Communication scientifique
Session of 6 janvier 2009

Tabagisme : cause d’une irradiation artificielle significative ?

MOTS-CLÉS : dosimétrie. radioactivité. tabagisme
Does tobacco smoking induce significant artificial irradiation ?
KEY-WORDS : radiation dosage. radioactivity. smoking

Jacques Simon, Pierre Rouzaud, Pierre Payoux, Anne Julian, Pierre Gantet *

Summary

Artificial irradiation due to tobacco smoking is a widely accepted phenomenon, but the possible health implications are controversial. The IAEA has estimated that smoking twenty cigarettes a day induces a total ‘‘ radiation exposure ’’ of 53 mSv, but several other authors have estimated that the effective dose is only about 0.4 mSv/year. The irradiation associated with smoking results from the use of fertilizers containing α emitters and from tobacco leaf fixation of radon 222 gas of telluric origin. Critical analysis of the literature suggests that irradiation due to smoking is much closer to 0.4 mSv/year than to 53 mSv/year. In order to avoid further confusion and controversy, human exposure to such radiation should be expressed as the annual effective dose.

L’irradiation artificielle est un des grands sujets de préoccupation de notre société.

Elle fait l’objet de contrôles fréquents et de débats souvent polémiques.

Des données non concordantes, voire contradictoires, sur l’irradiation artificielle liée au tabagisme ont été ainsi portées à la connaissance de la communauté scientifique et médicale ainsi que du public, en 2006 et 2007 [1, 2]. S’agissant d’un authentique problème médical mais aussi d’un phénomène de société, il nous paraît opportun de présenter ces données récentes.

Exposé des données contradictoires

Les effets néfastes ‘‘ classiques ’’ du tabagisme, qu’il s’agisse des dégâts vasculaires liés au monoxyde de carbone ou des pathologies graves liées aux substances cancé- rigènes, sont connus de longue date [3]. Ils sont responsables d’environ soixante mille décès par an en France, dont quarante-cinq mille par cancer [4]. L’irradiation artificielle liée au tabagisme est également connue de longue date [5-7], mais la prise en considération de cette modalité d’irradiation particulière, puisque liée à une pratique personnelle, est beaucoup plus récente.

En mars 2006, l’IAEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique — Vienne, Autriche), instance internationale majeure en ce qui concerne l’énergie atomique, le nucléaire et les expositions aux rayonnements ionisants, présente dans son bulletin 47/2 [1] un tableau indiquant que la ‘‘ radioexposition ’’ liée à la consommation de vingt cigarettes par jour occasionne une dose moyenne annuelle de 53 millisieverts (53 mSv/an). Une telle exposition, si elle était avérée, ne serait pas négligeable puisqu’elle correspondrait à environ vingt fois l’exposition naturelle moyenne annuelle en France (environ 2,4 mSv/an), à deux fois et demie la limite individuelle annuelle de dose efficace réglementairement admissible pour les travailleurs du nucléaire (20 mSv/an). Ces données préoccupantes de l’IAEA ont été reprises dans des revues spécialisées [8]. Quelques rares auteurs avancent ou avaient avancé des valeurs plus élevées encore, jusqu’à 80 mSv/an [9], ou plus.

En mars 2007, paraît dans ‘‘ Radiation — Protection — Dosimetry ’’ une étude intitulée ‘‘ Radiation dose from cigarette tobacco ’’ [2]. Elle indique que la consommation de trente cigarettes par jour représente une dose efficace annuelle moyenne estimée à 251,5 μSv, soit, pour faciliter la comparaison avec les données de l’IAEA, environ 0,17 mSv/ an pour vingt cigarettes par jour.

 

Une telle exposition, trois cents fois plus faible que les estimations de l’IAEA, correspond à l’irradiation occasionnée par un vol long courrier d’environ seize heures, ou délivrée par deux radiographies thoraciques, ou encore à la moitié de l’irradiation annuelle due à la radioactivité naturelle d’origine cosmique au niveau de la mer (environ 0,3 à 0,4 mSv/an).

Il s’agit là de valeurs que l’on peut qualifier d’anodines. De nombreux autres auteurs rapportent des niveaux d’irradiation liés au tabagisme du même ordre de grandeur que celui établi dans cette étude récente [10-16].

Comme indiqué en introduction, ces données sont discordantes avec celles de l’IAEA.

