Communication scientifique
Séance du 24 février 2004

150ème anniversaire de la Folie Circulaire

MOTS-CLÉS : histoire médecine.. trouble bipolaire
Circular insanity, 150 years on
KEY-WORDS : bipolar disorder. history of medecine.

Pierre Pichot*

Résumé

Jules Baillarger avait, le 31 janvier 1854, présenté devant l’Académie Impériale de Médecine une Lecture décrivant une nouvelle variété de folie, la « folie à double forme », dont l’élément central était la survenue chez le même malade d’épisodes maniaques et dépressifs. Immédiatement son collègue, Jean-Pierre Falret, protesta de sa priorité, indiquant qu’il avait publié antérieurement une description du même trouble qu’il avait dénommé « folie circulaire » et, le 14 février, présenta à l’Académie une Lecture sur le sujet. Baillarger réagit par une accusation de plagiat. Il prétendit que Falret avait utilisé l’intervalle de deux semaines entre les deux Lectures pour attribuer maintenant les caractères principaux de la folie à double forme à la folie circulaire, dont la description avait peu de rapport avec la très brève note que Falret évoquait comme preuve de sa priorité. Alors que Falret montra par la suite une grande retenue dans la controverse, Baillarger réitéra et enrichit ses accusations dans plusieurs publications jusqu’à sa mort. Une étude objective des textes imprimés non seulement établit clairement la priorité de Falret, mais démontre que l’accusation de plagiat est sans fondement, car les descriptions de la folie circulaire et de la folie à double forme sont très différentes, la première étant beaucoup plus proche que la seconde de nos conceptions actuelles. La découverte de Falret marque une date fondamentale dans l’histoire de la nosologie des troubles mentaux. Contrairement à l’opinion alors généralement acceptée que « l’aliénation mentale » était une entité unique aux manifestations symptomatiques diverses, Falret affirma qu’il existait en psychiatrie comme dans le reste de la médecine, des maladies mentales distinctes. Si leur étiologie était encore inconnue, on pouvait les isoler en considérant leurs manifestations symptomatiques et leur évolution, comme il l’avait luimême fait avec la folie circulaire, qui était selon lui, avec la paralysie générale, la seule vraie maladie mentale jusqu’alors identifiée. Ces principes furent adoptés par Kraepelin dont les principaux concepts nosologiques, édifiés autour de 1900, sont encore aujourd’hui admis. Kraepelin attribua la plupart des manifestations psychotiques à deux maladies, la Démence précoce (nommée plus tard schizophrénie) et la Psychose maniaco-dépressive, opposées principalement par la présence ou l’absence d’une évolution vers un état final de détérioration mentale. La folie circulaire de Falret fut incorporée dans la seconde en tant que l’une de ses multiples formes symptomatiques. Elle regagna son autonomie en 1966 lorsque Angst et Perris démontrèrent la spécificité de son hérédité et la nommèrent Trouble bipolaire. Les études récentes ont étendu les limites du trouble bien au-delà de sa description classique. Ce qu’on appelle le « spectre bipolaire » inclus maintenant, sur la base d’arguments cliniques, biologiques, génétiques et thérapeutiques, les manifestations purement maniaques et hypomaniaques et même certaines purement dépressives. Cent cinquante ans après sa naissance, la folie circulaire de Falret est devenue un des principaux foyers de recherche en psychiatrie.

