Communication scientifique
Séance du 13 juin 2006

Usage des psychotropes en France : évolution temporelle et comparaison avec les pays européens proches

MOTS-CLÉS : epidemiologie. europe. facteur risque. prevalence. psychoanaleptiques. troubles mentaux
Psychotropic drug use in France : changes over time and comparison with other European countries
KEY-WORDS : épidémiology. europe. mental disorders. prevalence. psychotropic drugs. risk factors

Jean-Pierre Lépine et Isabelle Gasquet

Résumé

Au cours des vingt dernières années on a observé en France une diminution de l’usage des hypnotiques, une stabilité de l’usage des anxiolytiques et des neuroleptiques et une augmentation de celui des antidépresseurs. Les données de l’étude ESEMeD (European Study of Epidemiology of MEntal Disorder) menée en 2002 en Allemagne, Belgique, Espagne, France, Hollande et Italie, montre que l’usage des anxiolytiques dans l’année (y compris l’usage récurrent) est moins fréquent en Allemagne que dans les autres pays. Pour les antidépresseurs la Belgique et la France ont une prévalence plus élevée. En cas de dépression, moins d’un tiers des sujets rapportent la prise d’un antidépresseur (sans différence entre pays) et un tiers d’un anxiolytique (taux plus élevé en France). En cas d’anxiété un quart des sujets rapportent la prise d’une benzodiazépine (taux plus bas en Allemagne). Les facteurs très associés à un usage élevé de benzodiazépines sont l’âge, les troubles psychiatriques et les troubles neurologiques. Les facteurs très associés à l’usage des antidépresseurs sont l’âge (courbe en cloche), le sexe féminin et les troubles psychiatriques.

Summary

Over the past 20 years, hypnotic drug use has diminished in France, while consumption of anxiolytics and neuroleptics has remained stable and antidepressant use has risen. Data from the ESEMeD survey (European Study of Epidemiology of Mental Disorders) conducted in 2002 in Germany, Belgium, Spain, France, Netherlands and Italy showed that use of anxiolytics during the previous year (including recurrent use) was less frequent in Germany than elsewhere. Belgium and France had a higher prevalence of antidepressant consumption. Among depressed patients, fewer than one-third reported antidepressant use (no difference among the countries), while one-third said they used anxiolytics (higher rate in France). One-quarter of patients with anxiety stated they used a benzodiazepine (lower rate in Germany). Age, psychiatric disorders and neurological disorders were strongly associated with benzodiazepine use. Factors strongly associated with antidepressant use were age (bell-shaped curve), female sex, and psychiatric disorders.

INTRODUCTION

Depuis le rapport Legrain [1, 2], on dit que les Français consomment beaucoup de psychotropes. Qu’en est-il à partir de ce que nous apportent les données récentes ?

Nous aborderons les sujets suivants :

— Quelles sont les sources d’information ?

— Quelle est l’évolution temporelle en France ?

— Comparaison des données internationales en population générale et en cas de trouble psychiatrique.

— Facteurs associés à l’usage des psychotropes.

QUELLES SONT LES SOURCES D’INFORMATION ?

Il existe trois sources d’information : les ventes, les prescriptions et les enquêtes.

Les données de ventes sont intéressantes mais ne permettent pas des comparaisons internationales fiables du fait de l’hétérogénéité des sources entre pays.

Les données de prescriptions ne tiennent pas compte de l’usage réel, ni de la durée de traitement. Les études fiables en France sont rares du fait de la difficulté d’accès aux bases de données de l’assurance maladie.

Les enquêtes en population générale sont donc les plus informatives actuellement. Il faut cependant tenir compte des limites inhérentes à l’épidémiologie descriptive.

L’étude récente ESEMeD est une source précieuse d’information que nous présenterons en détail.

QUELLE EST L’ÉVOLUTION TEMPORELLE EN FRANCE ?

Avant de détailler l’usage des psychotropes, quelques mots sur les médicaments en général. Une étude montre que l’usage des antalgiques est deux à trois fois plus élevé
que celle des psychotropes et que près d’un français sur trois prend au moins un médicament par semaine [3].

Pour les anxiolytiques et les hypnotiques les études épidémiologiques menées depuis trente ans ne mettent pas en évidence une évolution nette de l’usage [4-8].

Pour les antidépresseurs les études sont moins nombreuses et suggèrent une augmentation sensible [7, 9-12] L’analyse des ventes montre que depuis treize ans, les neuroleptiques restent stables, les antidépresseurs doublent, les hypnotiques restent stables et les anxiolytiques diminuent (source : Ventes de médicaments, AFSSAPS, Exploitation OFDT).