Les éléments de base intervenant dans ces données contradictoires

La radioactivité du tabac et les différents modes d’expression de la quantification de l’exposition de l’homme aux rayonnements ionisants doivent être précisés, avant analyse critique et discussion des données précédentes.

La radioactivité du tabac

C’est un élément de base admis par tous les auteurs. L’origine de cette radioactivité se trouve au niveau des sols : radioactivité naturelle tellurique et surtout radioactivité liée à l’épandage d’engrais phosphatés qui contiennent des radioéléments membres des familles radioactives naturelles [5-7]. Dans le tabac, les radioéléments les plus importants, en terme de dosimétrie, sont le radium 226 (226Ra : émetteur α et γ), le radium 228 (228Ra : émetteur β), le plomb 210 (210Pb : émetteur β et γ)et le polonium 210 (210Po : émetteur α). Le plomb 210 et le le polonium 210 sont en équilibre radioactif et leurs activités sont dans un rapport constant, proche de un.

La radioactivité naturelle tellurique représente par ailleurs une origine indirecte de la radioactivité du tabac. Le radon 222 des sols (222Rn : émetteur α) se trouve, dans les conditions habituelles de température et de pression, à l’état gazeux. Le 222Rn tellurique passe, de ce fait, dans l’air ambiant. Il peut ainsi se déposer sur les trichomes des feuilles de tabac, sortes de poils qui le fixent durablement. Ainsi fixé, le 222Rn se désintègre rapidement pour donner notamment du 210Pb et du 210Po [6]. La mesure du bas niveau de radioactivité du tabac est difficile mais réalisable. Elle s’exprime en becquerels par kilogramme de tabac sec (Bq.kg-1). Au total, on retiendra que le tabac renferme des radioéléments réputés parmi les plus dangereux en cas de contamination interne, parce qu’émetteurs α, le 226Ra et le 210Po notamment.

Les différents modes d’expression de la quantification de l’exposition de l’homme aux rayonnements ionisants

Lors d’une irradiation naturelle ou artificielle, on parle couramment de ‘‘ dose d’irradiation ’’. Il existe différents modes d’expression dont la signification et la portée sont très différentes.

 

La dose absorbée D est une grandeur physique (énergie totale absorbée par unité de masse). Elle s’exprime en grays (Gy) ou en sous-multiples.

La dose équivalente H est une grandeur qui se veut biologique. Elle est égale au produit de la dose absorbée par un facteur de pondération ‘‘ radiologique ’’ W , qui R rend compte de l’efficacité biologique du type de rayonnement considéré (H=D.W ). Elle s’exprime en sieverts (Sv) ou en sous-multiples. En cas d’incorpoR ration d’un radioélément dans l’organisme (cas du tabagisme), on parle d’équivalent de dose engagée, ou dose engagée, sur une durée donnée, habituellement longue (la vie entière, 50 ans, ….).

La dose efficace E est la somme des doses équivalentes reçues par les tissus de l’organisme, après application pour chacun d’eux d’un facteur de pondération ‘‘ tissulaire ’’ W qui rend compte de sa radiosensibilité propre (E=Σ H .W ). Elle T T T s’exprime, comme la dose équivalente, en sieverts, ce qui est pour le moins regrettable et source de fréquentes confusions. La dose efficace a été créée pour les besoins de la réglementation dans le domaine de la radioprotection ; elle a le grand avantage de l’additivité.

Ces différents modes d’expression de l’exposition aux rayonnements ionisants ne tiennent compte ni des caractéristiques précises de l’irradiation (géométrie, débit de dose et fractionnement éventuel dans le temps), ni des caractéristiques propres du sujet (sexe, âge, paramètres morphologiques, ….). Au total, on retiendra que lorsqu’on parle de dose d’irradiation, il convient de bien préciser de quel type de dose il s’agit.

