Résumé
L’Académie nationale de médecine a constitué un groupe de travail chargé d’apprécier le retentissement des applications des nanosciences sur la santé de l’homme, parce que ces techniques nouvelles constituent un atout majeur pour la médecine, mais aussi parce que, comme toute invention humaine, les nanotechnologies présentent un revers : celui de leurs risques potentiels. Ses observations sont les suivantes : — Les progrès thérapeutiques apportés par les nanotechnologies sont considérables : — En plus des nano-objets spécialement construits pour une utilisation médicale, l’accroissement de la rapidité des processeurs et des capacités de mémoires informatiques octroyées par les nanotechnologies, a entraîné, comme en bien d’autres domaines, une série impressionnante de progrès médicaux dans les domaines de l’imagerie, de la stimulation physiologique implantée, de la télémédecine, etc. — Les nanobiopuces commencent à rendre possible un diagnostic fondé sur l’analyse rapide, fiable, ultrasensible et peu onéreuse d’un large ensemble de marqueurs moléculaires permettent dans quelques cas une véritable médecine personnalisée, tenant bien mieux compte des particularités de chaque patient. Ce diagnostic biologique individuel guide, dans certaines affections, des traitements hautement spécifiques, tenant compte des particularités propres à chaque individu. Le transfert ciblé des médicaments par un « cargo » nanométrique qui délivre la substance active uniquement aux cellules pathologiques, entraîne déjà, notamment en cancérologie, une diminution des doses prescrites, une baisse de la toxicité et une meilleure tolérance thérapeutique. — Grâce aux nanotechnologies, très prochainement, le traitement des handicaps va être transformé par les mises au point actuellement en cours de bio-senseurs implantés, d’interfaces prothétiques homme-machine, et par l’amélioration de la solidité et surtout de la tolérance des matériaux de reconstruction prothétiques implantés. — Cependant, comme pour tout progrès nouveau, les applications, notamment futures, de ces techniques comportent la possibilité de risques encore mal identifiés, auxquels pourraient être soumis l’environnement, et surtout les personnels qui fabriquent ou utilisent les nano-objets. Le développement des nanotechnologies s’est fait progressivement et sans accident majeur pendant ces vingt dernières années, et ceci pour plusieurs raisons : — On en prévient aujourd’hui les risques les plus vraisemblables, en raison de l’expérience acquise d’une part en matière de pollution atmosphérique, et d’autre part à propos de l’amiante. De plus, la fabrication des nanomatériaux implique en elle-même, pour éviter toute nano-souillure, l’emploi presque généralisé de salles blanches. — C’est pourquoi la manipulation des nanomatériaux par leurs constructeurs et leurs utilisateurs expose normalement ceux-ci à des doses particulièrement faibles. — Comme pour toutes les substances, la toxicité des nanomatériaux dépend en grande partie de leurs concentrations. — Quant à l’administration à l’homme de nano-objets, elle est soumise à la contraignante réglementation de la mise sur le marché des médicaments et des matériaux implantés, impliquant des essais expérimentaux et cliniques approfondis. Cependant, la mission de la Médecine du Travail est rendue difficile par l’absence de réglementation spécifique aux nanotechnologies. Cette carence est due au fait que, contrairement à ce dont on dispose en matière de nanoparticules de la pollution environnementale, il n’existe pas encore pour les nano-objets de système de détection fiable et robuste, capable de les déceler en fonction de leurs multiples propriétés issues de leur taille nanométrique. A leur propos, une métrologie entièrement nouvelle, robuste et fiable, est presqu’entièrement à inventer. Cette carence est à rapprocher du fait qu’il s’agit d’objets dont les propriétés sont tellement variées, que l’ordre des priorités des recherches de toxicologie nécessaires est difficile à définir ; c’est pourquoi, jusqu’à maintenant celles-ci ont porté sur les produits a priori les plus suspects. Il faut noter par ailleurs que la directive RICH, dont relèverait une telle réglementation au niveau européen, vient seulement en mai 2008 d’inscrire les nanotubes de carbone dans la liste des produits relevant de ses obligations. L’Académie en conclut qu’il faut rapidement combler ces lacunes, afin d’éviter deux éventualités contradictoires : voir apparaître un jour un effet adverse imprévu et grave Amener, par précaution administrative, les autorités responsables à imposer un moratoire contraignant à la poursuite du développement de ces applications des nanosciences. La France ne peut se permettre de prendre dans ce domaine un retard dont les conséquences économiques et sociales seraient désastreuses (recherche fondamentale, brevets, emplois, etc.). Mais en attendant, il est urgent d’organiser la mise en place d’une veille sanitaire adéquate.