Summary

On January 31 1854, Jules Baillarger delivered a lecture to the French Imperial Academy of Medicine describing a new variety of insanity, ‘‘ la folie à double forme ’’, whose main feature was the occurrence of both manic and depressive episodes in the same patient. Immediately his colleague Jean-Pierre Falret pointed out that he had already published a description of the same disorder, that he had named ‘‘ folie circulaire ’’ and, on February 14, presented a lecture on the subject to the Academy. Baillarger accused him of plagiarism, contending that Falret had used the two weeks between the two lectures to attribute the main characteristics of la folie à double forme to his folie circulaire, whose description now bore little relation to the (very short) previous report that Falret had evoked as proof of his priority. Falret subsequently showed great restraint in the controversy, while Baillarger reiterated and extended his accusations until his death. An objective study of the printed material not only establishes Falret’s clear priority, but also demonstrates that Baillarger’s accusations of plagiarism are unfounded, as the descriptions of la folie circulaire and la folie à double forme differ on many important points, the first being much closer than the second to our present conceptions. Falret’s discovery is thus a landmark in the nosology of mental disorders. Contrary to the then-widespread belief in the existence of a single entity —— ‘‘ mental alienation ’’ -— with several symptomatic manifestations, Falret affirmed that, in psychiatry as in the rest of medicine, separate disease entities existed. While their etiology was still unknown, they could be distinguished by their syndromic expressions and their outcome ; on this basis, Falret considered that la folie circulaire was, together with general paralysis, the only true mental disorder so far identified. His principles were subsequently adopted by Kraepelin, whose main nosological concepts, established around 1900, are still in use today. Kraepelin attributed most psychotic manifestations to two diseases, namely dementia praecox (later renamed schizophrenia) and manic-depressive psychosis ; the two differed mainly by the progression of the former to a final state of mental deterioration. Falret’s folie circulaire was incorporated in the second disease, as one of its many symptomatic forms. It regained its autonomy only in 1966 when Angst and Perris demonstrated the specificity of its heredity and named it bipolar disorder. Recent studies suggest that the boundaries of this disorder extend far beyond those of its classical description. The so-called bipolar spectrum now includes, on the basis of clinical, biological, genetic and therapeutic arguments, the manic and hypomanic, and even purely depressive manifestations of mood disorder. One hundred and fifty years after its inception, Falret’s concept of folie circulaire has become one of the main focuses of psychiatric research.

Rares sont ceux qui, ayant franchi la porte de la Salpêtrière, jettent un regard sur les deux bustes de marbre émergeant des parterres fleuris qui précèdent l’imposante
façade du vieil hôpital. Sur le socle de celui de gauche est gravé « A Jules Baillarger (1809-1890) la Société médico-psychologique, ses amis, ses élèves », sur le socle de celui de droite « Jean-pierre Falret (1794-1870) ». Encore plus rares sont ceux qui savent qu’ils furent dévoilés le 7 juillet 1894 au cours d’une imposante cérémonie pour réconcilier dans une gloire posthume deux médecins qui, il y a exactement cent cinquante ans, s’étaient, à l’occasion d’une des découvertes majeures de la psychiatrie du 19e siècle, affrontés dans une des controverses les plus violentes qu’ait connues son histoire.

L’affrontement à l’Académie

L’Académie de médecine fut Royale à sa fondation en 1836, puis au gré des vicissitudes politiques, Nationale en 1848 avant de devenir Impériale en 1853. Lors de sa séance hebdomadaire du mardi 31 janvier 1854, Jules Baillarger, un de ses membres, donna une Lecture intitulée : « Note sur un genre de folie dont les accès sont caractérisés par deux périodes régulières, l’une de dépression et l’autre d’excitation ». L’auteur y décrivait en détail six cas d’une« forme de folie différant de la monomanie, de la mélancolie et de la manie » pour laquelle il proposait le nom de « folie à double forme ». Elle était caractérisée par des phases faites typiquement de deux périodes, l’une de dépression, l’autre d’excitation, dont la succession était soit soudaine, soit plus progressive. Mais un examen attentif montrait qu’il n’existait pas d’intervalle libre. La période maniaque était une « réaction » à la dépression qui la précédait et lui était proportionnelle.

Une semaine plus tard, le 7 février, à l’issue de la lecture du procès-verbal de la séance précédente, un autre membre de l’Académie, Falret, demanda la parole au sujet de la communication de Baillarger afin, déclara t-il, d’établir sa priorité dans la description qu’il avait lui-même faite, sous le nom de folie circulaire, de faits analogues, et il commença à lire un texte. Le Président, inquiet devant l’épaisseur du manuscrit que Falret tenait entre les mains, et invoquant les contraintes de l’ordre du jour, le pria de repousser cette intervention à la séance suivante. La confrontation entre les deux psychiatres eut ainsi lieu le 14 février. Dans sa lecture, intitulée « Mémoire sur la folie circulaire, forme de maladie mentale caractérisée par la reproduction successive et régulière de l’état maniaque, de l’état mélancolique et d’une intervalle lucide plus ou moins prolongé », Falret commença par apporter des preuves de son antériorité. Le texte des leçons cliniques qu’il avait prononcées à la Salpêtrière en 1850 avait paru dans la Gazette des Hôpitaux. Dix lignes de la dixième leçon, publiée le 29 janvier 1851, y mentionnaient « une forme de folie que nous appelons circulaire », consistant en « l’alternance d’une période d’excitation avec une période, habituellement plus longue, d’affaissement ». Falret avait réuni, remanié et étendu le texte de ses leçons qui avaient paru en un volume en janvier 1854, juste avant la lecture de Baillarger, et Falret avait fait hommage à l’Académie d’un exemplaire le 7 février. Il cita intégralement le passage, long d’une page et demie, qui débutait par les phrases : « La transformation de la manie en mélancolie,
et réciproquement, a été signalée dans tous les temps comme un fait accidentel ;