Analyse critique des données non concordantes

Les données du bulletin 47/2 de l’IAEA, relatives à l’irradiation liée au tabagisme [1]

Elles sont issues de la publication ‘‘ Stratégies de sûreté nucléaire ’’, constituée par une série d’articles ‘‘ fruits d’une coopération entre experts du Département de la coopération technique et celui de la sûreté et de la sécurité nucléaires ’’, sous la direction conjointe du directeur général adjoint de l’IAEA, en charge de chacun de ces départements. Devant la discordance entre les données ‘‘ brutes ’’ de l’IAEA et celles plus détaillées des publications précédemment mentionnées, nous nous sommes rapprochés des directeurs adjoints responsables de la publication, avec un double questionnement :

— « qu’entendez-vous par ‘‘ radioexposition ’’ et par ‘‘ dose moyenne par an ’’ : la dose équivalente, la dose efficace ou une modalité de dose engagée sur une période courte de un an ? », — « comment obtenez-vous la valeur de 53 mSv/an (mesure de l’activité du tabac et conversion de l’activité en dose d’exposition ?, si tel est le cas, selon quelle méthode ?) ou de quelle source tirez-vous cette valeur de 53 mSv/an ? ».

La réponse que nous avons reçue est brève : « les doses de radiation mentionnées sont des doses en ‘‘ des points chauds des poumons ’’, par année et la source est principalement le 210Po ». L’IAEA s’exprime donc, concernant l’irradiation liée au tabagisme, sous la forme particulière d’une dose engagée, sur une période courte (un an) et sur des zones précises (les ‘‘ points chauds ’’) d’un organe cible (le poumon).

Cette valeur, 53 mSv/an, n’est donc pas une dose efficace, mais une modalité particulière d’expression d’une dose d’irradiation, délivrée à une fraction non précisée du tissu pulmonaire.

L’étude publiée dans « Radiation — Protection — Dosimetry » [2]

C’est une étude scientifique rapportée de manière détaillée. L’activité des feuilles de tabac sec, provenant de dix-sept régions différentes de Grèce, a été mesurée par spectrométrie γ dans des conditions expérimentales bien adaptées aux très basses activités observées (détecteur planaire et/ou co-axial au Germanium de haute pureté, à bruit de fond très bas). Les valeurs moyennes mesurées, en Bq.kg-1 , sont :

3,38 pour le 226Ra ; 3,83 pour le 228Ra ; 14,12 pour le 210Pb. La valeur calculée, à l’équilibre radioactif, pour le 210Po est : 12,7. L’estimation de la dose efficace annuelle, dans le cas de fumeurs à trente cigarettes par jour (24,6 g de tabac par jour, soit 8,985 kg par an), fait intervenir :

— un facteur de réduction entre l’activité du tabac sec et l’activité de la fumée de cigarette, de valeur égale à 0,75 [12], — un coefficient de conversion de l’activité (en Bq) à la dose (en Sv/an) établi par l’ICRP (Commission Internationale de Protection Radiologique), au registre :

‘‘ dose coefficients for ingestion and inhalation ’’ [17]. L’étude des documents de l’ICRP montre que ce coefficient de conversion prend en compte la tranche d’âge des individus ainsi que les facteurs de pondération radiologique W et R tissulaire W . Ce coefficient de conversion prend également en compte la vitesse T d’inhalation et/ou d’absorption des radioéléments : rapide (type F), modérée (type M) ou lente (type S). Pour les radioisotopes d’éléments tels le Pb et le Po, il est précisé, qu’en l’absence d’information spécifique, on doit utiliser le coefficient type M, ce qui a été fait dans cette étude. C’est donc bien une dose efficace annuelle qui est ainsi estimée dans cette étude. Pour un fumeur de 30 cigarettes par jour, les valeurs moyennes estimées de la dose efficace, en μSv/an,sont : 79,7 pour le 226Ra ; 67,1 pour le 228Ra et 104,7 pour le 210Pb, soit un total pour ces trois éléments de 251 μSv/an. L’auteur indique que la dose inhérente au 210Po, dont il ne tient pas compte dans sa totalisation, est du même ordre de grandeur que celle due au 210Pb. Ce dernier point paraît inexact. En effet, les activités de ces deux radioéléments, en équilibre radioactif, sont de valeurs très voisines, mais la dose délivrée par le 210Po doit trois fois plus forte que celle délivrée par le 210Pb puisque son coefficient de conversion est trois fois plus fort (3,3.10-6 pour 210Po et 1,1.10-6 pour 210Pb [17]). La dose efficace annuelle délivrée par le 210Po est donc de l’ordre de 315 μSv/an. Au total, on peut considérer que cette étude minore la valeur de la dose efficace annuelle totale en ne comptabilisant pas la participation du 210Po. La dose efficace annuelle liée aux quatre radioéléments naturels importants du tabac est donc en réalité de l’ordre de 0,57 mSv/an pour trente cigarettes par jour, ou encore 0,38 mSv/an pour vingt cigarettes par jour.