Summary
The French National Academy of Medicine created a task force to examine the human health implications of nanotechnologies. These innovations hold major promises for medicine but, like all human inventions, they also carry potential risks. The task force reached the following conclusions : — Nanotechnology has already engendered considerable therapeutic progress : — In addition to nanoscale devices specifically designed for medical use, the associated increase in computer processing speed and memory capacity has, as in many other fields, led to an impressive series of medical advances in areas such as imaging technology, implanted physiological stimulation and telemedecine. — Nanobiochips are starting to provide rapid, reliable, ultrasensitive and inexpensive diagnostic tests for many molecular markers, sometimes allowing individually tailored medicine that takes account of each patient’s particular characteristics. Highly specific and individually tailored treatments are now available for certain disorders. Targeted drug delivery by nanometric ‘‘ cargo vessels ’’ that deliver the active drug substance solely to pathological cells, is already leading to the use of lower drug doses, especially in oncology, with less toxicity and better tolerability. — Very soon the treatment of disabilities will be transformed by the development of implanted biosensors, prosthetic human-machine interfaces, and more solid and well-tolerated implanted prosthetic reconstructive materials. — However, as with all technological advances, nanotechnology, and especially its future applications, carries potential risks for the environment, and especially for individuals involved in the manufacture or use of nanoscale devices. Nanotechnology has developed gradually and with no major incidents over the last twenty years, for several reasons : — The most obvious risks can be avoided, based on our experience with air pollution and asbestos. Moreover, the manufacture of nanomaterials requires the near-systematic use of cleanrooms in order to avoid nanocontamination. — This is why manufacturers and users of nanomaterials are normally exposed to very low doses. — As with all substances, the toxicity of nanomaterials depends largely on their concentration. — Human administration of nanoscale devices is subject to the strict marketing regulations applying to all drugs and implanted materials, necessitating extensive testing in the laboratory and in the clinical setting. However, occupational medicine is hindered by the lack of regulations specifically covering nanotechnology. This is because, contrary to environmental nanoscale pollution, there is no way of reliably detecting nanoscale objects based on the properties resulting from their nanometric size. An entirely new, robust and reliable metrology remains to be developed, virtually from scratch. Indeed, these devices have such varied properties that it is difficult to single out a small number for toxicological research ; as a result, toxicologists have so far focused on products that are, in principle, the most risky. Furthermore, the European Union’s REACH directive, which would cover this issue, only registered carbon nanotubes on its list of products in May 2008. The Academy considers that these gaps must rapidly be filled in order to avoid two contradictory possibilities. The first is a serious and unforeseen adverse effect that would oblige the authorities to declare a precautionary moratorium on nanotechnology as a whole. France cannot afford to fall behind in this area, as the social and economic consequences would be disastrous (for fundamental research, patents, jobs, etc.). In the meantime, there is an urgent need for an appropriate health surveillance program.
CONCLUSION
Les nanotechnologies, dont les produits sont déjà largement présents dans notre univers quotidien, sont responsables de nombreux progrès en médecine.
Dans les années à venir, elles sont prometteuses d’améliorations encore plus considérables ou insoupçonnées. Il faut soutenir et encourager le développement des recherches qu’elles impliquent, car l’avenir passe par leur contrôle, et par leur maîtrise.
Cependant, comme pour tout progrès nouveau, leur mise en œuvre et leurs applications, notamment futures, comportent la possibilité de risques encore mal identifiés. La multiplicité de ces propriétés nouvelles des nano-objets, et la difficulté de les mesurer de manière simple, rapide et fiable, sont en partie responsables de cette incertitude. En raison de l’expérience du siècle dernier, toutes les précautions logiquement imaginables ont été prises d’emblée pour éviter tout danger, et de multiples travaux scientifiques sont développés pour bien connaî- tre les modes d’action intimes de ces objets nanométriques. Mais, si l’éventualité de risques encore inconnus pour la santé de l’homme ne peut être exclue, elle ne peut être maîtrisée que par une recherche fondamentale adaptée à ces incertitudes, et par une réglementation rigoureuse reflétant l’état des connaissances.
