents. Pour les acteurs économiques, le domaine de la santé appuyé sur l’innovation est un moteur puissant de développement économique, compte tenu des attentes fortes des consommateurs. Les allégations nutritionnelles sont de loin les plus répandues à ce jour, et elles s’adressent à une population générale, ce qui leur confère un impact important. Ce n’est pas nécessairement le cas pour les allégations de réduction d’un risque pathologique, l’allégation touchant préférentiellement une catégorie d’acheteurs sensibilisés à la question parce qu’ils se savent « à risque ».
M. Jean-Luc de GENNES
Dans l’exemple que vous avez donné sur l’affichage de la teneur en graisses des denrées alimentaires, il n’a pas été fait mention de la teneur en acides gras TRANS vis-à-vis des acides gras CIS, les acides gras TRANS nous préoccupant sérieusement vis-à-vis des problèmes cardiologiques et des incidences sur les cellules cérébrales. Pourriez-vous nous donner des précisions ?
En effet, la question des acides gras TRANS est particulièrement importante. Mais l’industrie alimentaire, qui a pris conscience du problème, travaille à éliminer aussi complètement que possible ces acides gras des produits mis en marché. Le petit tableau que j’ai présenté illustrait la définition des allégations nutritionnelles qui seront autorisées concernant les teneurs en matières grasses (faible teneur en matières grasses, sans matières grasses, faible teneur en graisses saturées). On conçoit donc qu’il ne soit pas envisageable d’alléguer, par exemple, une teneur réduite en acides gras TRANS, alors que c’est leur élimination qui est recherchée au titre de la sécurité nutritionnelle des aliments.
Néanmoins, les acides gras TRANS n’ont pas été oubliés par le législateur européen. En effet, l’article 4 du règlement spécifie dans son premier paragraphe que les profils nutritionnels « devront être établis en prenant en compte les quantités de certains nutriments et autres substances telles que les graisses, les acides gras saturés, les acides gras TRANS, les sucres et le sel/sodium ». Il ajoute que devra être prise en compte « la présence de nutriments qui ont été scientifiquement reconnus comme ayant un effet sur la santé », disposition susceptible de concerner des effets favorables ou défavorables selon le cas.
Bull. Acad. Natle Méd., 2006, 190, no 8, 1663-1682, séance du 14 novembre 2006