DISCUSSION

Comment expliquer une discordance de deux ordres de grandeurs, dans ces données récentes relatives à l’irradiation liée au tabagisme ?

Le mode d’expression de la dose d’irradiation est incontestablement à l’origine de cette discordance

Comme établi précédemment, l’étude publiée dans ‘‘ Radiation — Protection — Dosimetry ’’ exprime l’irradiation sous la forme de la dose efficace annuelle. Il en va de même pour la plupart des autres études citées en référence. Le mode d’expression utilisé par l’IAEA dans son bulletin 47/2 correspond à une forme particulière de dose engagée sur 1 an, durée très courte pour l’expression d’une dose engagée. De plus, cette dose est relative à des zones particulières (‘‘ les points chauds ’’) d’un organe cible (le poumon). On trouve dans la littérature des exemples de ce mode d’expression [7,18] qui mentionnent des irradiations de plus de 10 Sv sur vingt-cinq ans, soit en moyenne 400 mSv/an, en des zones très localisées de l’arbre bronchique.

Ces zones correspondraient à des bifurcations de l’arbre bronchique, au niveau desquelles des particules de fumée ayant adsorbé des radioéléments provenant de la combustion du tabac, en particulier des éléments lourds émetteurs α, viendraient se déposer de façon durable [19]. Ceci expliquerait la fréquence particulière du cancer des bifurcations bronchiques chez les fumeurs. L’utilisation de ce mode d’expression et de quantification de l’exposition aux rayonnements ionisants méritait, pour le moins, d’être précisée par l’IAEA dans sa publication officielle, ce d’autant plus que dans le tableau présentée par l’IAEA, la seule irradiation ainsi exprimée est celle liée au tabagisme.

D’autres causes de confusion méritent d’être analysées et discutées, même si elles ne sont pas à l’origine de la discordance qui nous préoccupe

Les différences d’activité du tabac, selon son origine géographique

Le tableau 1 résume les résultats de huit études détaillées portant sur des tabacs de provenances variées et en particulier de six pays différents. Les valeurs moyennes de l’activité de ces tabacs varient de 1,85 Bq.kg-1 à 19,15 Bq.kg-1. La valeur la plus basse est observée sur des tabacs syriens [16], cultivés sans engrais chimique. Exception faite de ce cas particulier, les valeurs observées varient de 5,87 à 19,15 Bq.kg-1, soit environ d’un facteur 3. Le tableau 1 présente également, pour un tabagisme à vingt cigarettes par jour, la valeur des doses efficaces annuelles liées au seul 210Po et à l’ensemble des radioéléments naturels présents dans le tabac, lorsque celles-ci sont

Tableau 1. — La radioactivité de différents tabacs et les doses efficaces qu’ils délivrent pour une consommation de 20 cigarettes par jour.

Auteur

Origine du tabac

Activité

Dose efficace ( μ Sv/an) du 210Po (Bq.kg-1)

Papastefanou [2] 2007 Grèce (17 tabacs différents) 12,7 210Po = 69,8 Totale : 167,5 Savidou [13] 2006 Grèce (6 tabacs différents) 13,1 210Po = 124 Totale : 287 Khater [12] 2004 Egypte 16,3 210Po = 193 Totale : 444 Peres [11] 2002 Brésil (8 tabacs différents) 19,15 Totale : 160 Skwarzec [14] 2001 Pologne (14 tabacs différents, 5,87 210Po = 35 y compris américains) Totale : 105 Takizawa [10] 1994 Japon 15,4 Godoy [15] 1992 Brésil 18,7 Batarekh [16] 1987 Syrie 1,85 mentionnées dans ces études. On observe que ces valeurs varient de 0,1 à 0,45 mSv/an, soit environ d’un facteur 4.