mais on n’a pas assez remarqué et on n’a pas dit de manière expresse qu’il existait une catégories d’aliénés chez lesquels cette succession de la manie et de la mélancolie se manifeste avec continuité et de manière presque régulière. Ce fait nous a paru assez important pour servir de base à une forme particulière de maladie mentale que nous appelons folie circulaire, parce que l’existence de ce genre d’aliénés roule dans un même cercle d’états maladifs qui se reproduisent sans cesse, comme fatalement et ne sont séparés que par un intervalle de raison d’assez courte durée ». Falret poursuivit par un exposé détaillé des aspects cliniques de l’affection qui concorde pour l’essentiel avec les descriptions actuelles. Il indiqua que l’observation des familles des malades l’avait convaincu de l’importance, dans l’étiologie, de facteurs héréditaires.

Baillarger prit alors la parole. Son intervention, presque aussi longue que la Lecture de Falret (celle-ci occupe 17 pages du Bulletin, la réponse de Baillarger 14) fut d’une extrême agressivité. Selon lui, les faits décrits par Falret l’avaient déjà été « d’une manière plus claire et moins timide » par leur maître commun Esquirol. La folie circulaire ne correspondait qu’à une petite partie des cas de la folie à double forme.

Mais surtout Baillarger accusa ouvertement Falret de plagiat. Rappelant qu’entre la publication de ses leçons cliniques et sa lecture s’étaient écoulées deux semaines, pendant lesquelles « Monsieur Falret a eu accès à ma propre lecture », il fit remarquer que, si des faits importants non inclus dans ses leçons apparaissent dans sa présentation à l’Académie, « la conclusion est évidente ». Baillarger suggéra que ce type d’agissement était habituel à son confrère (le passage, omis dans le Bulletin de l’Académie, est reproduit verbatim dans le compte rendu de la séance paru deux jours plus tard dans la Gazette des Hôpitaux). Baillarger était l’auteur d’un mémoire sur les hallucinations couronné par l’Académie. Or, dans la centaine de pages que Falret avait consacré au même sujet, il avait utilisé « plus de dix fois » des passages empruntés à ce mémoire, sans jamais en citer l’auteur. A ces accusations, Falret ne répliqua que par quelques mots. « Il était de son devoir envers la dignité des séances de l’Académie et envers sa propre dignité de ne pas répondre à des accusations personnelles » et il exprima sa conviction que la publication de sa lecture permettrait aux aliénistes de juger de l’exactitude de son contenu.

La poursuite de la controverse

Les deux protagonistes de cet affrontement avaient eu des carrières parallèles.