Ces métrologies nouvelles doivent être inventées. Elles sont indispensables pour établir les seuils de toxicité de chaque produit, et pour définir en matière de médecine du travail la réglementation la plus sûre et la mieux adaptée à chaque cas.
Il faut rapidement combler ces lacunes pour éviter deux éventualités contradictoires :
— Voir apparaître un jour un effet adverse imprévu et grave.
— Amener, par précaution administrative, les autorités responsables à imposer un moratoire contraignant à la poursuite du développement de ces applications des nanosciences. La France ne peut se permettre de prendre dans ce domaine un retard dont les conséquences seraient désastreuses (recherche fondamentale, brevets, emplois, etc.).
En attendant, il est urgent, en France dès maintenant, d’organiser la mise en place d’une veille sanitaire adéquate, dans laquelle la Médecine du Travail aura toute sa place.
RECOMMANDATIONS
C’est pourquoi l’Académie nationale de médecine recommande que :
— les programmes de recherches fondamentales sur les actions biologiques des nano-objets soient d’urgence amplifiés, mais que des projets prioritaires puissent être pragmatiquement décidés en fonction de l’apparition éventuelle de constatations inquiétantes pour la santé publique.
— la directive européenne R.E.A.C.H. soit adaptée d’urgence aux installations industrielles concernées par les nanoparticules et les nanotechnologies, et qu’en attendant, au moins en France, la Médecine du Travail obtienne dans ce domaine des textes et des moyens lui permettant de remplir sa mission.
Cette réglementation particulière devra être très régulièrement révisée, pour tenir compte de l’actualisation des connaissances sur ces substances.
— les résultats obtenus par les médecins du travail en charge de l’application de cette réglementation soient centralisés, et que sans attendre soit instaurée une veille sanitaire renforcée propre aux nano particules non biodégradables, notamment les nanotubes de carbone.
— soient mises au point très rapidement les métrologies multiples adaptées à chaque produit issu des nanotechnologies, et que, en attendant, le choix des études de toxicité se fasse en tenant compte des observations des médecins du travail.
— lors de l’autorisation de la mise sur le marché d’un nanomédicament, un principe actif déjà autorisé soit considéré comme un médicament entièrement nouveau, susceptible d’une toxicité différente, s’il est porté par un « cargo » différent.
— si des complications sanitaires, actuellement peu probables, devaient malgré tout survenir, le public en soit informé par la communauté médicale, quelles que soient les considérations économiques ou politiques. La confiance de la population en dépend.
PERSONNALITÉS AUDITIONNÉES
Francine BÉHAR-COHEN — «
Barrières, œil et nanoparticules » — INSERM U598-15, rue de l’École de Médecine — 75006 Paris ; Alim-Louis BENABIB — «
Les Nanotechnologies en Neurosciences médicales : mode, danger ou tournant fantastique ? » — Académie des
Sciences, 23 bis, avenue de Leygala — 38240 Meylan ; Daniel BERNARD — « Toxicologie, réglementation, procédés industriels et protections des travailleurs » — Directeur
Scientifique ARKEMA France-4-8, cours Michelet — La défense 10-92091 Paris la Défense ;
Jorge BOCZKOWSKI — « Effets des nanoparticules dur la santé » — INSERM U700 — Faculté
X. Bichat — BP 416-75870 Paris Cedex 18 ; Patrick BROCHARD — « Nano-technologie et médecine du travail » — Sce de médecine du travail et de pathologie professionnelle — CHU