Le radon (222Rn) présent dans l’air ambiant

La dangerosité particulière du 222Rn est liée au fait qu’il s’agit d’un émetteur α de période courte (3,82 jours) et qu’il se présente habituellement à l’état gazeux. Il est décrit depuis longtemps [6, 7] une véritable ‘‘ association ’’ radon — tabac dans les causes du cancer du poumon, en particulier dans le cas des travailleurs des mines d’uranium, traditionnellement gros fumeurs [20]. Le mécanisme en cause suppose l’adsorption du 222Rn de l’air ambiant inspiré sur des particules sub-microniques de fumée de tabac et le dépôt durable de ces particules au niveau des bifurcations de l’arbre bronchique, phénomène précédemment évoqué [19]. Mais il n’a jamais été apporté de preuve formelle de cette hypothèse dans laquelle les particules de fumée du tabac seraient des vecteurs du 222Rn dans l’appareil respiratoire. Il convient de préciser que les études précédemment évoquées ne tiennent pas compte, dans les doses efficaces annuelles qu’elles avancent, d’une éventuelle participation du 222Rn.

Des remarques de fond touchant aux concepts, indicateurs, descripteurs et/ou modes d’expression dosimétriques précédemment utilisés

Ces remarques ou critiques méritent d’être présentées ici, sans prétendre aucunement leur apporter des réponses satisfaisantes et définitives. Il convient cependant de prendre en considération le fait que les différents éléments dosimétriques, tels que

Tableau 2. — Valeurs du coefficient de conversion de l’activité (en Bq) à la dose efficace (en Sv/an) chez des adultes (origine ICRP Publication 72 — 1996).

Vitesse d’inhalation

Coeff. Conversion 210Pb

Coeff. Conversion 210Po

Type F 9 × 10-7 6 × 10-7 Type M 1,10 × 10-6 3,30 × 10-6 Type S 5,60 × 10-6 4,30 × 10-6 nous les avons envisagés et utilisés et tels qu’ils sont classiquement admis par les instances internationales, ne sont pas spécialement bien adaptés à la problématique qui nous préoccupe : l’irradiation pulmonaire après inhalation d’émetteurs α.

La notion de dose est ‘‘ fragile ’’ dans le cas des émetteurs α

En effet, la dose absorbée est répartie dans les poumons de manière très inhomogène au niveau cellulaire et tissulaire. Ceci est lié au fait que, contrairement à d’autres types de rayonnements pour lesquels le transfert d’énergie à la matière est progressif et continu, même s’il n’est pas constant, le long d’une trajectoire, il est total et brutal pour les particules α, dès qu’elles interagissent de façon électrostatique et obligatoire avec les premiers composants matériels du milieu traversé. Ainsi, lors d’irradiations α, certains tissus, cellules ou organites cellulaires sont très irradiées alors que d’autres, voisins, ne le sont pas du tout.

La contamination interne se produit par inhalation

Différents éléments interviennent de ce fait et, au final, influent sur la dose d’irradiation :

— la forme sous laquelle se présentent les produits radioactifs : libres et à l’état gazeux ou adsorbés sur des particules solides de la dispersion macroscopique qu’est une fumée, dont la granulométrie et l’hygrométrie seraient à prendre en considération, — le dépôt sectoriel des particules aux différents étages ou segments constitutifs de la modélisation pulmonaire (grosses bronches, bronchioles, alvéoles), — l’activité réellement incorporée par inhalation. Il s’agit là d’un paramètre fondamental qu’il faudrait connaître précisément. Tel n’est pas le cas. Si la quantité de tabac consommée est bien connue, la quantité réelle de fumée inhalée ne l’est pas. Cette dernière dépend des pratiques et des habitudes des fumeurs. Certains inhalent ‘‘ beaucoup ’’, volontairement, de façon active, d’autres inhalent ‘‘ moins ’’, d’autres enfin ‘‘ fument cigarette au doigt ’’ et se rapprochent, en terme de contamination interne, du tabagisme passif environnemental. Dans les études que nous avons présentées et analysées, le seul élément intervenant à cet égard, réside dans la participation à la valeur du coefficient de conversion « activité — dose » de la vitesse d’inhalation (type F,M ou S), telle que préconisée par l’ICRP. C’est incontestablement insuffisant, même si, comme le montre le tableau 2, la valeur du coefficient de conversion varie d’un facteur 5 pour le 210Pb et 1,3 pour le 210Po, en fonction du type adopté F, M ou S.

