Published 15 June 2021

Séance dédiée : « La féminisation des carrières chirurgicales »

 

Organisateurs : Marie-Paule VAZQUEZ et Jacques BELGHITI

 

 

Histoire des femmes chirurgiens. Mon histoire débute en 1968 par Marie-Paule VAZQUEZ (Chirurgie maxillo-faciale et chirurgie plastique pédiatrique, Hôpital Necker, Paris ; Pr Émérite Paris V)

 

L’histoire des femmes chirurgiens est indissociable de deux combats : celui des femmes médecins, et à ce sujet les manuels de l’inquisition sont formels : « toute personne du sexe féminin qui se mêle de traiter les malades est réputée sorcière » ; mais aussi le combat des chirurgiens qui s’est déroulé au Moyen-âge entre les médecins lettrés dépendant de l’Université et les chirurgiens considérés comme manuels. Leur histoire remonte à l’antiquité. Il y a eu une importante régression au Moyen-Âge car la chirurgie était interdite aux femmes, à moins qu’elles ne reprennent la pratique de leur mari décédé ou qu’un jury compétent ne les en juge aptes. Une régression s’installe ensuite pendant 8 siècles car les femmes ne pouvaient entrer à l’Université. Le 19ème siècle sera celui de la conquête. Les femmes persistent, quitte à se mettre en danger comme se déguiser en hommes pour pratiquer, ou s’illustrer sur les champs de bataille. Elles devront gagner le droit à l’externat, à l’internat puis au clinicat. Certains de nos collègues ont lutté courageusement avec elles, d’autres ont agi contre elles de manière active, violente et sexiste. Le 20ème siècle sera un long parcours pour acquérir le professorat et les postes de responsabilité. Jusqu’aux années 70 peu de femmes deviennent chirurgiens. J’ai commencé mes études cette année clôturée par les évènements de 1968, 30% des étudiants étaient des femmes. Très peu voulaient devenir chirurgiennes. Mon rang de classement à l’internat de 1973 m’a ouvert cette possibilité et j’ai été la première femme interne dans les services. Mes maîtres faisaient peu de différences avec mes collègues masculins vis-à-vis desquels je m’imposais d’être irréprochable. Un peu grâce à eux, j’ai beaucoup travaillé avec une excellente formation qui m’a permis de gravir les échelons jusqu’à souhaiter devenir professeur et surtout créer un service de novo.  Ce fut alors des années très difficiles, plus soutenue par mes collègues chirurgiens que par les autorités hospitalières et/ou universitaires médicales. Mon parcours en chirurgie viscérale pédiatrique m’a aidée car je connaissais le modèle « normal »  de fonctionnement. Il a fallu 17 ans pour arriver à la même situation que les autres services de chirurgie et ne rencontrer que les mêmes problèmes qu’eux. Actuellement la proportion des chirurgiennes dépasse 50%. Il reste un point d’interrogation sur l’égalité devant les postes universitaires ou ceux à responsabilité.

 

Un choix : l’orthopédie par Pomme JOUFFROY (Chirurgie Orthopédique, Hôpital Saint Joseph, Paris)

L’orthopédie n’est pas a priori une discipline attrayante pour une femme. Liée à la cancérologie, la rhumatologie, la pédiatrie et l’infectiologie ainsi que de très près à la radiologie, son histoire française est due à trois écoles parallèles, compétitrices et créatives.: Le dynamisme de l’école Judet peut contaminer une femme pour son goût de l’innovation : la chirurgie du cotyle et du bassin représente une véritable aventure tant chirurgicale que radiologique en raison des progrès considérables de l’imagerie. Car l’orthopédie pour la vie, c’est aussi le choix d’une discipline qui bouge, qui avance, n’a raté aucun progrès. Ni l’arthroscopie ni l’interventionnel. On développe, on se spécialise parfois à l’excès jusqu’à devenir l’homme ou la femme de la main droite. Mais on peut choisir la diversité. Et le progrès : faire de la chirurgie du bassin et du cotyle sous contrôle d’acquisition tridimensionnelle et de navigation infra rouge et prouver par des études qu’on opère mieux les patients dans ces conditions, que les résultats sont meilleurs à court et à long terme. Profiter des avancées inimaginables de l’imagerie et des ordinateurs qui nous permettent de jouer avec pour révolutionner les lectures des fracas les plus difficiles, se transporter dans le 3D au fur et à mesure qu’il apparait quand on a eu la chance de faire une thèse sur les premiers scanners dans les fractures du cotyle, on se doit de rester toujours à l’affut des nouvelles technologies de la radiologie. Le féminisme n’a rien à voir avec la chirurgie, personne ne doute de la capacité des femmes à faire ce job, elles l’ont prouvé. C’est un combat universel, qui lutte contre les inégalités insupportables qui touchent les femmes partout dans le monde, et dans le milieu chirurgical. Choisir quand on est une femme d’être chirurgien, c’est accepter d’être un emblème pour les autres femmes. C’est savoir entendre de curieuses paroles et ne pas s’y arrêter, Enfin, devenir chef de service est un autre choix, inspiré par les modèles que sont les patrons, pour mener de front l’enseignement, la transmission et la responsabilité.