Falret, élu à l’Académie en 1828, dirigeait depuis 1838, une section d’aliénés à la Salpêtrière. Baillarger, son cadet de 15 ans, avait été nommé en 1840 médecin d’une autre section d’aliénés au même hôpital et était entré en 1847 à l’Académie. Mais, comme le notera plus tard Jules Falret, le fils de Jean Pierre, ils furent « toute leur vie séparés par les profondes différences de leurs personnalités ». Falret ne mentionnera son conflit avec Baillarger qu’une fois, en 1864, dans le volume où il avait rassemblé ses principaux travaux. Ses leçons cliniques et sa lecture y sont accompagnées d’une
brève note en bas de page retraçant la chronologie des évènements et concluant « Je ne souhaite pas entrer dans une controverse et me contente de reproduire ma lecture à l’Académie ». Tout autre fut le comportement de Baillarger qui ne cessera de répéter et d’enrichir ses accusations. Immédiatement après la séance de l’Académie il donna à la Salpêtrière une série de leçons cliniques sur la folie à double forme, rapidement publiées dans les Annales médico-psychologiques. La moitié du texte est consacrée à une démonstration du plagiat, la paternité du terme « folie circulaire » étant même déniée à Falret. En effet Baillarger fait remarquer que le psychiatre allemand Wilhelm Griesinger avait, dans son « ouvrage classique » paru en 1845, décrit « une maladie consistant dans une cycle de deux formes (manie et mélancolie) » et il conclut que « la comparaison très exacte de la maladie à un cercle doit avoir beaucoup frappé M. Falret. » Bénédicte-Auguste Morel, que son « Traité des dégénérescences » rendit célèbre en 1867, et qui avait été l’interne de deux aliénistes, tenta bien une conciliation.

Dans l’analyse élogieuse qu’il fit paraître en 1854 des Leçons cliniques de Falret, il discuta des relations entre la folie circulaire et la folie à double forme pour conclure que « les différences de doctrine entre les deux éminents médecins sont plus apparentes que réelles, et dépendent plus de la forme particulière de leur génie que d’une différence radicale dans l’interprétation des faits ». Jules Baillarger publia immédiatement dans les Annales médico-psychologiques une « Lettre ouverte à M. Morel » dans laquelle, après avoir repris les mêmes arguments, il concluait : « Je vous accorde que l’opinion de M. Falret a non seulement des liens étroits avec la mienne, mais même que l’identité est complète. C’est en effet mon opinion que M. Falret a développée dans son mémoire et qu’il a reproduite sans me citer » et de rappeler que la seule différence était « la date », le mot date étant imprimé en italiques.

Baillarger continuera à reprendre la même argumentation après la mort de son adversaire, dans un article sur la « Pathologie de la folie à double forme » paru en 1880 et, de manière encore plus détaillée, dans le premier de deux volumes dans lesquels il avait rassemblé ses travaux, qui parut en 1890, quelques mois avant sa propre mort. Il y avait inclus un chapitre particulier « Folie à double forme. Histoire et problèmes de priorité ». Il attribue désormais la priorité de l’isolement de l’affection à Griesinger « qui est bien le premier auteur dont l’attention ait été fixée sur les alternatives de manie et de mélancolie » et qui, dernière flèche décochée à Falret, « n’a soulevé aucune question de priorité ».

La priorité de Falret

L’examen des faits ne laisse aucun doute : la priorité de Falret est claire et surtout les descriptions faites par les deux psychiatres dans leurs lectures du nouveau trouble mental diffèrent nettement.

Alors que celle de Falret est très proche de nos idées actuelles, celle de Baillarger s’en éloigne beaucoup, ce qui prive l’accusation de plagiat de tout fondement. Mais la
lutte était inégale. A la différence de Falret, Baillarger devait acquérir une grande influence dans la médecine française. Il avait fondé en 1842 et contrôlait en tant que rédacteur en chef les Annales médico-psychologiques qui devinrent l’organe de la Société médico-psychologique lors de la création de celle-ci en 1852. Il fut élu Président de l’Académie de Médecine en 1868. Il allait compter parmi les auditeurs qui se pressaient à ses Leçons cliniques aussi bien des médecins comme Pierre-Paul Broca et Jean-Martin Charcot, que des philosophes comme Théodule Ribot et des historiens comme Hyppolyte Taine. Si, lorsque fut décidée en 1879 la création d’une Chaire de psychiatrie à Paris, il n’en fut pas le premier titulaire, c’est parce qu’il refusa, à cause de son âge, l’offre unanime des Professeurs de la Faculté.

Son prestige a fait qu’en France justice n’a pas entièrement rendue à Falret. Antoine Ritti, en 1889, dans la partie historique de l’article du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales intitulé significativement « folie à double forme » n’accorde à Falret que « d’avoir complété le mémoire présenté quinze jours plus tôt par Baillarger ». Typique des positions plus récentes est, en 1974, celle du manuel de Henri Ey pour lequel « en 1854 Falret et Baillarger décrivirent presque en même temps la même maladie ». Il en alla tout autrement à l’étranger. En Angleterre, Sir Aubrey Lewis, dans sa classique revue historique de la mélancolie parue en 1934, après avoir rappelé la chronologie des faits, analyse en détail la seule lecture de Falret. Aux États-Unis, M.J. Sedler publia en 1983 dans l’American Journal of Psychiatry un long article « La découverte de Falret ». Attribuant la méconnaissance de l’importance de celle-ci à la difficulté d’accès du texte original de sa lecture, il fit suivre son travail de sa traduction intégrale.