Le facteur de pondération ‘‘ radiologique ’’ W qui permet de passer de la dose

R absorbée D à la dose équivalente H

Ce facteur W , appelé aussi facteur de qualité (FQ) d’un rayonnement, est la R traduction règlementaire de l’Efficacité Biologique d’un Rayonnement ionisant (EBR), en prenant pour référence les photons X d’énergie 50 keV. L’ICPR, dans sa 60ème recommandation (notée ICPR 60), a proposé, par consensus, la valeur 20 pour le W des rayonnements α, le W des X de référence étant fixé à 1. On sait que R R l’EBR, grandeur expérimentale mesurable, est variable d’une expérimentation à l’autre, d’un sujet à l’autre, selon l’effet étudié et aussi selon l’énergie résiduelle du rayonnement considéré sur son parcours, conditionnant la plus ou moins grande densité d’ionisations directes ou indirectes créées. Il en va donc de même pour la valeur de W . Le facteur W ne représente pas aussi fidèlement que souhaitable la R R pondération qu’il faudrait appliquer pour rendre compte des différences d’effets biologiques des différents types de rayonnements ionisants.

Le facteur de pondération ‘‘ tissulaire ’’ W qui permet d’accéder à la dose efficace E

T

Ce facteur et ses valeurs actuellement utilisées, proposées par l’ICPR 60, sont également critiquables. Un exemple simple l’illustrera. Il est affecté à la glande thyroïde un W = 0,05, c’est-à-dire 5 % de la radiosensibilité de l’ensemble de T l’organisme, pour un organe dont la masse est voisine de 30 g, soit environ 0,5 ‰ de la masse corporelle totale. Cette valeur de W est représentative de la radiosensibiT lité particulièrement importante de la thyroïde de l’enfant en bas âge mais nullement de celle de l’adulte qui est, à l’opposé, peu prononcée. Le facteur W ne représente T pas aussi fidèlement que souhaitable la pondération qu’il faudrait appliquer pour tenir compte de la radiosensibilité des différents tissus de l’organisme.A cet égard, il convient d’indiquer que les recommandations de la résolution 103 de l’ICPR devraient entraîner prochainement d’importantes modifications des valeurs des coefficients W .

T La dose efficace souffre de l’ensemble cumulatif des remarques ou critiques précédemment formulées

La dose efficace est un instrument approximatif. Elle est destinée à la gestion des doses dans le domaine de la radioprotection, concernant les risques aléatoires ou stochastiques. Le grand avantage de la dose efficace est son caractère additif lors d’irradiations successives ou d’irradiations touchant plusieurs parties de l’organisme, ce qui est fréquemment le cas, tant lors d’expositions naturelles qu’artificielles. Les résultats sont ainsi exprimés de façon simple. Ainsi, dans l’exemple objet de nos préoccupations, on peut dire qu’ ‘‘ un tabagisme à vingt cigarettes par jour représente le même détriment qu’une dose efficace de l’ordre de 0,4 mSv au corps entier ’’. Il faut donc savoir situer le concept de dose efficace à sa juste place et l’utiliser à bon escient. Il ne faut pas attendre de la dose efficace des informations qu’elle ne peut apporter, notamment des informations épidémiologiques fiables.

CONCLUSION

Les éléments analysés et discutés dans ce travail conduisent à conclure que le tabagisme délivre une dose efficace d’irradiation artificielle minime, de l’ordre de 0,4 mSv pour un tabagisme à vingt cigarettes par jour, et que l’estimation de l’AIEA de 53 mSv ne peut pas être retenue. Ce d’autant plus que les résultats provenant de la littérature calculent ou estiment une dose efficace annuelle relative à la totalité de la fumée provenant de la combustion du tabac et non à la quantité de fumée réellement inhalée. Les données contradictoires sur l’irradiation artificielle liée au tabagisme discutées dans ce travail sont dues à l’utilisation par l’IAEA d’un mode particulier d’expression et de quantification de l’exposition de l’homme aux rayonnements ionisants, inhabituel et non conforme aux usages et spécifications scientifiques en vigueur.