Bordeaux — Hôpital Pellegrin — 1, place Amélie Raba-Léon — 33076 Bordeaux Cedex ; Jean CHABBAL — « Application des nanotechnologies à la médecine » — ( Conférence réalisée au cours d’un déplacement le 3 avril 2008 du Groupe de Travail au CEA de Grenoble, suivie d’une visite des laboratoires de recherche et de fabrication de MINATEC ) — Chef du département microtechnologie pour la biologie et la santé au CEA-LETI-MINATEC ; Corinne CHANÉAC — « Étude toxicologique des nano-particules » — Chimie de la Matière Condensée de Paris — T54, 5e étage — Université Pierre et Marie Curie — 4, place Jussieu — 75252 Paris Cédex 05 ; Pierre-Olivier COURAUD — « Barrières hémato-encéphaliques et nano-monde » —
Directeur de Recherches INSERM — Co-Directeur, Institut Cochin — 22, rue Méchain — 75014 Paris ; Patrick COUVREUR — « Nanomédicaments » — Directeur UMR CNRS 8612 « Physicochimie, Pharmacotechnie et Biopharmacie » — Faculté de Pharmacie, Université Paris Sud — 5, rue Jean-Baptiste Clément — 92296 Chatenay-Malabry Cedex ; Maxime DAHAN — « Nanomatériaux et biologie : lorsque des nanocristaux permettent d’explorer le vivant à l’échelle moléculaire » — Département de Physique de l’École Normale Supérieure — 24, rue
Lhomond — 75005 Paris ; Pierre FEILLET — «
Applications présentes et potentielles des nanotechnologies à la chaîne alimentaire » — 2 bis, rue du Colonel Marchand-34090
Montpellier ; Patrice GAILLARD — «
Toxicologie, réglementation, procédés industriels et protections des travailleurs » — Directeur du projet NanoTubes de Carbone — Arkema
France — Groupement de Recherche de Lacq — BP 34-64170 Lacq ; Francis QUINN — « Barrières cutanéomuqueuses et Nanoparticules » — Responsable des relations extérieures-DMMP — L’OREAL — River Plaza — 25-29, quai Aulagnier — 92600 Asnières ;
Professeur Bertrand RIHN — « Nanotechnologies : nanotoxicologie et nanorisques » —
CIP, Faculté de Pharmacie — Université Henri Poincaré, Nancy 1-5, rue Albert Lebrun — BP 80403-54001 Nancy Cédex ; Christophe VIEU — « NanoMédecine : l’apport des nanotechnologies à la médecine, état de l’art et perspectives » — LAAS CNRS — 7, avenue du
Colonel Roche — 31077 Toulouse Cedex 4.
BIBLIOGRAPHIE [1] Nanosciences, nanotechnologies. Académie des Sciences, Académie des technologies :
Rapport sur la science et la technologie no 18. Editions Techn. et Doc. Paris 2004.
[2] LAHMANI M., BOISSEAU P., C., HOUDY P. — Les Nanosciences : 3. Nanobiotechnologies et nanobiologie. Editions Belin, Paris 2007, 1150 p.
[3] ZERHOUNI E.A. — Transformer la médecine et la santé par la découverte. Les grandes orientations en recherche biomédicale. Bull. Acad. Natle Méd ., 2007, 191 , 8, séance du 13.11.2007 (sous presse).
[4] COUVREUR P., VAUTHIER C. — Nanotechnology : intelligent design to treat complex diseases . Pharm. Res ., 2006, 23 : 1417-1450.
[5] Converging Technologies-Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science : in : http://www.wtec.org/ConvergingTechnologies/ [6] VINCENT J.D. — Un monde parfait. 2050. Revue de la Fondation pour l’Innovation
Politique , No 3 , janvier 2007, 2-9. contact@fondapol.org [7] POLAND C.A., DUFFIN R., Ian KINKICH, MAYNARD A., WALLACE W.A., SEATON A., Stone V., BROWN S., MACNEE W. & DONALDSON K. — Carbon nanotubes introduced into the abdominal cavity of mice show asbestos-like pathogenicity in a pilot study. Nature Nanotechnology : Published online : 20 May 2008 doi : 10.1038/nnano.2008.111 [8] CABANIS E.A., LE GALL J.Y., ARDAILLOU R. — Identification des personnes par des analyses biométriques et génétiques. Rapport adopté par l’Académie nationale de médecine le 20 novembre 2007 in www.academie-medecine.fr
Ce rapport, dans son intégralité, peut être consulté sur le site :
www.academie-medecine.fr *
* *
L’Académie, saisie dans sa séance du mardi 1er juillet 2008, a adopté le texte de ce rapport (vingt-trois abstentions).
Bull. Acad. Natle Méd., 2008, 192, no 6, 1253-1259, séance du 1er juillet 2008