Falret et le concept de la maladie mentale

La description par Falret de la folie circulaire est un évènement dont l’importance dans l’histoire de la psychiatrie déborde largement l’individualisation d’une nouvelle entité, même si celle-ci occupe aujourd’hui une place de premier plan en pathologie mentale. Jusqu’à cette date on admettait que, en dehors des manifestations psychiques manifestement symptomatiques de causes organiques, ce que E.G.Georget appelait la « folie proprement dite » était une maladie unique, s’exprimant sous des aspects variés. C’était la conviction de Philippe Pinel lorsqu’il décrivait les quatre formes de l’aliénation mentale, la manie, la mélancolie, la démence et l’idiotisme. Ce fut aussi implicitement celle de la plupart de ses successeurs pendant la première moitié du 19e siècle. Antoine Laurent Jessé Bayle avait bien en 1822 décrit la paralysie générale, définie par l’association d’un tableau clinique particulier et de lésions cérébrales spécifiques découvertes à l’autopsie.

Mais la signification de cette découverte, qui avait pu éveiller l’espoir que la méthode anatomo-clinique, qui triomphait alors dans le reste de la médecine, était applicable à la psychiatrie, ne fut guère reconnue — Baillarger entre autres la contestait —.

D’ailleurs l’anatomie pathologique n’avait pas permis de mettre en évidence
d’autres corrélations analogues. Ce fut Falret qui, en 1867, dans la préface du volume dans lequel il avait rassemblé ses travaux, affirma le premier avec force qu’il existait en pathologie mentale des maladies distinctes. Malheureusement reconnaissait-il, la méthode anatomo-clinique, mis à part le cas de la paralysie générale — dont il acceptait l’autonomie — s’avérait, dans l’état actuel de la science, inefficace. On pouvait pourtant isoler en psychiatrie des maladies en utilisant la seule méthode clinique, mais à certaines conditions, jusque là négligées. Chacune devait être définie par un syndrome, par une constellation de symptômes et non par un seul de ceux-ci. Les symptômes utilisés devraient être, suivant son expression, « de fond » et non « de surface », c’est-à-dire correspondre à des processus psychopathologiques essentiels. Enfin, et surtout, on devait prendre en compte les modifications de cette symptomatologie au cours de l’évolution naturelle de la maladie.

Falret estimait qu’à la date où il écrivait ce texte n’avaient encore été isolées que deux maladies mentales autonomes, la paralysie générale et la folie circulaire. Le reste de la psychiatrie, concluait-il, « attend encore son Jussieu ».

La psychose maniaco-dépressive

Les règles édictées par Falret furent adoptées en Allemagne par Karl Kahlbaum qui publia en 1894 une monographie dans laquelle il décrivait une nouvelle maladie, la catatonie. Il y soulignait que la nosologie ne pouvait progresser qu’en adoptant l’approche clinique des auteurs français, et reconnaissait explicitement qu’il avait pris comme modèles, pour isoler la catatonie, la paralysie générale et la folie circulaire de Falret. Kahlbaum sera l’intermédiaire entre Falret et Emil Kraepelin.