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DISCUSSION

M. Roger NORDMANN

Merci des précisions que nous ont apportées votre exposé. Je suis cependant perplexe quant au sujet même de celui-ci. Pourquoi, en effet, le tabac serait-il spécifiquement cause d’une irradiation artificielle significative, se distinguant ainsi des autres végétaux que nous consommons quotidiennement et qui, eux aussi, impliquent l’utilisation d’engrais ainsi que l’exposition à l’irradiation tellurique directe et indirecte par le biais du radon 222 gazeux? Quant à l’existence de ‘‘ points chauds ’’ bronchiques, elle me semble aussi aléatoire que celle de points chauds dans le tractus digestif pouvant jouer un rôle éventuel lors de l’ingestion de végétaux. Je ne suis donc pas surpris que votre conclusion soit en faveur d’une irradiation artificielle non significative par le tabac. Je crains, par contre, que cette conclusion, certes fondée, ne soit utilisée par les médias comme argument contre nos efforts de lutte contre la tabagisme. Qu’en pensez-vous?

Le recours aux engrais phosphatés qui renferment du 210Po est quasi systématique pour le tabac. Il ne l’est pas pour d’autres végétaux ou cultures, pour lesquels on peut utiliser d’autres types d’engrais, organiques purs ou associés à des engrais minéraux. Les légumes sont lavés et souvent cuits à l’eau avant consommation. Pour éliminer les radioéléments du tabac, des lavages ont été pratiqués par les fabricants.

Ils ont été abandonnés car ils diminueraient certaines qualités organoleptiques du tabac sec et/ou du tabac fumé, appréciées par les consommateurs. Le 222Rn se fixe par adsorption sur les trichomes des feuilles de tabac, constituant une sorte de duvet ou de feutrage à la surface de celles-ci. On peut penser qu’il en va de même sur d’autres végétaux possédant des trichomes. Quant à la théorie imaginative proposée dans les années 1960 pour expliquer la fréquence des cancers bronchiques chez les travailleurs des mines d’uranium, puis chez les fumeurs et même dans l’irradiation ‘‘ a domo ’’ par le 222Rn, elle reste, à ce jour, une hypothèse n’ayant pas reçu de confirmation scientifique probante. Tout ce travail a été initié, à l’origine, par l’Association Tabac & Liberté, réseau de plus de trois mille professionnels de santé militant contre le tabagisme et les deux premiers auteurs sont membres actifs de cette association. Forts d’une longue expérience dans la pratique du sevrage tabagique et dans la prévention des débuts du tabagisme, il nous apparaît qu’il faut être cré- dible et énoncer clairement que le cancer broncho-pulmonaire du fumeur est lié à des substances cancérogènes issues de la combustion du tabac et non à une irradiation.

De même, il faut être vigilant à ce que les fabricants ne proposent pas des tabacs ‘‘ non radioactifs, non cancérigènes ’’, puisque la radioactivité n’est pas en cause.

M. Gérard DUBOIS

La présence de Po210 dans la fumée de tabac est connue depuis la fin des années 60, début des années 70. On pouvait être préoccupé par l’impaction de Po210 sur les bifurcations, lieux privilégiés des cancers du poumon. Cependant, rapidement il est apparu que les doses ne pouvaient pas expliquer la cancérogenèse pulmonaire. Ce point fut ensuite oublié, sauf de quelques spécialistes, au point que l’Union européenne a failli oublier cet ‘‘ ingrédient ’’ du tabac dans la liste des produits à mesurer. Le tabac est un puissant carcinogène, principalement par les plus de quatre-vingts carcinogènes qu’il induit en brûlant. Si le polonium y participe, ce n’est que faiblement. Son rôle n’a pas besoin d’être exagéré et il est bon de l’avoir rappelé.

Même si la quantité de ce radionucléide et la radioactivité qu’il représente sont très faibles, elles ne doivent pas, effectivement, être ignorées des éventuels consommateurs et, a fortiori, des autorités compétentes nationales et européennes. Quant à ‘‘ l’impaction ’’ du 210Po et la part minime, sinon nulle, du 210Po dans la cancérogé- nèse chez le fumeur, il a été dit et écrit bien des inexactitudes à ce sujet. Il convient de réagir rapidement à la diffusion de telles informations erronées.

 

<p>* Médecine nucléaire, CHU Toulouse-Purpan, Place Baylac, TSA 40031-31059 Toulouse Cedex 9 ** Association Tabac & Liberté, Réseau de médecins, 10 rue des Arts — 31000 Toulouse Tirés à part : Professeur Jacques Simon, adresse ci-dessus Article reçu le 13 décembre 2007, accepté le 5 octobre 2008</p>

Bull. Acad. Natle Méd., 2009, 193, no 1, 139-151, séance du 6 janvier 2009