COMPARAISON DES DONNÉES INTERNATIONALES

Méthodologie de l’étude ESEMeD

Les données les plus récentes et les plus complètes sont issues de l’étude européenne ESEMeD ( European Study of Epidemiology of Mental Disorder ). Cette étude a été menée en population générale adulte non-institutionnalisée. Approximativement 22 000 entretiens ont été réalisés dont 2 894 en France. Les entretiens étaient standardisés avec un recueil informatisé des données réalisé à domicile par des enquêteurs professionnels. Le taux de participation est de 61 %.

L’évaluation des troubles psychiatriques a été réalisée avec un outil validé par l’OMS : le CIDI-2000. Les troubles mesurés sont entre autres la dépression, les divers troubles anxieux, l’abus et la dépendance à l’alcool [13, 14].

L’usage de psychotropes dans les douze derniers mois a été exploré. Les psychotropes identifiés sont les antidépresseurs, les benzodiazépines, les autres anxiolytiques, les thymorégulateurs et les neuroleptiques. Les sujets ont été interrogés sur le nombre de prise dans les douze derniers mois. Pour faciliter la remémoration, l’enquêteur montrait un livret avec des photos des médicaments [7, 15].

Comparaison internationale en population générale

La prévalence de l’usage des benzodiazépines se situe entre 10 et 14 % dans tous les pays sauf en Allemagne où le taux est significativement plus bas (3 %).

Pour l’usage récurrent (c’est-à-dire au moins 180 jours de prises et plus par an), même constatation : seule l’Allemagne se distingue des autres pays (1 % contre 3-6 % dans les autres pays).

La prévalence de l’usage des antidépresseurs est plus élevée en Belgique et en France (6-7 %) que dans les trois autres pays (3-4 %).

L’analyse de la distribution de la durée d’usage montre que pour les benzodiazépines ce sont les durées courtes qui sont les plus fréquentes, en France, comme dans
l’ensemble de la population [7]. Pour les antidépresseurs, au contraire, ce sont les durées longues d’usage qui prédominent, en France, comme dans l’ensemble de la population [7].

Comparaison internationale en cas de troubles psychiatriques

Approximativement 30 % des sujets déprimés rapportent la prise d’au moins une fois d’un antidépresseur, sans différence statistique entre les pays. Un tiers de ces sujets déclare avoir pris une benzodiazépine mais ce taux est beaucoup plus bas en Allemagne et plus élevé en Espagne.

Globalement un quart des sujets anxieux rapportent avoir pris au moins une fois, une benzodiazépine, ce taux est beaucoup plus bas en Allemagne.

QUELS SONT LES FACTEURS DÉMOGRAPHIQUES ASSOCIÉS À L’USAGE DES PSYCHOTROPES ?

Il existe une augmentation nette de l’usage des psychotropes avec l’âge pour l’ensemble de la population des six pays, et dans le cas particulier de la France, mais de façon moins marquée.

Les femmes déclarent plus souvent prendre de psychotropes que les hommes dans les six pays comme la France.

Si nous regardons l’effet de l’âge et du sexe pour le cas spécifique des benzodiazépines, on retrouve cet effet net de l’âge et un usage plus élevé chez les femmes.

Pour les antidépresseurs l’augmentation avec l’âge n’est plus constante mais il existe un pic entre 35 et 65 ans (courbe en cloche). L’effet du sexe est plus marqué que pour les benzodiazépines.

L’analyse des facteurs associés à l’usage des benzodiazépines sont de deux types.

Ceux ayant un effet très important : l’âge et les troubles psychiatriques (dépression, anxiété, abus et dépendance à l’alcool) et les maladies neurologiques augmentent beaucoup la probabilité de rapporter la prise de benzodiazépines.

Puis viennent les facteurs ayant une influence moins marquée : sexe féminin, niveau d’éducation élevé, divorce, veuvage, le fait de vivre seul, absence d’emploi salarié, maladies physiques chroniques comme les troubles cardiovasculaires, la douleur et le cancer.

Pour les antidépresseurs, on observe un effet très important de l’âge (avec une courbe en cloche), du sexe féminin et des troubles psychiatriques qui sont associés à une forte augmentation de l’usage déclaré.

L’absence d’emploi salarié et les maladies physiques chroniques jouent un rôle moins important.

CONCLUSION

Pour les benzodiazépines, il existe une baisse de l’usage depuis vingt ans qui concerne surtout les anxiolytiques. Actuellement, l’Allemagne a un taux d’usage plus bas et la France se situe dans la moyenne des autres pays proches.