Celui-ci édifia dans les huit éditions, constamment étendues et remaniées, de son Traité de psychiatrie, entre 1883 et 1915, un monument nosologique qui, dans ses grandes lignes domine toujours la médecine mentale. Pour Kraepelin l’existence de maladies mentales est un dogme. Chacune a une étiologie, une pathogénie, des manifestations évolutives spécifiques. Si nous avions une connaissance parfaite de ces trois domaines, on pourrait établir trois nosologies et celles-ci se révèleraient identiques. En l’absence provisoire de données sur les deux premiers, il est par conséquent possible d’isoler les maladies en ne prenant en compte que le troisième, celui de la symptomatologie. Dans l’étude de celle-ci Kraepelin donne, comme Falret, une place centrale à son évolution, ce qui l’amènera, en 1899 à attribuer l’essentiel des manifestations psychotiques à deux maladies, qu’il considère comme vraisemblablement d’étiologie endogène. L’une est la démence précoce, qui, sans modification notable de ses limites, recevra de Eugen Bleuler en 1911 le nom de schizophrénie. L’autre est la psychose maniaco-dépressive. Dans la première Kraepelin rassembla la catatonie de Kahlbaum, l’hébéphrénie décrite par un élève de celui-ci, Ewald Hecker, et le groupe confus des démences paranoïdes parce que, malgré l’hétérogénéité de leur symptomatologie, elles évoluaient toutes vers une « faiblesse psychique » terminale identique. La seconde regroupe la plupart des troubles de l’humeur, qu’ils soient maniaques, dépressifs ou mixtes, que les épisodes soient uniques ou multiples et, dans ce dernier cas, de même nature ou de nature
différente, et quelle que soit l’intensité des symptômes. Le critère décisif de l’unicité de la maladie est moins la nature thymique des symptômes que l’absence de toute évolution vers un état terminal déficitaire. Le principe de la dichotomie des psychoses va être un élément central de la nosologie Kraepelinienne dont les principes et les grandes lignes seront rapidement adoptées internationalement. Pendant plus d’un demi-siècle la folie circulaire va devenir une simple forme clinique d’une maladie aux manifestations diverses, la psychose maniaco-dépressive. Même si l’extension qu’avait donnée à celle-ci Kraepelin dans la dernière édition de son Traité tendit à être par la suite légèrement réduite, du fait de l’exclusion de son cadre de la dépression d’involution, des personnalités dépressive, hypomaniaque et cyclothymique, et de l’importance accrue des dépressions réactionnelles et névrotiques, l’élément central de la conception du psychiatre allemand resta intact. En 1965, la 5ème révision de la Classification des maladies de l’OMS, reflet de l’opinion internationale, définit la psychose maniaco-dépressive par l’existence d’épisodes maniaques et/ou dépressifs, ces épisodes pouvant être soit uniques soit récidivants et de même nature ou non au cours de la vie du malade.

La renaissance de la folie circulaire

L’année suivant la publication de cette classification, parurent deux travaux, effectués de manière indépendante, l’un par Jules Angst en Suisse, l’autre par Carlo Perris en Suède, qui ouvrirent une nouvelle phase dans l’histoire de la folie circulaire.

Dans sa conception finale Kraepelin estimait que l’hérédité de la psychose maniacodépressive était indépendante de ses aspects cliniques, les manifestations les plus diverses de la maladie pouvant être observées dans les familles affectés, ce qui constituait pour lui un argument supplémentaire en faveur de sa théorie unitaire.

Celle-ci avait pourtant gardé quelques adversaires en Allemagne.

En 1957, Karl Leonhard avait affirmé que la fréquence des épisodes maniaques était plus élevée dans les familles de sujets atteints de folie circulaire — qu’il dénomma bipolaires — que dans celle des sujets ne présentant que des épisodes dépressifs — qu’il qualifia d’unipolaires. Jules Angst et Carlo Perris montrèrent l’exactitude de ces faits et s’accordèrent sur la nécessité de démembrer la psychose maniacodépressive en trois entités qu’ils appelèrent l’une bipolaire, les deux autres, respectivement dépressive et maniaque, unipolaires. Les études ultérieures confirmèrent cette conception. Toutefois le trouble unipolaire maniaque fut rapproché du trouble bipolaire sur la base d’une série d’arguments : la date de début des manifestations est identique et plus précoce que celle des unipolaires dépressifs, leur hérédité est analogue, et enfin il est fréquent que, chez les sujets initialement considérés comme unipolaires maniaques existent des états dépressifs méconnus ou apparaissant tardivement.