La dernière génération : des acquis mais encore des combats… par Sophie CHOPINET (Chirurgie Digestive, Hôpital de la Timone, Marseille)

Le nombre de femmes en chirurgie augmente actuellement, vu que les femmes représentent 1/3 voir la moitié des effectifs en chirurgie digestive, mais existe-t-il des progrès pour autant ? Mener de front une vie de femme, une grossesse, et une carrière chirurgicale est difficile. Pour ma génération se pose la question d’être une femme et d’être prise au sérieux comme chirurgienne. Pour y répondre, j’ai réalisé des questionnaires à destinée des chirurgiens, des infirmières et des patients. 300 chirurgiens ; 110 infirmières de bloc opératoire (IBODE) et 170 patients ont répondus à plus de 25 questions. 96% des patients déclarent faire autant confiance à un homme qu’à une femme chirurgien. Parmi les 99 chirurgiens interrogés, la moitié avait une conjointe médecin et seuls deux ont déclaré s’occuper majoritairement des tâches ménagères et familiales. En plus de l’inégalité dans la répartition des tâches ménagères et familiales, une inégalité d’accessibilité aux postes à responsabilités existe puisque les femmes représentaient 63%des CCA, et seulement 7% des PU-PH en chirurgie, selon une étude réalisée au sein de l’APHP. Les femmes ne travaillent pourtant pas moins, dans notre questionnaire : 58% des hommes et 57 % femmes interrogées travaillent > 60h par semaine. Les femmes veulent exercer le métier qu’elles aiment, mais elles renoncent souvent aux postes à responsabilités d’elles-mêmes, par le poids des obligations familiales, et par le manque de soutien. L’égalité des congés de maternité et de paternité, et l’aménagement des horaires permettrait de réduire les inégalités entre homme et femme en chirurgie.

 

Des femmes dans un métier d’homme : ce qui bloque les carrières par Delphine DULONG (Docteure et Professeure en science politique, Université Paris I Panthéon-Sorbonne)

Depuis les années 1960, les femmes ont un peu partout en Europe abandonné le modèle de la femme au foyer pour rentrer massivement sur le marché de l’emploi. En 2018, elles constituent près de la moitié des actifs. Cette féminisation de l’emploi s’accompagne d’une plus grande mixité professionnelle. Des bastions autrefois « masculins » comme la police, la médecine, la magistrature, la recherche ou encore la politique accueillent de plus en plus de femmes en leur sein. Bien qu’il y ait presque autant de femmes que d’hommes dans la médecine aujourd’hui, et que le nombre de femmes chez les internes dépasse celui des hommes, les premières se concentrent dans la médecine généraliste et la pédiatrie. Et si la chirurgie s’est elle aussi féminisée durant ces trente dernières années, le phénomène ne concerne pas également toutes ses spécialités, les chirurgiennes demeurant très marginales en urologie (3%), orthopédie (5%) ou dans la chirurgie vasculaire et thoracique (6%).

A cette ségrégation horizontale se superpose ensuite une ségrégation verticale. Le constat est aussi connu qu’implacable : plus on monte dans la hiérarchie interne d’une profession et plus la proportion de femmes diminue, y compris dans les professions où elles sont dorénavant majoritaires. Ainsi, on ne compte que 15,2% de femmes parmi les chefs de juridiction en France et elles ne représentent que 9 % des professeurs agrégés de médecine (dont 1 % en chirurgie) en 2003. Au CNRS, toute section confondue, 26 % des chercheuses avaient le grade de DR en 2002 alors que c’était le cas pour 45 % des chercheurs. Seule la police échappe à ce fameux plafond de verre. Les travaux de sciences sociales déploient trois types d’explications à ces limites La première se focalise sur les femmes et leur socialisation aux normes du genre féminin, la seconde sur les stéréotypes de sexe et la troisième sur l’organisation et la culture des métiers. Ces trois approches ne sont pas exclusives l’une de l’autre, elles s’emboitent au contraire. La recherche actuelle montre en effet que la moindre progression des carrières féminines est liée à l’existence de mécanismes subtils, souvent informels et donc peu visibles, qui ne sont pas en soi et séparément discriminants mais dont les effets cumulatifs tendent à freiner les femmes dans leur progression.

 

 

 

Ce qu’un service de chirurgie gagne à l’équité par Jacques BELGHITI (Membre de l’Académie nationale de médecine)

 

La présence de femmes dans ce qui était jusqu’alors considéré comme un métier d’hommes modifie notre représentation et le fonctionnement de nombreuses unités chirurgicales. Pour le bicentenaire de notre académie, le conseil d’administration a confié à la division chirurgicale une séance sur la féminisation des carrières chirurgicales. Bien que près d’un tiers des spécialistes en chirurgie soient maintenant des femmes, la chirurgie reste un bastion numérique et décisionnel masculin en France. Pour beaucoup, et notamment pour ceux qui ont le pouvoir, cette situation devrait se résorber naturellement avec l’accession des femmes en âge d’avoir des postes à responsabilité́. Nous verrons que cette approche « historique » a ses limites et en tout cas n’explique pas la répartition très inégale des femmes selon les spécialités. Elles représentent moins de 10% des urologues, des chirurgiens cardiaques ou des orthopédistes et pour expliquer leur rareté dans ces domaines, les arguments avancés associent des justifications familiales, un déficit d’ambition ou une moindre capacité physique. Mais même si la parité est atteinte dans d’autres spécialités comme l’ophtalmologie, la gynécologie obstétrique et la chirurgie infantile l’accès à des postes de responsabilité hospitalières et académique stagne. Il persiste un plafond de verre qui doit être franchi car les sociétés où les femmes sont dominées sont inégalitaires. Pour peu que l’on analyse la littérature et qu’on rompe avec certaines idées communes nous verrons que dans le monde chirurgical le respect du droit des femmes et leur promotion bénéficient au système sanitaire, aux malades mais aussi aux chirurgiens.

Comme dans notre société, dans un service hospitalier, les malades et tout le personnel qui y travaillent gagnent à la mixité, qui est un réel enrichissement.