Pour les antidépresseurs, une augmentation importante est observée. Par rapport aux pays européens proches, la France et la Belgique ont un usage plus élevé mais cet effet reste modéré. Notons enfin que le nombreux déprimés ne rapportent pas la prise d’antidépresseurs.

Rappelons que l’usage de toutes les classes thérapeutiques est élevé en France.

Il semble nécessaire de croiser les données dont nous disposons avec des variables psychopathologiques et des mesures du handicap.

Enfin, on peut regretter que la politique du médicament en France ne soit pas encore suffisamment orientée vers une réelle politique de santé publique qui prendrait en compte les notions d’utilité des médicaments en situation habituelle de traitement, de qualité et de bon usage. Si une telle perspective se développe, il deviendra indispensable de mettre en place des observatoires utilisant en particulier les bases de données nationales dont nous disposons déjà, comme celles de l’assurance maladie.

BIBLIOGRAPHIE [1] LEGRAIN M. —

Rapport du groupe de réflexion sur l’utilisation des hypnotiques et tranquillisants en France . 1990, SNIP, Paris.

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[13] ESEMeD/MEDHEA 2000 Investigators — The European Study of the Epidemiology of Mental Disorders (ESEMeD/MHEDEA 2000) project : rationale and methods . Int. J. Methods.

Psychiatr. Res. , 2002, 11 , 55-67.

[14] ESEMeD/MEDHEA 2000 Investigators — Sampling and methods of the European Study of the Epidemiology of Mental Disorders (ESEMeD) project. Acta Psychiatr. Scand. , 2004, 8-20.

[15] ESEMeD/MEDHEA 2000 Investigators — Psychotropic drug utilization in Europe : results from the European Study of the Epidemiology of Mental Disorders (ESEMeD) project . Acta Psychiatr. Scand. , 2004, 55-64.

DISCUSSION

M. Roger NORDMANN

Vous aviez mis en exergue les différences considérables de consommation des psychotropes — et notamment des benzodiazépines — entre la France et l’Allemagne. La forte consommation de benzodiazépines représente, pour la France, un problème de santé publique du fait de l’action des benzodiazépines sur des fonctions essentielles, telles que la mémoire. A quoi peut-on attribuer l’usage beaucoup moins répandu de ces substances en Allemagne, pays dont les habitudes culturelles ne diffèrent pas fondamentalement de celles de la France ?

Ce phénomène s’explique probablement par une réticence sociale vis-à-vis des psychotropes en Allemagne. La phytothérapie est largement utilisée.

M. Bernard PESSAC

La prescription thérapeutique est très rare aux Pays-Bas. Comment expliquez-vous les chiffres que vous montrez ? Quelle est la consommation totale de ces médicaments dans les différents pays d’Europe rapportée au nombre d’habitants ?

Les données présentées portent sur la ‘‘ prise au moins une fois dans l’année ’’ d’un psychotrope et non le traitement régulier. Cet usage régulier ne concerne aux Pays-Bas que 27 % des usagers, soit au total 2,6 % de la population de ce pays, ce qui n’est pas vraiment élevé. D’autre part, cette étude montre que les différences entre pays ont eu tendance à diminuer depuis vingt ans alors même que la prévalence de l’usage a également diminué. Au total, la prévalence de l’usage (au moins une prise dans l’année) des antidépresseurs en population adulte non-institutionnalisée est en moyenne dans les
six pays de 4,4 % et celle de l’usage des benzodiazépines est de 9,2 %. L’usage régulier des benzodiazépine concerne 3,2 % de la population.

M. Hagop AKISKAL

Avez-vous des données sur la chute des taux de suicide en France et en Belgique associés avec l’augmentation de l’utilisation des antidépresseurs ? Il y a des données dans ce sens qui viennent de la Hongrie et du Danemark ?

Je n’ai pas connaissance de ce type de données en France, notamment.


* Hôpital Fernand Widal, Assistance Publique-Hôpitaux de Paris ; INSERM U 705 CNRS UMR 7157 ; Université Denis Diderot, Paris. ** Hôpital Paul Brousse, Assistance Publique-Hôpitaux de Paris ; INSERM U669-Université Paris-Sud, Maison de Solenn, Paris. Tirés à part : Professeur Jean-Pierre LÉPINE, service de psychiatrie, Hôpital Fernand Widal, 200 rue du fbg Saint-Denis, 75010 Paris. Article reçu et accepté le 29 mai 2006.

Bull. Acad. Natle Méd., 2006, 190, no 6, 1139-1145, séance du 13 juin 2006