Cette renaissance de la Folie circulaire de Jean-pierre Falret reçut sa consécration en 1980 lors de la publication, par l’Association américaine de psychiatrie, de la 3ème édition de son Manuel Diagnostic et Statistique des troubles mentaux (DSM-

III). Bien qu’initialement destiné aux psychiatres des Etats-Unis , les principes qui avaient présidé à l’élaboration de ce système nosologiques, ses catégories et sa terminologie s’imposèrent, comme en témoigne la 10ème révision de la classification de l’OMS qui en est très proche. Expression du courant dit de « remédicalisation » de la psychiatrie, réaction contre les tendances anti-nosolgistes qui, en particulier aux États-Unis, avaient, sous l’influence de la psychanalyse, infiltré la psychiatrie, il fut présenté par ses auteurs comme un retour à Kraepelin. En fait si, comme la nosologie de celui-ci il était catégoriel, et s’il en retenait les grandes lignes, comme la dichotomie schizophrénie / troubles de l’humeur, il en différait par le caractère purement descriptif, « a-théorique » des critères diagnostiques. Sauf dans les cas peu nombreux dans lesquels la cause est parfaitement démontrée — essentiellement les troubles dits organiques — les catégories étaient explicitement syndromiques.

Ainsi, dans les troubles de l’humeur les termes et les concepts de dépression endogène, de dépression réactionnelle et de dépression névrotique disparaissaient alors qu’apparaissait celui, purement descriptif, de dépression majeure. Les troubles de l’humeur étaient subdivisés en troubles majeurs et troubles partiels. Les premiers comprenaient le trouble bipolaire (qui incluait les cas à symptomatologie purement maniaque) et les troubles se manifestant uniquement par une ou plusieurs dépressions majeures. Les troubles partiels, caractérisés par une symptomatologie moins accentuée et chronique comprenaient le trouble dysthymique et le trouble cyclothymique correspondant aux personnalités dépressive et cyclothymique des nosologies antérieures (l’ancienne personnalité hypomaniaque ou hyperthymique avait été éliminée, les études expérimentales ayant montré le manque de fidélité du diagnostic). En 1987 la révision du DSM-III (DSM-III-R) et en 1994 son successeur le DSM-IV renforcèrent la position du trouble bipolaire. Les troubles de l’humeur dont l’étiologie organique n’est pas démontrée sont dichotomisés. Il existe d’une part le trouble bipolaire, entité qui reconnaît de nombreux aspects cliniques, et est définie par l’existence actuelle ou dans les antécédents d’épisodes maniaques ou hypomaniaques, associés ou non à des manifestations dépressives, le trouble cyclothymique lui appartenant désormais. D’autre part sont décrits les troubles dépressifs purs se manifestant soit par une dépression majeure, unique ou récurrente, soit par un trouble dysthymique. L’impression qui se dégage de cette classification est que, pour ses auteurs, il existe parmi les troubles de l’humeur une affection, le trouble bipolaire qui, malgré ses manifestations multiples, constitue une véritable entité nosologique, alors que les états dépressifs purs se présentent comme un cadre résiduel. Les limites du trouble bipolaire telles qu’elles sont définies par le DSM-IV restent controversées et font l’objet de nombreux travaux. Ainsi, si la classification de l’OMS de 1992, conservatrice, maintenait en dehors de lui les états maniques purs et la cyclothymie, beaucoup d’auteurs tendent à les étendre encore plus : à ce qu’on appelle le « spectre bipolaire » ils rattachent une partie des dépressions majeures pures sur la base d’arguments génétiques : l’existence de troubles bipolaires dans les antécédents familiaux, et thérapeutiques : leur sensibilité au traitement stabilisateur par le lithium.

Un siècle et demi après sa naissance, la folie circulaire, après la longue éclipse marquée par son incorporation dans la psychose maniaco-dépressive kraepelinienne, a retrouvé en psychiatrie la place privilégiée que lui avait attribuée Falret lorsqu’il l’avait individualisée et en avait fait le modèle de ce qu’il appelait les « formes naturelles » que la médecine mentale doit isoler.

BIBLIOGRAPHIE

Une bibliographie détaillée est donnée dans :

[1] PICHOT P. — The birth of the bipolar disorder. Europ. Psychiatry , 1995, 10 , 1-10.

* Membre de l’Académie nationale de médecine — 16 rue Bonaparte — 75272 Paris cedex 06. Tirés à part : même adresse. Article reçu le 6 octobre 2003, accepté le 19 janvier 2004.

Bull. Acad. Natle Méd., 2004, 188, no 2, 275-284, séance du 24 février 2004